CR L'Appel de Cthulhu : Au-delà des limites (02)
Deuxième séance du scénario pour L’Appel de Cthulhu intitulé « Au-delà des limites », issu du supplément Les Secrets de San Francisco.
Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance là.
Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Bobby Traven, le détective privé ; Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.
I : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 8H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

[I-1 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Veronica Sutton, Trevor Pierce] Au petit matin, vers 8h, les investigateurs se retrouvent au manoir de Gordon Gore, sur Nob Hill ; outre Gordon, s’y trouvent déjà sa maîtresse Eunice Bessler et son domestique Zeng Ju, mais il sont bientôt rejoints par Veronica Sutton et Trevor Pierce, qui sont des lève-tôt de toute façon ; Bobby Traven a quant à lui une petite gueule de bois, mais fait l’effort de rejoindre les autres un peu plus tard.

[I-2 : Gordon Gore, Trevor Pierce, Bobby Traven, Eunice Bessler, Veronica Sutton : Clarisse Whitman, « Johnny »] Gordon Gore est toujours aussi enthousiaste : « Nous allons vivre une journée exaltante ! » Trevor Pierce l’est sans doute beaucoup moins, car la rencontre dans la nuit avec les clochards fous du Tenderloin lui a fait forte impression – et désagréable… Ce qui n’échappe pas au dilettante, qui demande au journaliste ce qui lui est arrivé. Trevor rapporte la scène qu’il a vécue avec Bobby Traven – mais la torture du chien n’impressionne guère Gordon (« C’est tout ? »), si Eunice Bessler trouve cela déjà atroce… Mais Trevor en vient à l’aspect le plus troublant de cette mauvaise rencontre – quand les clochards se sont précipités sur la carcasse agonisante de l’animal pour le dévorer à pleines dents… Cette image-là ne quitte pas le journaliste ; Bobby essaye de prendre la chose à la rigolade, mais, tout au fond, lui aussi a été choqué par ce spectacle inattendu. Le dilettante admet que ce n’était pas banal… Qu’en pense Veronica Sutton, leur psychiatre ? N’ayant pas vu la scène, elle ne peut pas en dire grand-chose, mais cela lui évoque quelques cas de folie collective « tout à fait intéressants » évoqués par des collègues dans la presse spécialisée – mais rien de très précis en l’état. Mais cela rappelle aussi à Gordon les allusions faites par Clarisse Whitman, dans sa lettre à « Johnny », à des clochards agressifs et présentant comme des « taches » obscures, des « ombres » sur leurs visages… La jeune fille mentionnait aussi que ces vagabonds avaient un air absent, qui lui rappelait d’ailleurs parfois celui de « Johnny ». Cela semble correspondre ? Trevor confirme – pour ce qu’il en a vu. Mais Bobby ne veut pas trop s’emballer : elle n’a pas rapporté une scène aussi étrange que celle qu’ils ont vue… Cependant, le détective a bien remarqué ces « ombres » étranges – d’abord rétif, il l’admet enfin. Quoi qu’il en soit, ils s’accordent au moins sur un point : les concernant, et peut-être Clarisse aussi, cela n’avait rien d’une hallucination due à l’opium ou quelque autre psychotrope.

[I-3 : Gordon Gore, Bobby Traven, Veronica Sutton, Eunice Bessler : Daniel Fairbanks, Jonathan Colbert, Clarisse Whitman] Faut-il le mentionner à Daniel Fairbanks, lors de leur premier rapport téléphonique, à 9h ? C’est la raison de leur réunion – que faut-il dire ? Gordon Gore y a réfléchi pendant la nuit, et, notamment, il aimerait éviter de balancer le nom de Jonathan Colbert – qu’il entend « préserver » pour l’heure (il a un a priori positif à l’égard du jeune artiste rebelle…). Bobby Traven suppose que ça pourrait être intéressant de faire « peur » au secrétaire avec cette histoire de clochards – mais en ayant bien conscience qu’en l’état, il est difficile d’établir un lien concluant entre cette situation et l’enquête qu’on leur a confiée ; cependant, ce serait peut-être un moyen de lui faire cracher quelques autres informations… ou de l’argent supplémentaire (précision qui agace toujours autant Gordon). Veronica Sutton, quant à elle, préfèrerait que le rapport ne fasse pas mention de la lettre de Clarisse Whitman, qu’elle entend compromettre le moins possible pour l’heure – et Eunice Bessler l’appuie, d’autant que c’est elle qui a volé le carnet dans lequel ils ont trouvé l’empreinte de la lettre…

[I-4 : Gordon Gore, Bobby Traven, Trevor Pierce : Daniel Fairbanks ; Timothy Whitman, Dorothy Whitman, Louise Whitman, Clarisse Whitman] Il est 9h. Gordon Gore, en présence de ses associés, appelle Daniel Fairbanks à l’American Union Bank. Le secrétaire de Timothy Whitman répond presque aussitôt : « M. Gore ? » Le dilettante, sans s’embarrasser des détails, confirme qu’ils se sont tous rendus à la Résidence Whitman comme convenu, où ils ont pu s’entretenir avec Dorothy Whitman et seulement entrapercevoir sa fille Louise – Mme Whitman ne leur facilitait pas la tâche à cet égard… Mais les deux sœurs ne semblent pas avoir des relations très poussées. La piste d’une Clarisse fricotant avec des « artistes décadents » semblant la plus fructueuse, ils vont y travailler aujourd’hui – les contacts de Gordon dans le milieu artistique devraient rapidement déboucher sur quelque chose, et il va se rendre dans une galerie (qu’il ne nomme pas) dans la matinée. Pour le reste, Bobby Traven et Trevor Pierce, enquêtant dans le Tenderloin, ont assisté à une scène fort étrange – des clochards dévorant un chien en pleine rue… Gordon le mentionne, car il s’agit d’ « individus très malsains », typiquement ceux dont personne ne voudrait qu’ils approchent sa fille ; et comme il y a un lien potentiel entre Clarisse et ce quartier mal famé… Daniel Fairbanks a cependant du mal à voir le rapport avec leur enquête, et en fait état. Pas davantage d’éléments tangibles en ce sens ? Guère pour l’heure – peut-être M. Fairbanks pourrait-il mentionner ce fait à Timothy Whitman, au cas où cela lui évoquerait quelque chose ? Le secrétaire ne goûte pas ce qu’il perçoit comme une plaisanterie ; à l’avenir, il préfèrerait que ces rapports quotidiens ne sombrent pas sous les « faits-divers » de ce type : ne mentionner dorénavant ce genre de choses qu’en présence d’un lien établi avec la disparition de Mlle Whitman. Le secrétaire a pris note du reste ; il ne cache pas que cela lui paraît bien « léger », mais suppose qu’en pareil cas, un peu de « mise en jambes » s’impose. Des factures à faire valoir ? Une, effectivement : M. Traven a eu des frais, une facture va être adressée à l’American Union Bank, au nom de Daniel Fairbanks – qui raccroche.

[I-5 : Bobby Traven, Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler : Daniel Fairbanks, Clarisse Whitman] Bobby Traven, qui a suivi la discussion, le maintient : il « ne sent pas » Daniel Fairbanks. Le secrétaire, pour lui, « contrôle » seulement les éléments découverts par les investigateurs ; le détective est persuadé que Fairbanks sait très bien où se trouve Clarisse Whitman. Il y a de la manipulation dans l’air ! Et des menaces plus concrètes, peut-être – ces vagabonds fous… Gordon Gore va demander à son personnel de maison de redoubler de vigilance, à tout hasard. Mais Veronica Sutton demande au détective s’il pense que quelqu’un leur met d’ores et déjà des bâtons dans les roues ? Pas forcément plus que ça pour l’heure – mais « le bonhomme au bout du téléphone en sait plus qu'il ne le dit ». Et Bobby n’est pas certain que tout le monde souhaite vraiment retrouver « cette nana »… Eunice Bessler s’emballe : « M. Traven, est-ce que vous pensez que nous pourrions faire comme dans les films ? On capturerait M. Fairbanks, on le mettrait dans une pièce obscure, avec de la lumière plein la figure, et on le ferait parler ! » Le détective répond en souriant qu’ils sont « dans la mauvaise ville » : « Il faudrait déménager à Hollywood pour faire ça... » Ce n’est pas forcément une mauvaise idée, mais, à son avis, c’est tout de même un peu trop tôt… Gordon, blague à part, concède que le secrétaire ne lui inspire pas confiance. Mais ils ont d’autres pistes à explorer tout d’abord – Bobby lui-même suggère que Gordon fasse d’abord ce qu’il a à faire dans le milieu artistique – il s’agit de « fermer des portes », de procéder par élimination sur cette base ; on en arrivera ensuite seulement aux choses… « Comment vous dites, déjà, M. Gore ? Ah, oui : "Palpitantes !" »

[I-6 : Gordon Gore, Trevor Pierce, Zeng Ju, Bobby Traven, Eunice Bessler, Veronica Sutton : Jonathan Colbert, Irena Kreniak, Lin Chao, Xiang Hai, Louise Whitman, Nicolas Robinson] Les investigateurs se répartissent alors les tâches : Gordon Gore compte se rendre à la Russian Gallery, à North Beach, a priori le dernier endroit où Jonathan Colbert a exposé – la galeriste, Irena Kreniak, semblait bien disposée à son égard, à en croire les journaux. Trevor Pierce l’accompagnera. Zeng Ju, si M. Gore l’y autorise (c’est bien sûr le cas), compte rendre une petite visite à ce Lin Chao qui trafique de l’opium dans le Tenderloin, et dont Xiang Hai lui avait parlé. Bobby Traven propose d’accompagner le domestique chinois, mais ce dernier préfère rencontrer Lin Chao seul. Le détective privé décide alors d’aller faire un petit « repérage » à la Résidence Whitman ; Eunice Bessler offre de l’accompagner : peut-être pourra-t-elle obtenir quelque chose de Louise Whitman ? Veronica Sutton en attend des nouvelles, mais rien pour l’heure ; aussi la psychiatre propose-t-elle d’avoir une petite discussion avec Nicolas Robinson, le professeur de Jonathan Colbert à la California School of Fine Arts ; puis elle fera un tour à son cabinet, afin de relever un éventuel courrier de Louise… Gordon propose qu’ils se retrouvent pour déjeuner et faire le point ici-même.
II : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 10H – RUSSIAN GALLERY, 408 FRANCISCO STREET, NORTH BEACH, SAN FRANCISCO

[II-1 : Gordon Gore, Trevor Pierce] Gordon Gore et Trevor Pierce se rendent donc en voiture (la rutilante Rolls-Royce Phantom I de Gordon) dans le quartier de North Beach, qui est tout à la fois le cœur de la communauté italienne de San Francisco, et, dans le prolongement de Russian Hill, un quartier notoirement bohème, très prisé des artistes en tous genres. Le nom de Russian Gallery ne doit pas tromper : la boutique se trouve bien dans North Beach, même si non loin de Russian Hill. La trouver ne pose aucun problème ; assez petite, elle se trouve dans un bâtiment de plain-pied et d’aspect moderne. Gordon ne croit pas s’y être déjà rendu, ni en avoir jamais entendu parler – il étonne presque Trevor en concédant qu’il n’est pas allé dans toutes les galeries de la ville –, mais la devanture lui inspire confiance. La galerie est ouverte.

[II-2 : Gordon Gore, Trevor Pierce] Gordon Gore ouvre la porte, déclenchant un petit carillon, et pénètre tout juste dans la galerie, attendant qu’on vienne l’accueillir. Mais, pour le coup, personne ne vient dans l’immédiat… Il jette donc déjà un coup d’œil dans cette première pièce – un plan près de l’entrée indique que la galerie comprend huit salles. Il jauge les œuvres exposées : elles sont de qualité, sans être exceptionnelles ; les prix sont affichés, qui varient entre 25 et 75 $ – c’est ce que ça vaut. Le dilettante remarque que, même dans cette première pièce, les tableaux sont très divers : beaucoup de choses on ne peut plus classiques, mais aussi des peintures plus modernes, impressionnistes, cubistes, abstraites, etc. En fait, au regard de l’organisation, c’est un peu le foutoir – les œuvres ne sont pas classées par genre ni même par auteur (là encore, le plan en témoigne). Gordon se tourne vers son associé : « Étonnante, cette galerie. Un peu désordonnée… mais en fait ce désordre ne me déplaît pas ! »

[II-3 : Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Une voix, celle d’une femme âgée avec un fort accent russe, se fait alors entendre : « Vous m’en voyez ravie, Monsieur ! » C’est la galeriste, Irena Kreniak, qui les rejoint à petits pas – une vieille dame chétive et un peu tassée, qui a du mal à se déplacer, d’où cet accueil relativement tardif ; Gordon Gore, qui est porté à y attacher de l’importance, ne peut que remarquer que sa mise ne la met pas en valeur, elle s’habille sans le moindre soin à cet égard. Elle se présente, que peut-elle faire pour eux ? Gordon se présente lui aussi, puis lui demande si elle pourrait répondre à quelques questions concernant un jeune artiste qu’elle a récemment exposé – il s’y intéresse en tant que collectionneur, goûtant les œuvres prometteuses… « et audacieuses ». La galeriste le jauge visiblement du regard : « Dites m’en plus, M. Gore. » Le dilettante avance le nom de Jonathan Colbert : certes, il n’a jamais vu le moindre de ses tableaux, mais il est curieux – d’autant plus en fait que le jeune homme et la galerie ont visiblement été les victimes d’une « cabale moralisante », ce qui le révolte. Ses tableaux se trouvent-ils toujours ici ? Il aimerait y jeter un coup d’œil, éventuellement en acheter quelques-unes – et peut-être serait-il possible ensuite de le rencontrer ? Et de lui venir en aide… Irena Kreniak partage certes son point de vue concernant le scandale idiot dont elle a fait les frais, mais, le collectionneur n’ayant pas vu, de son propre aveu, le moindre tableau de Jonathan Colbert, elle entend mettre les points sur les i : ici, on traite d’art – si c’est la pornographie qui l’intéresse, il ne se trouve pas à la bonne adresse. Gordon lui demande si elle a entendu parler de lui – et c’est le cas, même si elle regrette qu’il ne lui ait jamais rendu visite jusqu’alors ; il est certes, notoirement, un amateur d’art… mais elle a plus qu’assez d’expérience pour savoir que cette dénomination, chez bien des gens qui s’en affublent, mérite des guillemets. Elle veut bien lui faire confiance : cette remarque était une simple précaution d’usage – et sans doute le comprend-il très bien, en tant que collectionneur. Gordon ne se brusque pas – d’ailleurs, il ne lui offre pas un blanc-seing, il entend voir les œuvres afin de juger de leur valeur. Trevor Pierce intervient : la presse s’était fait l’écho du soutien affiché de la galeriste à ce jeune peintre, qu’elle disait très talentueux – pourquoi, alors, parler de pornographie, comme si cela lui répugnait ? Non, cela ne lui répugne pas le moins du monde – mais les « sujets » de ces tableaux sont… « un peu forts », et nombre de San-franciscains s’arrêtent à cela ; pas elle, bien sûr. M. Gore souhaitait voir ces tableaux ? C’est faisable : ils sont toujours à la galerie – mais dans la réserve, donc. Avant de suivre la galeriste, le dilettante joue toutefois cartes sur table : son intérêt pour l’œuvre de Colbert est sincère – mais ce n’est pas la seule raison de sa venue ici : il se livre régulièrement à des « enquêtes », et le nom du jeune homme a surgi dans l’une d’elles ; son « implication » n’a rien de certain, et Gordon souhaiterait également s’entretenir avec le peintre pour cette raison – pour écarter les soupçons, en fait. Et il est sincère – Irena Kreniak le perçoit ; cette remarque l’avait d’abord fait tiquer, mais elle choisit de lui faire confiance ; voir Jonathan Colbert ne s’annonce cependant pas facile… Mais ils en discuteront après – si ces messieurs veulent bien la suivre dans la réserve…

[II-4 : Gordon Gore, Trevor Pierce : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Gordon Gore et Trevor Pierce suivent Irena Kreniak dans la réserve. Les tableaux de Jonathan Colbert ne sont pas exposés, mais ils ne sont pas rangés pour autant. Dix-sept de ses toiles sont ainsi visibles – il s’agit de nus, et les modèles sont à l’évidence des prostituées ; l’approche photoréaliste du peintre, qui use de teintes sépia, souligne plus encore leur caractère parfois explicite. Gordon prend le temps de parcourir les toiles, et il les apprécie – plus encore qu’il ne l’imaginait au départ ; à vrai dire, il est même un peu surpris, à ce stade… Il n’y a rien d’étonnant à ce que ces tableaux aient choqué, non – mais ils sont d’une technique remarquable, qui ne devrait pas échapper à quiconque prétend s’intéresser à l’art ! Gordon garde bien sûr ce jugement pour lui, mais c’est à l’évidence bien meilleur que tout ce qui était exposé dans la galerie – et qui n’était pas mauvais en soi. Il n’en affiche que davantage la conviction (sincère, pour le coup) que le jeune peintre doit être « aidé », et il est disposé à le faire : il serait criminel qu’une œuvre pareille demeure inconnue, et que l’artiste fasse les frais de son audace ! Et ces tableaux ne sauraient rester dans cette réserve. Irena Kreniak l’approuve ; elle ne pouvait pas exposer ces toiles, donc, mais elle a toujours l’autorisation du peintre pour les vendre – le seul moyen pour un jeune homme dans son cas de gagner un peu d’argent… Gordon la prend cependant de court : sans tergiverser davantage, il offre d’acquérir l’ensemble de ces toiles, dès maintenant ! Il est assez riche pour se le permettre, à l’évidence… La galeriste n’en revient pas ; elle prend le temps de faire un petit calcul mental, puis établit le prix de l’ensemble à 1000 $ – une somme très élevée, probablement supérieure à la valeur objective de l’ensemble : Irena Kreniak comptait sans doute marchander sur cette base, et en tirer un bon prix, mais plus raisonnable… Sauf que Gordon Gore la prend à nouveau de court : 1000 $ ? Non, ce n’est pas assez – pour les œuvres en elle-même, pour le peintre, pour la galerie aussi… Le dilettante se dit porté au mécénat – et il offre 2000 $ ! Il n’a pas toute la somme sur lui, hélas – seulement 1800 $ (ce qui est bien évidemment colossal, mais l’amateur d’art est plein aux as et en fait étalage sans même vraiment y penser)… Disons qu’il versera cette somme dès maintenant, et complètera avec 200 $ de plus à livraison ? La galeriste en reste pantoise, elle en perd ses mots… Mais Gordon pousse son atout : ils vont établir des contrats en bonne et due forme, et s’assurer que Jonathan Colbert en retirera le bénéfice qui lui revient. Mais il aimerait vraiment rencontrer le peintre, et s’entretenir de tout cela avec lui…

[II-5 : Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Irena Kreniak est confuse, elle bredouille… Puis elle se fige un instant – comme si elle se posait une question… qu’elle décide finalement de balayer : elle n’est pas si vénale, mais suppose que l’offre considérable de Gordon Gore l’autorise à parler de choses qu’elle aurait autrement gardé pour elle. Elle secoue la tête, inspire profondément, puis dit à son client… qu’elle a en sa possession une autre toile de Jonathan Colbert – une toile… différente. Totalement différente. Peut-être l’intéresserait-elle également ? La vieille dame est un peu fébrile – peut-être même inquiète… Mais Gordon a très envie de voir cette autre toile, bien sûr ! Tremblotante, la galeriste lui demande de la suivre dans une autre partie de la réserve, et lui dévoile enfin (car celui-ci était caché) un dix-huitième tableau de Jonathan Colbert :

[II-6 : Trevor Pierce, Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] C’est effectivement tout autre chose – si la technique est toujours aussi admirable. Il s’agit du portrait d’un vieil Indien, revêtu semble-t-il de ce qui doit être une peau d’ours. La patte photoréaliste de Colbert est toujours de rigueur, mais le rendu est différent – notamment parce que le personnage se situe dans un décor abstrait, constitué d’étranges sphères, ou bulles, plus ou moins translucides, comme des gouttes d’eau parfois, et dont certaines passent devant lui. Et le tableau produit un effet étonnant – c’est comme si ces sphères étaient animées, d’une certaine manière ; le peintre a su, par quel miracle ? leur conférer l’illusion d’un mouvement autonome. Le sujet du tableau n’est toutefois pas en reste – et il est profondément inquiétant, produisant sur ceux qui s’y arrêtent la sensation désagréable que les yeux du vieil Indien les suivent… Trevor Pierce ne semble pas affecté par cette étrangeté, peut-être parce qu’il est trop prosaïque pour cela, ou absolument pas sensible à l’art, mais Gordon Gore, pour sa part, ressent comme une vague gêne... Irena Kreniak est pleinement consciente de cet effet : elle le ressent elle-même – et de manière très visible : elle ne peut quitter le tableau du regard, et parle d’une toute petite voix, presque un chuchotis… En fait, plusieurs clients lui en avaient fait part, dans le bref laps de temps durant lequel le portrait avait été exposé, ainsi que les dix-sept nus ; avant que les moralistes ne s’en mêlent, c’était bien ce tableau qui avait mis ses clients mal à l’aise – au point où elle avait dû se résigner à le retirer de l’exposition… Les cris d’orfraie des bonnes âmes de San Francisco ne se sont fait entendre que plus tard, elles n’ont jamais vu ce tableau. Pour autant, il est avant toute autre chose d’une qualité exceptionnelle – meilleur encore, en fait, que ces nus déjà remarquables. Gordon est tout à fait de cet avis – et enthousiasmé autant qu’inquiet. Il devine qu’il y a… « une histoire, derrière ce tableau ». Mme Kreniak pourrait-elle lui en faire part ? Elle n’en sait hélas pas plus : Jonathan Colbert lui a livré ce tableau en même temps que les autres, et sans lui fournir d’explication particulière ; la galeriste en avait été surprise, bien sûr – et d’abord par le thème, qui n’avait rien à voir avec le reste… Mais la qualité extraordinaire de la toile l’avait incitée à ne pas poser davantage de questions. Trevor, à vrai dire, ne comprend absolument pas de quoi parlent Gordon et la galeriste ; qu’est-ce donc qui les met mal à l’aise ? La figuration d’un Indien ? Ce serait... du racisme ? Ses deux interlocuteurs ne tiennent aucun compte de sa remarque, et le journaliste n’en est que davantage perplexe. Gordon rompt enfin le charme : ce tableau le fascine, mais il ne prendra de décision le concernant que plus tard – il se porte acquéreur des dix-sept nus, mais demande à Irena Kreniak de ne pas adjoindre ce tableau à la livraison, pour l’heure du moins ; la galeriste en a l’air un peu déçue, mais comprend son client – qui lui recommande cependant de le garder très précieusement. Ils s’éloignent du tableau.

[II-7 : Trevor Pierce, Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert, M. Kreniak, Harold Colbert, Clarisse Whitman] Trevor Pierce demande à Irena Kreniak comment Jonathan Colbert et elle se se sont rencontrés. « Comme un peintre rencontre une galeriste, il n’y a pas de mystère à cet égard... » La Russian Gallery est ouverte depuis bien des années maintenant, et n’a jamais manqué d’être approvisionnée par les œuvres de jeunes artistes prometteurs – et qui se passent le mot. Au départ, certes, du temps de feu M. Kreniak, la galerie n’exposait peu ou prou que des jeunes peintres russes, d’où son nom. Mais cela fait fort longtemps que ce n’est plus le cas – et les étudiants de la California School of Fine Arts, ou d’autres institutions similaires, se rendent régulièrement au 408 Francisco Street, depuis des années… Ce n’est certes pas la plus cotée des galeries, mais elle a sa réputation. Trevor poursuit : en sait-elle plus sur Colbert, d’où il vient, etc. ? Fort peu. Elle l’avait déjà croisé à la galerie, mais sans guère s’entretenir avec lui. Elle sait, bien sûr, qu’il étudiait à la California School of Fine Arts, et, bien sûr là encore, qu’il venait d’exposer au Palace of Fine Arts, dans le Présidio, et que ça s’était mal passé… Sinon, eh bien, un jeune homme issu d’une bonne famille – elle se retourne vers Gordon Gore : « Pas exactement le même genre de bonne famille... » Mais son père, Harold Colbert, est un universitaire réputé – pas dans leur domaine, certes, mais elle avait eu l’occasion de croiser son nom ici ou là. Trevor essaye un autre terrain, et demande à la galeriste si Jonathan Colbert peignait « d’après modèle » ; ce qui la fait sourire… À l’évidence ! Elle n’exclut cependant pas qu’il peigne d’après photographie – mais dans ce cas des photographies qu’il aurait lui-même réalisé, il le lui a plus ou moins laissé entendre. Les modèles sont « connus », par ailleurs – pas individuellement, non, mais ce sont sans l’ombre d’un doute « de ces dames que l’on rencontre dans… dans les "restaurants français" du Tenderloin ». D’ailleurs, cela fait partie du problème : il n’en cachait absolument rien – et, commercialement, ce n’était clairement pas l’attitude la plus futée ; ça ne gênait en rien la galeriste, mais… Trevor se penche sur chacun des nus : Clarisse Whitman y est-elle représentée, d’après les photos qu’ils en ont récupéré ? Non, ce n’est pas le cas.

[II-8 : Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Mais Gordon Gore revient à la charge, il insiste : il souhaite rencontrer Jonathan Colbert – Mme Kreniak peut-elle l’y aider ? A-t-elle ses coordonnées ? Non, elle ne sait pas où il se trouve ; il a quitté le domicile parental depuis des années, et a régulièrement déménagé ces derniers temps, il le lui avait confié – mais impossible de le joindre à quelque adresse que ce soit, et elle ne l’a plus revu depuis la semaine précédente, en tout cas pas depuis la fermeture de l’exposition ; il ne cessait alors de pester contre ceux qu’il appelait les « industriels fascistes » de San Francisco, l’Église, l’élite… Il était furieux – à bon droit en ce qui la concerne. Mais pas de nouvelles depuis, non ; il lui faudra bien se montrer un jour, suppose-t-elle, mais, pour l’heure… Ici, Irena Kreniak marque un temps d’arrêt, émet un soupir, puis lâche visiblement quelque chose qu’elle n’aurait pas confié au premier venu – mais les billets de Gordon, et peut-être davantage encore sa volonté affichée de venir à la rescousse du jeune artiste, lui délient la langue. Elle rapporte donc que, lors de leur dernière entrevue, le jeune homme l’avait effrayée – entre deux récriminations, il lui avait dit qu’il avait trouvé « un moyen de gagner de l’argent, et rapidement » ; il s’était montré très énigmatique, d’une manière assez puérile en fait, et Irena Kreniak avait été navrée à ce spectacle, lui évoquant tant de jeunes gens qui sont « sur le point de faire quelque chose de stupide ou dangereux »… Mais il lui a été impossible d’en apprendre davantage, et, le cas échéant, de le dissuader. Gordon ne cache pas son inquiétude, qu’il partage avec la galeriste… Il lui demande de le contacter aussitôt si elle venait à croiser à nouveau le jeune homme, ou à savoir où il pourrait se trouver ; en sens inverse, s’il obtient de ses nouvelles, il les transmettra à la vieille dame. Elle insiste : Jonathan Colbert n’est pas un mauvais bougre, et elle souhaite qu’il ne lui arrivera rien de fâcheux… L’entretien s’achève là – avec les politesses de Gordon assurant Irena Kreniak qu’il apprécie son excellent travail, qu’il regrette de n’avoir pas découvert plus tôt ; qu’elle n’hésite pas à faire appel à lui dans les temps difficiles.
III : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 10H – APPARTEMENT DE LIN CHAO, 158 ELLIS STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO

[III-1 : Zeng Ju : Lin Chao, Xiang Hai] Zeng Ju se rend à l’adresse du revendeur d’opium Lin Chao, dans le Tenderloin – adresse qu’il avait obtenue auprès de son vieux compère Xiang Hai, à Chinatown. C’est le matin, les « restaurants français » sont fermés – mais le quartier demeure tout de même vivant. L’immeuble où réside le jeune homme ne paye pas de mine, il est un peu miteux ; Zeng Ju pénètre à l’intérieur – il n’y a ni concierge ni sonnette – et monte directement au troisième étage. Il frappe à la porte, et doit insister pour susciter une réaction – une voix pâteuse, qui grogne : « Allez, faites pas chier, j’ai envie d'dormir... », puis multiplie les insultes, dans un sabir à mi-chemin entre l’anglais et le mandarin. Le domestique ne se démonte pas, et continue à frapper à la porte. Au bout d’un moment, il entend des bruits de pas, et la porte s’ouvre enfin.

[III-2 : Zeng Ju : Lin Chao ; Xiang Hai] Apparaît un jeune homme asiatique et visiblement fatigué, à moitié seulement habillé, avec les premiers vêtements (occidentaux) qu’il a pu trouver en se rendant à la porte. « C’que vous v’lez... » Zeng Ju se présente – en s’excusant de l’avoir dérangé dans son sommeil. Ils ont une connaissance en commun – l’honorable Xiang Hai. C’est lui qui lui a recommandé Lin Chao et lui a confié son adresse. Le jeune homme tique : « "Recommandé", mon cul… L'vieux bonhomme peut pas m'blairer. Qu’est-ce tu veux ? » Zeng Ju suggère qu’il vaudrait mieux en parler à l’intérieur ; Lin Chao se dégage de la porte pour lui laisser le passage, et va préparer du thé – bien dosé.

[III-3 : Zeng Ju : Lin Chao ; Xiang Hai, Clarisse Whitman, Timothy Whitman, Jonathan Colbert] Zeng Ju, en dégustant son thé, commence par poser qu’il est bien sûr au courant des activités de Lin Chao – il connaît Xiang Hai, après tout, et n’a rien à redire à ces trafics. Lin Chao acquiesce, mais ne comprend pas ce que le domestique lui veut : s’il connaît Xiang Hai, il peut se fournir chez lui… Mais ce n’est pas de ce genre de service dont Zeng Ju a besoin : il est à la recherche d’une personne disparue, une certaine Clarisse Whitman, la fille du banquier bien connu Timothy Whitman. Le nom ne dit rien à Lin Chao. Zeng Ju poursuit : il semblerait qu’elle était devenue opiomane – et qu’elle fréquentait le quartier du Tenderloin, éventuellement en compagnie d’un peintre du nom de Jonathan Colbert. La fille, cela ne dit rien à Lin Chao, mais, le peintre, il en a entendu parler – il voit le bonhomme, oui ; il consomme de l’opium, mais pas plus que ça – par contre, il s’est associé avec un type du coin, qui, lui, pour le coup, est un de ses clients réguliers ; ils avaient pu en causer, rien d’approfondi, des banalités… Hier, en fait – et si Zeng Ju ne lui avait pas posé la question aujourd’hui, il l’aurait sans doute très vite oublié. Un peintre, hein ? Son client disait plutôt qu’il était photographe… Bah, peu importe. Zeng Ju suppose qu’il touche un peu à tout – mais toujours dans la perspective de la débauche, au cœur de son art quel qu’il soit. L’art, tout ça, Lin Chao s’en fout complètement… D’ailleurs, son client n’a absolument rien d’un artiste.

[III-4 : Zeng Ju : Lin Chao ; Gordon Gore] Voilà qui intéresse énormément Zeng Ju. Lin Chao pourrait-il lui en dire davantage sur ce client ? Le jeune trafiquant lui adresse un large sourire : eh, c’est un client, il ne va pas le balancer comme ça, c’est une question de confiance… Mais s'il peut lâcher quelques billets, en même temps... Zeng Ju lui dit que la personne pour laquelle il travaille dispose de moyens conséquents ; Lin Chao éclate de rire : ouais, sans doute plus que son client ! C’est un petit escroc de bas étage… Des moyens conséquents, hein ? Est-ce qu’il aurait, par exemple… 100 $, là, comme ça ? C’est une somme énorme, totalement démesurée en fait pour une telle négociation ; Zeng Ju le sait, mais il sait aussi que Gordon Gore n’est pas à ça près… Oui, il pourrait avoir ces 100 $. Lin Chao, qui dissimule bien sa joie devant la réponse inattendue du domestique, précise qu’il les veut maintenant – ou, en tout cas, qu’il ne lâchera pas le nom de son client tant qu’il n’aura pas empoché les billets. Mais Zeng Ju ne se promène pas avec une telle somme… Eh bien, qu’il aille la chercher : Lin Chao restera dans son appartement toute la matinée, et la majeure partie de l’après-midi : c’est en soirée et durant la nuit qu’il travaille – dans les rues, certains établissements… Dans le Tenderloin de toute façon. Zeng Ju lui dit que le temps presse, que la vie de la fille est peut-être menacée, mais le trafiquant ne veut rien entendre, ce ne sont pas ses oignons. Zeng Ju retourne à la Résidence Gore.
[Faire l’aller-retour entre le Tenderloin et Nob Hill ne prend guère de temps, et Gordon Gore, s’il ne se trouve pas chez lui (il est toujours à la Russian Gallery), avait pris soin de laisser un peu d’argent à la disposition de son domestique, en pareille éventualité. Zeng Ju prend 120 $ et repart sans plus attendre. Nous reprenons donc aussitôt avec le retour de Zeng Ju chez Lin Chao, en fin de matinée.]

[III-5 : Zeng Ju : Lin Chao ; Gordon Gore, Andy McKenzie, Jonathan Colbert, Parker Biggs] Lin Chao est davantage réveillé, maintenant, et plus affable : la perspective de toucher une grosse somme, qui lui tombe ainsi du ciel, l’a rendu plus souriant. Zeng Ju lui tend « la somme convenue », en précisant que c’est une forte somme, « ça n’a pas été facile » ; mais ils pensent (Gordon Gore et lui-même) que l’information détenue par le trafiquant peut valoir ce prix. Lin Chao examine l’enveloppe que lui tend le domestique, et prend le temps de compter les billets – il affiche un sourire radieux et incrédule, ses yeux brillent. « OK, le compte est bon ! Alors… Bon, faut faire gaffe, le type, là, j’aimerais pas non plus lui attirer des ennuis, ou, en tout cas, faut pas que ça puisse remonter à moi, quoi... » Zeng Ju le rassure, il peut avoir pleinement confiance. « OK… Bon, le bonhomme en question s’appelle McKenzie… C’est quoi son prénom, déjà… Andy. Voilà. C’est une petite frappe du coin, un minable. Il est dans quelques sales coups, des combines à la con, mais à très petite échelle. Les gros boss de la pègre du coin lui font pas confiance ; z’ont bien raison, l’est absolument pas fiable. Il a fait quelques séjours en taule, des embrouilles trop minables pour y rester très longtemps. Mais c’est un p’tit con ; Il fait l'malin, un peu trop, un jour il va s'le prendre en pleine gueule... » Zeng Ju remercie Lin Chao, mais ne voit pas bien ce que ce type peut bien faire avec Jonathan Colbert… Le trafiquant n’en sait pas plus – mais il est sûr que son client a mentionné le peintre ; et, à y repenser pendant l’absence de Zeng Ju, il s’est souvenu qu’il en avait eu quelques autres échos – en papotant avec des clients du coin. Le domestique demande au trafiquant s’il a l’adresse de McKenzie, ou s’il sait où le trouver. Son adresse, non – et il en change régulièrement, il est du genre à se faire virer après quelques jours, quelques semaines au mieux, partout où il essaye de s’installer. Par contre, il semblerait qu’il traîne autour du Petit Prince, ces derniers temps – un « restaurant français », plus loin sur Ellis Street (toujours dans le Tenderloin). Lin Chao ricane méchamment : « C’est pareil, si tu veux l'trouver là-bas, tu f'rais bien d'te dépêcher, parce qu’il va pas tarder à gicler ! Le patron du resto s’est montré bonne patte pour un temps, mais c’est vraiment pas le genre de type que tu fais chier très longtemps ; z’ont p't-être une combine, mais ça va pas durer… Biggs. Parker Biggs – c’est lui, le patron. Et c’est un dur, lui. » Zeng Ju remercie encore Lin Chao – en lui faisant la remarque qu’il a été grassement rémunéré pour ses confidences. Le trafiquant l’admet en souriant – et avance que, si Zeng Ju a encore besoin de quelque chose, il pourra lui rendre service : « Un extra... » Le domestique en prend bonne note – s’il a besoin d’informations… ou d’action ? Lin Chao se renferme un peu : « de l’action… Genre qui fait du bruit ? J'préfèrerais éviter ça. Pis c’est le Tenderloin, ici, pas Chinatown : c’est pas très bien famé, mais on fait pas péter les flingues, on s’égorge pas dans les rues. J't’apprends rien – mais j’ai pas envie d'me retrouver mêlé à ce genre de trucs. » Zeng Ju comprend – et dit ne pas être un homme à se promener avec une arme ; c’est un mensonge éhonté, et Lin Chao ne le croit pas deux secondes, mais il ne moufte pas. Zeng Ju s’en va – en disant qu’il va tâcher de rencontrer cet Andy McKenzie ; et, bien sûr, il a « déjà oublié » Lin Chao…
IV : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 10H – CALIFORNIA SCHOOL OF FINE ARTS, 800 CHESTNUT STREET, RUSSIAN HILL, SAN FRANCISCO

[IV-1 : Veronica Sutton : Nicolas Robinson, Jonathan Colbert] Veronica Sutton se rend à la California School of Fine Arts, dans le quartier de Russian Hill, où elle souhaite s’entretenir avec Nicolas Robinson, le professeur de Jonathan Colbert mentionné dans les coupures de presse. C’est un beau bâtiment, construit sur une base de monastère ; l’école est relativement cotée, c’est notoire, et le quartier très animé, effectivement bohème – les cours ont repris il y a peu, et les étudiants sont nombreux dans les environs ; les cafés des alentours sont bondés. Veronica se dirige vers l’accueil ; elle se présente, avec sa carte de visite, et demande à voir le Pr Robinson pour une affaire urgente – et privée. La secrétaire, qui a examiné la carte de Veronica, laquelle dispose d’un certain crédit approprié, ne cherche pas à en savoir davantage ; elle examine l’emploi du temps du professeur : il est en train de donner un cours, mais devrait pouvoir se libérer vers 11h, si cela convient à la psychiatre ? Très bien, Veronica va patienter. Peut-être pourrait-elle, d’ici-là, jeter un œil aux œuvres des étudiants ? Bien sûr – la secrétaire lui indique plusieurs emplacements d’exposition dans l’école ; elle lui indique également le bureau du Pr Robinson, elle pourra s’y rendre directement après le cours.

[IV-2 : Veronica Sutton : Jonathan Colbert, Gordon Gore, Trevor Pierce, Nicolas Robinson] Veronica Sutton flâne donc dans les diverses expositions – en espérant, par chance, tomber sur le nom de Jonathan Colbert. D’autres visiteurs déambulent de même dans l’école, tout particulièrement dans son péristyle. Après quelque temps, la psychiatre déniche enfin une œuvre signée Jonathan Colbert... Mais ce tableau n’a absolument rien à voir avec les découvertes de Gordon Gore et Trevor Pierce à la Russian Gallery : c’est un paysage de la Baie de San Francisco – le Mont Tamalpais, suppose-t-elle ; mais c’est avant tout très décevant… Une peinture d’une extrême banalité, témoignant sans doute de la compétence technique de l’artiste, mais sans aucune inspiration : il n’y a pas d’âme dans cette toile. Veronica n’a pas la compétence académique et artistique de Gordon à cet égard, mais elle est suffisamment éduquée pour savoir ce qu’est un bon tableau : celui-ci, le seul qu’elle trouve à être signé Jonathan Colbert, n’en est probablement pas un. Par contre, elle a le bon réflexe de jeter un œil au trombinoscope de l’école, en accès libre – ce qui lui permet de trouver la photographie de Jonathan Colbert, un beau jeune homme avec une moue arrogante… mais aussi celle de Nicolas Robinson – et cette dernière photo la surprend bien davantage : le professeur n’est pas le vieil homme chenu qu’elle supposait instinctivement, mais, de toute évidence, un homme entre deux âges et un séducteur invétéré, qui prend visiblement soin de son apparence – la psychiatre, devant cet étonnant portrait, envisage un galant qui se sent vieillir, et n’en abuse que davantage de la gomina...

[IV-3 : Veronica Sutton : Jonathan Colbert, Nicolas Robinson] Veronica Sutton ne s’attarde pas davantage dans l’exposition – le temps passe un peu trop lentement à son goût, elle commence à trépigner… Elle tend l’oreille, guettant les conversations, mais, si l’école est animée, elle n’en retire rien d’instructif – le nom de Jonathan Colbert, en tout cas, ne parvient pas à ses oreilles. La psychiatre se rend au bureau de Robinson, mais il est fermé. Elle fouine dans les sortes de « livres d’or » de l’école, mais ils sont d’un ennui mortel – rapportant quelques coupures de presse, bien sûr systématiquement favorables à l’école, ses professeurs et ses étudiants, et parfaitement creuses en tant que telles. Mais, en se renseignant, elle trouve l’amphithéâtre où Nicolas Robinson est en train de donner son cours ; elle entrouvre la porte, sans se faire remarquer, puis, voyant une place libre non loin, dans le fond de l’amphithéâtre, elle décide de s’y installer – elle commence à fatiguer, elle ne peut pas rester debout si longtemps… Le professeur ne semble pas la remarquer – ou en tout cas poursuit son cours comme si de rien n’était. En dépit de ses centres d’intérêt très divers, Veronica ne s’y connaît finalement guère en art, au-delà d’un fonds de culture générale relativement commun ; mais elle peut juger, dans l’absolu, de la manière dont le Pr Robinson fait cours – et c’est a priori un bon enseignant, compétent, sûr de lui, intéressé sans doute à ce qu’il raconte (en l’espèce, son cours porte sur les préraphaélites), et qui sait rendre la matière intéressante pour ses étudiants ; il est assez joueur, et même blagueur, par ailleurs – plutôt sympathique, pour le coup ; mais, effectivement, un séducteur… Les jeunes femmes des premiers rangs sont les cibles privilégiées de ses blagues, et il y provoque régulièrement des gloussements… Le cours s’achève. Si quelques jeunes filles se rendent à la chaire pour poser quelques questions au professeur, Veronica préfère s’éclipser au milieu des autres étudiants, pour gagner aussitôt le bureau de Robinson et l’y attendre.

[IV-4 : Veronica Sutton : Nicolas Robinson ; Jonathan Colbert] Le Pr Robinson ne tarde guère à rejoindre son bureau. Il salue courtoisement Veronica Sutton (mais à la façon d’un charmeur habitué à en faire des tonnes auprès du beau sexe), et ouvre la porte tandis que la psychiatre lui demande s’il voudrait bien lui accorder un entretien – pas de problème, qu’elle entre. Il libère une chaise croulant sous les documents pour que Veronica se mette à son aise, et s’installe quant à lui derrière son bureau. Que peut-il faire pour elle ? lui demande-t-il avec un sourire éclatant. La psychiatre se présente dans les formes, et lui tend sa carte – le professeur la range dans un tiroir. Veronica dit à Robinson qu’une de ses patientes a disparu. Pour des raisons de confidentialité qu’il comprendra très bien, elle n’est pas en mesure de lui donner son nom – mais elle a appris qu’elle fréquentait un des étudiants du Pr Robinson : un certain Jonathan Colbert… L’enseignant ne sourit plus – et ne gobe pas le baratin de la psychiatre, certes douée pour savoir quand les autres mentent, mais pas forcément pour mentir elle-même… « Une de vos patientes… Jonathan Colbert… Vous êtes bien psychiatre ? Pas journaliste, par hasard ? » Le professeur, s’il y tient, pourra vérifier ses références dans l’annuaire ! Il sourit à nouveau – il n’en doutait pas vraiment…

[IV-5 : Veronica Sutton : Nicolas Robinson ; Jonathan Colbert, Harold Colbert] Le Pr Robinson répond : Jonathan Colbert l’a peiné, il lui a causé quelques soucis ces derniers temps… Que veut savoir au juste Veronica Sutton ? Et, par pitié, inutile de verser dans ce genre de subterfuge, ils gagneront du temps tous les deux… La psychiatre dit s’inquiéter pour sa patiente (elle y tient !). Quelques recherches l’ont mise sur la piste de Jonathan Colbert, et elle a eu vent de « la ridicule polémique » dans laquelle avait été impliqué le jeune artiste. Elle souhaiterait pouvoir le contacter – car il pourrait savoir où se trouve la jeune fille disparue, ou du moins lui apporter quelques précieux renseignements. Robinson dit ne pas avoir la moindre idée d’où se trouve Jonathan Colbert. Il a l’adresse de son père, Harold Colbert, mais ils ne sont semble-t-il pas en très bons termes. Jonathan ne vivait plus chez ses parents depuis quelques temps, mais il ne cessait de déménager – d’un appartement miteux à l’autre ; alors dire où il se trouve maintenant… Mais le professeur va se montrer franc : cela lui va très bien comme ça, il n’a aucune envie de garder le contact avec le jeune homme – qui lui a fait un sale coup, et il n’apprécie pas. Du tout. Le petit a du talent, à l’évidence, on le disait très justement prometteur… Mais il n’est absolument pas… pragmatique ; il n’a aucun sens des conventions, ce genre de choses. Certes, c’est un artiste – et le professeur en connaît beaucoup par ici, il avait même eu la prétention d’en être un à une époque… Les artistes, et les jeunes artistes tout particulièrement, n’ont que le mot de « révolution » à la bouche, ils vont faire les choses différemment, etc. Mais il y a des limites. La plupart de ces jeunes gens finissent par l’admettre, mais pas Colbert : lui refuse de comprendre que « certaines choses ne se font pas quand on veut se faire un nom ». Et après ce qui s’est passé… « C’est foutu pour lui. Définitivement. » Veronica mentionne le tableau qu’elle vient de voir à l’école : semble-t-il rien à voir avec ce qui a été exposé… Le professeur pense-t-il que son étudiant l’a sciemment trompé ? Il ne voit pas d’autre explication : « Il m’a trompé, oui – ainsi que les commissaires d’exposition du Palace of Fine Arts. Il m’avait dit qu’il présenterait ses paysages – et, lui faisant confiance, c’est bien pourquoi je l’ai appuyé auprès du Palace… et même dans la presse, ne ménageant pas mes recommandations. Mais ces nus... » La psychiatre s’étonne cependant de la réaction du professeur : elle conçoit bien que sa charge lui impose d’assurer la respectabilité de l’institution dont il est membre, bien sûr… Reste que le tableau qu’elle a vu dans le péristyle était « parfaitement quelconque » ! Robinson ne le nie pas : bien fait, mais sans âme. Cependant le moyen de s’assurer quelques revenus et le début d’un nom – il est bien temps, ensuite, de tenter des choses plus audacieuses… « Mais il a voulu brûler les étapes, et s’est finalement brûlé les ailes. Je ne crois pas qu’il y ait plus de choses à en dire. » Veronica avance que le professeur avait semblé attaché au jeune homme, pourtant… Il l’admet – Colbert a beaucoup de talent, c’est un fait. En tant que professeur dans cette institution, Robinson ne se fait plus d’illusions depuis longtemps : il ne brillera pas par lui-même. Mais les enseignants dans son genre prient sans cesse pour bénéficier, disons, d’ « une gloire par répercussion » : quoi de plus flatteur qu’un élève qui perce ? Il fondait ce genre d’espoirs en Jonathan Colbert – il ne s’en sent que davantage trahi, et déçu. Sans doute le jeune homme n’en a-t-il même pas conscience, car il s’en moque, mais son comportement a souillé l’école, et l’a souillé en tant que professeur. Alors Robinson lui en veut.

[IV-6 : Veronica Sutton : Nicolas Robinson ; Jonathan Colbert, Harold Colbert] Nicolas Robinson pense-t-il que Jonathan Colbert aurait pu être influencé par « quelqu’un d’autre », qui l’aurait incité à « dévier » de la voie qu’il lui avait préparée ? Il ne connaissait pas plus que ça ses fréquentations – des jeunes femmes, oui, nombreuses… « Mais elles s’attachaient bien plus à lui que lui à elles. » En dehors de cela… Oui, il fricotait dans quelques groupes d’étudiants, « plus ou moins, vous savez, bolcheviques… On en trouve dans cette école, dans les cafés du coin… Partout, en fait, où des jeunes gens enthousiastes se persuadent qu’ils vont parvenir à changer le monde de fond en comble – et ceci en l’espace de deux mois tout au plus. » Mais le professeur n’en conclut pas grand-chose : cet engagement politique n’était sans doute pas essentiel, pour Jonathan Colbert – au-delà, éventuellement, d’une rhétorique pouvant tenir de la façade, plus ou moins consciemment. Il avait avant tout un tempérament d’artiste – et passablement lunatique, ce qui ne doit guère surprendre la psychiatre Veronica Sutton : « Parler de changer les choses, oui… Mais véritablement s’engager pour cela… » Par ailleurs, Colbert était fondamentalement arrogant : le professeur doute que quiconque dans ces cercles ait jamais pu développer suffisamment d’ascendant pour modifier en profondeur sa vision du monde. Veronica demande cependant au Pr Robinson s’il ne pourrait pas lui indiquer un camarade un peu plus proche que les autres, ou un autre enseignant qui aurait noué des liens avec Jonathan Colbert ? Et qui pourrait savoir où le trouver ? Non… Il n’était pas très liant, de toute façon – il ne s’attachait pas davantage aux hommes qu’aux femmes. Peut-être Mlle Sutton pourrait-elle enquêter dans les cafés des environs, mais il doute qu’elle trouve quiconque disposé à en parler – et il est à peu près certain, en tout cas, qu’elle ne trouvera personne pour parler de Jonathan Colbert en bien. Même chose pour les professeurs : Robinson ne croit pas qu’un de ses collègues ait pu nouer des liens avec le jeune homme – pas comme lui. Ils ne s’en seraient en tout cas jamais fait écho, alors… Et il n’a pas d’adresse à fournir, en dehors de celle de Harold Colbert, le père de Jonathan, à Nob Hill.

[IV-7 : Veronica Sutton : Nicolas Robinson ; Clarisse Whitman, Jonathan Colbert] Veronica Sutton comprend qu’elle n’en tirera pas davantage, et prend congé – en invitant Nicolas Robinson, si par miracle il apprenait quoi que ce soit, à la contacter aussitôt : il en va peut-être de la vie d’une jeune femme. Mais Robinson la reprend : là, il est incapable de la suivre sur ce terrain… « La vie d’une jeune femme menacée ? Et du fait de Jonathan Colbert ? » Il n’est pas avare de reproches concernant le jeune homme, mais de là à l’imaginer être mêlé à quelque chose d’aussi grave... Veronica lui répond qu’elle connaît bien ses patientes : la jeune fille dont elle parle est brillante à bien des égards, mais aussi extrêmement naïve – et il semblerait que Jonathan Colbert l’ait traînée dans les pires bas-fonds de San Francisco. La psychiatre ne peut pas jurer qu’elle est à proprement parler en danger – par ailleurs, elle dit franchement ne pas se soucier le moins du monde de « sa vertu » ; mais elle redoute vraiment qu’elle fasse de mauvaises rencontres… Nicolas Robinson s’affale dans son fauteuil : « Bon sang… J’espère qu’il n’est pas tombé aussi bas… Et que personne ne viendra me voir à ce propos en réclamant des explications... » À sa demande, il écrit un petit mot afin que l’administration de l’école donne une copie de la photographie de Jonathan Colbert à Veronica, qui le remercie, et ne s’attarde pas davantage.
V : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 12H – CABINET DE VERONICA SUTTON, 57 HYDE STREET, FISHERMAN’S WHARF, SAN FRANCISCO

[V-1 : Veronica Sutton : Louise Whitman, Clarisse Whitman, Dorothy Whitman, « Johnny », Timothy Whitman] Veronica Sutton rentre à son cabinet, à la lisière de Fisherman’s Wharf ; elle espère avoir des nouvelles de Louise Whitman, et c’est bien le cas : la jeune fille lui a adressé une lettre.
[À ce stade de la partie, je n’ai rendu accessible cette lettre qu’à la joueuse incarnant Veronica Sutton – libre à elle d’en communiquer le contenu aux autres, plus tard. Mais les circonstances de sa rédaction expliquent qu’une partie de son contenu était à ce stade déjà connue des joueurs – et, concernant le reste, cela peut donner l’impression, a posteriori, d’une redondance dans la scène suivante, mais il n’y avait pas ce parasitage durant la séance de jeu.]
Chère Mme Sutton,
Vous avez très bien fait de me laisser votre carte. Le fait est que j’avais des choses à vous dire – des choses que je devais taire devant ma mère, dont vous avez pu juger combien elle est envahissante.
Mais je ne prétendrai pas duper une femme aussi lucide et perspicace que vous. Quoi que ma mère ait pu en dire, sachez ceci : Clarisse et moi ne sommes pas amies.
Non que je condamne vraiment son mode de vie – autrement plus excitant que le mien, ainsi que vous vous en doutez. Mais la peste trouvait donc toujours à s’amuser, me laissant seule entre les griffes du dragon maternel ! Quant à ses confidences sur ses errances et turpitudes, je suis portée à croire qu’elles avaient quelque chose de délibérément cruel et moqueur – qu’il s’agissait pour elle de me blesser.
Pour autant, je crains le pire la concernant – et ne laisserai pas ma jalousie vous dissimuler les dangers qu’elle court peut-être…
Je sais que vous avez appris le nom de « Johnny ». À ma connaissance, il est bien le plus récent de ses (nombreux) amants, et dans la lignée des précédents ; un artiste, oui – je crois qu’il a été exposé récemment au Palace of Fine Arts ; ou était-ce dans quelque galerie bohème de North Beach ? Je ne me souviens plus très bien…
Ce dont je me souviens parfaitement, c’est que Clarisse, plus narquoise que jamais, m’avait confié que ledit « Johnny » lui avait proposé de poser pour lui – nue. Et la petite sotte pensait accepter !
Je n’en sais guère plus, mais je suis amenée à me poser des questions, naturellement : sachant ceci, puis-je croire que la soudaine inquiétude de mon père quant à la situation de Clarisse tiendrait uniquement à un amour paternel dont il n’a jamais fait preuve ? L’homme d’affaires ne connaît que l’argent ; est-ce trop hardi de supposer que c’est une question d’argent qui le motive ? Oui, je pense qu’on le fait chanter – d’où tout ce secret… Ma mère est trop bête pour s’en rendre compte, mais sans doute ai-je hérité quant à moi quelque chose de M. Whitman à cet égard, en bien ou en mal.
Je ne pense pas qu’il serait bienvenu de votre part, ou de celle de vos collègues, de revenir à la Résidence.
Mais croyez bien, en dépit de mon peu d’estime pour ma pauvre idiote de sœur, que je prie pour elle et pour le succès de votre enquête.
Bien cordialement,
Louise Whitman
VI : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 10H – RÉSIDENCE WHITMAN, 32 LYON STREET, PACIFIC HEIGHTS, SAN FRANCISCO

[VI-1 : Bobby Traven, Eunice Bessler : Gordon Gore, Louise Whitman] Bobby Traven et Eunice Bessler se rendent via les transports en commun à la Résidence Whitman, à Pacific Heights (la jeune fille possède un appartement plus loin dans le quartier, mais n’y met quasiment jamais les pieds). Au cours du trajet, tous deux discutent – Eunice est excitée comme une puce, et parle des films policiers dans lesquels elle a joué. Bobby relève qu’elle ressemble beaucoup à Gordon Gore à cet égard – toujours en quête du « palpitant »… Lui ne sait pas trop quoi penser de son employeur, qu’il trouve un peu « étrange », et Eunice le corrige : « Enthousiasmant ! Et… palpitant ! » Le détective ne poursuit pas sur ce terrain – mais il aura besoin que la starlette fasse preuve de sang-froid. Ils ne vont pas se livrer à une perquisition en règles, mais Bobby compte fouiner autour de la résidence, discrètement ; Eunice pourrait faire diversion, à un moment opportun – en arguant de l’affaire, ou de ce qu’elle est « presque » une voisine des Whitman. La jeune fille aimerait en profiter pour demander à parler à Louise Whitman, et le détective l’approuve.

[VI-2 : Bobby Traven, Eunice Bessler : Dorothy Whitman, Louise Whitman, Montgomery Phelps] Ils arrivent aux environs de la Résidence Whitman. Pour l’heure, Bobby Traven se contente de placer Eunice Bessler à quelque distance, de l’autre côté de la rue, et aux aguets : qu’elle ne prenne pas d’initiative pour l’heure, il va se faire une idée du terrain, et lui fera signe s’il a besoin d’une diversion. Le détective fait le tour de la demeure – c’est faisable, il n’y a pas de muraille autour de la résidence, tout au plus une haie sur le côté de la maison qui débouche sur un jardin assez conséquent sans être immense ; les deux autres façades donnent, l’une, la principale, sur Lyon Street, une grande artère, la dernière sur une ruelle autrement réduite. Bobby commence par cette dernière – mais il n’est pas très discret, sa silhouette se remarque et il le sait, outre qu’il fait plein jour… Il y a de l’activité au rez-de-chaussée, mais le détective ne peut pas se montrer plus précis : avec les reflets, les rideaux éventuellement, il ne distingue guère que des silhouettes qui se déplacent à l’intérieur – probablement davantage que simplement Mme Whitman, sa fille, et le majordome Phelps : tout laisse à croire qu’il s’agit de gens qui travaillent, et le personnel de la maison est probablement plus conséquent que l’aperçu qu’ils en avaient eu la veille – des femmes de chambre ou autres bonnes, peut-être employées à mi-temps. Bobby ne dispose pas d’un angle de vue pour voir ce qui se passe à l’étage, mais les fenêtres sont ouvertes : c’est le matin, il fait bon, une petite brise agréable se fait sentir, tout à fait bienvenue pour aérer les chambres.

[VI-3 : Bobby Traven, Eunice Bessler : Montgomery Phelps ; Louise Whitman, Dorothy Whitman, Clarisse Whitman] Bobby Traven adresse un signe de la main à Eunice Bessler : il est temps d’y aller ! La jeune fille quitte son poste d’observation, et va sonner à la porte de la Résidence Whitman. Elle patiente quelques secondes, puis la porte s’ouvre sur le majordome, Montgomery Phelps – un peu interloqué. Après quelques politesses, qui déconcertent le domestique guère habitué à ce qu’on lui demande comment il va, l’actrice explique qu’elle réside dans les environs, et qu’elle avait pensé profiter de cette belle matinée pour rendre visite à ses « voisins » les Whitman ; peut-être pourrait-elle discuter avec Mlle Louise ? Ou avec Mme Whitman ? Phelps, un peu gêné, lui explique que Mme Whitman est très stricte quant à ce genre de visites de courtoisie, et a pour principe de ne jamais… « recevoir à l’improviste ». D’où le rendez-vous de la veille, en fait. Il est tout à fait désolé, mais craint que Mme Whitman ne soit pas disposée à voir… « Mlle Bessler, c’est bien cela ? » Du moins pas maintenant et pas ainsi. Louise serait-elle mieux disposée ? Eunice adresse au majordome son sourire le plus charmeur – il en est presque paniqué… Il rougit, du moins. Presque sur le ton de la confidence, il dit à la jeune femme qu’elle a sans doute pu constater que Mme Whitman refusait que Mlle Whitman parle à qui que ce soit hors de sa présence… Eunice demande au domestique s’il ne pourrait pas faire « un petit effort » à ce propos : c’est qu’elle aurait grand besoin de s’entretenir avec Louise Whitman, seule à seule… De la disparition de Clarisse, bien sûr : la politique domestique de Mme Whitman n’aide en rien à la résolution de cette inquiétante affaire ! Phelps, désolé, s’excuse de ne pas pouvoir la faire pénétrer à l’intérieur – d’autant qu’il y a tout le personnel de maison, il serait impossible de rester discret… Mais l’actrice lui demande alors, dans ce cas, de faire sortir, même brièvement, Louise Whitman. Le majordome hésite : elle ne sort pas, normalement – mais, cinq ou dix minutes, peut-être… Sourire rayonnant de Eunice : « Ce sera amplement suffisant ! » Mais Phelps note qu’elle ne peut pas attendre ainsi devant la maison… Il y a un petit square à deux minutes : l’actrice va y attendre ; Phelps ne peut rien lui garantir, mais il va en parler à Mlle Louise. Il ferme la porte.

[VI-4 : Eunice Bessler, Bobby Traven] Eunice Bessler se rend au square, mais en prenant soin de passer, l’air de rien, à côté de Bobby Traven ; elle n’a pas le temps de lui expliquer les détails, mais lui dit qu'elle doit s’éloigner brièvement, et que le détective ne doit pas la suivre. Il dit cependant qu’il va garder un œil sur elle, à distance – en ayant relevé qu’il y avait donc bien du monde dans la Résidence Whitman. L’actrice entend le rassurer : elle sait se défendre, d’ailleurs elle a un Derringer ! Le détective en est encore moins rassuré… « Pas de bêtises, Mademoiselle ! »

[VI-5 : Bobby Traven, Eunice Bessler : Montgomery Phelps, Clarisse Whitman, Louise Whitman, Veronica Sutton] Mais Bobby Traven ne peut de toute façon pas se concentrer sur Eunice Bessler : c’est la diversion qu’il souhaitait, il doit en profiter ! En longeant le jardin, il observe les fenêtres ouvertes de l’étage. Il se souvient que Phelps avait évoqué devant lui les sorties nocturnes de Clarisse Whitman : de sa fenêtre à l’étage, la jeune fille quittait la maison en descendant à l’aide d’une gouttière assez solide, donnant, au rez-de-chaussée, sur la chambre du majordome, qu’il peut supposer inoccupée à cette heure. Bien sûr, le détective n’a pas exactement la même carrure que la jeune fille, il n’est pas dit que la gouttière soit assez solide pour lui… Et la discrétion n’est pas toujours son fort – a fortiori en plein jour ! Enfin, il y a du monde dans la maison, même s’il ne sait pas ce qu’il en est précisément à l’étage… Bobby a cependant envie de tenter le coup. Il patiente deux minutes, puis la porte principale s’ouvre, Louise Whitman en sort, et Phelps ferme derrière elle. C’est le moment ou jamais ! Par contre, Eunice, trop loin, ne sait absolument rien de ce qu’il fait… Qu’à cela ne tienne, Bobby s’insinue dans le jardin, jauge la gouttière, et pense qu’elle devrait supporter son poids. Il se met à grimper, mais sans grande adresse – une mauvaise prise lui a fait faire un peu de bruit, mais cela n’a semble-t-il pas provoqué de réaction. Il se montre plus prudent, après coup, et parvient au niveau de la chambre de Clarisse ; la fenêtre est ouverte, et Bobby s’assure de ce qu’il n’y a personne à l’intérieur. La chambre a déjà été fouillée la veille par Eunice et Veronica Sutton, mais le détective pense que ça vaut le coup d’y rejeter un œil, lui le professionnel…

[VI-6 : Eunice Bessler : Louise Whitman ; Dorothy Whitman, Clarisse Whitman, Veronica Sutton, Jonathan Colbert, Timothy Whitman] Eunice Bessler patiente dans le square, assise sur un banc. Après cinq minutes environ, elle voit Louise Whitman qui pénètre dans le parc, ne tarde pas à la reconnaître, et vient s’asseoir à côté d’elle (elle ne la regarde pas, se contentant de fixer le square devant elle – les enfants qui jouent sur une installation). L’impression de la veille se confirme : Louise est une jolie jeune fille, avec une coiffure à la mode, mais l’actrice ne manque pas de relever que sa tenue très austère la dessert – sans doute un autre effet de la tyrannie domestique de Dorothy Whitman. Eunice remercie Louise d’être venue – cette dernière se contente de dire, le visage fermé, qu’elles n’ont pas beaucoup de temps. L’actrice va donc à l’essentiel : il faut tout lui dire concernant Clarisse Whitman – ces choses que Louise, visiblement, souhait leur dire la veille, mais pas en présence de son omniprésente mère… C’est bien le cas ; elle a adressé une lettre à Mme Sutton à ce propos, mais sans doute Eunice n’en a-t-elle pas encore eu connaissance. L’actrice confirme. Mais ils ont suivi la piste de « Johnny », un peintre… « un peu spécial » ? C’est bien cela – le dernier amant en date de Clarisse ; et un pervers qui lui avait demandé de poser nue ; « Cette petite imbécile me l’a dit, elle en était ravie, elle s’en vantait en fait devant moi... » Eunice demande à Louise si elle pensait que sa sœur était en danger de ce fait – que la menace vienne de Jonathan Colbert (le nom précis n’évoque rien à la jeune fille) ou soit simplement en rapport avec lui. Mais pas sur le moment, non – pour elle, ce n’était qu’une énième occasion pour sa sœur d’étaler sa débauche et sa joie devant elle… Clarisse a-t-elle évoqué devant sa sœur des… « gens étranges – des clochards, par exemple » ? Elle fréquentait assurément des « gens étranges », mais certainement pas des clochards, non : des artistes à foison, des poètes, ce genre de choses… Eunice l’assure qu’il y a « des gens bien » dans ce milieu, remarque qui extirpe un petit sourire triste et guère convaincu chez Louise. Puis elle émet un soupir : « Savoir si elle est en danger… Avec ses bêtises de jeune fille indocile, et en rapport ou nom avec ce "Johnny"… Je ne sais pas. Mais il y a quelque chose, tout de même – pas tant chez Clarisse que chez notre père… Il a peut-être fait devant vous protestation de son amour paternel, mais je peux vous dire qu’il n’a jamais prêté la moindre attention à ses filles : pour lui, nous ne sommes que… des investissements. À long terme. Et sans doute commence-t-il à trouver que cela fait un peu trop longtemps, et qu’il s’agit maintenant d’en tirer des dividendes, j'en sais quelque chose, avec tous ces beaux partis qu'il invite à me scruter comme un cheval auquel on regarderait les dents. Alors son inquiétude concernant Clarisse… Je n’y crois pas : la seule chose qui pourrait l’inquiéter, c’est ce qui pourrait lui arriver à lui. » Un silence. Eunice entend réconforter Louise – elle est une jeune fille forte, et… « Non, Mlle Bessler. Et j’aimerais que vous cessiez de le prétendre – ceci ou d’autres choses du même acabit. Vous êtes peut-être ce genre de jeune fille – comme Clarisse ; pas moi, je n’ai pas cette force de caractère – et ce discours, elle me l’a cruellement tenu durant toutes ces années ; c’était… très désagréable. Et ça l'est toujours. » Eunice, un peu refroidie par cette repartie qu’elle n’attendait pas, essaye de parler d’autre chose : le rapport à l’art de Timothy Whitman, qui semble au mieux défiant. « C’est un bourgeois très puritain, qui aime ce qui se chiffre – et pour lui l’art ne se chiffre pas assez, ou, du moins, pas selon des protocoles qu’il soit en mesure de comprendre : les ventes les plus astronomiques, en l’espèce, le dépassent totalement. L’argent, c’est tout ce qui compte – et un argent qui s’incarne dans le solide, sa banque, cette demeure… L'art est une perte de temps, et donc d'argent, et il n’y a rien de plus à en dire. » Et quant aux relations entre Clarisse et leur mère ? « Notre mère est un dragon. Elle bataillait avec Clarisse, parce que Clarisse répondait tandis que je me soumettais. Nul amour dans tout cela, à nouveau. Notre mère ne nous perçoit peut-être pas, elle, comme des investissements, mais disons… Des devoirs. C’est ce que les femmes doivent faire – perpétuer le cycle des générations. Mme Whitman est très attachée à sa notion de ce que les femmes doivent faire. » Mais Louise regarde sa montre – elle ne peut pas s’attarder plus longtemps, il lui faut rentrer. Eunice la remercie avec un sourire chaleureux, mais Louise ne la regarde toujours pas ; elle se contente de se lever et de partir sans un mot de plus.

[VI-7 : Bobby Traven : Clarisse Whitman, Eunice Bessler, Veronica Sutton, Dorothy Whitman, Louise Whitman, Timothy Whitman] Bobby Traven fouine dans la chambre de Clarisse Whitman ; il repense notamment à ce que Eunice Bessler et Veronica Sutton lui avaient dit, la veille – le bruit de chasse d’eau quand Dorothy Whitman s’était livrée à sa fouille préliminaire. Il jette un œil aux toilettes attenantes, mais n’y repère rien de spécial… Il cherche des stupéfiants, en particulier, mais rien ; et pas davantage dans la chambre à proprement parler – pas de cache sous le plancher, etc. Le détective entrouvre la porte donnant sur le couloir, il n’y a a priori personne à l’étage. À sa droite se trouve une autre chambre, probablement celle de Louise Whitman, tandis que la chambre des époux Whitman se trouve au bout du couloir ; de l’autre côté du couloir, tout l’étage est semble-t-il occupé par l’immense bureau de Timothy Whitman. Le détective choisit de se rendre dans ce dernier – mais il n’est pas très discret, il fait crisser le plancher… Pour l’heure, cela ne semble pas prêter à conséquences, mais il comprend bien qu’il n’a pas beaucoup de temps, et qu’une nouvelle maladresse attirera sans doute quelqu’un à l’étage. Il entre cependant dans le bureau – aux dimensions vraiment impressionnantes. Les fenêtres, là aussi, sont ouvertes. Un grand bureau trône à l’extrémité de la pièce, les murs sont presque systématiquement recouverts de bibliothèques, à ceci près qu’elles ne contiennent pas des livres, comme le révèle un survol rapide des rayonnages, mais uniquement ou peu s’en faut des dossiers (les très rares exceptions sont purement fonctionnelles, des annuaires, par exemple). C’est une pièce où l’on travaille. Bobby cherche dans les bibliothèques des signes de ce que tel ou tel dossier aurait été régulièrement retiré, et pourrait dissimuler quelque chose, mais il ne trouve rien de la sorte. Le détective jette ensuite un œil au bureau, qui comprend plusieurs tiroirs, tous fermés et verrouillés. Il décide de ne pas tenter de les forcer – ça serait trop bruyant, et ça laisserait des traces éloquentes… Il a le sentiment de perdre son temps, qui est précieux.

[VI-8 : Bobby Traven : Clarisse Whitman, Montgomery Phelps] Or, quand Bobby Traven jette un coup d’œil dans le couloir, par précaution, il entend des bruits de pas qui montent ! Il retourne aussitôt dans la chambre de Clarisse Whitman – mais il n’a guère d’endroits où se cacher… Il se réfugie cependant dans les toilettes. Quelques secondes plus tard, les bruits de pas se font à nouveau entendre, et qui viennent clairement de l’étage – il n’a toutefois pas l’impression que le nouveau venu ait ouvert une porte, quelle qu’elle soit. Mais quelqu’un se promène à l’étage, et sans doute pour jeter un œil çà et là, à en juger par le rythme, pas pour travailler. Craignant de plus en plus d’être découvert, Bobby s’empare de vêtements de Clarisse pour dissimuler son visage… Mais sa carrure le dénoncera probablement de toute façon. Les bruits de pas semblent s’éloigner, a priori dans la direction du bureau – dont il entend la porte s’ouvrir après quelques secondes. Bobby en profite pour s’esquiver par la fenêtre – sans s’embarrasser de précautions avec la gouttière peu fiable : il prend son appui, et saute. Mais il se réceptionne mal, et l’atterrissage est douloureux… et bruyant. Le détective, qui craint la foulure, ne fuit pas à toutes jambes, préférant s’accroupir sous la fenêtre de la chambre de Montgomery Phelps. Hélas, au même instant, une femme de chambre passe précipitamment la tête à travers la fenêtre ouverte par laquelle Bobby vient de sauter ; elle entend du bruit, baisse la tête… et aperçoit le détective avec son visage masqué ! Elle hurle : « Au secours ! Au voleur ! À l’assassin ! » Bobby n’a plus le choix, et se met à déguerpir – un peu clopin-clopant, sa course est douloureuse, mais il prend sur lui et fonce.

[VI-9 : Bobby Traven, Eunice Bessler : Louise Whitman, Timothy Whitman] Hélas, il y a des passants dans les environs – interpellés par les hurlements de la femme de chambre, ils ne manquent pas de remarquer Bobby Traven, avec sa forte carrure, sa démarche bizarre… et ce linge de corps féminin dont il s’est fait un déconcertant foulard ! Trop interloqués par la scène pour intervenir, ils sont peut-être aussi intimidés par la charpente du cambrioleur… Mais ils sont nombreux, et tendent à se rapprocher. Eunice Bessler, après avoir laissé Louise Whitman rentrer seule chez elle, était retournée dans les environs de la Résidence Whitman – les cris de la femme de chambre attirent également son attention, et elle voit bien vite que Bobby est en très fâcheuse posture ! Elle court dans sa direction – et tente la comédie ; comme dans un faux chuchotis, en fait entendu de tous, elle lance au détective : « Bobby ! Bobby ! Qu’est-ce que tu fais ? » Le détective poursuit sa course – finissant par ôter son « masque » qui lui nuit plus qu'il ne lui vient en aide. Il rejoint les lignes du cable-car, dans l’espoir de grimper à bord d’une voiture de passage pour filer au plus vite… mais, pas de chance, il n’y a pas de véhicule dans l’immédiat. Par contre, les passants se multiplient, qui reprennent bientôt les cris de la femme de chambre : « Au voleur ! À l’assassin ! » Eunice, qui peste, court en direction du détective, et attire du coup tout autant l’attention. Mais elle continue de jouer la comédie – s’adressant au détective comme à un individu un peu simplet : « Voyons, Bobby, faut pas faire ça, c’est pas bien ! Tu fais peur aux gens, regarde dans la rue ! C’est pas bien ! » Bobby ne comprend pas vraiment ce qui se passe, commençant à faire ses excuses… L’actrice le saisit par l’épaule et lui chuchote : « Fais le demeuré, bon sang ! » Eunice a du métier, elle pourrait être convaincante dans l’absolu, et son comportement a au moins pour effet d’interloquer à nouveau les passants : un petit attroupement s’est formé, mais qui ne semble plus savoir comment réagir… En fait, certains semblent trouver la scène… cocasse ? Mais ça ne durera pas – d’autant que Bobby n’a pas le don de sa compagne pour la comédie, à l’évidence ; et les policiers ne vont plus tarder ! Tous deux continuent à jouer le couple mal assorti en longeant la ligne du cable-car – quand une voiture arrive enfin, ils s’empressent d’y monter en marche. Les passants semblent sortir de leur hébétude : « Hep ! Hep ! Là-bas ! » Et, à l’intérieur de la voiture, les passagers sont tout aussi décontenancés – même si personne ne prend l’initiative d’agir… Bobby et Eunice ne s’attardent pas : après quelques pâtés de maison, ils descendent, en marche à nouveau, et le détective guide l’actrice dans un dédale de ruelles, jusqu’à trouver à se réfugier dans un petit café qui donne sur une tout autre ligne. Hélas, ils savent tous les deux qu’ils ont été grillés auprès des Whitman : Bobby, même avec son foulard ridicule, était assurément identifiable, et Eunice s’était présentée nommément à la porte de la Résidence Whitman quelques minutes plus tôt à peine… Et, fonction de comment Timothy Whitman réagira, ils pourraient bien avoir en plus des ennuis avec la police ! Eunice ne comprend absolument pas ce qui s’est passé, elle presse Bobby de lui répondre (d’autant qu’elle croyait, tout d’abord, qu’il était censé la surveiller), mais le détective renâcle et se perd dans des explications bidon évacuant sa responsabilité...
VII : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 13H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

[VII-1 : Veronica Sutton : Louise Whitman, Jonathan Colbert, Nicolas Robinson, Harold Colbert] Comme convenu, tous les investigateurs se retrouvent au Manoir Gore, sur Nob Hill, vers 13h, pour faire le point sur leurs découvertes. Veronica Sutton montre notamment la lettre de Louise Whitman, ainsi que la photographie de Jonathan Colbert ; le professeur Nicolas Robinson lui a également donné l’adresse du père de l’artiste, Harold Colbert. En fait, le nom de Colbert disait vaguement quelque chose à Veronica depuis qu’il était apparu, mais l’information concernant son père lui a permis de comprendre qu’elle avait une certaine idée de qui il s’agissait, même si elle ne l’a jamais rencontré : Harold Colbert est un intellectuel assez réputé de San Francisco, il enseigne la théologie au Jesuit College, et fait figure d'expert au niveau mondial – la curiosité de Veronica en matière d’anthropologie et indirectement d’occultisme explique qu’elle a déjà croisé ce nom à plusieurs reprises, sans qu’elle fasse jusqu’alors le lien, et notamment parce qu’elle envisage la matière ésotérique dans une perspective rationnelle et symbolique : en fait, le Pr Colbert est tout particulièrement un spécialiste du symbolisme médiéval, et a livré tout au long de sa carrière des études très pointues portant sur des sujets pas toujours très orthodoxes.

[VII-2 : Zeng Ju, Gordon Gore, Bobby Traven : Lin Chao, Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Parker Biggs] Zeng Ju rapporte alors (concrètement, à Gordon Gore...) ce qu’il a appris auprès de Lin Chao : Jonathan Colbert traîne bien dans le Tenderloin, en compagnie d’une petite frappe, un escroc minable du nom d’Andy McKenzie. Ils semblent fréquenter un « restaurant français » appelé Le Petit Prince, tenu par un certain Parker Biggs, qui a l’air d’un tout autre calibre. Ce renseignement lui a cependant coûté (ou plutôt, à son patron...) 100 $ – on ne peut évidemment faire passer une facture au motif qu’il a fallu payer un trafiquant d’opium, certes… Quoi qu’il en soit, suivre ce McKenzie pourrait s’avérer fructueux (pourquoi Colbert s’est-il donc associé à lui ? Visiblement pas pour l’amour de l’art…), et peut-être faudrait-il également avoir une petite discussion avec Parker Biggs ? Bobby Traven fait la remarque qu’il connaît Le Petit Prince, effectivement un « restaurant français » sur Ellis Street – pas très loin en fait de Chez Francis. Le nom de Parker Biggs ne lui est d’ailleurs pas inconnu : il n’est pas spécialement affilié à la Mafia, ou ce genre de choses, mais c’est un parrain dans son genre, qui gère son établissement avec une poigne de fer – d’ailleurs, il a la réputation de se servir de ses poings le cas échéant, sans toujours faire appel à ses lieutenants ; et, c’est notoire, il a trempé dans de très, très sales affaires – éventuellement d’homicide, même s’il n’est jamais tombé pour l’heure. Un vrai dur, un méchant…

[VII-3 : Gordon Gore, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Jonathan Colbert, Irena Kreniak, Harold Colbert, Louise Whitman, Timothy Whitman, Daniel Fairbanks] Gordon Gore fait alors à son tour le bilan de ce que Trevor Pierce et lui ont pu trouver à la Russian Gallery : « Un peintre tout à fait prometteur, ce Jonathan Colbert... » En fait, il a acquis ses toiles – sauf une, vraiment curieuse : le très déconcertant portrait d’un vieil Indien ; le tableau se trouve toujours dans la réserve de la galerie d’Irena Kreniak, peut-être devraient-ils y faire un saut pour en juger de leurs yeux… La galeriste ne sait cependant pas où se trouve le jeune homme – et Gordon se demande en fait s’il est toujours en vie… Mais Mme Kreniak a également mentionné le nom du professeur Harold Colbert. Par ailleurs, Gordon a relevé, dans la lettre de Louise Whitman adressée à Veronica Sutton, ces éléments qui semblent confirmer que Timothy Whitman n’est « pas très clair » dans cette affaire… Il n’est pas fâché de ne pas avoir donné trop de détails à Daniel Fairbanks dans le rapport de ce matin, et pense continuer dans ce sens jusqu’à nouvel ordre.
VIII : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 16H – APPARTEMENT DES COLBERT, N° 3, 1120 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO

[VIII-1 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Trevor Pierce, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven : Andy McKenzie, Harold Colbert] Tous sont d’accord pour considérer que la piste la plus fructueuse est celle impliquant Le Petit Prince et Andy McKenzie, mais le « restaurant français » n’ouvrira pas avant 18h. Histoire de ne pas perdre leur après-midi, Gordon Gore, Veronica Sutton, Trevor Pierce et, bien qu’un peu hésitante après ce qui vient de se produire (elle est demeurée discrète à ce propos), Eunice Bessler, décident de se rendre à l’appartement du professeur Harold Colbert, qui se trouve en fait dans la même rue que le Manoir Gore, Clay Street, dans Nob Hill, mais bien plus loin, toutefois – c’est une très longue artère… Zeng Ju, toutefois, propose de rester auprès de la voiture de Gordon : inutile d’effrayer le Pr Colbert en se rendant en masse chez lui… Bobby Traven dit être du même avis, et n’accompagne pas les autres pour cette raison, préférant retourner à son agence – en fait, il rumine un peu son échec, dont il a pris soin de ne pas parler aux autres…

[VIII-2 : Zeng Ju, Gordon Gore, Eunice Bessler, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert] Zeng Ju conduit donc son employeur, Mlle Bessler, M. Pierce et Mlle Sutton au domicile des Colbert. Ils arrivent devant un bâtiment très fantasque – même selon les critères plus que généreux de Nob Hill. Mais l’immeuble a été scindé en plusieurs appartements : le Pr Colbert ne serait certes pas en mesure d’être le propriétaire de pareille folie dans son ensemble. Zeng Ju reste donc auprès de la Rolls-Royce Phantom I de M. Gore tandis que les autres pénètrent dans le bâtiment, où le concierge les guide vers l’appartement n° 3.

[VIII-3 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Veronica Sutton, Trevor Pierce : Judith Colbert : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Gordon Gore sonne à la porte, Eunice Bessler à ses côtés, tandis que Veronica Sutton et Trevor Pierce restent en arrière. Une voix de femme un peu âgée se fait entendre, qui demande de patienter, puis la porte s’ouvre sur une Mme Colbert un peu interloquée par cet attroupement. Gordon Gore explique qu’il souhaiterait discuter avec elle et son époux de l’œuvre de leur fils Jonathan. Elle fronce les sourcils, et demande s’ils sont des journalistes, mais le dilettante explique que ce n’est pas du tout le cas ; il s’est porté acquéreur de dix-sept des toiles du jeune artiste, qu’il admire énormément – il est collectionneur d’art, peut-être a-t-elle entendu parler de lui ? Ses amis sont également amateurs d’art – et ils souhaiteraient tous rencontrer Jonathan. Judith Colbert, finalement mise à l’aise, déplore aussitôt ne pas du tout savoir où se trouve son fils en ce moment… Mais elle les invite à entrer, ils vont discuter de tout cela avec Harold.

[VIII-4 : Veronica Sutton : Judith Colbert ; Harold Colbert] Ils suivent Judith Colbert dans un salon assez cossu et meublé avec goût – de très belles bibliothèques, notamment, qui croulent sous les ouvrages anciens. Qu’ils s’asseyent – elle va chercher son mari ! Veronica Sutton, en son absence, jette un œil aux rayonnages : ils sont d’une extrême richesse, mais sans épate – on devine que ces livres ont été lus. Les ouvrages anciens attirent immédiatement l’attention, peut-être plus particulièrement les diverses bibles qui y figurent (dont une superbe Bible du Roi Jacques de 1611, des manuscrits en hébreu plus anciens encore, etc.), mais il faut aussi compter avec une littérature scientifique abondante, sous forme de thèses, d’essais, de revues… La théologie est le principal sujet, mais, dans une perspective d’humanités, bien d’autres matières sont représentées. Le symbolisme est un autre dénominateur commun, plus pointu.

[VIII-5 : Gordon Gore : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Gordon Gore, pendant ce temps, jette un œil aux photographies exposées dans le salon ; elles sont assez nombreuses. Le rendu n’est toutefois pas le même qu’à la Résidence Whitman : il y a beaucoup de photos de Harold Colbert, illustrant le plus souvent des événements académiques, des remises de récompenses, etc. ; mais nulle prétention dans cet étalage – simplement le souvenir de moments marquants. D’ailleurs, le visage toujours souriant du professeur inspire instinctivement la sympathie. On trouve également des photos de Jonathan Colbert, fils unique semble-t-il, à plusieurs époques de sa courte vie.

[VIII-6 : Gordon Gore : Harold Colbert, Judith Colbert ; Jonathan Colbert] Mais c’est alors que Harold Colbert, accompagné de son épouse, pénètre dans le salon – toujours souriant, un bonhomme vieillissant mais qu’on devine chaleureux. « Messieurs dames, Judith me disait que vous souhaitiez discuter de Jonathan ? » Gordon Gore s’avance, et lui tend la main, qu’il serre cordialement. Il se présente comme un admirateur du travail de son fils – qui souhaiterait le rencontrer, et peut-être en apprendre davantage ? Les éloges que tresse Gordon à propos de Jonathan Colbert font sourire plus encore le vieux professeur, persuadé que le dilettante exagère… Lui-même ne saurait prétendre apprécier l’œuvre de son fils – sans doute manque-t-il de la culture nécessaire pour cela… Mais, c’est ennuyeux, il n’a aucune idée d’où son fils peut se trouver – Judith et lui ne l’ont plus revu depuis plusieurs mois…

[VIII-7 : Gordon Gore, Veronica Sutton : Harold Colbert, Judith Colbert ; Jonathan Colbert, Clarisse Whitman] Gordon Gore demande s’il faut s’en inquiéter, mais le Pr Colbert répond que ce n’est probablement pas le cas, balayant cette éventualité d’un simple revers de la main – mais il est un peu gêné, et donne au fond l’image d’un père aimant, mais qui ne sait tout simplement pas quoi faire, et est trop timide pour oser parler de ce genre d’affaires privées de la sorte. Mais Gordon poursuit dans cette voie : il a eu des échos de la vie « irrégulière » du jeune homme, ses déménagements à répétition… Et Veronica Sutton n’a aucun doute : Harold Colbert est bel et bien inquiet ; elle intervient, le signifie au professeur, et lui dit qu’ils peuvent l’aider. Le vieil homme est surpris : l’aider ? Qu’entendent-ils par-là ? Gordon reprend la main… et décide de jouer franc jeu : ils mènent une enquête qui pourrait bien impliquer Jonathan Colbert – la disparition mystérieuse d’une jeune fille… Qu’il se rassure : ils ne sont pas de la police, ne travaillent pas non plus pour la presse, et l’intérêt du dilettante pour l’œuvre du jeune homme est parfaitement sincère. Mais, à tous les niveaux, ils ont besoin d’en savoir davantage. Le professeur ne l’interrompt pas, mais il est visible qu’il tend à se fermer un peu… Gordon poursuit : Jonathan n’est accusé de rien, la justice n’est pas après lui – mais il était lié à cette jeune fille, cette Clarisse, dont le nom dit peut-être quelque chose au professeur ? Il fait non de la tête, très lentement… Mais Judith Colbert commence alors à sangloter. Gordon lui présente aussitôt ses excuses, mais Harold Colbert, sans un mot, pose la main sur l’épaule de son épouse, qui se lève aussitôt, en larmes, et quitte la salle, en faisant un signe de la tête à son mari, l’invitant à poursuivre l’entretien.

[VIII-8 : Gordon Gore, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Jonathan Colbert, Judith Colbert] Harold Colbert fixe Gordon Gore, il semble le jauger – et finalement décider de lui faire confiance. Dans un soupir, il les prie d’excuser son épouse – mais cela fait bien quelques mois qu’ils sont sans nouvelles de Jonathan, ils s’étaient aigrement disputés alors, et, oui, ils sont inquiets. Il n’était pas possible d’en parler librement en présence de Judith, mais peut-être cette conversation pourrait-elle apporter quelque chose, oui… Le professeur a eu écho des soucis médiatiques de son fils par la presse uniquement, il n’en sait rien de plus. Trevor Pierce lui demande s’il ne connaîtrait pas des amis de son fils, des endroits où il aurait pu aller, mais non, ce n’est pas le cas. « Des amis, je doute qu’il en ait jamais eu beaucoup. Des femmes, oui – pour un temps. Je sais comment mon fils se comporte à cet égard. Créer des liens dans ces conditions... » Depuis son entrée à la California School of Fine Arts, il n’a jamais parlé à ses parents d’éventuelles relations.

[VIII-9 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Harold Colbert ; Jonathan Colbert, Judith Colbert] Veronica Sutton demande alors à Harold Colbert s’il pourrait en dire davantage sur les circonstances de leur dispute. Le professeur est hésitant, il réfléchit… Gordon Gore présente Veronica comme étant sa psychiatre, une femme de grande compétence et qui lui a été d’un grand secours, tandis qu’elle tend sa carte au professeur – qu’il empoche sans l’examiner. Harold Colbert se tourne toutefois vers elle, et semble la jauger à son tour. Puis il émet un profond soupir : « Mon fils est un artiste… Un choix de carrière que je ne comprends pas vraiment. Comme bien des pères tristement bourgeois de San Francisco, je l’imaginais devenir, que sais-je, avocat, médecin, banquier… Mais je n’allais pas l’empêcher de faire ses propres choix – je ne les trouvais pas pertinents, mais ce n’était pas à moi d’en juger. Mais il s’est aussi composé un personnage d’artiste, avec toutes les lubies qui peuvent aller avec ; même si cela s’accorde sans doute avec son caractère, lunatique, passionné… Je sais que c’est un véritable artiste, et pas un poseur comme il y en a tant. Mais… Ce sont peut-être des préjugés de vieux bonhomme, mais je crois que les vrais artistes sont parfois… trop sensibles à… certaines choses… Je crains que Jonathan soit dans ce cas. Toujours est-il qu’il s’est de plus en plus dressé contre Judith et moi-même. Dire quelle était la raison de notre dernière dispute, j’en serais bien incapable – tant de choses se sont accumulées… Mais que voulez-vous faire, le concernant ? » Gordon reprend la parole : le trouver, déjà ; l’aider, aussi – dans ses éventuels déboires, et financièrement ; mais il s’agit donc aussi de retrouver cette jeune fille – quel que soit le lien avec Jonathan Colbert, si même il y en a un. Le Pr Colbert suppose qu’il doit dans ce cas les remercier – même s’il dit ne pas être bien certain que ce soit la meilleure chose à faire que d’entretenir son fils dans ses fantasmes… Gordon loue toutefois sa révolte juvénile – l’apanage des grands artistes débutants ; plus tard, peut-être saura-t-il trouver une voie plus mature et constructive…

[VIII-10 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Jonathan Colbert, Sigmund Freud, Judith Colbert] Trevor Pierce demande au professeur s’il a constaté une évolution dans les sujets traités par son fils. Harold Colbert pèse sa réponse – mais se tourne en fait à nouveau vers Veronica Sutton : « Il a eu une sorte de… de crise. Peut-être… Peut-être était-ce simplement un adolescent qui se rebellait, comme tous les adolescents se doivent de le faire. » Il s’interrompt, et fixe la psychiatre dans les yeux ; puis il reprend : « C’était au printemps 1925. Il était très difficile à vivre, à l’époque, et m’inquiétait énormément. » Il se tait subitement, ne lâchant pas des yeux Veronica – qui en est un peu décontenancée… « Vous l’aviez dit tout à l’heure trop sensible à certaines choses ; est-ce à cet épisode que vous faisiez allusion ? » Le regard du professeur est plus perçant que jamais – et il ne sourit plus du tout, il est d’une extrême gravité ; il hoche presque imperceptiblement la tête. Puis : « Vous êtes psychiatre ? Psychanalyste, peut-être aussi ? » Veronica acquiesce – c’est une de ses « marottes »… « Vous n’êtes pas si nombreux à San Francisco – tout particulièrement parmi les femmes… Ce n’est pas une matière que je maîtrise très bien. Le Dr Freud a écrit sur l’interprétation des rêves, n’est-ce pas ? Je n’adhère pas vraiment à ses vues. En tant que spécialiste du symbolisme, j’imagine que cela peut paraître étrange, mais… je ne crois pas qu’interpréter les rêves sur la base de grilles de lecture symboliques soit si pertinent que cela. Les rêves peuvent avoir une autre portée, et le symbolisme n’explique pas tout – s’il explique quoi que ce soit. Toujours est-il qu’à l’époque Jonathan a… beaucoup... rêvé ; de ces rêves rares dont on se souvient au réveil – et des rêves… déstabilisants... » Veronica Sutton croit comprendre ce dont il veut parler – elle réalise qu’à l’époque dont parle le professeur, un nombre inhabituel de ses patients, et tout particulièrement des artistes, des auteurs, etc., avaient adopté un comportement étrangement similaire, même si elle n’en a plus les noms en tête : ils étaient venus lui parler de leurs rêves toujours plus étranges, et dont ils se souvenaient très bien, aussi aberrants fussent-ils… En fait, la littérature scientifique d’alors s’en était fait l’écho, de par le monde entier ; on avait avancé de nombreuses théories, mais rien de déterminant – puis la crise a cessé, et on a tout simplement cessé d’en parler… Veronica comprend par ailleurs que le Pr Colbert lui a fait passer une sorte de test : il s’agissait de voir si elle ferait le lien, base nécessaire à de plus amples révélations. Elle joue le jeu, et le signifie en appuyant sur la date de la crise : « En 1925. Approximativement entre février et fin avril. » Il hoche imperceptiblement la tête. La psychiatre lui demande alors si son fils lui en a dit plus sur le contenu de ses rêves...

[VIII-11 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Harold Colbert ; Judith Colbert] Mais le visage du Pr Colbert se décrispe soudainement, et il botte en touche – mais toujours en regardant Veronica Sutton, il a en fait totalement lâché les autres (qui s’en rendent compte, et ça peut les mettre un peu mal à l’aise) : « Judith est très affectée par ce qui s’est produit, et fatiguée, je crois que je ferais mieux de m’occuper d’elle. Si vous voulez bien me tenir au courant de l’avancée de vos investigations ? Vous savez comment me contacter. Mais je vous prie de bien vouloir me laisser, maintenant. » Il se lève, les autres font de même ; Gordon Gore le remercie d’avoir bien voulu les recevoir, et l’assure qu’il lui fera savoir où en est leur enquête.
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