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101 Poèmes du Japon d'aujourd'hui

Publié le par Nébal

101 Poèmes du Japon d'aujourd'hui

101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui, [Gendaishi no kanshô 101 (Ôoka Makoto hen) 現代詩の鑑賞101 (大岡信編)], avant-propos [et sélection] par Ôoka Makoto, préface de Yagi Chûei, traduit du japonais par Yves-Marie Allioux et Dominique Palmé, Arles, Éditions Philippe Picquier, [1998] 2014, 181 p.

D’AUTRES POÈMES JAPONAIS

 

Encore une chronique « poésie » ?! Nébal n’est plus Nébal…

 

Mais c’est une question de curiosité, en fait ; au-delà du constat maintenant bien assuré que la poésie japonaise classique – la plus classique – ne me laissait pas indifférent. Il s’agissait donc d’étendre le champ à des choses plus contemporaines, en contraste – pour retrouver une poésie libre, après plusieurs siècles de formalisme dans le tanka et sans doute aussi dans le haïku ; c’est bien pourquoi je vous avais parlé, il y a quelque temps de cela, de l’anthologie Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d’aujourd’hui, compilée par Corinne Atlan et Zéno Bianu, lecture qui avait été plutôt fructueuse.

 

Seulement voilà : même si, vu de loin, on peut en avoir l’impression, la poésie japonaise, ce ne sont pas que des tanka et des haïkus. Il y a d’autres formes, à moins qu’il ne s’agisse du contraire de formes, et l’anthologie dont je vais vous parler aujourd’hui en témoigne : on y cherchera d’ailleurs en vain tanka et haïkus. En fait, les 101 poèmes ici reproduits sont souvent longs, voire « très » longs (à l’échelle de la poésie) ; mais ils sont aussi très libres – ce ne sont pas des chôka, format vite abandonné après le Man.yôshû, autant dire depuis une éternité.

 

Mais disons d’abord quelques mots de cette anthologie au plan éditorial. Cela n’a rien d’évident dans ce volume français, où l’information doit être traquée dans l’avant-propos et déduite de l’ours, mais il s’agit de la traduction d’une compilation de 101 poèmes de 55 poètes réalisée par le poète et critique Ôoka Makoto pour le compte des éditions Shinshokan en 1998 ; lesdites éditions ont semble-t-il publié plusieurs anthologies du même ordre, confiées à d’autres anthologistes, et avec cette même condition de livrer 101 poèmes ; mais, dans le cas présent, il s’agit bien de la sélection d’Ôoka Makoto (Ôoka Makoto hen), dont je crois avoir compris qu’elle a ensuite été mise en avant pour la traduction, mais là je ne suis pas sûr de moi. Deux traducteurs se sont associés pour cette version française, Yves-Marie Allioux et Dominique Palmé – mais il ne s’agit pas vraiment d’une collaboration : tous deux traduisent alternativement tel ou tel poème.

 

Haiku du XXe siècle, comme son nom l’indique, compilait des poèmes allant de Meiji à Shôwa sinon Heisei. 101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui a une perspective plus resserrée et contemporaine : ces poèmes datent au plus tôt de l’après-guerre – et même en fait de l’après-après-guerre ; car, dans la poésie japonaise, l’après-guerre a constitué une période particulière, abondante et foncièrement traumatisée par les événements qui venaient de se produire ; la nouvelle poésie compilée par Ôoka Makoto (dont il fait lui-même partie, j’aurai l’occasion d’en citer un bel exemple) vise à dépasser cette douloureuse expérience, pour revenir à une plus grande liberté dans le fond aussi bien que dans la forme. Elle célèbre la fin de l’après-guerre, et se tourne résolument vers l’avenir.

 

La préface de Yagi Chûei est précieuse pour envisager ces questions de périodisation et d’atmosphère générale, en évoquant au passage, même brièvement, le parcours de quelques poètes majeurs (l’ouvrage est autrement quasi dénué de notes, notices, etc., ce que j’ai un peu regretté). Associée à l’avant-propos de l’anthologiste, cette introduction très riche présente quelques thèmes essentiels de la poésie japonaise contemporaine, notamment dans son rapport aux thèmes classiques, « les fleurs, les oiseaux, le vent et la lune » (kachô fûgetsu), qu’il s’agit de dépasser.

 

Par ailleurs, même si c’est lié, Yagi Chûei note que cette poésie de « l’après-après-guerre » n’est plus tant une « poésie qui chante » qu’une « poésie qui pense ».  C’est en effet quelque chose de saisissant dans cette compilation – et, à mon sens tout du moins, d’assez périlleux, même s’il en résulte de très belles pièces : ces poèmes, relativement longs donc, s'ils ne jouent pas la carte de l'esthétique pure, éventuellement surréaliste, ont souvent quelque chose de la communication d’une expérience sur un mode presque didactique, en dépit de la forme poétique jugée par essence hermétique (à tort, selon Ôoka Makoto – qui entendait entre autres montrer, avec cette anthologie, que la poésie contemporaine n’était pas si abstruse, et, peut-être surtout, que la poésie n’était pas l’affaire des seuls poètes affichés et reconnus comme tels). Cela oscille entre la tranche de vie et l’injonction – avec le risque non négligeable de virer parfois à la « leçon », empreinte de « sagesse »… Le genre de trucs qui m’agacent pas mal ! La plupart, heureusement, évitent cet écueil.

 

Pas tous, cela dit ? C’est qu’il y a peut-être un autre facteur à prendre en compte : l’âge des poètes. Rimbaud n’est peut-être pas tant un modèle qu’un symptôme : les adolescents rimaillent. Quant à le faire avec génie, c’est une autre histoire… Certains poèmes, ici, sentent l’adolescence – mais on peut très bien être à la fois jeune et sentencieux, même si souvent sur un mode hédoniste et détaché ; ces germes de poètes ne nous épargnent donc pas leurs leçons de sagesse et leçons de vie… Ceci étant, l’âge n’y change pas toujours grand-chose – et il y a peut-être quelque chose de rassurant, en même temps, à ce qu’on puisse demeurer un adolescent passé la cinquantaine… « On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans » ? Parfois, on voudrait l’être – et trente ans plus tard, alors ?

 

UNE SÉLECTION DANS LA SÉLECTION

 

Mais j’arrête d’écrire des (mes) bêtises. Comme toujours dans ce genre de chroniques, je ne peux pas pousser l’analyse plus loin – je n’en ai tout simplement pas les capacités. Mieux vaut citer quelques exemples des poèmes compilés dans cette anthologie – de ceux qui m’ont parlé, en version intégrale ou simplement au travers d’extraits. Avec la précaution habituelle : ce n’est pas ce qu’il y a de meilleur, c’est ce qui m’a plu.

 

À tout seigneur tout honneur ? L’anthologiste lui-même, Ôoka Makoto (1931-2017), figure dans sa propre anthologie… Mais à bon droit, en fait, car Toucher (1968) est bien un très beau poème – qui a quelque chose de la leçon que je dénigrais à l’instant, mais avec suffisamment de pertinence et d’émotion pour que la pilule passe, et même bien mieux que ça (pp. 107-108, traduction de Dominique Palmé) :

 

Toucher.

Toucher la sève sur les veines du bois.

Toucher les courbes lointaines de la femme.

Toucher la soif qui loge dans le sable des buildings.

Toucher la gorge d’une musique lascive.

Toucher.

Toucher, serait-ce voir ? Hé l’homme, à ton avis ?

 

Toucher.

Jus de citron touchant un gosier desséché.

Morne sagesse qui se fige à toucher le gosier d’un démon.

Doigt glacé touchant la zone épaisse d’une femme enfiévrée.

La fleur             cette fleur en train de hurler.

Toucher.

 

Toucher, serait-ce savoir ? Hé l’homme, à ton avis ?

 

Par les nuits de jeunesse au début de l’été

Un désir à déchiqueter les étoiles.

Au bord de la fenêtre cette apparition qui s’éternise.

Journal mouillé sur une plage au loin     et qu’au passage

Foulent en douceur des pieds doux.

Ces pieds, les toucher de l’intérieur de l’œil.

 

Toucher, serait-ce constater qu’on existe ?

 

Toucher les noms.

Toucher l’absurde écart entre les noms et les choses.

Toucher l’angoisse de toucher.

Et l’excitation qui naît de cette angoisse même.

Toucher l’angoisse de se dire que jamais l’excitation

Ne garantit la justesse de ce que l’on perçoit.

 

Toucher, serait-ce vérifier la justesse du toucher ?

 

Cette justesse du toucher que le toucher même

Ne peut garantir, où donc la trouver ?

Le jour où j’ai enfin appris à toucher

J’ai su que je m’éveillais à la vie.

 

D’ailleurs, s’éveiller, quoi de plus naturel ? Dès que je l’ai su

J’ai fait la culbute hors de la nature.

 

Toucher.

Inscrit dans le temps tout phénomène est pure fiction.

C’est donc le moment de toucher. De toucher toutes choses.

C’est donc le moment par ce simple geste de tâtonner en quête de justesse

Pour sentir que ce que l’on touche est pure fiction.

Que le fait de toucher l’est plus encore.

 

Où donc aller ?

Toucher l’angoisse de toucher.

Saisir le cœur d’un ongle acéré que l’angoisse fait trembler.

Qu’importe, il faut toucher. Partir du toucher pour tout recommencer.

Sans espoir de rebond

Ceci étant, en fait de « seigneur », j’en ai un autre : mon poème préféré, dans l’ensemble de cette compilation, est très certainement le Chant du matin dans un hôtel à l’ancre (1949), d’Ayukawa Nobuo (1920-1986) ; le voici dans son intégralité (pp. 50-52, traduction d’Yves-Marie Allioux) :

 

Sous cette pluie battante qui s’était mise à tomber

Tu voulais seulement t’en aller au loin

À la recherche d’un garde-fou contre la mort

Tu voulais t’éloigner de cette ville de tristesse

Et quand j’ai enlacé tes épaules mouillées

La ville dans le vent nauséabond du soir

M’a fait penser à un port

Allumant une à une les lumières des cabines

Dans la nostalgie des âmes innocentes

Une grande ombre noire s’est tapie sur le quai

Abandonner les remords détrempés

Partir au large sur l’océan

Avec toi sur moi comme un sac sur le dos

Je voulais m’en aller naviguer !

Le vague grésillement des fils électriques

Faisait dans mes oreilles ce bourdonnement qui voltige sur la mer

 

Dans notre aube

Un bateau d’acier rapide en filant

Aurait dû emporter nos deux destins sur les flots bleus

Mais finalement toi et moi

Ne sommes partis nulle part

À travers la fenêtre de ce misérable hôtel

J’ai craché sur la ville au point du jour

Nos paupières lourdes de fatigue

Pendaient alors sur nos yeux comme des murs gris

Elles avaient enfermé sans retour dans le vase de verre

Espoirs et rêves vains les miens comme les tiens

Et le bout de la jetée brisée

Fondait dans l’eau croupie du vase

Seul on ne sait quel manque de sommeil

Stagnait encore comme une infâme odeur d’hôpital

Mais la pluie de la veille

Indéfiniment entre nos cœurs déchirés

Et nos corps brûlants

Sur cette vallée de mélancolie vide ne cessait de tomber

 

Nous-mêmes notre dieu

L’aurions-nous pour toujours étranglé sur ce lit ?

Toi tu te dis que c’est moi

Moi que c’est toi qui serais responsable

Je mets alors la cravate négligée des crises de foie

Tandis que tu poses sur ton dos rond

Ton petit visage maquillé en vautour

Et quand nous nous attablons pour le petit déjeuner

Devant l’avenir mollet

De ces œufs fendillés

Tu arbores un sourire stupidement mystérieux

Moi je brandis une fourchette haineuse

Avec la tête d’un homme qui a vidé l’assiette grasse

Des adultères bourgeois

 

Le paysage à la fenêtre

Est prisonnier de son cadre

Ah ! Moi je veux la pluie les rues le soir

Car si la nuit ne vient pas

Comment réussirais-je à bien étreindre

L’immense panorama de cette ville d’ennui ?

Naissance entre deux grandes guerres à l’ouest et à l’est

Échec de l’amour comme de la révolution

Brusque descente aux enfers et voilà cet

Idéologue à la mine renfrognée qui se montre à la fenêtre

La ville est morte

Le vent frais du matin

Met son rasoir froid sur ma gorge qu’un collier a blessée

Et à mes yeux l’ombre humaine debout près des fossés

Apparaît comme un loup aux flancs crevés

Qui n’aura jamais plus à hurler

Si cela faisait sens de parler de « concurrence » entre de si beaux poèmes, je pense que le principal rival du précédent serait la Morne Plaine (1985) de Shindô Ryôko (née en 1932) ; en voici la traduction intégrale, par Yves-Marie Allioux (pp. 130-131) :

 

Plus loin que les champs de sorgho       plus loin que les verts pâturages

Plus loin encore que ces étendues propices aux pavots rouges qui y fleurissent à foison

La steppe d’été

Se poursuivait jusqu’aux limites extrêmes de l’horizon

Après le lever du jour

En une demi-journée à peine un soleil déclinant

Allait se fondre en une teinture de sang imprégnant terre et ciel

Puis c’était au tour de la lune d’illuminer de son pur éclat le moindre recoin de la plaine

Déjà trois jours que ce paysage restait toujours le même

Et chaque jour              à l’horizon se levait un soleil      qui ne tarderait plus à sombrer

Père     me voilà maintenant

Qui vais à ta rencontre, vois-tu ?

Franchissant la Grande Muraille de Chine

Voici que moi qui n’ai vécu que neuf petites années

Cette enceinte fortifiée dont la construction a duré deux mille ans

Je la dépasse aujourd’hui

Les deux mille ans de la Grande Muraille

Mes neuf ans

Et les trente-six ans que tu auras vécu Père

Sont semblables aux mirages

 

Le maître d’un air sévère avait conclu

« … c’est pourquoi tu dois rentrer tout de suite » et à cet instant

L’enfant assis à côté de moi murmura

« Quelle chance que ce ne soit pas mon père ! »

Et à ces mots               en cet instant

Je ne pus malgré moi m’empêcher d’éclater       en sanglots…

 

À voir ainsi ces vastes étendues se poursuivre aussi interminables

À me retrouver ainsi enveloppée dans un soleil couchant aussi grand

Que notre         vie

Soit encore plus minuscule        qu’une graine de pavot              c’est ce que je comprenais pour la première fois

Ce ciel et cette terre avaient tout absorbé

Je n’étais pas la seule à avoir pleuré

Les habitants de ce pays eux aussi pleuraient et encore davantage !

Notre vie          au sein de l’éternité

Était aussi éphémère     qu’une seule de nos larmes

Et que sur cette terre si belle les hommes se laissent pourtant emporter par la guerre

Qu’y avait-il de plus vain ?

Peut-être qu’un jour dans le futur           ces pensées

Cette morne plaine        me rendront nostalgique ?

Même après que nous aurons disparu

Chaque jour      le soleil se lèvera          retombera

Père ! Moi je suis en vie !

Jusqu’à ce que devenue une goutte de sang je pénètre profondément la terre

Jusqu’à ce que je me mêle aux flots de la mer

Je vais vivre     je me fais fort de vivre

 

Allez     transporte donc ma vie

Train à vapeur !            Ferghana de sueur de sang !

Auprès de mon père réduit à si peu

Oui       tout près

 

Dans un registre qu’on pourrait peut-être qualifier de lyrique, non sans quelque chose de morbide, j’ai également été séduit par la Nuit (1950) de Nakamura Minoru (né en 1927) ; dans la traduction (intégrale) de Dominique Palmé (p. 85) :

 

Comme des biches en fuite       est-ce ainsi qu’ont filé les jours suffocants ?

La nuit solitaire m’attendait        au milieu de l’odeur des algues pourrissantes

Au milieu du désir d’un alcool métallique qui bouillonne combien de nuits ont-elles naufragé ainsi ?

 

Quelque chose se blottissait contre les plis des vagues              semblant lancer un appel sans voix

La mer obscure secouait           les cous évasés et blêmes des femmes

Et les marches discontinues couleur de cinabre…

L’eau frissonnait finement          et il y avait une main bestiale et rude

 

Nuits naufragées, combien ont-elles cherché de tombes ?

Ont-elles oublié les innombrables yeux tombés de leurs orbites ?

La mer obscure secouait           les cous évasés et blêmes des femmes

 

Les nuits passeront sans doute comme des empennes de flèches enflammées

Sans doute iront-elles se cacher            cherchant des tombes dans les profondeurs…

Dans les plis des vagues il y avait une grande main bestiale qui enserrait ma nuit solitaire

En contraste, même si sur le mode de la « leçon de vie », je citerais bien, autrement critique, et représentatif d'une certaine poésie du quotidien, du prosaïque, Avancement chez les cadres (1979), de Nakagiri Masao (1919-1983) ; le voici, dans une traduction de Dominique Palmé (p. 41) :

 

« À tous les coups, ce sera vous le prochain directeur adjoint de notre succursale ! »

En regardant s’il change de tête, vous lui faites du plat,

Et l’homme concerné, la mine soudain hilare,

Remplit votre coupe de saké et dit « allez, buvons un coup ! »

 

« Le chef de bureau, il ne sait pas bien utiliser les gens… »

« Sa promotion de directeur, c’est râpé, à ce qu’on dit ! »

Partout au Japon, il n’y a que des entreprises,

Alors dans les bars on ne parle que d’avancement et de mutations

 

Bientôt on se sépare et tout le monde se retrouve seul,

Le vent nocturne du début du printemps caresse toutes les joues au passage,

À mesure que l’ivresse se dissipe la solitude s’installe,

Et on lance des coups de pied dans les paquets de cigarettes vides et dans les cailloux.

 

Pourtant quand on était enfant on faisait des rêves

Pourtant avant d’entrer dans l’entreprise on possédait aussi un petit idéal.

 

(Ce qui me fait aussitôt penser à la tragique pub de l’INSEEC : « Entrez rêveur, sortez manager. » Pauvres de nous…)

 

Je vais m’en tenir là pour les poèmes cités dans leur intégralité, mais d’autres ont pu me toucher, sinon sur la durée, du moins au travers d’extraits saisissants. J’en citerais bien deux exemples, et tout d’abord les deux dernières strophes de Moines (1958), de Yoshioka Minoru (1919-1990), dans une traduction de Dominique Palmé (pp. 33-34) :

 

[…]

8

Quatre moines

L’un a mis au monde mille bâtards dans un champ d’arbres morts

L’un a fait mourir mille bâtards dans une mer sans sel et sans lune

L’un, posant sur les plateaux d’une balance où s’entrelacent vignes et serpents

Les pieds des mille morts et les yeux des mille vivants, s’étonne de voir qu’ils pèsent le même poids

Celui qui est mort, de nouveau malade

Tousse de l’autre côté du mur de pierres

 

9

Quatre moines

Quittent la citadelle des cuirasses rigides

N’ayant rien moissonné de leur vie,

Dans un lieu plus élevé que le monde

Ils se pendent et ricanent de concert

Voilà pourquoi

Les os des quatre moines, aussi épais que les arbres d’hiver,

Resteront morts jusqu’au jour où la corde cassera

 

Et un dernier exemple, avec un extrait de S’il descend vers un monde sans précédent… (1968), de Yoshimoto Takaaki (1924-2012), dans la traduction d’Yves-Marie Allioux (p. 73) :

 

Entouré de mystères ce qui file

Au tréfonds de lui-même ce sont ces rêves que sans doute il ne pourra réaliser

Ses passions sans fondement auxquelles sa faim aspire

Un amour sur le point d’être effacé

Et lui qui a connu la honte de ce qui s’écrit sur la page blanche

Lui s’embarquera vers le futur

 

ENTRE DEUX EAUX

 

Le bilan est – comme toujours ? – un peu mitigé. Les poèmes que je viens de citer, en intégralité ou en extrait, m’ont touché, d’une manière ou d’une autre ; d’autres également l’ont fait, qui n’ont pas intégré cette sélection dans la sélection, parce qu’il y manquait peut-être un tout petit quelque chose, ou plus probablement parce que je craignais que l’exhaustivité ne finisse par donner un catalogue absurde. Nombreux, à côté, sont les poèmes qui m’ont laissé parfaitement froid – parce que trop « leçons de vie », ou trop « surréalistes », mais sur un mode un peu automatique, régulièrement puéril à mes yeux et mes oreilles (surtout quand les allusions phalliques, notamment, étaient de la partie).

 

Mais j’ai apprécié cette lecture – pour la beauté de certains poèmes, la puissance de quelques autres, la pertinence enfin d’un certain nombre. Et aussi parce que cette anthologie témoigne de la variété de la poésie japonaise contemporaine. Même si, je suppose, il serait quelque peu triste de s’en tenir à ce seul intérêt « à titre de document »… Heureusement, les poèmes qui m’ont touché sont suffisamment nombreux pour que l’on aille au-delà. Mais, oui, il est intéressant d’envisager la poésie japonaise sous cet angle plus contemporain, et sa vivacité au-delà des formes canoniques des tanka et des haïkus ; ne serait-ce qu’à cet égard, 101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui est une lecture utile – par chance, c’est aussi régulièrement une lecture touchante. Après, ce qui touche, ce qui ne touche pas, ma foi, c’est à chacun de voir…

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