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L'Intégrale des haïkus, de Bashô

Publié le par Nébal

L'Intégrale des haïkus, de Bashô

BASHÔ, seigneur ermite, LIntégrale des haïkus, édition bilingue, traduction [du japonais], adaptation et édition établies par Makoto Kemmoku et Dominique Chipot, Paris, La Table ronde – Points, [2012] 2014, 474 p.

TOUJOURS PAS – VRAIMENT PAS

 

Lors de mon bilan bloguesque et chaînesque 2017, j’avais livré ce terrible aveu : une de mes meilleures lectures de l’année… avait été un recueil de poésie, l’Anthologie de la poésie japonaise classique éditée par le général Renondeau. Diantre ! Mais oui, j’y avais trouvé des choses très belles, et très enthousiasmantes – notamment dans la plus « classique » des poésies japonaises classiques, celle des époques de Nara et de Heian, avec quelque figures marquantes comme Ki no Tsurayuki (ou Ariwara no Narihira, mais ailleurs), et, plus tard, à l’époque de Muromachi, les pièces de nô de Zeami, mais là on est dans un tout autre domaine.

 

Et c’était assez surprenant. Pas tant en raison de ma pose délibérément idiote « la polésie c’est nul et les pouètes n’en parlons pas », que parce que mon premier contact avec la poésie japonaise, très banalement, s’était fait, mais dans la douleur, au travers de la forme du haïku, la plus courte de poèmes déjà courts, et dont on a fait la quintessence de la poésie japonaise la forme poétique autochtone qui séduirait puis fascinerait les poètes occidentaux la découvrant après l’ouverture du Japon en 1853, éventuellement aux dépends de tout le reste.

 

Je ne vais pas revenir ici en détail sur les notions, hein – j’en ai parlé dans mes chroniques de l’Anthologie de la poésie japonaise classique, donc, et d’une autre anthologie plus spécifique, Haiku : anthologie du poème court japonais. Rappelons simplement quelques éléments clefs : le poème japonais, traditionnellement, est court, et, techniquement, il se focalise sur le nombre de syllabes, ou mores ; le poème court classique le plus répandu est le tanka, qui fait se succéder trois vers de cinq, sept et cinq syllabes, puis deux autres de sept syllabes chacun. La poésie japonaise est souvent une pratique collective, et l’on enchaîne les poèmes créés sur le pouce dans des réunions spécialement conçues à cet effet – ce qui peut nous donner des poèmes enchaînés comme le renga, faisant se succéder des tanka « coupés en deux », un poète composant le tercet initial, suivi par un autre qui livre l’envoi en jouant sur les mots, les thèmes, etc., du « demi-poème » qui précède, etc. Le tercet initial, on le dénomme hokku, et, progressivement, justement avec notre Bashô notamment, il va s’émanciper de la structure collective du renga pour constituer un poème complet et valant pour lui-même : c’est ce que nous appelons aujourd’hui le haïku, mais attention, ce terme est un néologisme inventé par Masaoka Shiki et datant de l’ère Meiji, époque de la « redécouverte » de ce genre poétique, qui permettrait également sa diffusion hors de l’archipel dans les circonstances que l’on sait – les « haïkus » de Bashô, ni lui ni ses contemporains ne les désignaient ainsi.

 

Mais justement : Bashô ! On en a fait le poète japonais – pas seulement dans sa période, au tournant de nos XVIIe et XVIIIe siècles, qui constitue un des pics de la création littéraire japonaise (on l’associe alors à Saikaku, le romancier, et Chikamatsu, le dramaturge), mais bien au-delà. Et il est irrémédiablement associé au haïku – sinon comme étant à proprement parler l’inventeur du genre, du moins comme étant celui qui lui a conféré ses lettres de noblesse (peut-être paradoxalement, car ce genre était alors particulièrement associé à un registre humoristique et léger, auquel Bashô lui-même semblait tenir, encore que les avis puissent diverger ?). Ce qui revient peut-être au même. En tout cas, il constituerait dès lors le modèle avec lequel les autres grands haïkistes ultérieurs (Issa, Buson, Shiki…) devraient composer, quitte à s’opposer à lui (rappelons que Shiki, qui a forgé le mot « haïku », tenait Bashô en moindre estime que certains de ses successeurs).

 

Du coup, qui se montre curieux de la poésie japonaise, et plus particulièrement du haïku, aura de fortes chances de mettre assez rapidement la main sur un recueil signé Bashô. C’est ce qui m’était arrivé il y a une douzaine d’années de cela, quand l’enthousiasme de la découverte m’avait incité à me procurer le très court volume intitulé Cent Onze Haiku, compilé et traduit par Joan Titus-Carmel, ouvrage disponible aux éditions Verdier.

 

Et , le choc : je n’y a ai absolument rien compris, je n’en ai jamais saisi ou ne serait-ce qu’approché la valeur poétique – je ne ressentais rien à la lecture de ces petits poèmes, sinon une profonde perplexité. L’an dernier, j’avais relu ce recueil, en me disant naïvement que les choses avaient peut-être changé (pis, bon, hein : ça se lit vite, c’est peu dire…), mais non, toujours rien.

 

Mais je suis têtu, pour ne pas dire borné : les expériences heureuses de l’Anthologie de la poésie japonaise classique, surtout, et, dans une bien moindre mesure, de Haiku : anthologie du poème court japonais, m’ont incité à tenter une nouvelle fois de lire Bashô – cette fois dans cette Intégrale des haïkus, tant qu’à faire, comprenant un millier de poèmes (mais il y a un « mais », de taille, et j’y reviendrai), recueil qui a en outre le bon goût d’être bilingue : je me suis dit, sans doute, que, même si ça ne me parlait pas, cela demeurerait un livre utile, sur lequel je pourrais revenir dans le cadre de mes études… On a de ces prétextes, hein !

 

D’autant qu’à quelques très, très rares exceptions près, infinitésimales à ce stade, le même effet s’est reproduit : même en étant un tout petit peu plus imprégné des codes de la poésie japonaise (surtout de celle des périodes antérieures, certes), même en ayant découvert, rares mais nécessaires, des haïkus qui me parlaient dans l’anthologie composée par Corinne Atlan et Zéno Bianu, le fait demeure que la poésie de Bashô reste à mes yeux totalement hermétique, au point où je suis parfaitement incapable de ne serait-ce qu’en deviner, à peine entrevoir, la valeur poétique…

 

Cette chronique, une fois de plus très embarrassée, sera donc un nouveau constat d’échec.

 

L’ERMITAGE ENTRE DEUX ERRANCES

 

Quelques mots, très hâtivement, sur la vie de notre auteur, tout de même.

 

Bashô a vécu cinquante ans, de 1644 à 1694 – soit durant l’époque d’Edo (1604-1868). Comme noté plus haut, encore qu’un peu précoce, notre poète se retrouve ainsi généralement associé à l’ère Genroku (1688-1704), à l’intérieur de l’époque d’Edo, considérée comme en constituant l’apogée notamment au plan culturel, avec d’autres grands auteurs comme son exact contemporain le romancier Saikaku (1642-1693) et, un peu plus tardif (du moins en ce qui concerne le pic de sa création), le dramaturge Chikamatsu (1653-1725).

 

Bashô est un pseudonyme, bien sûr – qui signifie littéralement « bananier » ; le nom vient de ce qu’un de ses disciples, Rika, lui avait offert un plant de cet arbre pour l’ermitage de Fukagawa, à Edo (la future Tôkyô), où vivait le poète entre deux voyages ; l’ermitage avait ainsi été rebaptisé « ermitage du bananier », Bashô-an, et le poète a adopté le pseudonyme de Bashô pour cette raison – se délectant sans doute de ce que ce sobriquet pouvait avoir de « cocasse ». Il avait employé auparavant d’autres pseudonymes, Sôbô, Tôsei, mais c’est bien le nom de Bashô qui demeurera dan l’histoire littéraire.

 

Bashô, pseudonyme donc, remplace le prénom, et est souvent employé seul. Mais la désignation la plus exacte serait Matsuo Bashô, qui associe le sobriquet, en seconde position, au patronyme du poète. Selon les usages du temps, et en notant que Bashô était issu d’une famille de samouraïs, quand bien même de rang passablement mineur, il avait auparavant porté deux noms (officiels) différents, d’abord celui de Matsuo Kinsaku quand il était enfant, ensuite celui de Matsuo Munefusa une fois devenu adulte.

 

Mais Bashô n’avait visiblement pas envie de vivre selon son rang : même s’il avait noué et entretenu des liens dans la famille de ses supérieurs, et s’il a un temps été fonctionnaire (avant d’abandonner totalement tout service de cet ordre), le jeune Munefusa, ni guerrier, ni administrateur, a plus ou moins rompu avec son clan et sa caste pour se consacrer aux lettres, ce qui en tant que tel ne présentait aucune incompatibilité, mais en y associant un mode de vie bien particulier, fait de longues errances à travers le Japon, des voyages de plusieurs années parfois, entrecoupés de moments plus sédentaires dans tel ou tel ermitage, mais surtout, donc, au Bashô-an de Fukagawa, à Edo, où notre vagabond s’était plus ou moins « fixé », si l’on ose dire.

 

Bashô mène une vie simple, pauvre peut-être, détachée des choses matérielles sans doute, mais pas miséreuse – car il rencontre très vite un grand succès, on admire ses poèmes (ses premières publications ont lieu alors qu’il est encore très jeune, on ne le remarque que davantage), et de riches et généreux donateurs ne manquent pas, le cas échéant, de lui faire l’aumône. Mais sa mise est simple, à l’instar de son mode de vie : il a tout d’un moine, à en juger par sa vêture, son ermitage et ses errances, pourtant il ne revendique pas ce titre, voire déclare explicitement ne pas être un religieux. Par contre, il est notoirement d’une constitution fragile, ce qui ne facilite pas exactement ses voyages… Mais il est déterminé et fait avec – nombre de ses haïkus, toutefois, se font l’écho de ses problèmes de santé, voire de la folie de pareil mode de vie dans ces circonstances : il y a de quoi y laisser ses os !

 

En voyage, au gré des étapes et au travers de ses fameux carnets, ou à son ermitage, Bashô compose de nombreux haïkus – régulièrement de manière collective, en réunion, avec ses confrères puis ses disciples (qui apparaissent très souvent dans ce volume, au côté de références plus classiques, japonaises comme chinoises) ; car le poète fonde sa propre école après avoir suivi personnellement les préceptes d’écoles plus classiques, qui ne lui convenaient pas, et dont il a préféré se séparer. Outre des anthologies que Bashô compile, plusieurs recueils paraissent ainsi, en solitaire comme les carnets de voyage, ou en commun.

PLUS OU MOINS L’INTÉGRALE

 

Ce qui nous amène à la question de « l’intégrale » des haïkus de Bashô. Le titre, à certains égards est trompeur… car les éditeurs (qui ne s’en cachent certainement pas, si la couverture ne le mentionne pas) ont sciemment exclu de cette compilation tous les haïkus composés par Bashô en séances collectives, jugeant qu’ils ne faisaient pas sens indépendamment.

 

Ce volume comprend cependant en dernier recours une exception, sans doute destinée à confirmer la règle, même si elle ne m’a pas fait cet effet, avec Nuit de Fukagawa, un renga ou plus précisément un kasen, de trente-six strophes, composé en tête à tête par Bashô et son disciple Etsujin – ce qui donne donc dix-huit poèmes (de trois vers, des haïkus donc, ou de deux, pour compléter, alternativement) commis par Bashô, et le même nombre pour son élève.

 

Or les séances collectives sont essentielles dans l’art du haïku, à cette époque du moins. Le résultat est que, en mettant Nuit de Fukagawa de côté, cette « intégrale » compte 975 poèmes composés par Bashô seul (qui sont tous numérotés et classés par ordre chronologique, avec une dernière section d’une trentaine de poèmes dont la date de composition est inconnue – je note au passage que l’ère Genroku est singularisée) ; or on estime que, si l’on y ajoute les séances collectives, Bashô aurait écrit plus de 2000 haïkus ! Dès lors, cette « intégrale » ne comprend en fait que la moitié, en gros, de sa production de haïkiste…

 

Je ne formule bien évidemment pas ici le moindre reproche : parfaitement ignare en la matière (justement), je ne dispose certainement pas des clefs pour juger si cette exclusion est pertinente ou malvenue, et je suis convaincu que les éditeurs savaient très bien ce qu’ils faisaient. Mais il me paraissait important de signaler ce point, qui n’a rien d’une évidence.

 

Notons au passage que certains poèmes ont pu susciter des problèmes d’attribution, mais la matière semble plus claire aujourd’hui, et, si l’on met de côté les strophes composées par Etsujin dans Nuit de Fukagawa, tous les poèmes ici reproduits sont attribués sans plus d’ambiguïtés à Bashô.

 

TRADUIRE LES HAÏKUS DE BASHÔ

 

On y revient toujours, et les compilateurs dans ces termes exactement : traduire, c’est trahir… Ça n’est probablement jamais aussi vrai qu’en matière de poésie, et, dans ce registre, peut-être les haïkus, de par leur brièveté autant que leur altérité fondamentale aux yeux d’un lecteur français, sont-il encore plus redoutables que tout le reste. Composer pareil recueil implique forcément de se poser des questions au préalable, et de définir une ligne générale qui, en tant que telle, sera jugée la plus pertinente, même si aucune, sans doute, n’est totalement satisfaisante.

 

Mais quelques points doivent être mentionnés au préalable. Il s’agit donc d’une édition blingue : chaque poème figure tout d’abord en japonais, dans un premier temps en kanji et kana, sur une ligne (mise en page classique, à l’horizontale et lue de gauche à droite ; rappelons que la présentation en trois vers avec retour à la ligne est une convention occidentale pour la traduction – elle est classiquement reprise ici), puis en rômaji, sur une ligne également, ce qui permet de se faire une idée des sonorités. Je note, en novice, que repérer les césures n’est pas toujours évident, même en sachant ce qu’il en est de la rythmique de manière générale – cela demande sans doute une compétence et une expérience qui vont bien au-delà, pour que l’appréhension du rythme et de la scansion devienne peu ou prou intuitive.

 

Une chose, cependant : seul les haïkus au sens le plus strict sont ainsi disponibles en bilingue ; or nombre de ces poèmes sont précédés d’un « avant-propos », ou « chapeau », en prose, conçu également par Bashô et classiquement destiné à donner un contexte au poème – mais ces passages en prose ne figurent ici qu’en français (et encore – j’y reviendrai).

 

Je remarque aussi, et c’est tout à fait bienvenu, que, dans le très abondant paratexte (introduction détaillée et notes assez copieuses en fin de volume), nombre de termes japonais (géographiques, culturels, etc.) sont de même rapportés à la fois en rômaji et en kanji et kana, ce qui est très appréciable.

 

Mais venons-en donc à la traduction à proprement parler. Makoto Kemmoku et Dominique Chipot ont globalement privilégié le parti de la souplesse et de la fluidité, disons. Cela signifie notamment qu’ils ont choisi de ne pas s’enfermer en français dans le carcan des dix-sept syllabes réparties en trois vers de cinq, sept et cinq syllabes. Par ailleurs, dans une même optique, ils ont veillé à ne pas rendre une traduction « trop poétique », je cite – entendre par-là au sens « occidental », ou peut-être même, plus précisément, « français » : métrique rigide et rimes ne sont donc pas de la partie.

 

Si les haïkus de Bashô demeurent hermétiques à mes yeux (et mes oreilles), ce n’est donc pas en raison de leur rendu en français – à titre de comparaison, j’aurais envie de dire qu’il s’agit d’une approche aux antipodes de celle d’un René Sieffert, dont la plume très élégante s’attache souvent à rendre d’une manière ou d’une autre certains « archaïsmes », ce qui en rend la lecture en français très belle, certes, mais guère intuitive. Le travail des traducteurs, ici, pourrait peut-être être rapproché de celui effectué dans l’Anthologie de la poésie japonaise classique ou les Contes d'Ise par Gaston Renondeau, ou plus récemment dans Haiku : anthologie du poème court japonais, par Corinne Atlan et Zéno Bianu ? Ça me paraît en tout cas très approprié en l’espèce.

 

Je reviens cependant sur la question des « avant-propos » : les traducteurs en ont parfois (souvent ?) fait l’économie, et en écourtant éventuellement ceux qu’ils conservaient malgré tout, quand ils ont jugé que ces quelques lignes ne présentaient pas d’apport significatif. Pour les mêmes raisons que dans la section précédente, je ne peux pas leur en faire le reproche ; je relève toutefois que ces passages en prose, quand ils ont été conservés, et au premier chef les plus longs d'entre eux, m’ont à plusieurs reprises bien davantage parlé que les poèmes qu’ils ont pour fonction d’introduire – mais ça, c’est mon souci, très personnel…

 

S’il est un point sur lequel j’ose, même très timidement, avancer une très, très vague critique, c’est concernant la question du vocabulaire – qui a impliqué certains choix, dont les traducteurs s’expliquent comme du reste. Le haïku, de par son caractère de miniature très délicatement travaillée, nécessite souvent l’emploi d’un lexique très précis – un lexique naturaliste, notamment : fleurs, animaux, phénomènes météorologique, etc. En outre, nous parlons ici de poèmes datant du XVIIe siècle – dans une langue différente à deux degrés, dans l’espace et dans le temps, du point de vue de traducteurs français ; aussi les dictionnaires modernes ne sont-ils pas toujours des plus utiles pour guider la traduction. Et, ici, j’ai l’impression qu’il y a quelques « pains » à l’occasion… Par excès de précision, le cas échéant ? Je me contenterai d’un exemple (que je n’avais pas numéroté, cependant, mes excuses – mais je crois que le problème revient à plusieurs reprises, en même temps) : parfois, les nuages que Bashô décrit dans ses haïkus deviennent en français… des « cumulo-nimbus ». Pour le coup, le terme très précis, scientifique même, sonne étrangement dans la traduction française, et, en ce qui me concerne, moi qui peinais déjà à discerner la saveur poétique de ces haïkus, c’est le genre de larsen malvenu qui me sort illico du texte et m’empêche d’y revenir (et pourtant j'aime ça, les larsens)… Le même problème se pose assez souvent, même si moins frontalement, pour des végétaux, par exemple – les auteurs nous épargnent le latin botanique, mais le rendu demeure un peu trop sec à l'occasion : il ne fallait sans doute pas être « trop poétique », donc, mais ici, je crois que, parfois, les traducteurs ne l’ont peut-être pas été assez. Cet effet de distance relève même parfois de l’anachronisme – prohibant peut-être encore davantage l’immersion dans le fugace moment poétique qu’est essentiellement le haïku, que je suppose un peu trop dénaturé de la sorte...

MA COURTE SÉLECTION…

 

Comme pour mes chroniques de l’Anthologie de la poésie japonaise classique et de Haiku : anthologie du poème court japonais (et, dans un autre registre, de L’Art japonais, de Joan Stanley-Baker), je vais maintenant me livrer à une petite – très petite – sélection de ce qui a pu me parler dans tout ça.

 

Mon avertissement habituel tient toujours : je ne prétends pas un seul instant livrer le « meilleur » du recueil, seulement ce qui m’a plu – et j’aurai plus loin l’occasion de montrer que cette sélection, en rien représentative de l’art de Bashô, rassemble en tant que telle des poèmes pas toujours parmi les plus appréciés des amateurs éclairés

 

Mais il s’agit donc d’une très courte sélection. Comme pour les deux précédents ouvrages cités, j’ai noté au fur et à mesure ce qui me parlait – ce qui me parlait vraiment, car je ne voulais pas faire trop large et englober des haïkus qui, au fond, ne m’évoquaient finalement pas grand-chose, simplement par défaut –, mais, si les nombres doivent parler d’eux-mêmes, alors le constat a quelque chose d’inquiétant : toujours en mettant de côté Nuit de Fukagawa (mais pas de manière forcément délibérée, cette fois), sur les 975 haïkus de Bashô que comprend cette « Intégrale », j’en ai relevé… dix-neuf seulement qui m’ont fait vibrer d’une manière ou d’une autre. Ah, quand même… C’est pas beaucoup, hein ?

 

C’est pas beaucoup.

 

Trois qui...

 

Bon, je vais mettre à part les trois que j’ai préférés – en les citant dans leur traduction française uniquement, bien sûr, avec « avant-propos » en prose de Bashô le cas échéant (s’il est écourté ou absent, ce n’est pas de mon fait mais en raison des choix de cette édition), et en les faisant précéder par leur numéro en gras ; je les présente donc dans l’ordre chronologique.

 

85.

Sous une couverture de gelée,

Un enfant abandonné

Sur un matelas de vent

 

Un poème qui me touche, oui – mais dans un genre très mélodramatique (qui a pu me faire penser au « Dialogue de deux pauvres » de Yamanoue no Okura, issu du Man.yôshû et repris dans l’Anthologie de la poésie japonaise classique). Or ce registre n’est vraiment pas représentatif de l’art de Bashô, en principe plus léger voire prosaïque, et je ne suis pas exactement certain, du coup, que ce genre de pièce émouvante et même déchirante, sur un mode larmoyant, soit très prisé des connaisseurs…

 

Ce que j’adore, dans le poème suivant, c’est en fait clairement le « chapeau » en prose – on voit ici particulièrement combien cette contextualisation peut s’avérer importante, et en même temps combien la prose, dans certains cas, peut se montrer aussi pertinente, pour ne pas dire virtuose, au plan littéraire, que le poème qu’elle a censément pour fonction d’introduire et rien de plus :

 

182.

[Au début du mois de septembre, je suis retourné au pays natal. Les hémérocalles flétries par la gelée, il ne restait plus aucune trace de ma mère. Tout a changé : les tempes de mes frères et sœurs ont blanchi, et des rides se sont formées entre leurs sourcils. Nous n’avons pu que dire : « Soyons heureux d’être encore en vie ! » Rien de plus. Mon frère aîné, qui a ouvert une bourse à amulettes, m’a dit : « Prie ces cheveux de notre mère. Cette bourse est semblable au coffret incrusté de joyaux d’Urashima. Tes sourcils aussi blanchissent. » Et nous avons pleuré un moment…]

Au creux de ma main

Désagrégés sous mes chaudes larmes

Tel le givre d’automne

 

Note en passant : la légende d’Urashima Tarô, j’en avais parlé à l’occasion d’un poème très ancien (extrait du Man.yôshû) figurant dans l’Anthologie de la poésie japonaise classique. C’est un mythe très archaïque, auquel la poésie japonaise, entre autres, a semble-t-il très souvent fait référence au fil des siècles.

 

Dernier poème à m’avoir vraiment touché – cette fois d’une manière plus singulièrement poétique, avec la très belle, très inattendue et très saisissante métaphore du dernier vers :

 

447.

[Oraison funèbre pour quelqu’un.]

Sous la cendre

Le feu de charbon de bois s’éteint –

Bruit de larmes cuites

 

Voilà.
 

C’est…

 

Peu.

 

On va dire.

Seize autres, tout de même, qui...

 

Mais je vais citer maintenant, non que cela change grand-chose à ce cruel constat d’incompréhension totale, seize autres haïkus qui m’ont tout de même fait un petit quelque chose… Je reprends l’ordre chronologique du départ.

 

6.

Crachin de juin –

Depuis longtemps je néglige

Le visage de la lune

 

27.

Contemplant les fleurs sans lassitude,

Mon carnet de haïkus

Rarement sorti du sac

 

Je parlais d’éventuels anachronismes tout à l’heure, « haïkus » ici en est clairement un, mais du genre pas le moins du monde problématique, en vérité – d’autres m’ont bien davantage fait hausser le sourcil.

 

66.

L’année va finir,

L’année va finir…

Déjà, la fin de l’année

 

J’ai l’impression que nombre de haïkus de Bashô ou d’autres jouent de ce genre de répétitions, mais ici ça fait pleinement sens, d’une manière aussi sonore que pertinente. Ça peut valoir le coup, ici, de reproduire également le poème originel en rômaji :

 

nari-ni-keri nari-ni-keri made toshi no kure

 

La répétition est donc un peu moins marquée, ou un peu plus subtile, dans le texte japonais, et la césure, du fait de la rythmique, ne produit pas non plus le même effet.

 

72.

Espérant le chant du coucou,

J’entends les cris

Du marchand de légumes verts

 

Là, je crois qu’on tient malgré tout quelque chose de plus typique de la poésie de Bashô, avec un aimable humour qui imprègne un tableau d’essence prosaïque (voire « vulgaire », je suppose que la connotation n’est pas forcément absente ici).

 

75.

Dans la moustiquaire d’Ômi –

En sueur

Comme submergé par le lac

 

92.

Premières fleurs de cerisier –

L’impression en les voyant

De pouvoir vivre soixante-quinze ans

 

Ce qui me plaît bien, dans le poème qui précède, c’est l’inversion, apparente du moins ? de la symbolique traditionnelle de la fleur de cerisier, vrai cliché nippon de l’éphémère (et, non, Bashô n’a pas atteint l’âge de 75 ans, si vous vous posiez la question : il est mort dans sa cinquante-et-unième année – bien après la composition de ce poème, ceci dit, on est encore dans les œuvres de jeunesse).

 

111.

Nuit sous les fleurs –

Ascète raffiné à l’excès

Je me surnomme « Seigneur Ermite »

 

Ce haïku éclaire donc cet étonnant « Seigneur Ermite » du titre et de la couverture ; mais, surtout, il montre un poète porté à l’autodérision, sur un mode gentiment moqueur – c’est toujours appréciable.

 

123.

[Impressions sur une nuit froide à Fukagawa.]

Battant les vagues

Le bruit d’une rame glace mes entrailles –

Pleurs dans la nuit

 

Une ambiance mélancolique et même un peu effrayante, ceci alors même que « Fukagawa » désigne l’ermitage de Bashô à Edo – je ne suis pas certain qu’il ait été déjà à cette époque le Bashô-an, avec le cadeau du bananier par Rika ? Mais, dès 1680, Bashô avait installé son école à cet ermitage ; en fait, le poème cité juste avant indiquait sans doute déjà, à sa manière, que le « seigneur ermite » Bashô avait des disciples.

 

171.

[La première année de l’ère Jôkyô (1684), au mois d’août, à l’automne, j’ai quitté mon humble ermitage au bord de la rivière. Sans raison, le vent me transperce.]

Le vent me transperce –

Résigné à y laisser mes os

Je pars en voyage

 

Un des poèmes, donc, où Bashô fait état de sa condition fragile, et en même temps de sa résolution à poursuivre ses vagabondages ; c’est probablement un des plus fameux haïkus de ce registre, que les traducteurs mentionnaient à titre d’exemple éloquent dans leur introduction.

 

210.

[Au jour de l’an.]

Jour de l’an –

En y réfléchissant

Triste comme un soir d’automne

 

Ben oui, je suis plus touché par les haïkus mélancoliques, moi...

 

234.

[Passant le chemin de montagne à Ôtsu.]

Sur le chemin montagneux

Une violette me fascine

Sans raison

 

Ça me paraît une bonne définition de l’approche poétique du haïkiste...

 

253.

Les nuages épars

Nous reposent

D’admirer la lune

 

J’imagine qu’il serait possible de tirer toute une théorie esthétique de ce fameux haïku – en fait, ça a très probablement été le cas, et ça peut renvoyer à la notion (ou aux notions) de wabi-sabi, je suppose ; il y a peut-être de cela dans le fameux Éloge de l’ombre de Tanizaki Junichirô ? Cela peut aussi, éventuellement, être associé au concept de mitate, qu’on en fasse une « nippologie » ou pas (je vous renvoie éventuellement à ma chronique de l’ouvrage de Philippe Pelletier publié dans la collection « Idées reçues » du Cavalier bleu).

 

320.

[À Amatsu-Nawate sur un étroit chemin dans la rizière, un vent glacial souffle de la mer.]

Soleil d’hiver –

Je suis une ombre gelée

Sur son cheval

 

432.

[Au mont Obasute.]

Une image –

Une vieille femme seule pleure

Amie de la lune

 

« Chapeau » indispensable : le « mont Obasute » renvoie sans ambiguïté à la légende qui a inspiré à Fukazawa Shichirô son Narayama (et donc les excellentes adaptations cinématographiques de cette très belle nouvelle par Kinoshita Keisuke et Imamura Shôhei ; la « vieille femme seule », ici, a donc clairement été abandonnée par son fils dans la montagne pour y mourir.

 

446.

[Oraison funèbre en mémoire de la femme de Rika.]

Froide, la couverture ouatée

Où vous vous glissez –

Nuit de solitude

 

Rika était donc le disciple de Bashô qui, en lui offrant un bananier, lui avait sans le savoir offert en même temps son pseudonyme « historique ».

 

774.

[En 1693, Bashô est âgé de cinquante ans.]

[Jour de l’an.]

D’année en année

Faire porter un masque de singe

À un singe, pourtant…

 

Humour un peu las, autodérision aimable, à étendre éventuellement au reste du monde, ça me plaît bien, même si pas forcément pour les meilleures raisons. Notez, au début de « l’avant-propos », la mention de l’âge du poète – par lui-même, je crois, hein ! Cela revient régulièrement dans cette « Intégrale », et j’imagine que ce genre d’entrées en matière a été fort utile aux exégètes. Mais, en l’espèce, cette mention porte éventuellement en elle-même une certaine mélancolie ? Car Bashô mourrait l’année suivante...

 

 

Mais voilà : j’ai fini.

QUI EN DIT LONG ?

 

Dix-neuf poèmes en tout.

 

Sur 975.

 

Qui plus est, dix-neuf haïkus sans doute guère représentatifs de l’art de Bashô, à quelques exceptions près. Parce que le naturel chassé revient forcément au galop, j’ai clairement privilégié les poèmes les plus mélancoliques, parfois même mélodramatiques (voyez surtout le premier cité) ; ils sont là, et il y en a bien d’autres, mais, pour autant, ils donnent sans doute une idée fausse de l’œuvre du maître du haïku, toutes proportions gardées…

 

Encore que je sois très mal placé pour en débattre, manquant de références et de recul. Mais le haïku, à l’origine, est un genre poétique qui se veut léger, souvent humoristique, parfois même vulgaire. Il semblerait que les admirateurs de Bashô ne soient pas toujours d’accord entre eux à cet égard, ceci dit : pour certains, Bashô a réalisé l’autonomie du hokku justement en le dégageant de ses premières connotations essentiellement prosaïques.

 

Pourtant, j’ai bien le sentiment que cette légèreté était primordiale – et l’humour demeurera souvent un trait marqué du haïku ; quand j’avais traité de Haiku : anthologie du poème court japonais, j’avais notamment relevé des poèmes d’Issa qui jouaient franchement de cette carte – et y figuraient également des haïkus de Natsume Sôseki où c’était de même très sensible, de manière éclatante, même.

 

En cela, Bashô était un homme de son temps, j’imagine – de cette pratique poétique au « monde flottant » des romans de Saikaku, puis des estampes, et aux Tragédies bourgeoises de Chikamatsu, le lien semble se faire tout naturellement ; peut-être trop, à vrai dire, et je devrais laisser les spécialistes en décider…

 

Mais, au-delà, les haïkus de Bashô renvoient aussi à une technique particulière, certes dégagée des contraintes jugées stériles des écoles d’abord fréquentées par le jeune poète, mais il a à son tour exprimé des principes de composition qui, justement, ont fait école – des thèmes, par exemple avec le jeu sur les saisons, comme des procédés, ainsi avec l’importance de la césure.

 

Et il y a aussi, je suppose, au-delà du seul cas de Bashô, cette idée que le haïku, par essence, exprime sur un mode fugace, celui de l’apparition, presque du satori diraient peut-être certains, le moment où le détail résonne avec l’infini, le petit avec le grand. Cela ressort clairement de nombre de poèmes ici, y compris parmi ceux que j’ai cités, mais le ton particulier de ces derniers les distingue tout de même de ces très nombreuses variations sur le chant du coucou, ou sur la contemplation d’une fleur ou d’un insecte, qui paraissent constituer la quintessence du haïku.

 

Chose étrange : ce principe, de manière abstraite, me parle beaucoup – pas seulement en poésie, s’entend. Mais, si je le devine régulièrement, dans la plupart des poèmes ici compilés, l’image sur le moment… ne m’a fait aucun effet. Absolument aucun. Je n’y ai pas décelé la valeur poétique qui fait de ces petites pièces, nous dit-on, des monuments de littérature, des sommets de finesse et d’empathie. Je n’y ai vu que des mots accolés les uns à la suite des autres, décrivant bien trop souvent un mince tableau, sans guère d’intérêt en tant que tel, et dans une forme poétique si épurée qu’elle assèche l’émotion éventuelle.

 

Me concernant. Bien sûr. .À l’évidence, je ne vais pas partir en croisade contre Bashô et ses admirateurs : sans doute est-il objectivement l’immense poète que l’on dit, et je ne suis aucunement en mesure de suggérer le contraire – je n’en ai pas le moins du monde envie, par ailleurs. Le problème, c’est moi, pas Bashô.

 

CONSTAT D’ÉCHEC – UNE FOIS DE PLUS

 

Il n’en reste pas moins que cette lecture est un nouveau constat d’échec.

 

Pousserai-je le vice jusqu’à en retenter la lecture un de ces jours ? Malgré tout ? J’imagine que ça n’est pas exclu… Je ne désespère pas encore, mais peut-être le devrais-je, d’acquérir davantage de clefs pour comprendre ce qui est si fort ici, jusqu’à ce que l’appréciation des haïkus de Bashô devienne pour moi « instinctive » ; après tout, il s’agit probablement bien davantage de toucher au cœur qu’à la tête.

 

En l’état, ce n’est pas le cas – toujours pas.

 

Je compte cependant poursuivre mes lectures épisodiques de poésie japonaise – y compris de ce genre qui me dépasse tant, ces satanés 5-7-5 qui me narguent, les cruels ! Mais peut-être faudrait-il m’y prendre autrement ? Par exemples en lisant d’autres grands haïkistes – Haiku : anthologie du poème court japonais m’avait ainsi amené à retenir notamment les noms d’Issa ou, plus tard, de Shiki…

 

On verra bien ?

 

Allez.

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A
Analyse brillante...<br /> Étant en train de lire l'intégrale en ce moment même, Il est toujours interessant de constater la sensibilité de quelqu'un d'autre sur une oeuvre commune. Ce qui est plutôt marrant, c'est votre séléction de haïkus que je trouve être excellente. J'ai ressenti a peu de chose près la même émotion concernant ceux que vous avez cités, preuve qu'en matière de sensibilité, votre coeur semble être en bonne santé et que Bashô à écrit de grandes choses! La différence entre nous deux se situe sur le nombre, Bashô me touche, pour une raison qui m'échappe il me parle, sans doute parce que j'écris aussi des haïkus. Peut-être devriez-vous essayer d'en écrire quelques uns pour apprécier toute la poésie du maître. Écrire, c'est révéler...
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A
Analyse brillante...<br /> Étant en train de lire l'intégrale en ce moment même, Il est toujours interessant de constater la sensibilité de quelqu'un d'autre sur une oeuvre commune. Ce qui est plutôt marrant, c'est votre séléction de haïkus que je trouve être excellente. J'ai ressenti a peu de chose près la même émotion concernant ceux que vous avez cités, preuve qu'en matière de sensibilité, votre coeur semble être en bonne santé et que Bashô à écrit de grandes choses! La différence entre nous deux se situe sur le nombre, Bashô me touche, pour une raison qui m'échappe il me parle, sans doute parce que j'écris aussi des haïkus. Peut-être devriez-vous essayer d'en écrire quelques uns pour apprécier toute la poésie du maître. Écrire, c'est révéler...
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N
Hou-là, non, écrire des haïkus, j'en suis bien incapable (l'humanité ne mérite pas ça !)...