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Satsuma, l'honneur de ses samouraïs, t. 4, de Hiroshi Hirata

Publié le par Nébal

Satsuma, l'honneur de ses samouraïs, t. 4, de Hiroshi Hirata

HIRATA Hiroshi, Satsuma, l’honneur de ses samouraïs, t. 4, [薩摩義士伝, Satsuma gishiden], traduction du japonais [par] Yoshiaki Naruse, adaptation [par] Vincent Zouzoulkovsky, adaptation graphique [par] Éric Montesinos, postface de Jean Karnac, [s.l.], Delcourt – Akata, [1981] 2005, 208 p.

 

LE SABRE ET LA PELLE

 

Retour aux gekiga pointus du grand Hirata Hiroshi avec ce quatrième tome de la série Satsuma, l’honneur des ses samouraïs, construite autour d’une anecdote historique du temps d’Edo, quand le shogun Tokugawa avait contraint les samouraïs plus ou moins rebelles du clan Shimazu, dans la province excentrée de Satsuma, à se faire terrassiers bien loin de chez eux, en prenant en charge l’aménagement de rivières aux crues meurtrières, moyen aussi bien de les humilier que de les ruiner.

 

La série a connu une certaine évolution depuis son tout premier chapitre – l’éprouvante, répugnante et fascinante scène du hiemontori. Les personnages sur lesquels le premier tome mettait l’accent se sont faits plus discrets ensuite, la dimension documentaire, persistante, a connu des variantes formelles, et les thèmes mis en avant ont pu être subtilement ou moins subtilement décalés.

 

Autant d’évolutions qui me convainquent plus ou moins ? Le fait est que j’avais adoré les deux premiers tomes, vraiment brillantes ; le troisième, sans être mauvais pour autant, certainement pas, m’avait paru bien inférieur… et ce quatrième tome, si je n’irais là encore pas jusqu’à le qualifier de mauvais, m’a tout de même beaucoup moins séduit, ou même, autant le dire, m’a laissé globalement indifférent en maintes occasions… Je commence à redouter la suite, du coup (même s’il me semble avoir lu que le sixième et dernier tome, notamment, remontait sacrément le niveau ?).

 

Pourquoi cette relative déception, ici ? Je tends à croire que cela tient à ce que le développement du récit, au travers des habituelles (depuis le deuxième tome) « histoires courtes » qui l’expriment, est devenu à ce stade bien trop répétitif… et, parfois, un peu confus.

 

« HÉROS » À PLUS OU MOINS LONG TERME

 

Cela tient pour une bonne part à nos « héros », entendus plus abstraitement peut-être, et qui sont plus qu’à leur tour agaçants – mais éventuellement avant tout pour un lecteur occidental du XXIe siècle, tel que qui vous savez ?

 

Notons déjà que la BD, sans les oublier totalement, ne met finalement guère en scène les « principaux » personnages « récurrents » que nous avions rencontré auparavant. Sakon Shiba, peu ou prou absent depuis le premier tome, fait certes ici une apparition remarquée dans le deuxième chapitre, et son (plus ou moins) reflet Jûzaburô Gondô occupe une place notable dans le premier épisode du présent volume (prenant directement la suite du dernier chapitre du tome précédent, pour le coup, ce qui est tout sauf systématique), encore que la dimension la plus marquante du récit, à mes yeux, ne l’implique en fait pas. Voici pour les héros du tome 1. Concernant ceux du tome 2, le sage conseiller Hirata est régulièrement cité, mais n’apparaît pas dans ces pages – toutefois, un nouveau personnage, le seigneur Ijûin, le rappelle énormément au lecteur ; le riche fermier Heinaï Kitô intervient par contre dans le premier chapitre, et on le croise à nouveau çà et là. Le tome 3 ne se prêtait sans doute guère à l’apparition de tels personnages, s’il avait connu quelques reprises, et il en va pour l’essentiel de même dans ce tome 4, même si quelques noms retiennent l’attention, mais sans qu’ils présagent de l’avenir… ne serait-ce que parce que la mort est au rendez-vous, plus que jamais peut-être – j’y reviendrai.

 

J’ai donc le sentiment que, globalement, les samouraïs au premier plan du récit dans ce quatrième tome ont quelque chose d’un peu plus abstrait… encore que ça se discute : les plus importants sont nommés, et il se trouve parmi eux des personnages iconiques qui tranchent sur les seuls « figurants » les environnant. J’ai cité le seigneur Ijûin du côté des sages, je pourrais aussi mentionner les « faibles » Tetsubeï et « le Chétif » du quatrième épisode, si les « forts » me paraissent moins marquants (Hikoshirô, peut-être… Guillemets plus que nécessaire dans les deux cas) ; enfin, le dernier chapitre, focalisé sur les agents shogunaux Ôya et Naïtô, joue sans doute dans une autre catégorie.

 

DES SAMOURAÏS PLUS QU’OBTUS…

 

Tout cela, en soi, ça n’est absolument pas un problème. Comme ne devrait pas être un problème le fait qu’ils sont à peu près tous « guère sympathiques » ? En fait, ces personnages éventuellement nommés tranchent sans doute sur la masse indifférenciée des samouraïs de Satsuma, définis au premier chef par un trait de caractère certes déjà croisé dans les tomes précédents : ils sont obtus.

 

Mesquins. Très attachés à leur rang et à leurs prérogatives. Qu’importe si ces dernières sont fondées sur du vent : les samouraïs qui ont été contraints de se faire terrassiers s’y raccrochent plus que jamais, comme à l’ultime reliquat de leur honneur souillé par l’humiliation du labeur. Ce en quoi, bien sûr, ils font fausse route… Des sages, çà et là, le leur démontrent – mais ces samouraïs sont pour nombre d’entre eux bien trop bornés pour admettre qu’ils se trompent.

 

C’est là un thème récurrent de ce quatrième tome, où les guerriers de haut rang, revêches au point d’en être franchement pénibles, n’ont que le mot d’ « insolence » à la bouche : tout, absolument tout, peut s’avérer insolent à leurs yeux – les crasses pas davantage que les générosités (en maintes occasions, je suppose que l’on peut ici renvoyer au système de l’obligation décrit par Ruth Benedict dans Le Chrysanthème et le sabre).

 

Mais ce thème apparaît tout particulièrement dans les deux premiers chapitres : dans le premier, les samouraïs s’indignent de ce que le riche fermier Heinaï Kitô ose requérir, même humblement, les services d’un médecin de Satsuma afin qu’il soigne un non-samouraï ; dans le deuxième, les samouraïs pauvres que sont les gôshi (et qui étaient au cœur du premier tome, avec Sakon Shiba) font les frais de l’arrogance de samouraïs de rang supérieur, qui refusent de cohabiter avec eux et les accablent d’insultes témoignant de leurs préjugés – et ce alors même que la politique du clan Shimazu dans cette affaire, largement définie par le conseiller Hirata, implique en théorie l’abandon au moins temporaire des distinctions de rang, ou, formulé autrement (le choix de la BD parfois, je ne suis pas sûr qu’il soit très pertinent, mais ne sais pas si cela vient du texte originel de Hirata Hiroshi ou de la traduction), « l’égalité des classes » : les gôshi se rebellant, et ne s’attirant que davantage les foudres de leur supérieurs, il faudra toute la sagesse et la force d’âme du seigneur Ijûin pour conclure cette affaire au mieux… et vous vous doutez de quelle manière ?

 

ET LEUR COMPULSION MORBIDE

 

Et oui. Le thème morbide, très présent dès le début de la série, est toujours aussi essentiel. On est vraiment dans cette culture de la mort dont témoignera notamment le Hagakure, et qui sera aussi décrite bien plus tard par Maurice Pinguet dans La Mort volontaire au Japon. Le suicide est l’ultime solution, dans toutes les affaires quelles qu’elles soient – il est l’alpha et l’oméga du bon droit, lequel s’avère peu sensible au raisonnement. Pour témoigner de la justesse de ses pensées, de ses dires et de ses actes, il ne saurait y avoir de meilleur moyen, ou même, il ne saurait y avoir d’autre moyen, que le seppuku ou quelque autre variante pas forcément moins ritualisée du suicide altruiste.

 

La série a mis en scène nombre de dilemmes moraux, depuis le départ – des dilemmes souvent cruels, et dont chaque solution, en quelque sens que ce soit, impliquait généralement de verser le sang, le sien ou celui des autres… et finalement davantage le sien que celui des autres ? C’est toujours le cas ici, dans la mesure où chaque nouveau dilemme, ou presque, peut être ramené à cette question : « Qui de nous deux doit mourir ? » De toute façon quelqu’un mourra – c’est le prix de cet « honneur » dont les samouraïs se rengorgent, même et peut-être surtout dans leurs obsessions les plus pernicieuses et mesquines, tenant au rang.

 

Sans doute est-ce là un trait essentiel de la culture samouraï, et pas seulement une obsession du gekigaka. Mais, et c’est peut-être en moi l’Occidental du XXIe siècle qui parle, à force de variations sur ce thème, je m’en suis lassé. Chaque épisode ou presque de Satsuma, l’honneur de ses samouraïs met en scène de semblables suicides, ou du moins en discute-t-on beaucoup. En tant que telle, la série baigne dans une préoccupation éthique complexe – mais en définitive affectée et amoindrie par la solution « simple » et systématique du suicide rituel protestant du bon droit du suicidant. À ce stade, la BD est devenue extrêmement et, je le crains, excessivement répétitive. Ces samouraïs tous plus désireux de mourir au nom de « l’honneur » n’étant par ailleurs guère admirables le plus souvent, leur fin censément édifiante ne porte plus guère à ce stade que quelques envahissants remugles de dégoût… Ce que la BD y gagne en noirceur et en violence sèche, elle le perd en subtilité du fait de la brutalité de la solution, brutalité d’autant plus pénible que c’est toujours la même solution qui s’applique, à quelque situation que ce soit. Satsuma, l’honneur de ses samouraïs est une casuistique du suicide altruiste bien avant que de l’honneur, en définitive – une casuistique au sens d’énumération d’espèces, car, finalement, elle ne s’embarrasse guère de subtilités théoriques, en n’ayant à avancer de manière générale qu’une seule réponse, simple et définitive, la même pour tous les cas exposés.

 

Dans les quelques rares mangas ou gekiga historiques que j’ai pu lire (bien peu : ces quatre tomes de Satsuma, l’honneur de ses samouraïs, L’Argent du déshonneur du même Hirata Hiroshi, et, bien sûr, mais dans un registre tout autre, les quatre premiers tomes de la cultissime série Lone Wolf and Cub de Koike Kazuo et Kojima Goseki), j’ai toujours été intéressé par le traitement violent et sans concession que les auteurs infligeaient à la thématique centrale de « l’honneur » ; sans doute l’exotisme de ces considérations éthiques bien particulières y était-il pour quelque chose, mais aussi, je crois, la manière dont les scénarios témoignaient de ce que le monde était bien trop complexe pour s’accommoder véritablement de simplisme en la matière – car ce monde était en nuances de gris, où le Bien et le Mal en tant qu’orientations cardinales ne pouvaient faire sens. La ruse d’Ogami Itto, en même temps que sa haine du monde, autorisent à cet égard des variations saisissantes – tandis que le chasseur de têtes de L’Argent du déshonneur s’avère plus moral qu’on pouvait le croire, et parfois même ses cibles ou commanditaires, en dépit de la souillure ultime qu’est supposée représenter la monétisation de la vie et de la mort ; dans les tomes précédents de Satsuma, cela avait pu donner lieu à des scènes tout à fait remarquables également – et, dans tous ces exemples, l’incompréhension du lecteur français de maintenant quant aux dilemmes éthiques du Japon d’Edo participait sans doute de l’intérêt de la BD, quelle qu’elle soit.

 

Mais, à ce stade, et à force de répétition, de variations finalement pas toujours si subtiles, ne reste plus guère en moi qu’un triste et désagréable écœurement. Mon intérêt pour ce tome 4 en a été considérablement affecté, car la douleur des situations rapportées par l’auteur, et ce par réflexe protecteur peut-être devant cette overdose de seppuku, s’est chez moi muée en une forme d’indifférence vaguement navrée.

 

Ce qui explique aussi, peut-être, pourquoi ce quatrième tome m’a paru inhabituellement confus ? C’est que je ne me sentais plus de m’y investir totalement...

LES ÉPISODES

 

Quelques mots, maintenant, de chacun des cinq épisodes de ce quatrième tome (ils sont globalement d’un volume comparable). Il peut y avoir quelques SPOILERS occasionnels.

 

Deux Âmes

 

« Deux Âmes » n’oppose pas que des âmes, mais aussi deux trames (eh) plus ou moins imbriquées. Dans la première, nous retrouvons Jûzaburô Gondô, affaibli suite à son coup d’éclat sur lequel s’était conclu le tome 3 (du coup les deux épisodes se suivent directement, ce qui est somme toute assez rare dans la série) ; cela lui vaut l’admiration d’un jeune samouraï – dont le père, plus sage sans doute, entend lui faire comprendre que rien n’est jamais aussi simple en pareil cas. Un déroulé un peu didactique, mais dans la lignée des questionnements de la série.

 

J’avoue avoir été davantage séduit par la deuxième trame, aux dimensions sociales marquées, et qui, en tant que telle, renvoie au brillant premier tome… et prépare le chapitre suivant. Comme dit plus haut, nous y voyons le riche fermier Heinaï Kitô avoir l'audace de quémander les services d’un médecin (samouraï) pour un non-samouraï, ce qui irrite et stupéfie tout à la fois les arrogants guerriers de Satsuma. Pour le coup, je suppose que c’est un épisode « positif », et sans doute plus conforme à la morale contemporaine occidentale que bien d’autres, puisque le vieux médecin pose expressément qu’ « il n’y a pas de différence entre les vies humaines ». Mais, comme de juste, cet « argument » demeure incompréhensible aux samouraïs, qui n’ont que le rang en tête – et le rigide système de castes du Japon d’Edo. Aussi le médecin doit-il user d’un autre expédient pour les « convaincre » : le seigneur Shimazu lui-même lui aurait donné toute latitude pour soigner qui il le souhaite… en précisant que ceux qui s’y opposeraient n’auraient d’autre choix que de s’ouvrir le ventre. Eh. Pour le coup, ils s’abstiennent…

 

C’est Jûzaburô Gondô qui fait le lien entre les deux trames – rebelle d’emblée, « l’insolent » si difficile à catégoriser est tout disposé à plaider la cause de Heinaï Kitô…

 

Un épisode assez bien troussé. On a lu bien mieux dans la série, mais cela fonctionne.

 

La Révolte des gôshi

 

J’ai déjà dit quelques mots du deuxième épisode, « La Révolte des gôshi », qui nous ramène au premier tome de Satsuma, l’honneur de ses samouraïs – et doublement, en fait, puisque, outre sa thématique sociale marquée, il est aussi l’occasion de ramener brièvement sur le devant de la scène le charismatique Sakon Shiba, largement aux abonnés absents dans les deux volumes précédents.

 

La rébellion des gôshi, qui en ont plus qu’assez du mépris et des brimades que leur infligent les samouraïs de rang supérieur, et ce alors même qu’ils sont tous autant de terrassiers dans cette affaire, constitue probablement le moment le plus épique de ce quatrième tome – et avec une efficacité certaine. Je suppose que, comme pour « Deux Âmes », ce chapitre a quelque chose de positif, puisqu’il se conclut sur l’intervention raisonnée et juste du seigneur Ijûin, autrement plus sensé que sa compagnie d’arrogants samouraïs : on évite ainsi le bain de sang attendu.

 

Mais, pour parvenir à ce résultat, le seigneur doit donc faire la démonstration de son courage en succombant, contraint et forcé, à cette compulsion morbide qui seule peut décider du bon droit aux yeux des samouraïs. C’en est tout particulièrement navrant…

 

Mais l’épisode est réussi – jusque dans son caractère de redite, en fait, car retrouver les gôshi, et non loin Sakon Shiba, c’est tout à fait appréciable. Il a peut-être quelque chose de « simple », mais il remplit bel et bien son office.

 

Voleur de riz

 

Je suis plus réservé concernant les deux épisodes suivants, et tout d’abord « Voleur de riz », qui se situe à un niveau plus « intime », peut-être, et en tout cas pas le moins du monde épique.

 

Le samouraï Tetsubeï est affaibli – et son comparse Hikoshirô sait pourquoi : c’est que Testubeï, costaud, est un gros mangeur – et leur ordinaire dans cette opération de travaux publics bien loin de chez eux est considérablement restreint (la politique du shogun, on l’a vu dans les tomes 2 et 3, consistant à imposer les plus rudes et humiliantes des conditions de travail aux samouraïs de Satsuma – notamment en empêchant les paysans locaux de leur venir en aide de quelque manière que ce soit)… Hikoshirô prend sur lui de voler du riz pour Tetsubeï – en l’assurant bien sûr que ce supplément de riz ne provient pas d’un larcin…

 

Mais la vérité se fait jour, et, comme d’habitude, on en vient au questionnement traditionnel : qui doit mourir ? Tetsubeï ou Hikoshirô ? Et les deux en causent longuement… Pour le coup, c’est assez ennuyeux. Et l’intervention en dernière minute d’une petite paysanne mentant pour sauver Hikoshirô, si elle est sans doute dans la lignée des épisodes précédents, ne suffit pas, je le crains, à assurer l’intérêt de ce développement un peu convenu et assez médiocre.

 

La Force de l’âme du Chétif

 

Je tends à croire qu’il en va un peu de même avec le quatrième épisode, « La Force de l’âme du Chétif » ; probablement davantage, en fait… Sur le plan du scénario, du moins, car, graphiquement, l’épisode est tout spécialement beau – aussi bien dans le registre délibérément caricatural de l’ouverture, une orgie de saké, que dans la grandiloquence (mais là encore pas dénuée d’aspects sciemment grotesques) de la danse du vieux père honorant le dragon.

 

Hirata Hiroshi, dans ses gekiga, a souvent mis en scène des « petits » qui s’avèrent plus admirables que les « grands » ; voir notamment, ai-je cru comprendre, le volume intitulé… La Force des humbles. Ici, il y a de ça, et, en même temps, c’est un peu différent – car « le Chétif », comme on l’appelle, est tout de même un samouraï. Mais de par sa naissance uniquement, disent les imbéciles, qui le moquent sans cesse pour sa constitution malingre, laquelle l’empêche de boire du saké aussi bien que de travailler efficacement en tant que terrassier, en dépit de tous ses efforts.

 

Et le mot fatidique survient bien vite : en étant ce qu’il est, « le Chétif », à l’évidence, « déshonore » les samouraïs de Satsuma ! Ben voyons… Comme de juste, notre petit bonhomme s’emploiera à démontrer que tel n’est pas le cas – encore qu’il doive, pour ce faire… abandonner son affiliation au clan Shimazu pour se faire rônin. Cette spécificité intéressante mise à part, et les deux scènes mentionnées plus haut mais surtout pour leur graphisme, l’épisode s’avère donc bien convenu dans son propos (plus ou moins façon fiction sportive...), et un peu trop « mécanique » pour convaincre.

 

Corbeau et Pie-Grièche

 

Reste un dernier épisode, intitulé « Corbeau et Pie-Grièche », et que je trouve assez problématique – je ne sais pas si je l’ai aimé, voire adoré, ou pas… Je suppose que je l’ai aimé – mais il est pour le moins déconcertant.

 

Il se distingue à plus d’un titre, mais déjà parce qu’il met en scène, non des samouraïs de Satsuma ou des paysans des régions de Mino et Owari, mais des agents du shogun sur place – autant dire « le camp ennemi »… ou pas. Deux fonctionnaires, Ôya et Naïtô, se disputent sur les implications de leur mission et la meilleure manière de servir les intérêts du shogun. Le second est pieux, pas le premier – et la dispute qui les oppose porte sur la signification exacte d’un serment signé avec du sang sur un talisman de Kumano… Pour Ôya, ce n’est qu’un bout de papier comme un autre – et Naïtô est profondément choqué de ce mépris à l’égard des dieux ! Alors il prie pour Ôya… lequel a d’autres manœuvres en tête.

 

L’opposition des deux hommes n’est (d’abord ?) pas tant une question d’hostilité mutuelle que d’incompréhension fondamentale ; il n’empêche, les noms d’oiseaux volent bientôt… Et littéralement, puisque Naïtô est dit « Corbeau » par Ôya, et répond en qualifiant l’autre de « Pie-Grièche » – ce qui nous vaut une assez longue (et intrigante) dissertation sur le symbolisme afférent, débouchant, via la généalogie des kanji, sur des considérations pleinement métaphysiques.

 

Ici, il y a sans doute, plus encore que d’habitude, un choc culturel à prendre en compte – et je vais SPOILER, clairement… Au cours du débat entre les deux hommes, et que nous y assistions directement ou indirectement, j’ai clairement penché du côté d’Ôya, tout cynique et froid soit-il – et c’est d’autant plus intéressant, je trouve, que ledit Ôya est celui qui entend se montrer le plus sévère, et même sans contredit injuste, pour les samouraïs de Satsuma, soit « nos héros », avec tout ce qu’ils ont de navrant. Mais c’est qu’en face Naïtô est d’une bigoterie telle qu’il en devient ridicule – et finalement plus superstitieux que véritablement pieux ? Il en va de même pour ceux qui pensent comme lui – et auxquels Hirata Hiroshi confère des traits largement caricaturaux, s'il n'en afflige pas le fonctionnaire.

 

C’est que la controverse dégénère quand les deux hommes se mettent à disserter sur le concept de « punition divine ». Naïtô, bien légèrement pour un homme de religion, met au défit Ôya d’encourir ladite punition en commettant quelque sacrilège – saccager un temple, par exemple. Ce qui n’effraie en rien Ôya : Naïtô n’osait sans doute pas croire qu’une chose pareille serait possible, il lui paraissait impensable que quiconque puisse commettre pareil crime au mépris des répercussions surnaturelles à ses yeux inévitables, mais Ôya exécute son blasphème sans même y penser, et plastronne : la punition divine ne semble pas disposée à le frapper, décidément… Naïtô, vaincu dans son pari, et stupéfait, doit se plier à la sanction décidée par Ôya – sanction qui le rendra plus ridicule que jamais, mais cette fois d’une manière plus pathétique : il doit se promener avec un corbeau mort sur la tête ! L’affaire finira mal pour le pieux agent du shogun, bien sûr – humilié, jugé totalement fou et même accusé du sacrilège qui l’avait tant horrifié…

 

Et Ôya ? C’est ici qu’une bascule opère, dont je ne sais que penser… Car, sur le mode d’une fable édifiante, mais pas qu’un peu grotesque, il subit enfin le courroux divin pour ses méfaits – jusqu’à une mort parfaitement ridicule (bien des années plus tard – la BD opère ici un bond en avant, et il y en a quelques autres exemples).

 

Et je ne sais pas ce qu’il faut en penser – je ne sais pas si cette mise en scène moralisante de la punition divine est pertinente ou pas, et doit être prise au sérieux ou pas. Je ne sais pas davantage ce qui, dans ma réaction de petit agnostique faisant plus que loucher sur l’athéisme et qui a biberonné aux Lumières, est à propos ou ne l’est pas dans cette lecture.

 

Ou, pour dire les choses autrement, je ne sais pas si c’est mon épisode préféré de ce quatrième tome, ou celui qui m’a le plus déçu (mais pas le plus médiocre, ça, c’est encore autre chose, et « Corbeau et Pie-Grièche » a évidemment pour lui d’être plus original que les bien convenus « Voleur de riz » et « La Force de l’âme du Chétif »).

 

Manière de signifier que c’est peut-être en moi que réside ici le problème, et non dans la BD.

 

MAIS… MAIS NON ?!

 

J’en ai fini avec les cinq épisodes… mais pas tout à fait avec ce quatrième volume. Il est en effet complété (comme souvent) par un bref paratexte… hélas pour le moins déconcertant, au mieux.

 

En guise de postface, nous avons un article signé d’un certain Jean Karnac (?), et intitulé « L'Esprit sacré de la Voie du Samouraï et son universalité ». Et c’est passablement mauvais. Notez, je n’aurais pas la prétention d’expliquer au juste ce qu’était un samouraï, et a fortiori ce que pouvait bien être la Voie du Samouraï (malgré Miyamoto Musashi et son Traité des Cinq Roues, abondamment mentionné, le Hagakure qu’il me faudra bien approcher un de ces jours, Mishima Yukio trippant sur le précédent au travers de ses fantasmes les plus moites dans Le Japon moderne et l’éthique samouraï, ou le Ghost Dog génialissime de Jim Jarmush). Je doute cependant, et c’est peu dire, que cet article nous renseigne en quoi que ce soit à ce propos. Car il s’agit en l’espèce d’un gloubiboulga syncrétique à prétention « spirituelle », prétendant disséquer la Voie du Samouraï sur la base de considérations « universelles » tirées, par exemple, du Coran ou de Raimond [sic] Lulle (oui). Si l’universalisme tend à me laisser un peu sceptique assez souvent (jusqu'à battre en brèche mes fondamentaux humanistes et libéraux, etc.), je ne nie certainement pas la pertinence du comparatisme, de manière générale. Mais ça, c’est tout sauf pertinent – c’est de la bouillie « spirituelle », mêlée d’un inévitable mysticisme lourdingue. Un machin totalement à côté de la plaque, fond et forme, et dont on pourra juger le sérieux, la précision et l’élégance tout spécialement dans cette magnifique citation :

 

« La guerre et le combat est [sic], en définitive, un désordre pour rétablir l'ordre rompu, comme le définissait René Guénon (voir sur Internet). »

 

Mais pourquoi, bon sang ? Qu’est-ce que ça vient foutre là ? Hélas, ce n’est pas la première fois que je lis une BD de Hirata Hiroshi desservie par un pseudo-paratexte des plus malvenu – même si le précédent cas (chez Akata « pur », puisque Satsuma, l’honneur de ses samouraïs est une coédition Delcourt/Akata) était sans doute encore plus consternant, et tant qu'à faire carrément nauséabond dans son sous-texte : la préface idiote et improbable du guignolesque Pierre Jovanovic, passablement conspi et probablement fafisante, en tête de l'excellent volume qu'est autrement L’Argent du déshonneur

 

Pourquoi, bordel ? Hirata Hiroshi est un bien trop brillant gekigaka pour mériter d’être ainsi souillé...

 

UNE VAGUE LASSITUDE

 

Bon, on peut faire l’impasse sur cette ultime bizarrerie, hein. Mais, en définitive, que penser de ce quatrième tome de Satsuma, l’honneur de ses samouraïs ?

 

Je ne peux pas cacher une certaine déception – qui est avant tout lassitude. J’avais adoré les deux premiers tomes, vraiment superbes ; le troisième tome, sans me déplaire à proprement parler, m’avait paru un bon cran inférieur... et c’est à nouveau le cas concernant ce tome 4.

 

La compulsion morbide des samouraïs, telle qu’elle est mise en scène, à force de répétition, a fini par me lasser – et m’écœurer légèrement ; ce qui était peut-être dans les intentions de l’auteur, mais pas dit, car la distance culturelle joue forcément dans cette affaire – en fait, je peux d’autant moins me montrer catégorique à cet égard que le discours tenu par l’auteur me paraît plus confus qu’auparavant… Et les épisodes un peu trop « mécaniques » de ce quatrième volume compensent en mal l’inventivité appréciable du dernier chapitre – tout perplexe qu’il m’ait laissé…

 

Au crédit de l’auteur, bien sûr, le dessin s’avère toujours aussi brillant, mais pas au point de me masquer ce que je suis porté à voir comme des faiblesses du scénario – tout en relevant bien que le problème est peut-être plutôt en moi que dans la BD à proprement parler, donc

 

Je poursuivrai néanmoins – d’autant que j’ai cru comprendre que le niveau remontait dans les derniers tomes (et tout particulièrement l’ultime ?).

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