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"Conan le Cimmérien. Premier volume, 1932-1933", de Robert E. Howard

Publié le par Nébal

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HOWARD (Robert E.), Conan le Cimmérien. Premier volume, 1932-1933
, illustrations par Mark Schultz, ouvrage dirigé par Patrice Louinet, traduit de [l’américain] par Patrice Louinet et François Truchaud, Paris, Bragelonne, édition collector, [1932-1933, 2002] 2007, 574 p.
 
Hop, encore un gros et beau morceau de classique, avec cette édition tant attendue de l’intégrale des « Conan » de Robert E. Howard. Et sans doute vaut-il mieux parler d’édition plutôt que de réédition, dans la mesure où, pour la première fois, ce sont bien les textes originaux du Texan qui sont regroupés dans ce beau volume, et non les versions ultérieures traficotées par Lyon Sprague de Camp (essentiellement)… Ce dernier était à bon droit devenu la bête noire des fanatiques d’Howard et de son plus célèbre personnage, dans la mesure où il s’était permis de « retoucher » les textes originaux, coupant ici, rajoutant là, et réécrivant entre les deux, pour livrer finalement un Conan assez différent de l’original, et bien moins convaincant ; d’autant que le bonhomme, qui avait trouvé là semble-t-il un commerce juteux, s’opposait avec tous les moyens à sa disposition à toute réédition des textes originaux… Et ce n’est donc que tout récemment qu’il nous a été donné de redécouvrir les textes « 100 % Howard », dans une édition en anglais supervisée entre autres par Patrice Louinet, lequel a donc depuis dirigé cette édition française chez Bragelonne, qui devrait connaître trois volumes. Autant dire que Patrice Louinet est quelqu’un qui sait de quoi il parle…
 
Ne serait-ce que pour cette raison, il y a donc lieu de se féliciter de la parution de ce recueil. Et on ajoutera en outre que c’est un bel objet. La jaquette a pu être critiquée ici ou là ; certes, elle n’est guère fabuleuse (on peut même la juger horripilante avec son « Robert E. Howardtm » et son « Conan® »…), mais, connaissant les couvertures souvent baveuses et racoleuses au possible de Bragelonne, éditeur emblématique de la big commercial fantasy, comme on dit, c’est finalement plutôt correct. De toute façon, au pire, on peut se débarrasser de cette jaquette et lui préférer cette sympathique reliure bordeaux, avec dorures s’il vous plaît. L’intérieur est également assez séduisant, aéré et d’une lecture agréable, et assez abondamment illustré par Mark Schultz, soit dans un style « comics » qu’on a pu trouver criard (moi, ça va…), mais qui peut aussi faire penser, sans trop de surprise, aux Conan de John Buscema, soit dans un style davantage « prestigieux », avec des peintures épiques assez imprégnées de classicisme, mais parfois franchement superbes (j’aime beaucoup, par exemple, la danse de Bêlit, p. 180). Ne boudons pas notre plaisir : c’est une fort belle édition, et l’on peut bien adresser des félicitations à Bragelonne, qui ne s’est clairement pas foutu de notre gueule cette fois-ci. Juste un bémol : le prix est conséquent (35 €) ; mais bon, quand on aime…
 
Maintenant que j’y pense, il n’est sans doute pas inutile de se livrer à une petite présentation de Robert E. Howard et de son fameux barbare. Car bon nombre d’idées reçues circulent sur l’un comme sur l’autre… Le Texan Robert E. Howard (1906-1936) est un très grand nom de la littérature de l’imaginaire dans sa version la plus « populaire », celle de ces fameux pulps aux couleurs criardes qui ont révélé tant d’auteurs de génie. Il a notamment écrit pour la fameuse revue Weird Tales, de même que le grand H.P. Lovecraft (célèbre depuis, mais royalement ignoré à l’époque…), avec lequel il a d’ailleurs entretenu une très abondante correspondance, sans jamais l’avoir rencontré pour autant (corrigez-moi si je me trompe…) ; il a même participé au « mythe de Cthulhu » en écrivant plusieurs nouvelles directement inspirées par le maître. De même que cet autre grand nom du genre que fut Edgar Rice Burroughs avec ses « cycles » de Tarzan et de John Carter, Howard a créé un certain nombre de personnages marquants revenant dans différentes nouvelles, et parmi lesquels on pourra citer, par exemple, Solomon Kane et le roi Kull.
 
Mais le plus fameux est incontestablement Conan le Cimmérien, personnage créé en 1932 (même si l’on peut trouver plusieurs textes qui semblent l’annoncer bien auparavant, ainsi que Patrice Louinet le note dans sa postface, « Une Genèse Hyborienne », pp. 541-571), et sur lequel il reviendra bien souvent jusqu’à son suicide à l’âge de trente ans, quatre ans plus tard. Et il y a une raison à cette réputation particulière. On a pu dire, en effet, que Robert E. Howard, avec le personnage de Conan, a créé un genre, particulièrement prolifique aujourd’hui (pour le meilleur et pour le pire…), à savoir l’heroic fantasy (même si l’on parlait plutôt à l’époque de sword’n’sorcery, expression conservée encore aujourd’hui pour désigner les récits les plus proches de Conan). Je n’ai aucune envie de rentrer dans les querelles de paternité sur le genre (et je veux bien noter, ainsi qu’on l’a parfois fait remarquer, que J.R.R. Tolkien, s’il ne publiera ses grandes œuvres que bien plus tard, avait néanmoins déjà commencé à bâtir sa Terre du Milieu à cette époque, et même auparavant…). Reste que Howard a bel et bien inventé quelque chose avec Conan… qui était tout d’abord, semble-t-il, un expédient destiné à lui faciliter quelque peu la tâche. Howard, outre un intérêt prononcé pour le fantastique, s’intéressait également énormément à la fiction historique, et avait eu l’occasion de s’y adonner avec succès. Le problème est que ce genre nécessite une énorme documentation afin d’éviter tout anachronisme, et implique un certain réalisme. D’où l’idée de créer un monde ressemblant assez au nôtre pour ne pas nécessiter trop d’explications nuisant à la force du récit, tout en offrant la souplesse nécessaire pour laisser s’exprimer à plein la fantasy et l’imagination de l’auteur. C’est ainsi que Howard a créé l’Âge Hyborien, passé imaginaire et oublié de notre terre, situé entre l’engloutissement de l’Atlantide et l’avènement des civilisations antiques. Howard écrira ainsi, parmi d’autres documents préparatoires, un petit essai sur l’histoire de l’Âge Hyborien (« L’Âge Hyborien », pp. 491-514), et dressera des cartes sommaires de ce monde imaginaire, superposées à des cartes de l’Europe, du bassin méditerranéen et du Proche-Orient (« Cartes du Monde Hyborien (dessinées aux environ de mars 1932) », pp. 537-539). En se référant à ces documents, il construira ainsi progressivement un monde cohérent et riche, fournissant un cadre idéal pour des aventures épiques et fantaisistes.
 
Et c’est donc le monde qu’arpente Conan le Cimmérien. Conan, quoi qu’ait pu en dire l’auteur, n’est probablement pas apparu d’un seul coup, et aura le temps d’évoluer. Passés les premiers récits ou projets reposant sur le thème de la réincarnation, il ne sera défini dans tous ses caractères qu’au fil des textes, lesquels – et il est important de le noter – n’ont pas été écrits dans un ordre chronologique : Howard n’a pas dressé une biographie du personnage de sa naissance à sa mort, mais s’en est fait le chroniqueur, rapportant des épisodes significatifs de la vie du personnage comme ils lui venaient. C’est ainsi que, dans le premier récit publié de Conan, celui-ci est au terme de sa carrière, en tant que roi d’Aquilonie. Et si l’on retrouvera par la suite d’autres récits se situant à cette même époque, bien plus nombreux sont ceux qui évoqueront un Conan plus jeune, mercenaire, voleur, ou pirate sous le nom d’Amra, le Lion. Patrice Louinet a donc fort logiquement pris un parti opposé à celui de Sprague de Camp, lequel avait artificiellement procédé à l’établissement d’une saga rapportant les aventures de Conan dans l’ordre où il pensait qu’elles étaient arrivées. Sans les modifications du sinistre retoucheur, cette pratique n’aurait plus guère de sens, et Patrice Louinet a donc tout à fait légitimement choisi de présenter les textes dans l’ordre de leur rédaction, qu’ils aient été acceptés par Weird Tales ou non (on trouve en outre en appendices des versions alternatives, des synopsis et des récits inachevés).
 
On perçoit mieux ainsi comment Howard a construit son personnage ; dans un premier temps (et le thème sous-jacent de la réincarnation, quand bien même non explicitement employé, n’y est sans doute pas pour rien), Conan, qui continue d’emprunter quelques caractères au personnage de Kull, ressemble à vrai dire beaucoup à Howard, notamment dans ses traits les plus mélancoliques ; mais, dans un second temps qui intervient assez rapidement, Howard fera de Conan une version idéalisée de lui-même. C’est ainsi que Conan le Cimmérien deviendra véritablement Conan le Barbare : un homme dur et fruste, mais certainement pas idiot, qui arpente le Monde Hyborien avec une sauvagerie destructrice et une incompréhension tournant souvent au mépris pour la civilisation et son cortège d’hypocrisies et de petitesses. Rien d’étonnant, sous cet angle, à ce que l’on ait souvent fait une lecture nietzschéenne de Conan (ainsi dans le chef-d’œuvre de John Milius). S’il ne faudrait probablement pas trop s’attarder sur cet aspect (et encore moins en tirer artificiellement des conséquences nauséabondes comme le premier bobo venu : pour dire les choses clairement, Howard n’avait absolument rien d’un fasciste…), le fait est qu’il y a bien du « surhomme » chez Conan, notamment dans sa tendance à se placer au-dessus du bien et du mal. C’est d’ailleurs un des aspects les plus séduisants et fascinants du personnage ; bien loin du manichéisme qui a si souvent parasité l’heroic fantasy depuis, Conan est à bien des égards un anti-héros : violent, brutal, grossier, meurtrier, voleur, ivrogne, débauché, parfois fourbe, et à la fidélité variable, il n’a rien d’un preux chevalier… Et c’est son principal atout dans le monde violent qui est le sien. Howard fait bien, avec Conan, un éloge du barbare, valorisé par rapport au faible civilisé. Conan ne se reconnaît pas de roi, ni d’obligations « naturelles » envers qui que ce soit ; quant aux dieux… Mais laissons-le présenter de lui-même son point de vue sur la question (extrait de « La Reine de la Côte Noire », p. 184) :
 
« [Crom] demeure sur une grande montagne. A quoi bon l’invoquer ? Que les hommes vivent ou meurent, il s’en moque. Mieux vaut se taire et ne pas attirer son attention sur soi ; car il enverra alors des malédictions, et non la bonne fortune ! Il est cruel et sans amour, mais à la naissance il insuffle dans l’âme de chaque homme le pouvoir de se battre et de tuer. Que pourraient demander d’autre les hommes aux dieux ?
 
« […] Dans les croyances de mon peuple, il n’y a pas d’espoir ici ou après […]. Dans ce monde, les hommes luttent et souffrent en vain, trouvant seulement du plaisir dans la folie ardente de la bataille ; une fois morts, leurs âmes pénètrent dans un royaume gris, nuageux et parcouru de vents glacés, où elles errent sans joie, pour l’éternité.
 
« […] J’ai connu un grand nombre de dieux. Celui qui nie leur existence est aussi aveugle que celui qui leur fait une trop grande confiance. Je ne cherche pas à savoir ce qu’il y a au-delà de la mort. Ce sont peut-être les ténèbres, comme l’affirment les sceptiques de Némédie, ou bien le royaume de glace et de nuages de Crom, ou encore les plaines enneigées et les salles voûtées du Valhalla des peuples du nord. Je l’ignore et cela m’importe peu. Il me suffit de vivre ma vie intensément ; tant que je peux savourer le jus succulent des viandes rouges et le goût des vins capiteux sur mon palais, tant que je peux jouir de l’étreinte ardente de bras à la blancheur d’albâtre et de la folle exultation de la bataille lorsque les lames bleutées s’enflamment et se teintent d’écarlate, je suis satisfait ! Je laisse aux érudits, prêtres et philosophes le soin de méditer sur les questions de la réalité et de l’illusion. Je sais une chose : si la vie est une chimère, alors moi aussi j’en suis une ; par conséquent l’illusion est réelle pour moi. Je vis, je brûle de l’ardeur de vivre, j’aime, je tue et je suis satisfait. »
 
Un Conan nihiliste et / ou protagoréen, hédoniste aussi, tenant bien davantage du punk sans illusions que du faf droit dans ses bottes… Un barbare, en un mot, ce qui est préférable à tout le reste. Comme une forme supérieure de franchise et d’honnêteté…
 
Mais abordons maintenant les textes (y s’rait temps !). On passera rapidement sur le poème bilingue « Cimmérie » (pp. 23-25), dont on ne peut pas dire qu’il s’intègre véritablement au cycle, mais est néanmoins utile pour saisir la genèse de la création du Monde Hyborien.
 
On aborde véritablement le cycle avec la première histoire de Conan écrite et publiée, à savoir « Le Phénix sur l’Epée » (pp. 27-57 ; version rejetée par Weird Tales pp. 457-485). Conan est alors roi d’Aquilonie, ayant renversé et tué son prédécesseur, et doit faire face à un complot mené par des aristocrates mécontents ; la plus grande menace, pourtant, ne vient pas de ces puissants barons, mais d’un esclave stygien, Thot-Amon de l’anneau… Le personnage de Conan n’est pas encore clairement défini, et, dans sa version vieillissante, c’est surtout un ancien barbare nostalgique de ses jeunes années que l’on rencontre. L’influence lovecraftienne est assez nette, même si le fantastique, bien « réel », se voit relativiser par une pirouette finale pas forcément nécessaire.
 
Il en va de même pour « La Fille du Géant du Gel » (pp. 57-67), court récit mythologique d’un intérêt assez mineur à mon goût… Un point intéressant, ceci dit : Conan, ici mercenaire, y succombe à une pulsion érotique qui aurait été fatale à tout autre que lui ; et c’est sans doute ce côté charnel et guère héroïque qui explique avant tout le refus de cette nouvelle…
 
Troisième texte : « Le Dieu dans le Sarcophage » (pp. 69-91). Un récit qui détonne quelque peu dans la série des Conan, puisque prenant la forme d’une enquête policière assez verbeuse et très « whodunit » ; Conan, qui est cette fois un voleur, n’y joue finalement qu’un rôle assez secondaire, et l’action passe au second plan.
 
Les choses s’améliorent par la suite : en effet, après ces trois textes inauguraux, Howard a pris le temps de définir davantage le Monde Hyborien et son personnage, et les textes ultérieurs s’en ressentent. Ainsi, immédiatement, avec « La Tour de l’Eléphant » (pp. 93-120) : Conan y est à nouveau un voleur, qui se lance impulsivement et avec une audace incroyable dans le cambriolage de la fameuse Tour de l’Eléphant ; les circonstances du vol ne sont pas sans évoquer celui de l’Oeil du Serpent dans le film de Milius, mais le récit, plus cruel, se teinte également d’horreur lovecraftienne, ainsi que bon nombre de ceux qui vont suivre.
 
« La Citadelle Ecarlate » (pp. 121-166 ; synopsis pp. 517-518), ensuite, nous ramène au temps du roi Conan ; celui-ci, victime d’une fourberie, a été capturé par ses ennemis, et emprisonné dans les souterrains de la Citadelle Ecarlate du terrifiant mage Tsotha. Sa fuite et sa vengeance épique font tout le sel de ce récit très réussi et divertissant.
 
On passe ensuite, avec « La Reine de la Côte Noire » (pp. 169-205), à une des plus fameuses aventures de Conan, narrant sa rencontre avec la pirate Bêlit et le début de sa carrière de « corsaire » sous le nom d’Amra, le Lion. Le couple sauvage et cruel formé par Conan et Bêlit est assez unique, et la psychologie du Cimmérien s’approfondit énormément dans ce récit ; la fin, une fois de plus très lovecraftienne (mais qui a là aussi inspiré John Milius et Oliver Stone), est pour le moins saisissante.
 
« Le Colosse Noir » (pp. 207-250 ; synopsis pp. 519-520), immédiatement après, est à mon avis une des plus grandes réussites de ce volume. Si l’influence de Lovecraft y est encore assez nette, c’est pourtant probablement celle de Sax Rohmer qui domine, ainsi que le montre Patrice Louinet dans sa postface. Récit remarquable, quoi qu’il en soit, où le personnage de Conan n’intervient qu’assez tard, sous les traits d’un mercenaire ivrogne devenu sur le caprice des dieux le chef d’une puissante armée. La longue bataille qui clôt la nouvelle est portée par un souffle épique tétanisant, et les morceaux de bravoure abondent.
 
« Chimères de Fer dans la Clarté Lunaire » (pp. 253-291), en comparaison, est indéniablement un texte mineur. Pour la première fois, Howard rajoute aux côtés de Conan un personnage féminin peu vêtu, dont le seul but est bien de lui faire obtenir la couverture du pulp ; et l’histoire est assez confuse, bien que comprenant quelques remarquables scènes horrifiques.
 
Si « Xuthal La Crépusculaire » (pp. 293-330) poursuit assez clairement dans cette lignée, le résultat est cependant bien plus probant. La ville fantôme de Xuthal, perdue dans le désert, est une belle création, riche en secrets terrifiants, et le lecteur ne s’ennuie pas un seul instant.
 
Après quoi « Le Bassin de l’Homme Noir » (pp. 333-366) nous ramène au Conan pirate, plus fourbe que jamais, dans une histoire franchement terrifiante et très divertissante.
 
« La Maison aux Trois Bandits » (pp. 367-394) nous décrit un Conan voleur et assassin, lié par le sort à deux bandits d’une espèce bien différente ; un récit moins épique que les précédents, dans un cadre urbain, mais non moins intéressant.
 
Ce n’est hélas pas le cas de « La Vallée des Femmes Perdues » (pp. 397-416), texte résolument alimentaire et dont on sent bien qu’il n’avait probablement pas convaincu son auteur. L’histoire n’est guère passionnante, le racolage s’y fait outrancier, et le racisme omniprésent, auquel Howard ne nous avait pourtant pas habitué (contrairement à ce que l’on a souvent prétendu, et que l’on pouvait par contre ressentir chez Lovecraft), achève de rebuter le lecteur. Sans aucun doute le texte le plus faible du recueil.
 
La sélection de nouvelles s’achève heureusement sur une plus grande réussite, avec « Le Diable d’Airain » (pp. 417-453). Un piège y est tendu à Conan, alors chef de guerre des Kozakis ; mais les ruines de Xapur recèlent bien plus de dangers que ce que ses ennemis supposent. Le cadre horrifique est à nouveau très réussi, et la nouvelle fonctionne remarquablement bien.
 
Suivent diverses appendices d’un intérêt varié (les plus intéressantes ont déjà été citées).
 
Tout n’est pas excellent dans ce recueil, il faudrait être le dernier des intégristes howardiens pour le prétendre. La littérature d’Howard se veut populaire, ce qui n’a rien de dégradant, mais explique quelques clichés ou procédés parfois regrettables. Ce n’était en outre pas en grand styliste, même si sa plume lyrique nous réserve à l’occasion quelques remarquables scènes d’action ou visions cauchemardesques très inspirées par… Oui, bon, vous avez compris. Enfin, les histoires tendent à se répéter quelque peu… Mais l’intérêt est là, pourtant, dans ce monde riche qu’Howard a su créer, et cet époustouflant personnage qu’est Conan le Cimmérien. Impossible de s’ennuyer véritablement dans ce recueil, qui se lit avec un plaisir certain. Je ne nierai donc pas mon bonheur, et avoue même attendre déjà la suite (semble-t-il bien meilleure, qui plus est !) avec beaucoup d’impatience.
 
Crom !!!

CITRIQ

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La nécro du jour (4)

Publié le par Nébal

J'ai appris ce matin la mort lundi dernier d'Ira Levin.

Ira Levin, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, était un auteur américain assez tourné vers le fantastique et la science-fiction. Parmi ses oeuvres les plus notables, on retiendra surtout Rosemary's Baby, superbement adapté au cinéma par Roman Polanski. Et je mentionnerais également pour ma part Un bonheur insoutenable, intéressante variation sur 1984 et Le meilleur des mondes.

Le "meilleur" des mondes ? Tu parles ! Monde de merde, oui (re...).

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Romans et nouvelles, de Theodore Sturgeon

Publié le par Nébal

Romans-et-nouvelles.jpg

STURGEON (Theodore), Romans et nouvelles - Cristal qui songe, Les plus qu’humains et autres œuvres, préface de Jacques Goimard, Paris, Denoël – J’ai lu – Omnibus, [1977] 2005, XI + 1161 p.
 
Ouep, il y a bien eu une petite pause dans mes comptes rendus de beaux bouquins. Je vous prie de bien vouloir m’en excuser, mais j’ai eu plein de bonnes raisons pour ça : entre autres, une crémaillère (merci les gens au passage !), une gueule de bois (merci… aïe…), un budain de rhube gui me fazilide bas la dâge engore baindenant… et surtout le fait que le petit dernier à rentrer dans cette catégorie était un sacré gros morceau. Ouh là, oui. Ce bel omnibus de Theodore Sturgeon, comprenant donc ses deux grands romans de science-fiction Cristal qui songe et Les plus qu’humains, une sélection de 29 nouvelles généralement assez longues et « l’essai autobiographique » (j’y reviendrai…) inédit « Argyll ». Bref, du gros, du lourd.
 
Et du bon, surtout. J’ai toujours eu l’impression – mais peut-être faut-il mettre cela sur le compte de ma paranoïa latente – que Sturgeon n’était pas estimé à sa juste valeur. Une chose est claire, en tout cas : quand on évoque les grands auteurs américains du légendaire « âge d’or de la science-fiction » (marque déposée ?), il arrive loin derrière Robert Heinlein et Isaac Asimov, et même (horreur glauque !) derrière l’insipide A.E. Van Vogt ; soit à peu près au niveau de Clifford Simak et de son superbe Demain les chiens (et là, je plaide coupable : comme beaucoup, je n’ai lu que ce seul ouvrage de Simak, et il serait temps que j’en lise d’autres…). C’est bien triste, tout ça. Et parfaitement injuste. Sturgeon, ceci dit, n’en a pas moins généré un quasi-culte chez certains, et je ne suis pas loin de rejoindre la secte. Voici, par exemple, ce que Damon Knight a pu en dire (rapporté par Jacques Goimard dans sa notice sur « L’amour et la mort », p. 1014) :
 
« Il y a longtemps que Sturgeon est considéré comme le seul véritable écrivain révélé par la science-fiction. Entendons-nous : le seul qui aurait trouvé à s’exprimer même si la science-fiction n’avait jamais existé. Ce qui ne revient pas à diminuer la valeur de ses confrères, mais simplement à rétablir cette constatation : eux sont des écrivains dotés d’une étiquette, d’une spécialisation, et c’est à l’intérieur de cette spécialisation (qu’elle s’appelle fantastique, SF ou merveilleux) que se manifestent leurs dons ; Sturgeon, lui, est purement et simplement un écrivain (rien de plus et rien de moins), et ce n’est pas a priori le genre choisi par lui qui rend son talent déterminant – l’étonnant est que dans ce genre, il n’en est pas moins l’égal d’un « spécialiste ».
 
« Cette position de franc-tireur est bien connue ; […] Sturgeon, toujours individualiste et solitaire, poursuit ce chemin qui n’appartient qu’à lui sans se laisser dévier de sa course – et atteint des sommets incomparables. »
 
Je ne serais peut-être pas aussi « exclusif » pour ma part, mais il me semble qu’il y a dans ces lignes bien des choses pertinentes. Il serait déjà indéniablement réducteur de cantonner Sturgeon au rang « d’écrivain de science-fiction » : il n’est venu qu’assez tardivement à la SF, et avouait d’ailleurs lui préférer la fantasy et le fantastique, même si c’est bien la science-fiction qui lui a assuré sa renommée ; il s’est d’ailleurs essayé à bien des genres – dans son beau Livre d’or de la science-fiction, on peut ainsi le voir s’attaquer au western ! – et certains de ses textes relèvent sans fausse honte de la « littérature générale » – je reviendrai ultérieurement sur cette merveille qu’est « Parcelle brillante », notamment…
 
Et la science-fiction sturgeonienne est d’ailleurs bien éloignée de celle de ses confrères Asimov, Heinlein et Van Vogt. A la lecture de son plus célèbre roman, Cristal qui songe, m’est avis que plus d’un novice en science-fiction a dû ressentir une certaine perplexité : « Ah bon, c’est de la science-fiction, ça ? » Sturgeon est en effet un de ces auteurs bien pratiques pour expliquer aux gens plus ou moins bien intentionnés et plus ou moins bouffés par les préjugés que non, la science-fiction, ce n’est pas nécessairement de l’anticipation, et que non, ça n’implique pas inévitablement des vaisseaux spatiaux, des robots et des extraterrestres (et encore moins des valeureux cadets de l’espace…). Sturgeon est aussi utile pour démontrer à ces mêmes bonnes gens que la science-fiction, quand bien même dissimulée derrière une inévitable couverture gris-métal, n’est pas nécessairement une froide littérature d’ingénieurs, mais qu’elle peut être remarquablement subtile et pertinente dans son approche des sentiments et des émotions (c’est sans doute là un trait majeur de l’écriture de Sturgeon, et on aura souvent l’occasion d’y revenir). Enfin, Sturgeon a indéniablement quelque chose de plus qu’Heinlein, et a fortiori Asimov… et a fortiori Van Vogt : une ambition stylistique frappante. Ce qui a pu susciter des jugements variés. Voici, par exemple, ce qu’a pu dire Gérard Klein de l’écriture de Sturgeon (phrase rapportée par Marianne Leconte dans sa préface au Livre d’or précédemment évoqué ; je remercie au passage le forumer d’ActuSf Papageno de m’avoir rappelé cette citation, qui m’avait déjà fait tiquer à la lecture dudit recueil…) : « C'est une sorte de lave de mots lourde et désordonnée, charriant le pédantisme à l'évidence, négligeant l'effet, souvent maladroite. A peine dégrossie au début d'une histoire ou d'un chapitre, puis trouvant sa tonalité propre, s'épurant, agrippant finalement le lecteur et s'accordant aux pulsations même de son cœur. » J’avoue que la première proposition, si elle se vérifie à l’occasion, tend à me laisser le plus souvent sceptique (et puis, honnêtement, Gérard Klein qui « taquine » Sturgeon à ce sujet, c’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité, mais bon…) ; la seconde est par contre très pertinente. Oui, il y a souvent chez Sturgeon une puissance émotionnelle rare, une faculté remarquable de saisir le lecteur directement au cœur, et qui ne peut laisser indifférent. La science-fiction sturgeonienne n’est pas uniquement une « littérature de l’idée » ; elle est en même temps littérature de l’émotion, du ressenti, subtile et forte, souvent touchante (parfois naïve…) ; bref, elle est littérature, et grande littérature.
 
Il n’est sans doute pas inutile, avant d’aborder ce recueil à proprement parler, d’évoquer en quelques lignes la vie de Theodore Sturgeon (1918-1985). Outre les notices précédant chaque texte, deux documents nous seront utiles à cet effet : la préface un peu hermétique et lapidaire de Jacques Goimard (« Il faut avoir tué père et mère », pp. I-XI), et surtout « Argyll » (pp. 1117-1161).
 
Ce texte autobiographique, publié pour la première fois en version originale en 1993 et en français dans le présent volume, a en fait été écrit par Sturgeon en 1965 dans le cadre d’une psychothérapie (il s’adresse d’ailleurs nommément au docteur Jim Hayes), et se révèle très éclairant sur certains traumatismes enfantins déterminants pour la carrière de l’auteur. « Argyll » était le surnom du beau-père de Sturgeon ; un triste personnage qui l’a marqué de son empreinte indélébile, en allant même jusqu’à lui « voler » son nom : l’homme que nous connaissons sous le nom de Theodore Sturgeon fut en effet baptisé à sa naissance du nom d’Edward Waldo. Et si Argyll – de son vrai nom William Dicky Sturgeon – n’appréciait guère son beau-fils pré-adolescent, il n’en a pas moins, lors de la procédure d’adoption, décidé de lui imposer son propre patronyme, et même – avec la complicité de la mère de l’auteur – de lui imposer un nouveau prénom… Argyll donne bien ici l’image d’un triste personnage, autoritaire et violent (il bat régulièrement « ses » enfants), obsédé par une idée de « respectabilité » toute WASP l’amenant aux pires contradictions (ainsi dans son attitude à l’égard des tentatives du jeune Theodore pour gagner de l’argent). Un homme dénué de goût, aussi, mais qui n’en a pas moins son idée sur ce qui est « bien » et ce qui ne l’est pas. Quand le jeune Sturgeon découvre auprès d’un ami les premiers pulps de science-fiction et de fantasy, il se doute bien qu’Argyll ne tolérera pas la présence de ces « abominations » chez lui. Il dissimule donc avec une grande astuce sa précieuse (sentimentalement s’entend) collection de Weird Tales, grâce à laquelle il a pu découvrir cette littérature qui lui parlait tant, se passionnant, entre autres, à la lecture de l’alors totalement inconnu H.P. Lovecraft… Las, Argyll ne se laisse pas leurrer : il découvre les revues, et, avec une cruauté effarante, les déchire en petits morceaux qu’il répand à travers la chambre des enfants, avant d’obliger Theodore lui-même à rassembler ces reliques et à les jeter « à leur place », et donc à la poubelle (Sturgeon y voit clairement une cause déterminante de sa carrière ultérieure…). Chaque « passion » du jeune adolescent se voit réserver un sort comparable (la gymnastique, par exemple, et plus encore la radio amateur – passage tout bonnement ahurissant…). Argyll, s’il a été un étudiant brillant, est avant tout un homme borné et violent, absurdement possessif ; à l’évidence un homme frustré (certaines anecdotes sont plus qu’édifiantes…), et qui entend bien passer ses frustrations sur plus faible que lui. Theodore et son frère sont des cibles toutes désignées : il s’empresse même de démonter la porte de leur chambre pour être à même de les surveiller en permanence, violant toute intimité ! Alors, bien sûr, quand ce triste personnage apprend que Theodore, comme tout garçon de son âge, a découvert les joies de la masturbation, il s’empresse de le réprimander vertement, en l’enjoignant de s’inspirer de lui, Argyll, modèle de contenance et de respectabilité ; puis, sur un autre ton, il lui explique qu’il est à l’évidence « malade », et qu’il lui faut donc aller « chez le docteur » (alors qu’il n’hésitait pas un seul instant à envoyer le jeune enfant à l’école par 40° de fièvre, ce qui lui a d’ailleurs valu de sérieux problèmes de santé…) : bien évidemment, le psychiatre (ou plutôt, inévitablement, les psychiatres, Argyll ne se satisfaisant guère d’un premier diagnostic qu’il estime évidemment erroné…) n’y voit rien d’anormal… mais Argyll n’en démord pas, et la surveillance s’accroît encore ; il ne cesse, de toute façon, « de dévaluer en permanence l’aspect, la conduite, le travail, le langage et les fréquentations du cher petit Ted » (p. 1146)… Le portrait, cependant, n’est pas unilatéral ; Sturgeon ne proclame pas sa « haine » de son beau-père dans ses pages, loin de là. Une citation sera sans doute éclairante (ibid.) : « Bonté divine : voilà une perversion inédite de l’inceste. On dirait que j’ai été marié à mon beau-père. » Oui, pour une fois, le mot d’inceste (s’il ne renvoie bien évidemment pas à un fait matériel, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit…) n’est pas trop fort. Et celui d’Œdipe non plus. L’œuvre de Sturgeon nécessite bien d’avoir « tué père et mère » ; ou peut-être, plus exactement, pourrait-on dite qu’elle est en elle-même une éternelle récapitulation de ce meurtre symbolique.
 
La vie de Sturgeon, quoi qu’il en soit, a clairement été marquée par cette enfance pour le moins difficile. On ne s’étonnera guère de ses dépressions récurrentes, ainsi que de son besoin maladif d’amour, sans doute responsable pour une bonne part de cette instabilité sentimentale qui l’a amené à se marier cinq fois (oui, comme Philip K. Dick ; bon, je crois que c’était Asimov qui en faisait la remarque dans son autobiographie, il ne faudrait sans doute pas en faire une généralité… mais, sur ce point et sur bien d’autres, les deux auteurs ne sont pas sans se ressembler). Une de ses épouses l’a d’ailleurs fait condamner en justice pour « immaturité »… Etant moi-même passablement immature, j’aurais une réponse toute désignée pour cette attaque mesquine (et tenant en un seul mot : connasse) ; mais je veux bien croire que le souvenir d’Argyll ait pu peser de tout son poids sur la vie de l’auteur, et expliquer ces difficultés relationnelles.
 
Son œuvre, à vrai dire, en témoigne : rien d’étonnant à ce que les personnages de Sturgeon, souvent des enfants d’ailleurs, soient généralement (et presque exclusivement) des mal-aimés, des parias, des êtres faibles et rejetés, des handicapés, des « incomplets » qui ne se trouvent véritablement que dans la complétude qu’autorise enfin un amour sincère et non équivoque, cet amour total auquel Sturgeon, indécrottable optimiste malgré tout, veut croire. L’amour est en effet au centre de l’œuvre sturgeonienne, et ce sous toutes ses formes : amour « divin », filial, fraternel, charnel… Et l’amour « complet » y apparaît souvent comme l’unique solution aux déboires de ces parias. Le mythe de l’androgyne tel qu’il est rapporté par (le personnage d’) Aristophane dans Le banquet de Platon ressurgit à maintes reprises dans les textes qui composent ce beau volume, et sous une forme souvent plus radicale encore. On ne compte pas, à vrai dire, les « ménages à trois » dans les récits de Sturgeon, ce qui lui a rapidement valu des critiques, lui autorisant la réponse amusée de « Ci-gît Syzygie ». Ménages à trois, et plus si affinités, d’ailleurs, l’exemple le plus fameux étant sans doute le beau roman Les plus qu’humains : si cette œuvre se rattache bien aux innombrables récits « surhumains » qui faisaient alors les délices plus ou moins nauséabonds de Campbell, les « plus qu’humains » de Sturgeon sont cependant bien différents des surhommes de Van Vogt, par exemple (à l’exception, probablement, des Slans ; rien d’étonnant à ce que A la poursuite des Slans soit le seul ouvrage de Van Vogt qui m’ait paru « acceptable »…) ; ils sont bien des incomplets, des parias, des « inférieurs », ne trouvant une certaine « supériorité » que dans une union totale et inconditionnelle, celle que seul l’amour peut autoriser, l’amour vrai, authentique, celui qui implique une forte compréhension de l’autre, mais n’exclut pas pour autant – loin de là – la haine. Sturgeon disséquera toujours plus, et avec brio, ce thème de l’amour. Et, si l’on ne saurait qualifier son œuvre « d’érotique », ni a fortiori de « pornographique », il n’en reste pas moins un auteur littéralement obsédé par l’amour, dans sa dimension « platonique » (l’étrange expression !) comme dans sa dimension la plus matérielle, qu’il aborde sans pudibonderie ni grivoiserie. Les « tabous » amoureux, d’ailleurs, abondent dans son œuvre, au-delà des unions polygames : l’inceste, inévitablement (de manière particulièrement frappante, bien sûr, dans « Si tous les hommes étaient frères, me permettrais-tu d’épouser ta sœur ? », mais on retrouve ce thème dans bon nombre de textes), mais aussi, pourquoi pas, l’homosexualité (il raconte d’ailleurs sans états d’âme une expérience adolescente dans « Argyll »), le fétichisme (« Les mains de Bianca »), le voyeurisme (« L’autre Celia »), le sado-masochisme (dans son versant le plus « pur », débarrassé des encombrants accessoires en cuir…), voire la « pédophilie », la « nécrophilie », ou encore la « scatophilie » (« Une fille qui en avait »). Et sans que cela soit « sordide » pour autant, devrais-je sans doute dire pour rassurer les plus chastes de mes (très hypothétiques) lecteurs pour qui les guillemets seraient une protection insuffisante. Mais je préfère laisser la parole à Jacques Goimard, présentant cette dernière nouvelle (p. 942) : « Allons, le porno est devenu un genre noble, l’horreur aussi, le gore tout pareil [si seulement ! Ceci était une interruption tout à fait gratuite du Nébal], mais pas le choquant, ni le putride, ni le cloacal… et il faut être Sturgeon pour cultiver l’écœurement avec légèreté, le caca fleuri des femmes fatales avec une grâce toute fromagère, les diarrhées les plus fétides, les plus répugnantes, les plus immondes… avec tact. Il faut se laisser toucher par des fraîcheurs soudaines là où croupissent les viscères tout recroquevillées… il faut… il faut… Sturgeon ! »
 
Abordons maintenant les textes en eux-mêmes, présentés dans un ordre chronologique (les romans occupant donc approximativement le milieu du recueil). Les lignes qui vont suivre auront peut-être une vilaine allure de catalogue, et je vous prie de m’en excuser. La présentation générale à laquelle je viens de me livrer me paraît de toute façon amplement suffisante pour justifier que l’on jette un œil à ce beau volume (et, si elle n’y parvient pas, c’est nécessairement ma faute, non celle de Sturgeon). Mais il y a trop de perles dans ce gros recueil pour que j’ose passer la moindre d’entre elles sous silence, au vain prétexte de craindre de faire « trop long » ou « trop didactique ». Pour un autre, peut-être. Mais pas pour Sturgeon, ah mais !
 
Commençons donc avec « Ca » (pp. 7-34), nouvelle publiée par Unknown en 1940 (Sturgeon a donc 22 ans). Ce n’est pas la première nouvelle de Sturgeon, ni même la première qu’il ait adressée à Campbell (qui en a tout de même acheté 26 entre avril 1939 et juin 1941 !). C’est cependant l’occasion de voir se développer un jeune talent prometteur, œuvrant alors dans un fantastique horrifique passablement lovecraftien avec une indéniable réussite. On est bien loin, ceci dit, de la science-fiction qui fera la réputation de Sturgeon.
 
Il en va de même pour « Cargaison » (pp. 35-67), remarquable nouvelle conjuguant avec brio horreur et fantasy, et dont le cadre maritime, très détaillé, renvoie à l’expérience déterminante de Sturgeon au sein de la marine marchande.
 
« L’île des cauchemars » (pp. 69-93), que j’avais déjà eu le plaisir de lire dans le Livre d’or de la science-fiction consacré à Sturgeon, poursuit sur ce thème, tout en retrouvant l’atmosphère horrifique de « Ca ». Il y a cependant plus : on y voit se dessiner les thèmes majeurs de l’œuvre sturgeonienne ultérieure, avec ce personnage central qualifié dès les premières lignes de « pauvre cinglé […] [qui] a perdu quelque chose, et […] ne peut pas le retrouver » (p. 71). L’amour, et ses corollaires le pouvoir et la dépendance, sont déjà dans un sens au cœur de ce beau texte, encore très lovecraftien, mais s’orientant déjà davantage (à la manière du maître, d’ailleurs) vers la science-fiction.
 
Suit une nouvelle déterminante dans la carrière de Sturgeon, avec « Dieu microcosmique » (pp. 95-123), son premier grand succès en science-fiction. Une excellente nouvelle, à maints égards terrifiante, mais dont l’auteur n’était pourtant semble-t-il guère satisfait ; sans doute parce qu’on lui en a trop vanté les mérites, manière de l’encourager à poursuivre dans cette voie, quand lui se sentait davantage attiré par la fantasy ; mais l’histoire de ce savant passablement irresponsable qui devient un authentique dieu pour une population qu’il a créée de ses mains, et qu’il soumet à toutes les horreurs imaginables pour faire évoluer la science humaine, conserve encore aujourd’hui un remarquable impact émotionnel ; c’est encore « l’amour divin » de la nouvelle précédente que l’on retrouve ici, mais, de manière plus nette encore, cet « amour » se fait ambigu et cruel…
 
Plus légère (en apparence seulement…), mais non moins remarquable, « Hier, c’était lundi » (pp. 97-145) est une petite merveille au croisement de la fantasy et d’une certaine science-fiction paranoïaque que l’on serait tenté de qualifier de « pré-dickienne ». Une nouvelle à la fois hilarante et terrifiante, contant l’étrange aventure d’un mécanicien qui s’est endormi lundi soir pour se réveiller mercredi… ou plutôt pour errer dans la « préparation » du mercredi, lui, le « comédien », découvrant derrière le rideau l’invraisemblable labeur d’une horde d’accessoiristes sous les ordres tyranniques d’un intrigant metteur en scène…
 
« L’égoïste absolu » (pp. 147-165) a de nouveau une tonalité assez dickienne avant l’heure, Sturgeon développant avec finesse une idée originale de L. Ron Hubbard sur le « complexe du messie » (ce qui n’est pas dépourvu d’ironie, quand on y songe…). Comme les personnages de L’œil dans le ciel (entre autres), le « héros » de cette nouvelle est à même de modeler le monde selon son bon vouloir… ou plutôt ce qu’il croit être son bon vouloir. Le solipsisme à son terme le plus grinçant, drôle et épouvantable.
 
« La sorcière du marais » (pp. 167-189), censément cosignée par James H. Beard, me paraît bien moins convaincante ; si ce récit fantastique ne manque pas de scènes remarquables d’horreur pure, il tend cependant à se disperser quelque peu, et à être laborieux dans sa structure. On en retiendra surtout le rôle crucial qui y est joué par un enfant, une petite fille en l’occurrence, déjà décrite avec une finesse et un réalisme qui n’appartiennent qu’à Sturgeon ; ce type de personnage enfantin reviendra souvent par la suite.
 
Et déjà dans la nouvelle qui suit immédiatement, « Le bâton de Miouhou » (pp. 191-228), rafraîchissant petit conte clairement destiné à la jeunesse, et dont on a parfois supposé qu’il avait inspiré Steven Spielberg pour son ET. C’est effectivement très possible : on y retrouve la même sensibilité enfantine, le même humour gentillet aussi. La même niaiserie, diraient peut-être les mauvaises langues, mais ces gens-là ont grandi trop vite, et n’ont généralement pas grand chose d’intéressant à dire…
 
De toute façon, on ne saurait cantonner Sturgeon à ce seul aspect. En témoigne assez le texte suivant, on ne peut plus différent, « Les mains de Bianca » (pp. 229-242) ; un court récit au fantastique diffus, parmi les plus brillants que Sturgeon ait pu livrer dans ce genre, teinté de fétichisme, de sadisme et d’inceste ; un bijou noir et fascinant.
 
On retourne ensuite à la science-fiction avec « Et la foudre et les roses » (pp. 243-266), une nouvelle tout d’abord terriblement déprimante décrivant une terre post-apocalyptique condamnée à brève échéance. Reste cependant un espoir totalement fou, auquel Sturgeon s’accroche désespérément : la possibilité qu’en cas d’attaque nucléaire de l’un ou l’autre camp, l’autre puisse choisir de ne pas riposter… Les angoisses de la guerre froide naissante et de l’holocauste nucléaire attendu pour bientôt trouvent ici une illustration remarquable, et finalement assez originale.
 
« Ci-gît Syzygie » (pp. 267-299) a déjà été brièvement évoquée plus haut. Sturgeon s’amuse, dans ce texte étrange à la frontière entre littérature générale, fantastique et science-fiction, avec les critiques qui ont pu lui être adressées sur sa manie des unions à trois ou plus. Une excellente histoire à chute, et donc impossible à résumer. Mais si le ton de la nouvelle reste très chaste, je ne peux ceci dit m’empêcher de citer Jacques Goimard dans sa notice (p. 268) : « La science-fiction est héroïque et grandiose. Sturgeon y apparaît comme un écrivain plus ou moins spécialisé dans la littérature intimiste. Mais maintenant, j’ai un doute : Sturgeon ne serait-il pas en profondeur le plus grandiose de tous ? Mais oui, bien sûr. Il a même inventé un genre littéraire : l’épopée du cul. » Et je ne peux m’empêcher non plus de citer le premier paragraphe de cette excellente nouvelle, là encore assez dickienne avant Dick ; (p. 269) : « Dans votre propre intérêt, ne lisez pas ceci. Sérieusement ! Non, vous vous trompez, il ne s’agit nullement d’une histoire à la manière de « ceci risque de vous arriver ». C’est bien plus grave que ça. En fait, il est très probable que c’est en train de vous arriver en cet instant précis. Et vous le saurez quand tout sera consommé. Comment pourrait-il en être autrement, puisque c’est dans la vraie nature des choses ? » Je ne sais pas vous, mais moi, devant pareille entrée en matière, j’abandonne toute résistance et me laisse entraîner…
 
« Un pied dans la tombe » (pp. 301-338) me paraît hélas moins réussie, si elle n’est pas inintéressante. Sturgeon tente d’y concilier science-fiction et folklore avec un talent indéniable, et qui plus est beaucoup d’humour. Un sympathique pastiche de Lovecraft, qui tend cependant à se disperser quelque peu, à nouveau, mais peut aussi séduire par son étrangeté, et est moins simple qu’il n’y paraît au premier abord.
 
Avec « La merveilleuse aventure du bébé Hurkle » (pp. 339-349), Sturgeon oscille entre fantasy et science-fiction, pour un résultat assez charmant et gentillet rappelant plus ou moins « Le bâton de Miouhou » et qui a souvent été plébiscité, mais m’a à vrai dire plutôt laissé indifférent. Je laisserai à d’autres, plus convaincus que moi, le soin d’en parler, et préfère passer directement à la suite.
 
Et quelle suite ! C’est que nous en arrivons au premier des deux romans repris dans ce recueil, et probablement le plus célèbre, avec Cristal qui songe (pp. 351-506 ; j’adore ce titre… je l’avais déjà lu, au passage). Un roman assez unique et déstabilisant, à l’atmosphère lorgnant d’abord clairement du côté du fantastique, et dans lequel la science-fiction ne s’immisce que progressivement, par petites touches très discrètes. Surtout, on y trouve déjà tout Sturgeon, avec cet enfant « différent » pour héros, mal-aimé, solitaire, ne trouvant éventuellement de secours qu’auprès d’autres parias, les « phénomènes » d’un cirque (rappelons que Sturgeon, gymnaste compétent dans sa jeunesse, avait un temps rêvé d’une carrière dans le monde du cirque ; au-delà, tout cela ne va pas sans faire penser, bien sûr, au célèbre Freaks de Tod Browning ; et, plus récemment, je suis quasi persuadé de l’influence de ce beau roman sur l’excellente série TV La caravane de l’étrange – ou Carnivàle, si l’on préfère le titre original –, le début me semblant presque tenir du pastiche, voire du plagiat…), tandis que plane, proche et lointaine à la fois, l’ombre d’une inquiétante et omniprésente figure paternelle… Tout ou presque, ici, emprunte à la vie de Sturgeon, laquelle jette une lumière particulière sur la moindre phrase. Jugeons-en avec cette remarquable entrée en matière (p. 353), que Jacques Goimard – et il n’est pas le seul – considère comme « une des plus belles […] produites par la SF » (p. 352) :
 
« L’enfant s’était fait surprendre dans un coin du stade scolaire, alors qu’il se livrait à un acte répugnant ; on l’avait renvoyé chez lui en l’expulsant ignominieusement de l’école. A cette époque, il avait huit ans ; cela faisait plusieurs années déjà qu’il pratiquait ce vice. »
 
Cet enfant, Horty, sera notre « héros ». Et il ressemble souvent à Sturgeon. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que ce roman étrange soit remarquable de justesse dans sa manipulation des émotions et du ressenti ; la science-fiction, ici encore, se fait vecteur d’authenticité, et la littérature catharsis. Le résultat, n’ayons pas peur des mots, est un classique, un chef-d’œuvre, un incontournable.

« Faites-moi de la place » (pp. 507-532), au titre éloquent, fait la jonction entre Cristal qui songe et Les plus qu’humains. Si on est encore ici en présence d’un texte de science-fiction, la tonalité autobiographique n’en est pas moins nettement marquée. Cette nouvelle a en effet été écrite en collaboration avec une certaine Rita Dragonette, camarade étudiante de Sturgeon, et évoque, à nouveau, un « ménage à trois », bien réel celui-ci, unissant les deux auteurs et un certain Mannie Straub, Rita se partageant entre les deux jeunes hommes. Sturgeon y développe clairement l’idée, qui deviendra celle des Plus qu’humains, d’une synthèse parfaite entre ces trois individus, incomplets par eux-mêmes, mais formant par leur union un tout supérieur. Les personnages du récit empruntent ainsi clairement à des êtres authentiques, et la science-fiction n’est à bien des égards qu’un prétexte. Plus clairement encore qu’avant, Sturgeon entame ici son investigation de l’amour, pour un résultat encore un peu bancal, mais déjà intéressant… et souvent drôle. Sturgeon, pourtant, n’a jamais mentionné Rita comme ayant été à l’origine de ce texte, et celle-ci lui en a durablement voulu… La « Synthèse » (premier titre de la nouvelle) n’était donc finalement pas si parfaite que cela, et, comme le dit Jacques Goimard (p. 508), « la vie s’est chargée de relativiser les choses »…
 
Cette idée, cependant, continua d’obséder Sturgeon, et se retrouva au cœur d’une nouvelle intitulée « Baby Is Three », souvent considérée comme un de ses chefs-d’œuvre, et dévoilant, au travers d’une psychothérapie, l’étrange entité « surhumaine » constituée par un petit groupe d’enfants « différents » fédérés par un idiot… Ce sera la base de son deuxième grand roman de science-fiction, Les plus qu’humains (pp. 533-710). Un roman aux allures de fix-up, pourrait-on dire, puisque « Bébé a trois ans » en occupe le milieu (pp. 591-646), Sturgeon ayant complété ce noyau initial par un début (« L’idiot de la fable », pp. 537-591) et une fin (« La morale », pp. 646-710). D’où une allure assez déconcertante au premier abord, et confinant même à l’expérimentation ; le passage d’une section à l’autre se fait brutal, mais, dès le début, on tend un peu à se perdre dans la multiplicité des personnages… Pourtant, cela fonctionne remarquablement bien. Je n’hésiterais d’ailleurs pas à confier que Les plus qu’humains me semble plus réussi encore que Cristal qui songe sur le plan littéraire. Quoi qu’il en soit, l’empathie joue là encore à plein, car elle n’a rien d’artificiel ou de forcé ; les enfants « différents » de la première partie sont réalistes, à la fois attachants et horripilants, doux et cruels, mais surtout perdus dans un monde qui les dépasse et les rejette. Seul est à même de les comprendre vraiment un idiot amnésique, qui se fait significativement appeler « Tousseul »… Auprès de l’idiot, les enfants « incomplets » deviennent véritablement plus qu’humains, un nouveau stade de l’évolution, bien différent du surhomme habituel et de son cortège de délires éventuellement nauséabonds : « l’homo Gestalt » résulte d’une communion jusqu’alors impensable, où les individus se fondent, non pas en un groupe artificiel, mais en un être à part entière ; séparément, ils ne sont que des bras, une tête ou un ventre, et ce n’est qu’ensemble qu’ils forment un véritable « individu ». Un être qui reste malgré tout différent. Et seul… Sa solitude le rend peut-être inaccessible à la morale ; mais pas à l’éthique… Un excellent roman, même si je préfère pour ma part nettement les deux premières parties, absolument magnifiques, à la dernière, un peu poussive ; sans doute est-ce parce que l’optimisme sturgeonien y triomphe en fin de compte… Quoiqu’il en soit, on aurait tort, comme on le fait si souvent, de reléguer Les plus qu’humains derrière Cristal qui songe : ce sont deux romans très réussis, personnels et émouvants, et néanmoins très différents dans leur approche de questionnements similaires.
 
Ceci dit, il est une autre erreur qui revient souvent, quand on aborde le cas de Theodore Sturgeon, et qui est de négliger ses nouvelles, obnubilé que l’on est par la façade bien plus attractive de ces deux grands romans. Certains des premiers textes du recueil étaient très éloquents à cet égard, mais la suite est encore plus phénoménale. Pour ma part, je n’hésiterais pas à le confier un seul instant : j’ai beaucoup aimé Cristal qui songe et Les plus qu’humains, mais je tends à y préférer bien davantage les nouvelles de Sturgeon, dont certaines sont d’authentiques chefs-d’œuvre, hélas parfois tristement tombés dans l’oubli.
 
Je ne dirais certes pas cela en ce qui concerne « Un don » (pp.711-722), courte nouvelle se contentant d’être fort sympathique, avec un joli portrait de gamin sadique.
 
Mais « Une soucoupe de solitude » (pp. 723-737) me semble par contre amplement mériter ces éloges ; une très belle histoire, que je n’ose pas introduire davantage, et dont le final, s’il peut paraître naïf, m’a pour ma part bouleversé…
 
« La clinique » (pp.739-753) est un ton en-dessous, mais reste remarquablement touchante, et à nouveau impossible à résumer…
 
Ensuite, « L’éducation de Drusilla Strange » (pp. 755-786) m’a à vrai dire laissé un peu perplexe. On ne sait trop que penser, dans un premier temps, de l’étrange récit de cette femme surhumaine, condamnée pour un crime abominable à vivre sur Terre, parmi nous… Je lui reprocherais peut-être un trop grand didactisme dans sa conclusion. Ceci dit, cela fonctionne tout de même très bien.
 
On pourrait probablement faire ce même reproche au texte suivant, « Le [farceur], la [farce] et le gros rire gras » (pp. 787-864), à l’optimisme final peut-être un peu rude. Mais j’ai cette fois clairement adoré cette longue nouvelle, une fois de plus très sensible, mais aussi hilarante. Des extraterrestres mènent une expérience sur les humains, sans se faire connaître, en intervenant dans le quotidien sclérosé d’une pension de famille où une jolie brochette de névrosés passe son temps à prétendre que tout va très très bien. Ces extraterrestres sont en effet interloqués : ils ont pu déterminer que les humains possédaient bien la synapse seize sur bêta, nécessaire au développement des espèces ; mais il semblerait que ces crétins ne l’utilisent pas ! Autant brusquer les choses… Citons encore Jacques Goimard (p. 788) : « Ce texte plein d’humour et de chaleur humaine pétille d’intelligence (comme la SF quand elle est très bonne) et d’optimisme (une qualité toute sturgeonienne). »
 
On en arrive ainsi à « Parcelle brillante » (pp. 865-890). Et là, les mots me manquent… Je m’étais déjà régalé de cette nouvelle dans le Livre d’or, et maintiens qu’il s’agit d’un authentique chef-d’œuvre, une nouvelle d’une sensibilité extraordinaire, et qui m’a parlé comme aucun autre texte ne l’a jamais fait. Sans doute me serait-il possible de résumer cette merveille qui n’a d’ailleurs rien d’un texte de science-fiction ou de fantastique, mais je ne veux tout simplement pas le faire. Je me contenterai lâchement de citer en intégralité la brève notice, les mots semblant d’ailleurs manquer tout autant à Jacques Goimard (p. 866) : « Cette nouvelle ridiculise à la fois les tenants du fantastique et ceux de la science-fiction : voilà toute la grandeur de « Parcelle brillante ». Les partisans de la littérature d’horreur bien nocturne et de l’optimisme du plein midi, de la lumière sont également réduits au silence. Parce que cette nouvelle ne leur laisse aucune liberté de choix : vous la recevez en pleine poitrine à 37 000 km/h et vous n’y pouvez rien : c’est une grande histoire d’amour et d’assassinats, une histoire sublime entre toutes. Roland Stragliati avait coutume de dire que c’était la plus belle nouvelle de Sturgeon. C’est la voix de mon maître. J’y vais. » Moi aussi…
 
Sans surprise, « Les talents de Xanadu » (pp. 891-919) n’atteint pas de tels sommets. Mais cette nouvelle traitant du thème de l’utopie n’est cependant pas inintéressante, loin de là.
 
Et il en va de même pour « La peur est une affaire » (pp. 921-939), intéressante nouvelle évoquant de manière très claire les abominables délires du maccarthysme alors omniprésent. Josephus MacArdle Phillipso est un minable petit charlatan, qui a fait fortune (plus ou moins malgré lui) en racontant des sottises paranoïaques sur de supposés OVNI, au point de devenir le gourou d’une authentique secte. Son discours joue sur les peurs les plus profondes de ses concitoyens fasse à la menace commu… pardon, extraterrestre. Un jour, pourtant, un extraterrestre – un « vrai » – vient s’entretenir avec lui, sachant bien qu’il est devenu de par ses livres le seul à même de sauver l’humanité… d’elle même. Joli paradoxe, pour une nouvelle brillante, à la fois drôle et intelligente.
 
J’ai déjà brièvement évoqué « Une fille qui en avait » (pp. 941-964). Enfin, certains de ses aspects, en tout cas… Ceci dit, cette nouvelle tranche quelque peu sur les précédentes, Sturgeon y retrouvant à certains égards sa veine horrifique des premières heures, même si l’humour reste très présent, et si les thématiques nous sont devenues familières (ménage à trois et compagnie). La chute est on ne peut plus prévisible, mais cela ne nuit en rien à l’intérêt de cette nouvelle, probablement plus tournée vers le divertissement que les précédentes, mais néanmoins très efficace et fort recommandable.
 
« L’autre Celia » (pp. 965-984), ensuite, est un nouveau sommet de l’œuvre sturgeonienne (qui figurait là encore déjà dans le Livre d’or). Je n’oserai donc guère trop m’étendre sur cette sordide et pertinente histoire de voyeurisme, que vous vous devez (c’est un ordre) de découvrir par vous-mêmes.
 
Pour des raisons bien différentes, je ne m’étendrai guère sur « Celui qui lisait les tombes » (pp. 985-998), nouvelle qui tient à bien des égards de l’exercice de style. Ce n’est pas inintéressant, mais un peu vain…
 
On y préférera sans l’ombre d’un doute, toujours dans un registre assez expérimental, la nouvelle suivante, « L’homme qui perdu la mer » (pp. 999-1011). Une histoire assez déstabilisante, et tout d’abord franchement rebutante, hermétique, incompréhensible… C’est qu’il s’agit d’une histoire à chute. Or cette chute – extraordinaire, au passage – change tout, et l’on est alors pris d’une envie irrésistible de revenir en arrière, et d’enfin… comprendre. Cette nouvelle, que l’on aurait envie de qualifier de « ratée » si l’on se contentait bêtement des premières pages, est ainsi au final un authentique chef-d’œuvre remarquablement pertinent…
 
« L’amour et la mort » (pp. 1013-1048), ensuite, pose problème (au-delà de ce titre français franchement peu ragoûtant). On ressent une pénible impression d’inachevé devant cette nouvelle par ailleurs fascinante. La nouvelle appelle clairement une suite, et éventuellement un prologue, à la manière de « Bébé a trois ans ». Hélas, Sturgeon n’a jamais écrit ni l’un ni l’autre… Et l’on doit donc se contenter de cette ébauche, développant une idée passionnante, hélas amoindrie par une fin précipitée et, cette fois, clairement trop didactique… Dommage.
 
Les choses s’améliorent heureusement ensuite, avec « Si tous les hommes étaient frères, me permettrais-tu d’épouser ta sœur ? » (pp. 1049-1092). Si le titre, certes très éloquent, est tout de même terriblement maladroit, cette nouvelle publiée dans la fameuse anthologie d’Harlan Ellison Dangereuses visions en 1967 est néanmoins remarquable, et sans doute une des plus grandes réussites de Sturgeon. On y retrouve dans un sens l’utopie des « Talents de Xanadu », mais c’est cette fois la pratique de l’inceste qui explique l’utopie et le bonheur des Vexveltiens. Mais les tabous, par nature irrationnels, subsistent encore, plus forts que jamais peut-être ; et nombre d’hommes et de femmes à travers la galaxie semblent prêts à mourir plutôt que de… que de… « faire » comme ces sauvages dégénérés ; car l’inceste, c’est mal, n’est-ce pas ? Tout le monde le sait ! Une très bonne nouvelle (quand bien même, là encore, un peu didactique par endroits).
 
Si l’on excepte « Argyll », le recueil s’achève enfin sur « Sculpture lente », sans doute la dernière grande réussite de Sturgeon (là encore, je l’avais déjà lue dans le Livre d’or). Et je n’en dirai pas plus.
 
Il est en effet bien temps de conclure ce long compte rendu, et vous m’excuserez, je l’espère, d’avancer le prétexte de la fatigue pour me contenter de ces deux mots :
 
Lisez Sturgeon.
 
EDIT : J'ai relu et chroniqué Les Plus qu'humains en 2018, ici.

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"The Honeymoon Killers", de Leonard Kastle

Publié le par Nébal

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Titres alternatifs : Dear Martha, The Lonely Hearts Killers, Les tueurs de la lune de miel.
Réalisateur : Leonard Kastle.
Année : 1969.
Pays : Etats-Unis.
Genre : Drame / Mélodrame / Thriller.
Durée : 108 min.
Acteurs principaux : Shirley Stoler, Tony Lo Bianco …
 
« D’après une histoire vraie ». Un classique du racolage cinématographique, qui n’a la plupart du temps aucune sincérité, et que l’on retrouve particulièrement souvent pour vendre tel ou tel film d’horreur ou thriller. Un fameux exemple : Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper, qui, s’il joue la carte du réalisme sordide et s’inspire en partie des méfaits bien réels d’Ed Gein pour brosser ceux de Leatherface et de sa charmante famille, n’en est pas moins une œuvre de pure imagination. La mention apparaît même parfois dans des films où le fantastique intervient, et il s’en trouve toujours pour y croire… Il en va de même pour certains films qui prennent une apparence de documentaire, comme Cannibal Holocaust, Le projet Blair Witch… ou, dans un genre bien différent, le très réjouissant Opération lune de William Karel. Sans parler des « Mondo »… La jaquette de The Honeymoon Killers ne déroge pas, un sticker très « Détective » précisant qu’il s’agit de « l’histoire vraie d’un couple de serial killers ».
 
Sauf que cette fois ce n’est pas une blague. Les « tueurs de la lune de miel » (plus connus en fait à l’époque sous le nom de « lonely hearts killers », les « tueurs des cœurs solitaires ») ont bel et bien existé. Et si le film de Leonard Kastle condense leur histoire et s’autorise quelques libertés, il n’en reste pas moins la recension cinématographique la plus fidèle de cet ahurissant fait divers.
 
Commençons donc par évoquer brièvement la véritable histoire des « tueurs de la lune de miel », qui nous est détaillée dans un bonus du DVD par le « spécialiste » des tueurs en série Stéphane Bourgoin, à sa manière habituelle : sordide et racoleuse, mais néanmoins documentée… et fascinante. C’est avant tout l’histoire d’une rencontre déterminante, celle de deux individus au passé certes trouble, mais qui ne seraient probablement jamais devenus des tueurs s’ils ne s’étaient pas rencontrés. Martha Beck a eu une enfance pour le moins malheureuse, une fois n’est pas coutume : violée par un membre de sa famille et punie par sa mère quand elle lui raconte ce drame, abandonnée ultérieurement par un mari volage qui la laisse seule avec leur enfant (qu’elle abandonne à son tour) et victime très tôt d’un dérèglement hormonal qui la rend obèse, elle ne parvient pas vraiment à s’intégrer dans la société américaine ; bien qu’ayant obtenu brillamment son diplôme d’infirmière en chef à une époque (la seconde guerre mondiale) où on en a besoin plus que jamais, elle ne trouve cependant que rarement du travail… et le plus souvent dans des morgues, où elle a pour charge de rendre les cadavres « présentables ». C’est en adhérant par dépit à une agence matrimoniale qu’elle va faire la rencontre de Raymond Fernandez. Celui-ci n’a tout d’abord pas de passé criminel ; il est même relativement estimé et intégré, semble-t-il, et l’on s’accorde pour dire qu’il s’est battu héroïquement durant la guerre. Il aurait été victime d’un accident durant le voyage de retour vers les Etats-Unis qui aurait modifié totalement sa personnalité (anecdote à prendre avec des pincettes ; on a souvent évoqué ce genre de cas, mais aucune preuve scientifique n’a pu être apportée pour l’instant) ; quoi qu’il en soit, il devient alors un petit délinquant de bas étage, et fait même un peu de prison pour un vol dérisoire. Après quoi cet homme chauve et un peu bedonnant, qui n’a donc a priori rien d’un séducteur, va se lancer avec succès dans une vaste entreprise d’escroquerie au mariage, séduisant et épousant des veuves, nombreuses après la guerre, pour disparaître ensuite avec leur argent. Un jour, il répond donc à une lettre de Martha Beck (qui a menti sur son age, son apparence et sa situation). Comprenant vite qu’elle n’a pas le profil de ses victimes (en clair : elle n’a pas d’argent), il disparaît rapidement. Mais Martha est tombée follement amoureuse du gigolo, et la connaissance de son triste petit commerce n’y change rien. Elle retrouve sa trace, fait du chantage au suicide (et à la dénonciation à la police)… et Raymond de céder finalement à un sentiment qu’il avait voulu ignorer jusqu’alors : il est bien éperdument amoureux de cette femme peu avenante et très perturbée. Martha devient sa complice ; Raymond la présente à ses victimes comme étant sa sœur (et une sœur infirmière, c’est un atout pour ces veuves souvent âgées). Mais Martha est terriblement jalouse et possessive : elle ne supporte pas l’idée que Raymond – dont c’est pourtant, si l’on peut dire, le travail – couche avec d’autres femmes qu’elle. Cela la conduira bientôt au meurtre. Et les circonstances feront que Raymond la suivra bien vite sur cette pente fatale. Le couple, qui s’est livré à ces activités criminelles pendant deux ans à travers nombre d’Etats américains, sera finalement arrêté (dans des circonstances que je suppose différentes de celles du film, que je ne révélerai pas ici). La presse s’emparera de cette étrange histoire des « tueurs des cœurs solitaires ». Martha et Raymond seront condamnés à mort pour deux assassinats, mais on les a suspectés dans 17 cas. Ils passeront sur la chaise électrique l’une immédiatement après l’autre en 1951. Leur histoire sera bien vite récupérée, et on en connaîtra nombre de versions plus ou moins fidèles. Mais celle de Leonard Kastle (par ailleurs la seule à conserver les noms originaux) est largement au-dessus du lot.
 
Leonard Kastle n’est en rien un homme de cinéma. Il est avant tout un auteur et metteur en scène d’opéras (notamment un sur le mormon Brigham Young, un peu antérieur au film), et plutôt estimé semble-t-il. Il est néanmoins contacté un jour par son ami producteur Warren Steibel, qui lui propose de travailler sur un film inspiré par l’étrange histoire des « tueurs des cœurs solitaires ». Kastle, fasciné par ce fait-divers morbide, accepte, et se met à rédiger un scénario extrêmement détaillé. On embauche alors un jeune réalisateur prometteur pour tourner le film, mais celui-ci ne parvient pas à obtenir quoi que ce soit de satisfaisant, que ce soit pour lui ou pour Kastle, et abandonne rapidement le projet : il s’appelle Martin Scorcese… Steibel suggère alors à Kastle de réaliser lui-même le film ; mais, s’il a monté plusieurs opéras, il ne connaît strictement rien au cinéma… Il se met cependant au travail, étudiant avec le sérieux du novice des scénarii de Truffaut, Rossellini et Antonioni (on voit bien à ces influences « recommandables » qu’on est bien loin de la pure exploitation, contrairement à ce que le thème du film pouvait laisser supposer). Et c’est ainsi qu’il réalisera The Honeymoon Killers, qui restera à jamais son unique contribution au septième art. Kastle s’en amuse, et explique avec un sourire que c’est un argument en sa faveur : « Je peux ainsi affirmer n’avoir jamais réalisé de mauvais film après The Honeymoon Killers. » Certes… On peut bien se permettre d’être plus généreux à son égard : Leonard Kastle n’a jamais réalisé un seul mauvais film ; The Honeymoon Killers est en effet un chef-d’œuvre méconnu du cinéma américain, qui mériterait sans aucun doute une plus ample reconnaissance ; et l’amateur à l’origine de ce que la revue Positif a pu qualifier de « plus belle tragédie moderne que le cinéma nous ait donnée depuis fort longtemps » (il a écrit le scénario, choisi et dirigé les acteurs, réalisé le film et imposé sa version du montage ; j’imagine que ce directeur d’opéra n’est enfin pas pour rien dans le choix des partitions de Gustav Mahler qui l’accompagnent) pourrait à bon droit donner des leçons de cinéma à bon nombre de « professionnels » établis.
 
The Honeymoon Killers est vendu comme un thriller, mais – si cet aspect n’est pas négligeable, les scènes de meurtre (au nombre de quatre), particulièrement brillantes, n’ayant rien à envier aux plus grands maîtres du genre (la réalisation, sous cet angle, ne manque pas de faire penser à Hitchcock, et ultérieurement à De Palma), et étant bien évidemment au coeur du récit – ce n’est pourtant pas l’aspect dominant du film, qui reste avant tout un drame amoureux superbement construit et subtil. Une chose est claire, en tout cas : Leonard Kastle le revendique, il n’a certainement pas voulu faire un film policier. Cet aspect est en effet totalement inexistant dans le film, et Kastle va plus loin, en prenant le contre-pied des poncifs hollywoodiens : méprisant envers le pathos outrancier et la tendance à magnifier la réalité propre à l’usine à rêves, Kastle décide de livrer un film tendant vers le « cinéma-vérité », et appliquant une lecture clinique et détachée à cette sordide histoire, bien plus efficace pour susciter l’empathie, car plus « vraie ». Les victimes ne sont donc pas de belles innocentes au-dessus de tout soupçon, mais le plus souvent des vieilles biques, pingres, menteuses, bigotes, hypocrites, écervelées… Elles n’en sont que plus vraies, et leur sort n’en est que plus abominable et marquant. Il en va de même pour les tueurs. Martha Beck et Raymond Fernandez n’avaient rien d’icônes hollywoodiennes, et Kastle va là encore chercher le réalisme, en engageant deux acteurs au physique peu avenant, dont la carrière cinématographique se limitera le plus souvent à des seconds rôles. La grosse Martha Beck, clairement le personnage central du film, sera incarnée par Shirley Stoler (dont la carrière est essentiellement théâtrale, mais que l’on a pu revoir à l’occasion au cinéma, notamment dans Voyage au bout de l’enfer), tout simplement phénoménale ; quand à Raymond Fernandez, ce sera Tony Lo Bianco qui l’interprétera, avec son accent à couper au couteau (on le reverra notamment dans French Connection et Malcolm X, mais son physique particulier l’amènera surtout à interpréter des seconds rôles de petites frappes ou de « prolétaires »). Excellents choix, qui confèrent au film une atmosphère unique, et renforcent au final l’empathie.
 
Car The Honeymoon Killers me semble avant tout un drame, assez expressionniste et réaliste en même temps, où la psychologie des personnages, et en premier lieu de Martha, passe clairement au premier plan. Ainsi dès la première scène, avec un assez remarquable travelling qui nous permet de découvrir celle que le film présente d’emblée comme une infirmière en chef (première liberté), autoritaire et frigide. La scène suivante poursuit dans cette voie, l’infirmière boulimique et nerveuse ayant à supporter son insupportable mère, et les conseils avisés d’une « amie » qui l’a inscrite, sans lui demander son avis, dans une agence matrimoniale. C’est ainsi qu’elle fera la rencontre de Ray, caricature hautement cabotine de latin lover dans ses premières apparitions, mais qui révélera bientôt sa véritable personnalité sous ce masque un peu vain, celle d’un petit délinquant minable, et finalement guère entreprenant. C’est clairement Martha, dont on comprend bien vite qu’elle est très manipulatrice, et pour ainsi dire une menteuse compulsive, qui va prendre le dessus dans le couple, tout d’abord au travers d’épiques scènes de jalousie où le chantage au suicide n’a rien d’une menace en l’air, puis en prenant l’initiative des premiers meurtres. Ray lui appartient. Si ce « métier » peut leur rapporter beaucoup d’argent, elle refuse néanmoins qu’il couche avec d’autres femmes. Elle le lui dit clairement : elle préfère le voir pourrir en prison, et elle, sa complice, avec, plutôt que de l’imaginer ne serait-ce qu’un instant auprès d’une autre femme. Dès lors, elle se met à l’épier, à profiter du moindre prétexte pour le suivre… et bientôt à tuer avant l’instant fatidique de la lune de miel, pour préserver l’intégrité de son amant. Si le premier meurtre n’est pas « graphique », l’infirmière Martha administrant à sa « rivale » une overdose de somnifères, la situation dégénère bien vite, ainsi dans le premier meurtre unissant les deux amants, Martha assommant une insupportable vieille bigote paranoïaque (à raison…) à coups de marteau, puis aidant Ray à étrangler la victime. Une scène remarquable, dure et sèche, superbement filmée. Quant au meurtre suivant, il tient de la scène d’anthologie, notamment dans ce passage tétanisant où la victime paralysée écoute ses assassins débattre de la marche à suivre, de qui fera quoi, et comment : gros plan sur les yeux affolés de la pauvre veuve, qui s’éternise… jusqu’à ce que soudain… Mais reste la fille de la veuve. La charitable Martha veut bien s’en occuper à la place de Ray…
 
Je n’en dirais pas plus sur la fin (on m’accusera peut-être d’en avoir déjà trop dit, mais, encore une fois, la dimension thriller ne me semble clairement pas être celle qui domine dans le film, et, quand elle apparaît, elle joue sur le suspense au sens strict : l’angoisse ne vient pas de la surprise, mais du fait que l’on sait parfaitement ce qui va se produire…). Mais sachez qu’elle est fabuleuse, et durablement marquante.
 
Pour un amateur, Leonard Kastle fait preuve d’un savoir-faire remarquable : s’il y a de temps à autre quelques inévitables maladresses de débutant, le film, superbement cadré, n’en offre pas moins de nombreuses scènes que l’on aurait envie de qualifier de virtuoses, si ce terme ne renvoyait pas si souvent à une certaine gratuité totalement absente ici. Chaque plan, chaque mouvement, chaque cadrage, est mûrement réfléchi. Et le résultat est bien un chef-d’œuvre, injustement méconnu, et qui mériterait bien des éloges. Une authentique perle du cinéma américain, à découvrir ou redécouvrir absolument.

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"Part 2. The Endless Not", de Throbbing Gristle

Publié le par Nébal

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THROBBING GRISTLE, Part 2. The Endless Not.
 
Tracklist :
 
01 – Vow Of Silence
02 – Rabbit Snare
03 – Separated
04 – Almost A Kiss
05 – Greasy Spoon
06 – Lyre Liar
07 – Above The Below
08 – Endless Not
09 – The Worm Waits Its Turn
10 – After The Fall
 
Chose promise, chose due : petit retour sur cet excellent dernier album de Throbbing Gristle.
 
Et rappel des épisodes précédents : Throbbing Gristle, le groupe fondateur de la musique industrielle, s’est séparé en 1980, à la fois en raison du succès naissant du groupe, s’accordant mal avec son discours hautement subversif, et pour cause de dissensions internes entre ses quatre membres. Ceux-ci n’abandonnent pas la musique pour autant : Genesis P-Orridge forme presque instantanément Psychic TV, et est dans un premier temps accompagné par Peter « Sleazy » Christopherson, qui le quitte cependant assez rapidement pour fonder Coil avec John Balance, tandis que le couple formé par Chris Carter et Cosey Fanni Tutti se lance dans un projet d’abord intitulé Chris & Cosey, puis Carter/Tutti. Si les trois derniers semblaient être restés assez proches les uns des autres, les tensions étaient par contre devenues très rudes à l’égard de Genesis P-Orridge. Autant dire qu’une reformation de Throbbing Gristle paraissait hautement improbable, d’autant que l’attitude revêche et subversive de TG ne semblait guère se prêter à l’exercice souvent tristement mercantile du come-back.
 
Et pourtant reformation il y a eu.
 
On pouvait craindre un retour de papys croulants – quand bien même androgynes –, uniquement désireux de payer leurs impôts, comme il y en a eu hélas tant ces dernières années, l’idéologie punk étant remisée au placard et laissant la place au rock de stade le plus émétique. De la part de TG, ç’aurait quand même été sacrément douloureux… Heureusement, ces craintes n’étaient pas fondées. Si ce TG 2 n’a pas la virulence jusqu’au-boutiste du premier, il n’en continue pas moins de livrer avec sincérité et passion une musique inventive et largement au-dessus du lot.
 
Ce nouvel album s’est pourtant fait attendre, après les reformations « ponctuelles » du groupe ; cela faisait plus de deux ans que l’on en parlait (les morceaux semblent d’ailleurs dater de 2004 et 2005)… Mais il est enfin sorti, sans aucun attirail promotionnel. Ce petit bijou s’intitule étrangement (ou à bon droit, comme on voudra) Part 2. The Endless Not ; un album de toute évidence plus abordable et bien plus calme que les brûlots industriels de la fin des années 1970, mais néanmoins passionnant, et faisant preuve d’une maîtrise technique à laquelle TG ne nous avait pas forcément habitués jusque-là. On sent bien qu’entre temps les expériences de Coil (surtout), Psychic TV et Chris & Cosey ont porté leurs fruits.
 
L’album débute (assez classiquement pour le groupe) sur une de ses compositions les plus hermétiques, avec cet étrange et fascinant « Vow Of Silence » aux allures de mantra industriel, porté par une rythmique jouant un peu la carte de la nostalgie et noyé sous les cris déviants d’un Genesis P-Orridge à la voix trafiquée au possible.
 
Cette excellente introduction laisse bientôt place à une authentique perle, bien plus originale, avec le sublime « Rabbit Snare », mélancolique morceau de jazz minimaliste, déviant et gazeux, superbement écrit et interprété ; c’est notamment l’occasion de constater les remarquables prouesses émotionnelles auxquelles parvient désormais Genesis P-Orridge, dont la voix nasillarde et souvent hors de ton n’a jamais été aussi pertinente et séduisante. Mais la musique n’est pas en reste : une rythmique à la fois mécanique et jazzy, soutenue par de sourdes impulsions de basse, un piano maladif complété à l’occasion de fines touches d’orgue, les explosions de cornet ou de stridences électroniques… Tout cela compose un paysage sonore à la fois glauque et apaisant, terriblement bien pensé, pour ce qui est peut-être la plus grande réussite de l’album.
 
On enchaîne ensuite sur une composition instrumentale de Chris Carter, avec la belle pièce d’ambient « Separated », où la guitare de Cosey Fanni Tutti, si elle garde encore quelque chose des attentats sonores originaux, témoigne néanmoins là encore d’une plus grande maîtrise, et n’est pas sans évoquer à l’occasion le jeu de Robert Fripp dans ses collaborations avec Brian Eno.
 
Suit un très beau, doux et douloureux « Almost A Kiss », superbe ballade minimaliste et vaguement trip-hop dans sa rythmique chaloupée et sa ligne de basse descendante à la « Glory Box ». La voix de Genesis P-Orridge, quelque part entre chant, parlé et hurlement, n’a jamais été aussi déchirante et maladive, pour un résultat qui touche directement au cœur. On avait connu TG virulent et agressif, on le découvre désormais subtil et émouvant (ce que je mettrais pour ma part sur le compte de l’expérience de « Sleazy » au sein de Coil, mais, le talent mélodique de Chris Carter, notamment, n’étant plus à démontrer, je peux très bien me tromper…).
 
« Greasy Spoon », ensuite, le plus long morceau de l’album, renoue quelque peu avec l’hermétisme de l’introduction, pour une pièce instrumentale ambient / industrielle plus directement évocatrice du Throbbing Gristle original, parcourue de glitches à la ELpH et de hurlements moqueurs et acides de cornet ou de guitare vrillant le crâne à la façon d’un effet doppler, tandis qu’une rythmique mécanique et monotone fait l’autoroute avec une basse si sourde qu’elle tient presque du bourdon.
 
Avec « Lyre Liar », on reste dans l’angoisse et le sordide, ces deux seuls mots étant répétés en boucle par un Genesis P-Orridge vaporeux et éthéré par-dessus des sons machinaux, la rythmique monotone agrémentée d’une unique note de basse pouvant éventuellement faire penser à certaines compositions parmi les plus réussies de Nine Inch Nails (ou si l’on préfère de Trent Reznor, notamment dans sa remarquable bande originale pour le jeu vidéo Quake) : beau retour à l’envoyeur, les maîtres s’imposant définitivement aux disciples plus ou moins talentueux. Un quasi-instrumental au son remarquable, paranoïaque et claustrophobe, que je déconseille fortement d’écouter au petit matin si l’on souhaite partir du bon pied et passer une bonne journée…
 
« Above The Below », ensuite, est une composition instrumentale de Cosey Fanni Tutti, ambient industriel minimaliste très cinématographique avec sa discrète mélodie sur trois notes, qui confirme au moins une chose : il serait temps, décidément, que je jette une oreille aux productions ambient du couple Carter/Tutti ; si elles sont toutes de cet acabit, cela promet d’être un véritable régal.
 
Avec « Endless Not », on revient à un morceau chanté, mais guère moins audacieux, la structure étant difficilement discernable dans ce magma sonore délicat de dissonances électroniques accompagné par une rythmique plus présente que sur les compositions précédentes. Une belle réussite, une fois de plus.
 
« The Worm Waits Its Turn », coécrit par Genesis P-Orridge et son confrère Bryin Dall, s’il n’est pas mauvais, me semble cependant moins convaincant, moins original et moins bien construit, l’introduction comme un cheveu sur la soupe d’une discrète rythmique « big beat » ne servant guère la pourtant jolie mélodie à l’atmosphère éthérée sur laquelle se pose avec monotonie le « spoken word » lancinant du leader de Psychic TV.
 
Heureusement, c’est sur un authentique bijou – dont le seul défaut (mais en est-ce vraiment un, connaissant les pratiques similaires de Throbbing Gristle sur certains des albums de la première époque ?) est sa brièveté – que s’achève l’album, avec un « After The Fall » de Peter Christopherson qui nous ramène aux plus belles expérimentations ambient de Coil. Les mots me manquent pour en dire plus, à vrai dire…

Part 2. The Endless Not n
’est donc pas un vain album de come-back, écrit à la va-vite dans un but purement mercantile, mais bien une somme, un bilan en forme d’ouverture, témoignant des passions contemporaines de quatre génies de la musique électronique, toujours aussi sincères, toujours aussi inventifs, toujours aussi talentueux. Les intégristes du TG original n’y trouveront peut-être pas leur compte, pas plus que les amateurs de cet album ne trouveront nécessairement le leur dans les enregistrements les plus bruitistes du groupe. Mais pour ma part, j’y vois un album parfaitement digne de figurer dans la phénoménale discographie de ce groupe de légende. Je ne sais pas ce qu’il en est de l’avenir de Throbbing Gristle (pas plus que des projets de Peter Christopherson depuis le décès de John Balance mettant fin à l’expérience de Coil) ; mais si cet album devait connaître une suite éventuelle, aussi dénuée de compromissions et aussi brillante, je m’estimerais on ne peut plus heureux.

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"Le visage vert", n° 14. "Amateurs in Suffering"

Publié le par Nébal

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Le Visage vert,
n° 14. Amateurs in Suffering, Paris, Zulma, juin 2007, 175 p.
 
Voici donc enfin ce 14ème numéro de la revue Le Visage vert, environ quatre ans après le précédent (ben oui, un n° 13, forcément…). On ne peut que s’en féliciter, le fantastique faisant aujourd’hui quelque peu figure de parent pauvre dans les littératures de l’imaginaire. Un bref coup d’œil en librairie suffit généralement à s’en persuader : si la science-fiction reste encore assez présente, et si la fantasy – hélas, le plus souvent, sous sa forme la plus commerciale – remplit bon nombre d’étagères, le fantastique ne se voit la plupart du temps accorder qu’un mince réduit, ne proposant pour l’essentiel que ces quelques classiques du XIXe ou du début du XXe siècle qui n’ont pas encore rejoint les « prestigieux » rangs de la littérature générale au milieu de quelques best-sellers que l’on dénigre parfois sous le nom de « mainstream horror » (ce qui n’exclut pourtant pas, parmi ces derniers, la présence d’excellents auteurs, tels Dan Simmons, Clive Barker ou Stephen King). A l’heure où le fantastique et l’horreur semblent connaître un certain regain d’intérêt au cinéma, on ne peut que déplorer ce triste constat… La « résurrection » du Visage vert aux éditions Zulma est d’autant plus appréciable (accessoirement, louons le beau travail de présentation qui a été effectué, la revue, au grand format original, étant d’une lecture agréable, avec une jolie maquette et quelques illustrations à l’occasion, souvent de fort sympathiques gravures ; et, pour ma part, j’aime beaucoup cette couverture « affichiste »).
 
Mais s’agit-il vraiment ici de littérature fantastique ? Sans doute. C’est du moins le positionnement plus ou moins affiché par la revue, et déterminant sa place dans les rayonnages… Notons cependant que la littérature fantastique ici envisagée doit être entendue de deux manières : d’une part, ce sont ici essentiellement des auteurs anciens, fin XIXe ou début XXe, qui sont convoqués, ce qui donne à la revue une tonalité générale assez savante et raffinée (on est bien loin des pulps !) ; d’autre part, le fantastique doit être ici compris largement, le surnaturel n’étant pas toujours de la partie (assez rarement, même) : c’est ici avant tout une atmosphère, souvent sordide et macabre, qui rassemble les différents textes. C’est d’autant plus vrai pour ce numéro consacré pour l’essentiel à des auteurs variés, mais que l’on pourrait pour bon nombre d’entre eux fédérer au sein du mouvement « décadent », et notamment ceux qui forment le cœur de la revue, un imposant dossier étant consacré au thème des « amateurs in suffering ». Nous verrons plus tard ce qui se cache derrière cette étrange expression, apparue semble-t-il pour la première fois en 1820 sous la plume de Charles Robert Maturin (dont il serait par ailleurs temps que je lise le fameux Melmoth…).
 
Mais envisageons tout d’abord les textes (plus ou moins) indépendants de ce volumineux et passionnant dossier. Et tout d’abord une authentique merveille, avec le charmant conte chinois de Fitz-James O’Brien, « La Dent-de-Dragon qui appartenait au magicien Piou-Lu ». On parlera davantage de « merveilleux » pour ce savoureux pastiche des chinoiseries alors en vogue, souvent très drôle, notamment dans ses dialogues hypocritement révérencieux. Un vrai petit bijou. On poursuivra d’ailleurs de manière plus franche dans le pastiche, en sautant quelques pages, avec « L’être du seuil, par Sir E-d L-tt-n B-lw-r », dans lequel Bret Harte parodie joliment Bulwer-Lytton (mon ignorance de ces deux auteurs, je dois le confesser, ne me permettant toutefois pas d’apprécier à plein ce joli texte).
 
Entre temps, la revue s’est penchée sur le cas d’Arsène Houssaye, avec deux nouvelles très raffinées, au fantastique diffus, « Nina et Mimi », puis « Mademoiselle Salomé », suivies d’une analyse d’Eric Vauthier (« L’univers sombre d’Arsène Houssaye »). (N.B. : si, pour les textes qui vont suivre, on ne peut véritablement parler d’histoires « à chute », je vais cependant me livrer à quelques « révélations » ; l’intérêt des nouvelles reste à mon avis intact, mais, si vous craignez de gâcher votre plaisir à la lecture de ces quelques lignes, contentez-vous de savoir qu’il s’agit d’un numéro passionnant, et à la prochaine…) Si le premier texte est avant tout le récit d’une infidélité conjugale tournant au drame, on n’en retrouve pas moins, dans les deux cas, une figure littéraire particulière, typique de l’époque, et qui introduit en quelque sorte le dossier consacré aux « amateurs in suffering » : la « femme fatale », belle et cruelle, celle pour qui l’on meurt, et qui, si elle peut, comme Mimi, se contenter d’ignorer froidement les souffrances éventuellement mortelles qu’elle suscite, va le plus souvent jusqu’à les rechercher et s’en délecter. Nous sommes ici au cœur d’une certaine misogynie fin de siècle, qui éclatera pleinement dans les nouvelles ultérieures.
 
Pour aborder ce thème, il me semble préférable d’en passer d’abord par l’une des dernières nouvelles du recueil (et à vrai dire l’une des moins convaincantes…), le texte de Hanns Einz Ewers intitulé « L’exécution de Damiens ». La misogynie y est éclatante, essentiellement dans les premières pages, quand le principal protagoniste, Brinken, y fait part de sa haine des femmes, nécessairement cruelles ; tout le bestiaire habituel y passe : serpent, veuve noire, et surtout mante religieuse… La femme, a fortiori si elle est raffinée, est par nature mauvaise et perfide, ses appétits sexuels sont, au sens strict, dévorants. L’auteur – ou son personnage – va jusqu’à chercher des explications à ce comportement dans la science de son temps, justifiant ainsi la persistance chez certaines femmes de ces singulières caractéristiques sexuelles animales – la mise à mort de l’amant, pendant ou après l’union – par un atavisme tout droit tiré de Lombroso et de son Homme criminel. Si la « civilisation » n’autorise pas de tels débordements, il est, outre les « femmes fatales » au sens le plus strict, criminelles et manipulatrices, des dames en apparence respectables qui n’en trouvent pas moins de curieux exutoires à leurs passions morbides. Il en va ainsi de cette ravissante et pieuse anglaise, Lady Cynthia, qui cache sous des dehors angéliques de bien sordides plaisirs, ne parvenant véritablement à atteindre la jouissance que dans les tourments moraux qu’elle inflige, et dans la lecture passionnée et éternellement renouvelée d’une recension prolixe de l’horrible supplice du régicide Damiens. Si la nouvelle en elle-même n’est à mon sens guère mémorable, elle trouve cependant tout son intérêt dans les nombreuses notes qui l’accompagnent, et introduisent le passionnant article de Michel Meurger, « L’amour cruel. Entomologie des femmes fatales ».
 
L’effroyable exécution de Damiens, le 28 mars 1757, a attiré une foule gigantesque et suscité une abondante littérature, je ne vous apprends probablement rien – on trouve en notes plusieurs recensions, dont celle, pour le moins troublante, de Casanova, mais aussi, entre autres, une de Louis Sébastien Mercier dans son célèbre Tableau de Paris. La partie fictionnelle de la revue s’achève d’ailleurs par une énième variation sur ce thème, où la « femme fatale » n’apparaît que par allusion, avec l’étrange et – nécessairement… – beau texte de Joris-Karl Huysmans sobrement intitulé « Damiens », vision hallucinée tenant à bien des égards du poème en prose. Rappelons d’ailleurs qu’outre les mémoires et fictions qui y font directement écho, on retrouve également l’évocation de ce terrible supplice dans nombre d’essais, et non des moindres (s’il ne faut en citer qu’un, ce serait sans doute le célèbre Surveiller et punir de Michel Foucault, qui s’ouvre par une longue description riche en détails de l’exécution – ce qui, notons-le au passage, n’est d’ailleurs guère pertinent au regard de la démonstration de l’auteur, étant donné le caractère indéniablement exceptionnel de ce supplice ; cela tient à vrai dire un peu de l’artifice rhétorique, indéniablement efficace il est vrai…). Très tôt, dès les premières recensions, on s’est fait l’écho de cette étrange et malsaine attirance largement teintée d’érotisme – voyez le texte de Casanova… – que ce triste spectacle avait suscité, notamment chez les femmes (les témoignages sont innombrables). Et c’est à bien des égards ici que va prendre naissance le thème des « amateurs in suffering ». Citons le texte de Charles Robert Mathurin (semble-t-il extrait de Melmoth ; traduction d’Anne-Sylvie Homassel) :
 
« Il est de fait possible de devenir amateur de souffrances. J’ai entendu parler d’hommes qui avaient voyagé en des pays où l’on pouvait tous les jours voir quelque horrible exécution, dans le seul but de ressentir l’excitation que la vue de la souffrance ne manque jamais de procurer. Cela va du spectacle qu’offre la tragédie ou l’auto-da-fé, aux convulsions du plus pitoyable reptile que vous puissiez torturer – sachant que cette torture est la conséquence de votre propre puissance. C’est une sorte de sentiment dont nous ne pouvons jamais nous défaire, une victoire remportée sur ceux que leurs souffrances rendent inférieurs à nous ; point d’étonnement, alors – la souffrance est toujours un signe de faiblesse – à ce que nous nous glorifions de notre impénétrabilité. »
 
Et, de fait, on a pu citer plusieurs de ces « amateurs de souffrances », notamment anglais, dont le plus fameux exemple serait George Augustus Selwyn (1719-1791), respectable parlementaire et ami de Walpole, néanmoins réputé pour son « attraction morbide pour les spectacles sanglants ». Mario Praz rapporte d’ailleurs ceci : à l’exécution de Damiens, Selwyn « se mêla à la foule en habits très simples et, comme un Français qui avait remarqué son excitation lui demandait : « Vous êtes bourreau ? » il aurait répondu : « Non, non, monsieur, je n’ai pas cet honneur : je ne suis qu’un amateur ». Une version différente de cette anecdote est donnée par Sir Nathaniel Wraxall : « L’excitation nerveuse de Selwyn et son anxieuse curiosité d’observer les effets de la dissolution physique chez les hommes, l’exposèrent non seulement au ridicule, mais aussi au blâme. On l’accusait de ne pas manquer une seule exécution capitale ; et parfois, pour éviter d’être remarqué, il se déguisait avec des vêtements féminins. On m’assure qu’en 1756 [sic] il alla spécialement à Paris pour assister aux derniers instants de Damiens… Alors que, dans la foule, il cherchait à s’approcher de l’échafaud, il fut d’abord repoussé par un des aides de justice ; mais Selwyn ayant informé celui-ci qu’il n’était venu de Londres que pour être présent au châtiment et à la mort de Damiens, le bourreau fit aussitôt écarter la foule en s’écriant : Faites place pour Monsieur, c’est un Anglais et un amateur. » » Cette phrase du bourreau, sans la mention de la nationalité, a été maintes fois rapportée (notamment par Mercier). Conclusion de Mario Praz : « Nul doute pour moi que cette anecdote soit à l’origine de la légende répandue en France de l’Anglais amateur d’exécutions capitales qui se développa pendant le romantisme et fut relancée par les Goncourt. »
 
Cette « légende » revient en effet souvent, avec une variante néanmoins : si les « amateurs in suffering » clairement identifiés par les historiens sont généralement des hommes, la littérature en fera toujours de ces « femmes fatales », de ces mantes religieuses, lointaines héritières de certaines libertines sadiennes, et en premier lieu Juliette.
 
Autre entorse à la définition « classique » : « l’amateur éclairé » sait trouver son bonheur chez lui, nul besoin de courir le monde pour assister à des exécutions. La dimension du « voyage sadique » n’apparaît ainsi pas dans les textes qui nous sont proposés, et un seul est teinté d’exotisme, le « Supplice de Genso », de Félicien Champsaur, vision approximative et bien dans la mode du temps d’un Japon cruel et raffiné, guère convaincante ; on lui préférera largement, dans un tout autre registre, le conte de Fitz-James O’Brien précité.
 
Bien plus intéressants sont les trois textes de Jean Lorrain, introduits par une étude savante (et un brin aride) de Delphine Durand (« Une esthétique de la cruauté : cérémonial et iconographie du martyre amoureux chez Jean Lorrain et Gustav-Adolf Mossa »). Retenons notamment le plus long des trois, « La dame aux lèvres rouges – l’inconnue », dans lequel ladite inconnue satisfait ses pulsions auprès d’hommes qu’elle piège et destine à finir sur la guillotine, se régalant ensuite du spectacle de leur mise à mort… Suivent deux jolis « portraits » tenant du poème en prose, « L’inassouvie » renchérissant sur ce thème, la « femme fatale » assistant sans défaut à chaque exécution capitale, puis « La pompe-funèbre », concernant une femme qui trouve cette fois son plaisir dans les « jeux dangereux », les acrobaties du cirque, notamment, guettant avec avidité une défaillance fatale.
 
Ce thème du cirque semble d’ailleurs assez commun, puisqu’on le retrouve ensuite dans deux brefs récits, tout d’abord celui de Paul Adam (« Sur le fil », contant le destin tragique d’un colosse volage), ensuite et surtout celui de Robert de Machiels (« Les Barelli, gymnastes ») ; dans les deux cas, mais plus nettement et sciemment dans le second, la femme fatale (elles sont à vrai dire cinq dans le texte de Paul Adam…) va cette fois jusqu’à provoquer l’accident de par le seul poids de son regard avide ; et de se délecter enfin à la vision du cadavre brisé d’un trapéziste négligé un instant de trop par son frère acrobate…
 
Nous conclurons sur un des textes les plus réussis de ce dossier, et où, cette fois, le fantastique s’insinue plus clairement dans le récit sous couvert de spiritisme, avec les « Décrets insondables » d’Edward Frederic Benson : saisissant portrait d’une jeune et belle Anglaise se délectant des blessures d’un oiseau, de l’angoisse et de la douleur d’une jeune fille chez le dentiste… et trouvant enfin une jouissance ultime et fatale dans la contemplation fascinée de la noyade d’une fillette, la dame ne bougeant pas le petit doigt pour lui venir en aide…
 
Un numéro passionnant et remarquablement bien conçu. Pour l’ignare que je suis, c’était en outre l’occasion de découvrir bon nombre d’auteurs qui m’étaient totalement inconnus jusqu’alors… Souhaitons donc une longue vie à cette nouvelle mouture du Visage vert, en espérant qu’il ne s’écoule pas quatre ans avant la parution du n° 15… Souhaitons, au-delà, que cette heureuse initiative participe d’un regain d’intérêt plus général pour la littérature fantastique. Voire suscite des petits, peut-être sous une forme plus « populaire » ? On a bien le droit de rêver…

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"Mickey Monster", de Bretin & Bonzon

Publié le par Nébal

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BRETIN (Denis) et BONZON (Laurent), Mickey Monster, [s.l.], Baleine, coll. Club Van Helsing, 2007, 185 p.
 
Club Van Helsing, deuxième approche, après un réjouissant abordage avec le Délires d’Orphée de Catherine Dufour. Je ne reviendrai pas ici sur la présentation de la collec’ (pas que ça à fout’, non mais ho… Voyez ma note sur Délires d’Orphée ; de toute façon, Dufour, c’est bon, mangez-en).
 
Il n’est sans doute pas inutile, par contre, de procéder à une petite présentation du binôme à l’origine de ce Mickey Monster, pas forcément bien connu des amateurs d’imaginaire. A vrai dire, j’en avais jamais entendu parler, moué, mais bon, c’est pas un critère très pertinent. Donc, si j’en crois la petite notice biographique figurant sous leur jolie photo de psychopathes, Denis Bretin et Laurent Bonzon ont écrit ensemble « trois romans policiers flirtant avec le fantastique » : La Servante du Seigneur, Le Nécrographe et Malo Mori, et plus récemment Eden, complex 1, « première étape d’un écolo-thriller en forme de trilogie », ce qui est très tendance. On notera enfin que Denis Bretin a également publié en solo un roman intitulé Le Mort-Homme, pour lequel il a reçu le prix littéraire du festival de Gérardmer ; bon, je suis le premier à dire que le palmarès de Gérardmer pue régulièrement du popotin, mais on avouera tout de même que c’est plutôt bon signe pour un auteur (co-)écrivant un volume du CVH. Parce que, je sais pas vous, mais moi, c’est bien du fantastique un peu couillon, tendance gros bis rougeaud, voire réjouissant Z, que j’en attends.
 
Le « héros » du roman répondant au nom de Roger McOrman (aha), et le monstre étant clairement désigné en quatrième de couv’ comme étant un blob, on peut déjà supposer qu’on va être gâté de ce côté-là. Chouette.
 
Histoire d’être original, on va commencer par le commencement. Réunion au Club Van Helsing, où quelques-uns de nos chasseurs (dont le big boss et notre harponneur préféré) assistent à une conférence du professeur Guineas Sörberg, éminent membre du club et authentique psychopathe (une fois, il a bouffé son porteur pour être en mesure de traquer sa proie…). Il raconte au cercle distingué sa dernière expédition, agrémentant son récit de photographies (du genre : « Ainsi que vous le voyez, sur la fig. 27, on distingue encore les mains de la précédente victime ; nous pouvons en déduire ceci du régime alimentaire de la bête : etc., etc. »). Les chasseurs s’emmerdent. Pas le lecteur, qui s’amuse beaucoup dans cette hilarante introduction.
 
Sörberg ne tarde cependant pas à être interrompu, quand un petit homme grotesque et obèse se présente devant la porte de Bedlam Asylum. Un aveugle, à en croire ses lunettes noires en pleine nuit et sa canne blanche. Avec une étrange cicatrice sur le visage, pas totalement dissimulée par ses verres fumés. L’homme – de toute évidence un Américain – se présente comme étant Roger McOrman, l’inventeur de la fameuse machine à Mickey. La machine à quoi ? La machine à Mickey ; il a une licence et un brevet. Ah. Et ça sert à quoi ? A faire des Mickey. Ah. Bon. Et… ? Et Roger McOrman a une histoire à raconter ; il est venu tout spécialement des Etats-Unis pour rencontrer Hugo Van Helsing. Le leader du club, intrigué par cette étrange cicatrice, introduit l’aveugle dans la salle de conférence pour l’écouter avec attention.
 
C’était après qu’il ait vendu 49 machines à Mickey, lors de la foire de Babbits, à des Japonaises pas rancunières pour Hiroshima et Nagasaki. En route vers son home, sweet home avec 2300 dollars en poche et l’envie d’achever cette bonne journée en regardant la finale où les Cubs vont massacrer les Astros, et en sirotant une Bud, tant qu’à faire, le VRP du Wisconsin (qui sera décidément le plus bel endroit du monde quand il y aura un sénateur républicain) s’égare un peu dans la cambrousse. C’est qu’il faisait sombre, et il pleuvait des cordes, vous voyez. Et là il a percuté… une bête. Peut-être un truc protégé ? McOrman, craignant d’avoir des ennuis avec les gardes forestiers, emballe la… la… la bête, et la fourre dans son coffre, qui n’est heureusement plus encombré par les machines à Mickey. Enfin, heureusement…
 
C’est ainsi que McOrman a ramené chez lui le blob. Une bestiole bizarre, visqueuse, gélatineuse, informe. Ridicule. Et terrifiante. Qui révèle bien vite un goût prononcé pour les chats, avant de s’attaquer à cette vieille peau de voisine. Le résultat est pas beau à voir. Comme si les victimes étaient aspirées de l’intérieur, ne laissant plus qu’une mince couche de peau ou de fourrure. Le blob attaque par les yeux, et aspire. Mais Roger McOrman, il le sait bien, maintenant, est un héros, vous voyez. Les forces spéciales n’intervenant décidément pas et les flics perdant leur temps à persécuter les honnêtes citoyens comme Roger McOrman, c’est à lui d’agir. Lui, Roger McOrman, l’inventeur de la fameuse machine à Mickey. Une arme terrifiante… monstrueuse.
 
Ouep, on est bien dans du gros bis rougeaud, voire du réjouissant Z, avec monstre improbable et séance de drive-in inclus. Et plein de scènes agréablement gores, avec détails sordides et gros plans racoleurs, comme au bon vieux temps. Miam miam. C’est que McOrman est un conteur prolixe, ne rechignant pas à la digression type « 3615 ma vie » ou « philosophie de comptoir », et capable en même temps d’insister avec force détails sur ce que désire avant tout le lecteur. Même du cul, tiens, alors que sa fiancée (depuis 14 ans) Becky, aussi vulgaire que lui, tente désespérément de lui pomper le dard qu’il a tout ramollo après avoir trouvé dans sa voiture le bras déchiqueté de sa voisine (on n’ose imaginer la tête de Van Helsing et compagnie lors de cette scène hautement improbable) ; heureusement, des jeunes délinquants (pléonasme) viennent interrompre ce grand moment de romantisme…
 
On est donc bien dans la ligne éditoriale du CVH. Avec une originalité, néanmoins : le « héros », pour une fois, n’est donc pas un chasseur. « Héros », d’ailleurs, et quoi qu’en dise le principal intéressé, c’est un peu forcé pour cet abject petit con, antipathique au possible, égoïste, borné, gros (bien sûr…) beauf caricatural d’une Amérique pro-Bush ne jurant que par l’individualisme, la propriété privée, la liberté d’entreprendre et la nécessaire supériorité du « pays de la liberté » sur le reste du monde. Roger McOrman a bien une vision du monde idéal : devant chaque pavillon de banlieue, la bannière étoilée, et, partout, des Mickey, de toute taille, produits à partir de tout et n’importe quoi grâce à la machine à Mickey (dont il est l’inventeur, avec un brevet et une licence). Un pauvre type, pour faire simple. La caricature est féroce, accumulant les poncifs, avec toutefois, la plupart du temps, un minimum de distance ironique venant relativiser la charge et les éventuelles accusations d’anti-américanisme bien franco-français. Et puis merde : c’est drôle, alors ça passe bien.
 
Mickey Monster est en effet avant tout un roman très drôle et divertissant, prenant aussi, les inévitables cliffhangers en fin de chapitre tenant plus du clin d’œil rigolard que de l’artifice de narration. Tout ce qu’on pouvait en souhaiter, quoi. Ca se lit agréablement, c’est plutôt bien écrit (moins bien que le Dufour, mais ça reste plus que correct). Un bémol, pourtant : j’avoue avoir été très déçu par la fin du roman, certes hautement série B, mais peut-être un peu trop, là ; c’est à la fois prévisible et artificiel, et vraiment trop con pour le coup…
 
Pas rédhibitoire, ceci dit. Mickey Monster reste un bon roman de divertissement, et une réussite dans la gamme du Club Van Helsing. Seulement, je ne serais pas aussi élogieux qu’on a pu l’être, et j’avoue sans hésitation lui préférer Délires d’Orphée. En tout cas, ça me donne toujours envie de m’enfoncer plus avant dans cette collection plutôt décriée mais à propos de laquelle je n’ai franchement pour l’instant (deux romans, certes, et parmi les mieux côtés) rien à redire.

CITRIQ

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Comment que je raKonT tro ma LifE (neumbeur tri)

Publié le par Nébal

Au cas où certains mails ne seraient pas arrivés à destination (et toutes ces sortes de choses), je rappelle ici aux gens biens de Toulouse et des environs que je vais prochainement me livrer à la vieille tradition débile de la crémaillère, en principe le 10 novembre.

Contactez moi s'il y a un sushi.

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"Frayeurs", de Lucio Fulci

Publié le par Nébal

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Titre original : Paura nella città dei morti viventi.
Titres alternatifs : City Of The Living Dead, Fear In The City Of The Living Dead, Pater Thomas, The Gates Of Hell.
Réalisateur : Lucio Fulci.
Année : 1980.
Pays : Italie.
Genre : Horreur / Gore / Zombies.
Durée : 93 min.
Acteurs principaux : Christopher George, Catriona MacColl, Carlo De Mejo, Antonella Interlenghi, Fabrizio Jovine…
 
Âmes sensibles s’abstenir : on va parler ici d’un film bien gore qui glougloute. La grande tradition du bis rital pas avare en ketchup, avec un de ses plus beaux (?) spécimens. Et un maître incontesté du genre, qui a plus fait pour le Spasfon et les anti-émétiques divers et variés (mais surtout le Coca-cola, bien sûr) que Jean-Claude Van Damme pour la reconnaissance internationale de la pensée diagonale belge : j’ai nommé Lucio Fulci.
 
Un peu d’histoire. En 1968, le génial réalisateur américain (et pas mexicain, comme on a pu le lire dans Les Inrocks, bande de…) George A. Romero livre un monument du film d’horreur et du cinéma tout court avec son phénoménal et révolutionnaire La nuit des morts-vivants. Un film au budget ridicule, tourné dans des conditions quasi-amateur, et néanmoins brillant, beau, fort, inventif et intelligent. Un monument, vous dis-je. D’autant que cette quasi-adaptation du classique de Richard Matheson Je suis une légende, outre qu’elle apporte la preuve qu’un film totalement indépendant et débarrassé de tout poncif hollywoodien (et notamment le sacro-saint happy end… ah, et accessoirement la nécessité pour le héros d’être blanc, quoi qu’ait pu en dire par la suite le trop modeste Romero) peut remporter un franc succès critique et commercial, vient également établir à jamais une nouvelle figure du monstre et de l’horreur : le zombie. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : des zombies, on en a vu un paquet au cinéma avant La nuit des morts-vivants, et parfois de très bons (voyez le sublime Vaudou aka I Walked With A Zombie du grand Jacques Tourneur) ; seulement, on en était aux racines du genre, puisant directement leur inspiration dans le vaudou. Romero, non. Le terme de « zombies » n’est d’ailleurs pas employé une seule fois dans le film, et ne lui sera accolé qu’a posteriori. Chez Romero, on a donc des morts-vivants, plein de morts-vivants, une horde d’infectés qui se nourrissent de chair humaine : c’est bien le vampirisme pandémique de Je suis une légende que l’on trouve à la base de cette merveille. Quoi qu’il en soit, après ce film, l’amalgame se fera entre les « zombies » traditionnels (qui n’ont franchement rien à voir) et ces morts-vivants infectés et anthropophages.
 
Enfin, plus exactement, l’amalgame se fera surtout une dizaine d’années plus tard, avec la « suite » de La nuit des morts-vivants, et sans doute le meilleur opus de la tétralogie de Romero, intitulée à l’origine Dawn Of The Dead. Un chef-d’œuvre. Pas la peine d’en dire plus ici (d’autant que, comme vous êtes des gens de bon goût, vous l’avez nécessairement vu et adoré). Juste ceci : ce film où la référence au vaudou n’apparaît qu’une seule fois, comme un clin d’œil, a bénéficié de fonds italiens, le producteur n’étant autre que Dario Argento, encore à l’époque grand maître du giallo et du fantastique à l’italienne. Pour l’exploitation du film en Europe, Argento refait le montage du film, insistant davantage encore sur le gore et sur l’action, et le rebaptise Zombi. Et c’est bien sous le titre de Zombie que nous le connaissons encore aujourd’hui en France.
 
Or le cinéma populaire italien, depuis longtemps, jouait sur la reprise des grands mythes hollywoodiens : vous avez tous adoré des « westerns spaghetti »… Et le « film de zombies » ne va pas échapper à la règle, devenant même, pour le meilleur et surtout pour le pire (Bruno Mattei, entre autres…) un genre presque spécifiquement transalpin. Presque immédiatement après la sortie de Zombie en Italie, les producteurs ritals, qui n’ont décidément peur de rien, sortent un Zombi 2 (qui n’a bien évidemment rien à voir avec le film de Romero…), qui sera exploité aux Etats-Unis sous le titre de Zombie (puisque « notre » Zombie, là-bas, c’est Dawn Of The Dead…) et en France, pour de mesquines raisons juridiques sans doute, L’enfer des zombies.
 
Réalisateur : Lucio Fulci (oui, on y arrive). Fulci est un honnête artisan du bis transalpin, qui s’est essayé à un peu tous les genres, mais va désormais trouver son créneau dans le fantastique tendance tripes apparentes. C’est que L’enfer des zombies, s’il est très cheap, à peu près totalement dénué de scénario et « interprété » par des « acteurs » grotesques, n’en remporte pas moins un beau succès commercial, ceci sans doute grâce à une ambiance assez travaillée… et à des scènes de gore bien vomitives, dont un joli festin cannibale, et surtout une énucléation qui est rentrée dans l’histoire du genre. Et Fulci, qui a ainsi trouvé « son truc », va récidiver à plusieurs reprises, en s’éloignant néanmoins de plus en plus du zombie à la Romero pour livrer des films de morts-vivants plus connotés « fantastique », souvent inspirés par Lovecraft (j’y reviendrai), bien loin de l’horreur « réaliste » du maître de Pittsburgh. Et pour en rajouter toujours et encore plus dans la tripaille, avec les moyens du bord, certes, mais pour un résultat qui reste encore assez souvent efficace aujourd’hui (du gore, du vrai ; quand on voit aujourd’hui d’infects petits moralisateurs fascisants se plaindre de la violence au cinéma parce qu’il y a trois gouttes de sang dans tel ou tel film, on n’ose imaginer ce qu’ils diraient de ce genre de pellicules, qui ont pourtant remporté en leur temps de francs succès commerciaux… Manière de dire une fois de plus – je sais, je me répète, je suis lourd, mais je m’en fous – que l’on était bien plus libres dans les années 1970-1980, à tous les niveaux, que dans la sinistre époque puritaine qui est la nôtre).
 
Frayeurs (ayé, on y est) est donc une de ces récidives, et sans doute la plus connue avec L’au-delà (dont je vous entretiendrai en principe dans quelque temps). Et de même que dans L’Au-delà et (semble-t-il, mais je n’ai pas encore eu l’occasion de le voir) La maison près du cimetière, Fulci en fait une œuvre au croisement du film gore avec plein de zombies dedans et de l’épouvante lovecraftienne. La référence, ici, est évidente, l’action se situant pour l’essentiel dans la petite bourgade de Dunwich (oui, celle de « l’abomination »), paumée certes, mais quand même bien moins glauque que le saisissant clapier à dégénérés décrit par le reclus de Providence. Le drame commence quand un prêtre se pend dans le cimetière jouxtant l’église, permettant ainsi à l’une des portes de l’enfer (comme dans L’au-delà…) de s’ouvrir. La ville devient alors le théâtre d’événements étranges, les morts sortant de leur tombes pour y tourmenter les vivants. Pour parer à cet inquiétant prélude à l’apocalypse, nous croisons bien vite nos deux héros, un journaliste new-yorkais (Christopher George, essentiellement un acteur de séries TV) et une médium « ressuscitée » (Catriona MacColl, que l’on retrouvera dans L’au-delà et La maison près du cimetière, autant dire une habituée, même si sa filmographie est très hétéroclite).
 
Et on va s’arrêter là. Parce que, inutile de prétendre le contraire, le scénario est à peu près inexistant. Et les acteurs sont mauvais. Et le tout est souvent ridicule, avec quelques scènes à la limite du nanar (j’aime beaucoup, notamment, ce dialogue effarant de lucidité entre deux clients d’un bar : « – Mais pourquoi ne veulent-ils pas que nous allions dehors ? – Ca doit être à cause des morts qui sortent de leurs tombes… » Chapeau.). Pas fameux tout ça. La fin ridicule n’arrangeant rien.
 
Oui, on est bien devant un film de Fulci. Un réalisateur qui se fout totalement de la direction d’acteurs, et n’attache guère d’importance au scénario. Mais un réalisateur brillant à l’occasion. Frayeurs ne déroge pas à la règle : on y passe sans cesse du sublime (et je pèse mes mots) au ridicule (et je pèse mes mots ; oui, encore ; j’aime bien peser mes mots). Le tout donne un sentiment de bâclage assez dommageable. Certains bisseux n’y prêtent guère attention, et continuent de louer les films de Fulci. Moi, j’avoue avoir du mal, parce que je trouve vraiment triste de voir des guignoleries insipides succéder à des scènes d’anthologie, filmées avec une science remarquable de l’image et de l’atmosphère, pour un résultat parfois à couper le souffle.
 
Frayeurs contient en effet ce qui est probablement l’une des plus extraordinaires et éprouvantes scènes de toute l’histoire du cinéma d’horreur, Fulci jouant sur nos peurs les plus profondes avec une maestria incomparable. Catriona MacColl enterrée vivante. Je ne veux pas en dire plus ici, il faut voir cette scène à tout prix. Vous vous en souviendrez durablement… Pour l’anecdote, il est indéniable que Tarantino s’en est inspirée pour une scène similaire dans son très décevant Kill Bill, pour un résultat guère convaincant ; où l’on voit que Fulci, quand il le voulait bien (hélas, trop rarement…) était un réalisateur d’exception.
 
Il y a quelques autres scènes fort réussies, avec une atmosphère remarquable (Fulci aime la brume, qu’on se le dise !)… et du gros gore qui tache. Ainsi quand le curé zombie fait – littéralement – vomir ses tripes à une jeune fille. Zbeuarh. Et la perceuse en pleine tête, ça fait toujours son petit effet. Mais, dans l’ensemble…
 
Déçu, donc. Comme la plupart des Fulci m’ont déçu (à part peut-être L’Emmurée vivante, plus traditionnel, pas gore, mais plus « égal » et assez sympathique). Je lui préfère – avec leurs défauts – L’enfer des zombies et L’au-delà. Ceci dit, Frayeurs reste un classique à même de satisfaire les bisseux les plus intégristes. Et, au-delà, la scène du cercueil constitue un monument à part entière que tout cinéphile se doit d’avoir vu au moins une fois. Laquelle suffit de toute façon pour s’en souvenir à jamais.
 
Hop, petit bonus, et pour contrebalancer éventuellement, un lien vers un chouette article d’un fan absolu, le dénommé Snake Void (avec plein de zoulies photos).

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"Délires d'Orphée", de Catherine Dufour

Publié le par Nébal

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DUFOUR (Catherine), Délires d’Orphée, [s.l.], Baleine, coll. Club Van Helsing, 2007, 156 p.
 
Le « Club Van Helsing », on en cause pas mal ces derniers temps, dans les recoins les plus interlopes du ouèbe (fréquentés uniquement par des ados attardés dénués de goût). Mais qu’est-ce donc que ce « Club Van Helsing », se demande le jeune lecteur candide (ou mature et de bon goût) ? Eh bien, cher ami, le Club Van Helsing est une collection créée il y a peu par Xavier Mauméjean (soit un très bon écrivain de SF-et-plus-si-affinités) et Guillaume Lebeau (soit un parfait crétin à en juger par ses polémiques de bac à sable sur le forum du Cafard cosmique, ou alors un type qui a un sacré sens de l’humour ; c’est comme pour Jean-Claude Van Damme, on sait pas trop) aux éditions Baleine, et qui sent bon le roman de gare, tendance Maxi Best Of Poulpe. Note d’intention : « un monstre, un chasseur, à chaque fois un match arbitré par l’un des plus fameux auteurs français issus du polar ou de l’imaginaire ». Des bouquins brefs (entre 150 et 200 pages), à lire dans le train ou en faisant la queue à la Sécu. Une collection qui ne prétend pas faire autre chose que divertir, mais se paye le luxe d’être joliment présentée et d’accueillir quelques plumes fort sympathiques.
 
Le bilan, jusqu’ici, est cependant plutôt mitigé ; si beaucoup s’accordent pour vanter les mérites des livraisons de Johan Héliot et Bretin & Bonzon, le reste a laissé plus sceptique, voire déchaîné quelques incendies critiques sur lesquels je n’oserai pas pour l’instant me prononcer, n’ayant pas encore lu les volumes incriminés. Délires d’Orphée est en effet le premier titre de la collection que je m’enquille. A cela, une raison on ne peut plus simple, qui a pour nom Catherine Dufour.
 
Catherine Dufour écrit bien. Elle écrit même très bien, quand elle veut. Que celui qui ose en douter (le sagouin) jette un œil à son beau roman de science-fiction Le Goût de l’immortalité (prix Rosny-Aîné, grand prix de l’Imaginaire et prix Bob Morane 2006, vi, rien que ça). Catherine Dufour sait faire dans la noirceur vraiment très très noire (comme dans le roman sus-cité, ou encore la chouette nouvelle « La Liste des souffrances autorisées », dans le gros Bifrost n° 42). En même temps, l’auteur de Blanche Neige et les lance-missiles sait aussi faire dans l’humour (le vrai, celui qui fait rire, si si ça existe). J’aime bien la tonalité générale de ses récits (et pas que de ses récits, d’ailleurs). Alors la voir manier du chasseur de monstres dans un bouquin du CVH – et donc presque nécessairement riche en clins d’œil –, ben, logiquement, ça m’a tenté. Et d’acheter ce Délires d’Orphée qui venait de paraître, et au sujet duquel je n’avais pas encore lu la moindre critique, histoire de pouvoir m’en forger une par moi même, du bouquin comme de la collec’. En chasse.
 
Le chasseur, ici, c’est Senoufo Amchis, le « dernier Grand Maître de la Confrérie des tueurs de cachalots des Açores » (ah oui, quand même), lequel aurait semble-t-il déjà figuré dans un précédent roman du CVH. Un habitué, donc, mais contraint et forcé : il ne vit que par et pour son Queequeg, pour l’heure à quai. Pour combattre le mal de terre, Senoufo accepte donc de jouer du harpon contre des proies un peu moins volumineuses, mais non moins dangereuses, celles que lui désigne à l’occasion ce vieux grigou de Lord Van Helsing (bien différent du personnage de Bram Stoker ; je suppose qu’il s’agit du descendant du fléau de Dracula, mais n’en suis pas totalement certain, alors camembert).
 
Or il s’est produit quelque chose d’impensable : la Bibliothèque Obscure de Bedlam Asylum a été cambriolée. Nécessairement par quelqu’un qui connaissait les innombrables pièges dont fourmille le repaire de Van Helsing, ainsi que Senoufo en fait bientôt l’amère expérience. Il s’agit donc pour le harponneur de retrouver l’objet volé… et de le détruire. Van Helsing est formel. L’artefact en question est un authentique trésor mythologique, et en même temps un monstre en tant que tel, dont le venin est particulièrement douloureux : le désespoir à l’état brut. Et Senoufo de se mettre en chasse, agacé par les nombreux non-dits de son patron. A lui donc de retrouver cette pièce rare, cet instrument de musique à base d’écailles de tortue, qui se terre quelque part dans Londres : la lyre d’Orphée, ou celle d’Homère ? Quoi qu’il en soit, il pourrait être judicieux de se boucher les oreilles, comme le fit naguère un fameux marin, et, surtout, de ne pas se retourner, ne jamais se retourner… même si c’est bien « en arrière » que se trouve à l’évidence l’explication de ce cambriolage incongru.
 
Pour être honnête, la dimension « enquête » de ce Délires d’Orphée est « un peu » poussive : comme dans un jeu de rôles bourrin, le boulot est un tantinet mâché, à grands renforts de marque-page et d’indic serviable et qui sait tout sur tout, en l’occurrence le dénommé Turkish Delight, aussi sympa, grotesque et bienvenu que le Huggie-les-bons-tuyaux moyen. Et puis Senoufo a parfois des éclairs de génie qui laissent pantois, un peu comme dans ces jeux vidéos d’aventure dans lesquels on essaye de se persuader a posteriori qu’il était parfaitement logique de mettre le hamster dans le micro-ondes après avoir regardé une pendule pour débloquer la scène suivante… En même temps, les révélations n’en sont pas vraiment, et le téléphone sonne régulièrement dans le bouquin, malgré un ou deux twists un peu mieux gérés. Pas gégé sur ce plan-là, donc.
 
Et pourtant, ça fonctionne très bien, et il ne faut sans doute pas trop attacher d’importance à ce défaut qui aurait probablement été rédhibitoire avec un autre auteur. Mais comme Catherine Dufour écrit bien, et comme elle jongle astucieusement avec les références, tant mythologiques que « populaires » (de Philip K. Dick à Joy Division, en passant probablement par Sandman et bien d’autres choses très chouettes entre-temps), on se prend au jeu. Senoufo est un personnage attachant, plus épais que ce que l’on pouvait craindre au vu de la « catégorisation » (beuh…) du roman et de la collection ; un anachronisme, peu au fait du monde moderne, capitaine Achab contraint de jouer au sous-James Bond, mais sans se séparer de son harpon pour autant (et c’est quand même la classe, un chasseur de monstres avec un harpon). Et on prend plaisir à le suivre dans sa traque, et à s’interroger avec lui (et, à l’occasion, avec le même mépris) sur les interprétations à donner à tous ces vieux mythes qui semblent jouer un rôle dans cette étrange histoire. On s’amuse, quoi. Et ça marche donc très bien : le contrat est rempli, Délires d’Orphée est très divertissant. D’autant plus qu’il est souvent drôle.
 
Alors que demande le peuple ? Un autre volume du « Club Van Helsing » aussi sympa que celui-là. Y’a du challenge, mais c’est pas insurmontable en principe. J’attaque prochainement le semble-t-il bien plus bourrin et jouissivement débile Mickey Monster de Bretin & Bonzon, je vous tiens au jus. On verra bien si la collec’ mérite d’être suivie ou pas. Mais ce Délires d’Orphée est un bon argument en sa faveur, tellement bon, à vrai dire, qu’on serait presque prêt à pardonner un directeur de collection tête à claques dans sa défense acharnée de son bébé : malgré l’autre ahuri, j’ai envie d’en lire d’autres. Alors on verra bien.

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