"Les Disparus", de Kristine Kathryn Rusch
Une fois n’est pas coutume, j’ai cédé à une mesquine opération promotionnelle. Rappelez-vous : je vous ai récemment parlé de Science-fiction 2007, un cadeau des éditions Bragelonne comprenant trois nouvelles et un « essai » (faut l’dire vite…). Si tout cela était assez médiocre sans être trop agaçant, à l’inverse du sinistre Fantasy 2007, j’en avais néanmoins retenu une très bonne nouvelle, celle de Kristine Kathryn Rusch, assez subtile et efficace, qui m’avait donné envie d’en savoir un peu plus sur cet auteur semble-t-il prolifique (auteur de SF, mais aussi de fantasy, ainsi que de « romances » sous le nom de Kristine Grayson et de polars sous le nom de Kris Nelscott…) et plusieurs fois récompensée (deux Hugo, un World Fantasy Award et deux Locus), dont je n’avais jamais entendu parler jusqu’alors. Aussi, tandis que je déambulais innocemment dans les rayonnages d’une librairie, la soudaine et brutale apparition d’une pile des Disparus, premier roman de la série (?) des « Experts récupérateurs », tout juste publié chez Bragelonne (natürlich…), me fit faire « tilt », puis « argh », puis « j’achète ». Et aussi « je lis », histoire d’être pour une fois vraiment en plein dans l’actualité.
Donc. Le futur. L’humanité a depuis longtemps obtenu la preuve qu’elle n’était pas seule dans l’univers. Elle a entamé des relations pacifiques avec de nombreuses espèces intelligentes à travers la galaxie, aux cultures souvent bien différentes de celles que l’on connaissait sur Terre. D’où de très nombreux incidents, aux conséquences diplomatiques potentiellement désastreuses. Pour régler les différends entre civilisations résultant souvent de cette incompréhension culturelle, tout un système juridictionnel a été mis en place, destiné à appliquer un fort complexe « droit international » à l’échelle galactique. Le problème, cependant, est que ce droit implique des compromis entre des systèmes judiciaires et des philosophies juridiques très disparates, et parfois même radicalement opposés… Les Wygnin, par exemple, n’ont pas notre conception moderne de la responsabilité pénale individuelle : c’est ainsi qu’il châtient le criminel en lui enlevant ses enfants, ce qu’ils jugent bien plus efficace et plus juste que toute autre sanction pénale ; les Disty, quant à eux, ont de même recours à la vengeance lignagère, mais sous une forme plus brutale : une impitoyable vendetta, qui ne peut s’achever que par l’élimination physique du criminel… et éventuellement de tous ceux qui lui sont venus en aide d’une manière ou d’une autre. Les intérêts diplomatiques justifient aux yeux des autorités terriennes ces empiètements sur les droits de la défense et autres garanties qui caractérisent notre conception libérale de la justice pénale : de quel droit, après tout, les humains pourraient-ils imposer leur vision de la justice à ces civilisations extraterrestres ? Mais les humains, régulièrement, font les frais de ces compromis judiciaires ; des individus, qui ne seraient parfois en rien coupables selon les lois terriennes, se retrouvent ainsi sous le coup de terribles sanctions, « inhumaines » au sens strict. L’avocate Ekatérina Maakestad peut en témoigner, elle qui a maille à partir avec les Rèv, une race colérique et instable indignée par le penchant incompréhensible à leurs yeux des humains pour le mensonge et les demi-vérités qu’ils lui assimilent.
Pour fuir ces sanctions, Ekatérina Maakestad et ses semblables ont recours à des agences de « disparition », bien entendu illégales en principe, mais néanmoins assez largement tolérées : ces agences leur confèrent une nouvelle identité et s’efforcent d’effacer toute trace permettant de les retrouver. Nombre de civilisations extraterrestres, cependant, ne connaissent pas la prescription, et poursuivent les recherches parfois plusieurs décennies après l’infraction ; et les policiers humains, quand ils en retrouvent un, sont tenus d’obéir aux décisions judiciaires, et de livrer ces « disparus » aux espèces extraterrestres criant vengeance…
Prenez Miles Flint, par exemple. Un petit flic, récemment promu inspecteur, qui fait son boulot dans le dôme lunaire d’Armstrong, en tandem avec la rugueuse De Ricci. Coup sur coup, ils se retrouvent confrontés à trois affaires de « disparition » probablement liées entre elles : il y a ce cargo, dont tous les occupants ont été massacrés selon un rituel témoignant d’une vendetta Disty ; il y a ces enfants enlevés – avec un mandat – à des résidents humains de la Lune, apparemment au-dessus de tout soupçon (d’autant que le conjoint d’un « disparu » n’est en principe pas conscient du passé de ce dernier…) ; et il y a cette avocate, enfin, rebaptisée Greta Palmer, prétendument ouvrière sur Mars, et qui fuit les Rèv et la police dans Armstrong. Flint et De Ricci doivent mettre la main sur elle, négocier avec ces extraterrestres aux mœurs si étranges – et rien ne les a préparés à ça ! –, et élucider cette étrange coïncidence…
Avec Les Disparus, Kristine Kathryn Rusch nous livre donc un roman de science-fiction mêlant space opera et polar, tout en jouant sur des thèmes très « ethno-SF », un peu à la manière d’Ursula Le Guin (je reviendrai prochainement sur cette grande dame de la science-fiction, qui est en train de devenir un de mes auteurs fétiches…). Et c’est bien ce dernier aspect qui fait à mon sens tout l’intérêt de ce roman par ailleurs bancal : pour ce qui est du space opera, ou, si l’on préfère, de la science-fiction dans ce qu’elle a de plus « traditionnel », c’est absolument dénué d’originalité, et par ailleurs peu regardant pour ce qui est de la crédibilité scientifique ; quant au polar, il faut bien reconnaître que l’enquête est assez poussive, que sa résolution est à la fois téléphonée et guère cohérente, et que les personnages – les humains, surtout… – sont d’une platitude consternante. Sur ce plan-là, ce n’est donc pas très glorieux… Et pour ce qui est du style, c’est même assez franchement calamiteux : plat, lourd, maladroit, parfois tout simplement indigeste… Je n’avais pourtant pas eu cette impression à la lecture de la nouvelle de Science-fiction 2007 ; et, si je ne prétends certainement pas que le texte original soit remarquablement bien écrit, je crains qu’il ne faille imputer ici une part de responsabilité à la traductrice, Elisabeth Vonarburg (et j’en ai été le premier étonné…).
« Mais alors c’est une grosse merde, ce bouquin ? »
Eh bien non. Etrangement. Je l’ai même trouvé plutôt sympathique, malgré tous ces défauts. Car il y a deux points qui jouent en sa faveur : d’une part, après un début franchement laborieux, le roman trouve finalement son rythme, et devient alors assez palpitant, prenant comme un bon divertissement se doit de l’être ; ensuite et surtout, parce que sous ses dehors de polar galactique un brin poussif, Les Disparus traite de manière intelligente de thèmes passionnants et fort complexes, et finalement assez originaux. Le « choc des civilisations » (et je ne parle bien entendu pas ici des délires d’Huntington…) a souvent été traité en science-fiction, et parfois avec brio, notamment par ces maîtres de « l’ethno-SF » que sont Jack Vance et Ursula Le Guin ; et quand bien même le cadre des Disparus n’est guère « exotique », c’est bien cette atmosphère que l’on retrouve ici. Les particularités culturelles des sociétés extraterrestres ne sont que rapidement esquissées par Kristine Kathryn Rusch, qui n’a certainement pas ici la précision et le sens du détail, l’inventivité aussi, des auteurs mentionnés ; mais peu importe : l’intérêt, dans ce roman, ne réside pas dans l’exotisme, mais dans la confrontation des cultures, et dans les dilemmes qui en résultent ; et Kristine Kathryn Rusch se montre à cet égard extrêmement pertinente, présentant les divers points de vue sans jamais tomber dans le didactisme, posant les question tout en laissant le choix de la réponse au lecteur (et l’on retrouve bien ici ce qui faisait à mon sens une bonne part de l’intérêt de la nouvelle de Science-fiction 2007) : au-delà du divertissement d’apparence simpliste, le lecteur est ainsi amené à s’interroger sur des questions fort complexes et d’actualité (droits de l’homme, implications et justifications de la justice criminelle, acculturation, extradition, relativité de la délinquance, etc.), finalement peu traitées en science-fiction, ou se limitant trop souvent à un pénible « café du commerce » opposant les zélés prosélytes du libéralisme occidental dans sa version « humanitaire » (tiens, ça me rappelle quelque chose…) aux plus farouches défenseurs de « l’identité », trouvant une justification imparable à tout et n’importe quoi, y compris au plus atroce, dans l’empire désastreux de la tradition… Kristine Kathryn Rusch use ainsi de la littérature « populaire » pour poser des questions qui fâchent, et que trop souvent l’on préfère fuir. Et j’avoue que le juriste qui sommeille en moi (avec son intérêt prononcé pour l’anthropologie juridique et la philosophie du droit) s’est régalé à cet égard…
« Ah, alors, tout compte fait, c’est super, et il faut que je l’achète à tout prix ? »
Ben je ne serais pas aussi catégorique. Les défauts cités plus haut sont quand même franchement agaçants, et le roman donne un peu l’impression d’avoir été bâclé. Dommage…
Faut voir, quoi. Je ne peux franchement m’engager pour personne. Je sais seulement qu’en ce qui me concerne, je jetterai probablement un œil sur la suite, puisque suite il devrait y avoir. Je me demande néanmoins si la « série » n’est pas ici un peu artificielle… Je m’explique : Les Disparus est présenté comme étant le premier tome de la série des « Experts récupérateurs ». Et la quatrième de couverture nous dit ceci : « Les Experts récupérateurs aident les Disparus qu’on croyait définitivement perdus de vue à retourner chez eux… exercice le plus souvent extrêmement périlleux. » Or il n’y a rien de tout ça dans le roman : sans trop en révéler, les agences aident les gens à disparaître, et les « récupérateurs » que l’on croise dans le roman, au contraire, ont pour mission, comme leur nom l’indique, de les retrouver, que ce soit parce que leur famille les recherche… ou pour les livrer aux extraterrestres. Peut-être faut-il alors voir dans Les Disparus le prologue d’une série, plus que son véritable premier épisode ; mais je ne serais guère étonné de retrouver par la suite Miles Flint…
On verra bien.