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"Serpentine", de Mélanie Fazi

Publié le par Nébal

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FAZI (Mélanie), Serpentine, préface de Michel Pagel, Paris, L’Oxymore - Bragelonne, coll. L’Ombre de Bragelonne, [2004] 2008, 317 p.
 
Attention, je vais commencer ce compte rendu par un pseudo-coup de gueule puéril, sans doute exagéré, et potentiellement de mauvaise foi. M’en fous, chuis chez moi, d’abord, alors zob.
 
Donc. On se plaint régulièrement, sur les fora consacrés aux littératures de l’imaginaire, du supposé mauvais état de la science-fiction (en en profitant, comme de juste, pour imputer ce scandale au succès impressionnant de la fantasy). Mais que devrait-on dire, alors, pour ce qui est du fantastique ! Aujourd’hui, j’ai le triste sentiment d’une quasi-inexistence du fantastique. En effet, à peu de choses près, le lecteur amateur du genre ne se voit offrir que deux possibilités dans le mince réduit qui lui est consacré, tout au fond de la librairie (probablement une zone non euclidienne...) : d’une part, il y a les gros best-sellers que l’on désigne parfois, avec un brin de mépris, comme appartenant à la mainstream horror (ce qui n’empêche pas, loin de là, d’y trouver d’excellents auteurs : Stephen King, Dan Simmons – souvent avec des vrais morceaux de science-fiction dedans –, Clive Barker – souvent avec des vrais morceaux de fantasy dedans –, etc.), et des novélisations pathétiques de pathétiques séries TV pour adolescentes pseudo-goth ; d’autre part, les classiques du genre, fin XIXe ou début XXe, qui ont pour bon nombre d’entre eux été absorbés dans la littérature générale. Entre les deux, rien, ou peu s’en faut : au-delà du fanzinat, pas de revue (si l’on excepte Le Visage vert, excellente revue, certes, mais tournée vers les auteurs anciens), peu d’auteurs récents (du moins s’assumant dans le genre : on parlera plus souvent de « littérature blanche », ou de fantasy urbaine, etc. ; enfin, en tout cas, depuis Poppy Z. Brite, j’ai rien vu passer… heu, je parle des bons auteurs, bien sûr : des ressucées stériles et écrites avec les pieds des grands mythes du genre, vampirisme en tête, à destination des flap-flaps juvéniles, on en a bien des livraisons régulières...).
 
Or Mélanie Fazi écrit du fantastique. Mieux : si elle a publié deux romans, elle a avoué son attirance particulière pour la nouvelle, forme singulièrement adaptée au genre, mais réputée impubliable. Elle est pourtant publiée ! Deux de ses recueils viennent en effet de paraître chez Bragelonne (dans la collection L’Ombre de Bragelonne, peu ragoûtante jusque-là), le tout nouveau tout beau Notre-Dame-aux-Ecailles (dont je vous reparlerai bientôt), et ce très bon Serpentine, qui avait été précédemment publié aux défuntes éditions de l’Oxymore, et avait reçu quelques critiques flatteuses, ainsi que quelques récompenses non négligeables (dont le Grand Prix de l’Imaginaire 2005).

Et tout cela est amplement mérité. Michel Pagel, dans sa sympathique et amusante « Préface » (pp. 5-12), ne tarit pas d’éloges à propos du jeune auteur qu’est Mélanie Fazi. Et il a bien raison : si l’on sent encore ici ou là quelques maladresses de débutante, le tout est quand même fort bien troussé, finement écrit, émouvant, et revisite les thèmes classiques du genre avec une élégance qui n’appartient qu’aux meilleurs ; et, comme les meilleurs, elle sait remarquablement maintenir l’ambiguïté qui fait les grands textes du genre, où l’interprétation des événements selon une grille rationnelle ou surnaturelle, naturaliste ou allégorique, est le plus souvent laissée au libre choix du lecteur (le fantastique de Mélanie Fazi est souvent très diffus, n’intervenant que par petites touches d’étrangeté). Oui, on tient bien là un auteur à suivre.
 
« Serpentine » (pp. 15-41), ainsi, se lit très bien : la plume est fluide, le ton juste ; il y a bien une atmosphère particulière dans cette nouvelle prenant place dans un salon de tatouage, une émotion, un sens de la « fêlure » (le mot revient souvent quand on parle de Mélanie Fazi) ; un petit côté vaguement ado gogoth, aussi (l'auteur se défend de tout rattachement à la subculture gothique, mais on va dire que ce préjugé qui revient souvent n’est guère étonnant…), mais pas désagréable, puisque le talent est là. Si la nouvelle vaut plus pour son atmosphère que pour sa chute, elle n’en est pas moins réussie. Sans être exceptionnel, c’est un bon texte ; et c’est déjà pas mal.
 
La suite est bien meilleure, pourtant. Et ce dès « Elégie » (pp. 43-55), troublant monologue d’une mère, tout de douleur et de folie, qui saisit le lecteur aux tripes. Et l’on franchit encore un cran supplémentaire avec la superbe « Nous reprendre à la route » (pp. 57-85) : une nouvelle plus éthérée, contemplative, sombre et touchante, sur les étranges rencontres faites par une voyageuse sur une aire d’autoroute…
 
On retrouve ensuite un certain émoi adolescent auto-destructeur, voire masochiste, dans deux jolies nouvelles très fortes, la troublante « Rêves de cendre » (pp. 87-108), puis l’émouvante « Matilda » (pp. 109-144), que l’on sent toute en réminescences personnelles, et bien évocatrice de la passion de l’auteur pour la musique.
 
On change totalement d’atmosphère avec « Mémoires des herbes aromatiques » (pp. 145-167), charmant conte cruel de fantasy urbaine prenant pour cadre un restaurant grec tenu par une certaine Circé… La chute est téléphonée, le fond peut faire sourire, mais l’intérêt est bien là ; une nouvelle qui donne l’eau à la bouche !
 
Après quoi, « Petit théâtre de rame » (pp. 169-207), qui retrouve l’importance du cadre de « Serpentine » et plus encore de « Nous reprendre à la route », est probablement une de mes nouvelles préférées de l'ensemble du recueil ; une fois de plus un texte touchant et vrai, où le fantastique s’immisce par de petits riens : c’est tout un monde que l’on contemple le long de la ligne 5 du métro parisien ; j’ai pensé, à la lecture de ce texte, à Neil Gaiman dans ses plus belles réussites (dans Sandman, dans certains textes de Miroirs et fumée…) : le cadre est familier, l’auteur se contente de pointer du doigt, l’air de rien, le petit détail qui confère à chaque endroit, à chaque personnage, son caractère unique insoupçonné. Une performance.
 
Mais « Le faiseur de pluie » (pp. 209-247) est également une réussite. Un joli texte contant l’étrange rencontre faite par deux enfants dans la maison de leur grand-mère, en Italie, où ils s’ennuient désespérement ; un récit émouvant et juste, à la nostalgie finement disséminée.
 
Et si les deux dernières nouvelles, « Le passeur » (pp. 249-271) et plus encore le western fantastique de « Ghost Town Blues » (pp. 273-315), qui tranche passablement sur les textes précédents, sentent davantage les textes de jeunesse, avec leurs défauts inhérents, ils n’en sont pas médiocres pour autant, seulement moins bons ; autant dire pas mal du tout.

Serpentine
constitue donc bien un très bon recueil de nouvelles, qui laisse augurer du meilleur pour la suite. Tout cela est encore un peu jeune, on ne criera pas à la perfection ou au chef-d'oeuvre ; mais c'est le plus souvent remarquablement juste, ce qui pardonne bien des choses. Et j’aurais d’ores et déjà envie de dire, après cette seule lecture, que Mélanie Fazi figure parmi les auteurs français de l’imaginaire dont je vais suivre avec attention la carrière future, aux côtés de Catherine Dufour, Xavier Mauméjean et probablement Jérôme Noirez (pour lui, je devrais pouvoir confirmer très prochainement...). A suivre très bientôt avec Notre-Dame-aux-Ecailles.

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La nécro du jour (6)

Publié le par Nébal

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J’ai appris ce matin la mort d’Arthur C. Clarke. Confirmation supplémentaire que nous vivons bien dans un triste monde tragique… Et je crois bien que le bonhomme mérite quelques lignes.
 
Un des grands noms de « l’âge d’or », pas de doute ; probablement son plus grand représentant britannique. On en a fait à certains égards le père de la « hard science » ; et il est indéniable que ce pionnier de l’astronautique, qui avait décrit dès 1945 le principe du satellite géostationnaire et de la communication par satellites qui est pour beaucoup dans la forme prise par notre société contemporaine, cet auteur qui a réussi entre autres le tour de force de populariser l’idée saugrenue et fabuleuse de l’ascenseur spatial, était bien l’incarnation même des ambitions de ce courant dans ce qu’il a de plus beau : le réalisme scientifique y devient un outil de pure fascination, aboutissant au vertige devant l’incompréhensible et à la réflexion ontologique et métaphysique. On peut bien dire en effet, comme on l’a souvent noté, qu’un Stephen Baxter est aujourd’hui son plus légitime et talentueux héritier.
 
J’ai peu lu Clarke, je l’avoue : quelques nouvelles ici ou là, le gros Omnibus des « Odyssées », le très bon Rendez-vous avec Rama et ses suites inégales co-écrites avec Gentry Lee… Si je trouvais ses idées brillantes, son style souvent maladroit et son ton parfois naïf m’agaçaient... Aussi, comme beaucoup de monde j’imagine, quand je pense à Arthur C. Clarke, c’est surtout le co-auteur avec Stanley Kubrick de 2001 l’Odyssée de l’espace qui me vient à l’esprit. 2001 reste encore aujourd’hui (et restera peut-être encore longtemps…) le meilleur film de science-fiction jamais réalisé. Rappelons brièvement l’histoire : Kubrick qui contacte Clarke, en lui proposant de tourner enfin le « bon film de science-fiction » que l’on attendait depuis si longtemps ; la longue élaboration commune du scénario définitif à partir de la nouvelle « La Sentinelle » (et aussi de « Rencontre à l’aube », on l’oublie parfois) ; la sortie du film et du « roman » (objectivement, un scénario mal dégrossi…) en même temps ou presque : et au final, une merveille unique en son genre, un chef-d’œuvre du septième art, alliant comme nul autre pertinence du propos et magnificence plastique. 2001, où l’art de conférer enfin à la science-fiction cinématographique des lettres de noblesse bien méritées ; rares, sans doute, sont les films qui ont eu une telle influence, qui ont suscité autant de vocations.
 
Clarke, ainsi, fait partie de ces grands hommes qui, à leur manière, ont su changer le monde, le mot n'est pas trop fort ; il fait partie de ceux qui nous ont amené à regarder les étoiles d’un œil différent, plus attentif et plus brillant ; son œuvre, conjuguant rêve et réalisme, espoir et désillusion, divertissement et sens, est typique de ce que la science-fiction peut produire de plus grand, de plus beau, de plus nécessaire.
 
Merci pour tout ça, M. Clarke.
 
A l’Enfant des Etoiles, bon voyage au-delà de l’infini.

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"Le Monde englouti, suivi de Sécheresse", de J.G. Ballard

Publié le par Nébal

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BALLARD (J.G.), Le Monde englouti, suivi de Sécheresse, traduit de l’anglais par Michel Pagel, [Paris], Denoël, coll. Lunes d’encre, [1962, 1964, 2007] 2008, 449 p.
 
Si J.G. Ballard est aujourd’hui un auteur de « littérature générale » apprécié et reconnu, d’autant qu’il a été à plusieurs reprises adapté au cinéma (L’Empire du Soleil de Steven Spielberg – une autobiographie, rappelons-le ! –, Crash de David Cronenberg, La foire aux atrocités de Jonathan Weiss – faut vraiment que je vous en cause, de celui-là, un de ces jours…), on oublie parfois (ou pas ; oui, je suis parano…) qu’il fut en son temps un excellent auteur de science-fiction, et non des moindres : autant dire une figure de proue de ce qu’il est convenu d’appeler la « new wave of british science fiction », centrée sur la revue New Worlds dirigée par Michael Moorcock. Il s’y est illustré par nombre de textes tout simplement brillants, aux antipodes de « l’âge d’or », et témoignant d'une indéniable recherche stylistique ; une science-fiction « picturale », on l’a souvent dit, cet amateur de Francis Bacon, entre autres, employant une prose sèche et précise, d’une beauté monotone, pour « peindre », littéralement, des paysages fascinants, a fortiori les « paysages intérieurs », dans des récits où l’action est clairement reléguée au second plan, quand elle n’est pas à peu de choses près inexistante ; une science-fiction désenchantée, enfin, marquée par l’échec « nécessaire » de la conquête de l’espace (superbement illustré par un certain nombre de nouvelles, notamment, dont l’excellentissime « Treize pour le Centaure »), et souvent imprégnée d’une atmosphère de fin du monde.
 
Il est hélas devenu relativement difficile de se procurer les œuvres les plus anciennes de Ballard, si l’on excepte la fameuse « trilogie de béton » (Crash!, L’île de béton et I.G.H.), récemment rééditée chez Denoël (et que vous DEVEZ lire). Il semblerait néanmoins que cette triste situation doivre connaître un terme dans le courant de l’année 2008, et l’on ne s’en plaindra certainement pas… Tristram a ainsi annoncé depuis quelques temps une réédition de l’intégrale des nouvelles de Ballard, dont le premier tome se fait attendre, mais devrait néanmoins être publié cette année. Restait un gros morceau : les quatre « romans apocalyptiques ».
 
Depuis Wells (au moins !), et jusqu’à nos jours (voyez Stephen Baxter, par exemple), l’apocalypse est un thème central de la science-fiction britannique. Et la contribution de Ballard au genre est rien moins qu’exceptionnelle : entre 1961 et 1966, il a en effet livré quatre romans décrivant quatre fins du monde, chacune centrée sur un des quatre éléments. Si le premier de ces romans, Le Vent de nulle part, ne devrait pas être réédité en raison d’un certain « reniement » de l’auteur (pfff…), l’excellente collection Lunes d’encre dirigée par Gilles Dumay chez Denoël va néanmoins publier les trois autres dans le courant de l’année ; en attendant La Forêt de cristal, annoncé pour octobre ou novembre si je ne m’abuse, voici déjà ce beau volume regroupant Le Monde englouti et Sécheresse, deux superbes romans où l’eau et le feu conjuguent leurs forces pour anéantir une humanité en fin de parcours.
 
Commençons par Le Monde englouti (1962 ; pp. 7-206). Dans un futur relativement proche, le soleil bouleversé provoque une terrible canicule ; les zones équatoriales et tropicales sont devenues tout simplement invivables, et les régions de nos jours tempérées connaissent régulièrement des pics de température à 50°. Il en a résulté une terrible élévation du niveau des océans, qui ont submergé la quasi-totalité de la Terre, laquelle n’est désormais plus que mers, lagunes et marécages. L’humanité est condamnée à très brève échéance. Seuls quelques millions de personnes ont pu trouver refuge dans les régions polaires, où elles assistent à la mort de leur espèce. Mais pas du monde : les animaux ont évolué et, comme par un étrange et brusque retour à la préhistoire, les lézards et les reptiles dominent de nouveau la planète. Quelques scientifiques, assistés de militaires, enquêtent sur le phénomène, et ne peuvent guère que constater l’inéluctable régression de la Terre. C’est le cas du biologiste Robert Kerans, en mission pour l’ONU (ou ce qu’il en reste…), qui se rend dans ce qui fut l’Angleterre, dans ce qui fut Londres. Dans les sommets des arrogants gratte-ciels de la cité qui surnagent dans la vase, il fait la rencontre de Béatrice Dahl, une jeune femme intransigeante qui refuse d’abandonner son héritage. A l’évidence, pourtant, la température va encore augmenter, et la région devenir invivable… Mais quand les militaires décident de retourner au-delà du cercle polaire arctique, Robert et Béatrice préfèrent rester, de même que le biologiste Bodkin. Malgré la chaleur ; malgré l’insomnie, malgré les rêves : pour Bodkin, les modifications subies par la planète sont destinées à bouleverser la psyché humaine, subissant elle aussi cette régression jurassique ; le paysage intérieur s’adapte au paysage extérieur. L’avenir de l’homme, ainsi, est nécessairement dans ce Sud de fournaise, celui où se rend ce soldat devenu fou et à moitié animal : geste suicidaire ? Mais l’attente résignée est-elle autre chose ? La température augmente, quoi qu’il en soit ; le monde change ; le Sud obsédant semble se rapprocher de jour en jour des trois Londoniens… Et avec lui, l’étourdissant et arrogant flibustier Strangman et sa troupe de pillards et de crocodiles. Lui ne compte pas fuir, pas plus qu’il ne se précipitera vers une mort certaine dans la fournaise méridionale ; il entend bien plier le monde à sa volonté démiurgique… « Mieux vaut régner en Enfer qu’être esclave au Paradis » ?
 
Un roman magnifique, déprimant et troublant. La plume à la fois aride et subtile de Ballard promène langoureusement le lecteur dans une multitude de paysages fascinants, riches de détails saisissants. Si le personnage de Kerans est en creux, comme souvent, celui de Strangman, par contre, est une création magnifique. Lointain descendant du Kurtz de Au cœur des ténèbres et du Klaus Kinski de Fitzcarraldo (et j’avouerais aussi – mais peut-être est-ce parce que, parallèlement à la lecture du Monde englouti, je peinais sur Elric et la porte des mondes ? –, que je n’ai pu m’empêcher d’y reconnaître le prince albinos de Moorcock, l’auto-apitoiement en moins…), c’est un superbe personnage, génial et fou, séduisant et répugnant, extraordinairement charismatique : la scène de l’assèchement de Londres, centrée sur ce nouveau Moïse hilare et cruel, est un véritable moment d’anthologie… A l’instar de la poignante fin du roman.
 
Dans Sécheresse (1964 ; pp. 207-445), ce sont à nouveau le feu et l’eau qui anéantissent l’humanité, mais d’une manière bien différente, l'eau brillant cette fois par son absence. Il n'y a pas de canicule à proprement parler ; mais la pollution des océans est devenue telle qu’elle prohibe désormais la formation de nuages : sur les terres desséchées, il ne pleut plus depuis bien trop longtemps. Lacs, rivières et fleuves disparaissent petit à petit, et les hommes assoiffés s’exilent bientôt vers les côtes, attirés par cette eau salée qui ne peut pourtant subvenir à leurs besoins. Pour l’instant, le docteur Charles Ransom végète encore sur sa péniche échouée près d’un lac asséché, à Hamilton, non loin de la ville de Mount Royal. Mais les réserves d’eau diminuent de jour en jour, et les hommes deviennent fous. Il n’aura bientôt plus d’autre choix que de fuir à son tour vers la côte, accompagné notamment de l’intriguant jeune homme qu’est Philip Jordan, lequel a continué jusqu’au dernier moment de diriger sa barque dans les dernières flaques du lac, et de Catherine Austen, la zoologiste fascinée par les lions. Ils quitteront Hamilton en flammes, ses pêcheurs devenus fous, et la danse macabre à laquelle ils se livrent autour de l’architecte dément Richard Foster Lomax et du troublant simplet Quilter. Sur la côte, cependant, il leur faudra encore trouver le moyen de survivre au milieu des intrigues et des mesquineries de leurs semblables…
 
Sécheresse est bien un très bon roman, d’une lecture peut-être plus aisée que le précédent (notamment en ce qu’il est découpé en très brefs chapitres), mais il me semble néanmoins être un cran en-dessous. Les scènes frappantes ne manquent pas, certes, et l’écriture, toujours aussi aride (et pour cause !), est toujours aussi belle. Mais l’effet est moindre, me semble-t-il, peut-être en raison d’une plus grande dispersion du roman (entre les personnages – bien plus nombreux que dans le précédent – et dans le temps : il y a d’ailleurs une longue ellipse entre la première et la deuxième partie du roman qui m’a paru un peu trop brutale...) ; l’atmosphère de fin du monde est bien là, mais paraît un peu plus lointaine que dans Le Monde englouti, alors même que l’éventualité de la mort par déshydratation paraît bien plus proche… Etrange. Cela dit, tout est relatif, Sécheresse reste un très bon roman, et les personnages de Philip Jordan et de Quilter, notamment, sont très réussis.
 
Avouons par ailleurs – ce qui vaut pour les deux romans – que la plume de Ballard y présente déjà bien des aspects que l’on retrouvera dans la « trilogie de béton », notamment : le style est beau et sobre, précis et saisissant, tout cela est sublime… mais à l’occasion un peu chiant. Disons, pour être plus exact, que le rythme langoureux et monotone des romans ne sera sans doute guère du goût de tous. Il faut un effort pour pénétrer ces romans, c’est certain ; mais la récompense n’en est que plus belle.
 
Avec ces deux romans apocalyptiques – au sens strict (on ne peut guère parler ici de post-apocalyptique, la fin du monde est bien en train de se produire) comme au sens biblique (car il s’agit bien, à chaque fois, même si cette dimension est peut-être plus sensible encore dans Le Monde englouti, d’une « révélation ») –, J.G. Ballard a bien livré une œuvre de science-fiction majeure, et pour ainsi dire incontournable. Félicitons-nous donc de cette réédition tardive, en attendant celle de La Forêt de cristal et la publication de l’intégrale des nouvelles de cet auteur qui figure bien parmi les plus importants de la littérature contemporaine.

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"Les chaînes d'Eymerich", de Valerio Evangelisti

Publié le par Nébal

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EVANGELISTI (Valerio), Les chaînes d’Eymerich, traduit de l’italien par Serge Quadruppani, nouvelle édition revue par l’auteur en collaboration avec Doug Headline, Paris, Payot – Rivages – Pocket, coll. Science-fiction, [1995, 1997-1998] 2004, 279 p.
 
Où l’on retrouve notre inquisiteur préféré pour une deuxième enquête improbable, après le très sympathique Nicolas Eymerich, inquisiteur qui avait inauguré la série. Du coup, ça va me mâcher le boulot, là (ouf) : même pas besoin de présenter l’auteur et le personnage, le vrai comme le héros littéraire, je vous en ai assez tartiné la fiole ces derniers temps. Et puis zut, hein, j’ai déjà assez de retard comme ça dans mes comptes rendus, alors autant faire vite, et hop.
 
Nous sommes en 1365. Nicolas Eymerich, qui a entamé la rédaction de son fameux Directorium inquisitorum, se trouve en Avignon, auprès du pape Urbain V. C’est une époque troublée : la Grande Peste a fait ses ravages, les couronnes de France et d’Angleterre se déchirent, le Souverain Pontife aimerait bien retrouver la ville éternelle, et se profilent à l’horizon le Grand Schisme et la crise conciliaire… Un temps idéal pour l’hérésie. Le pape a même été informé d’une étrange résurgence du catharisme en Savoie ! Afin de préserver la pureté de la foi, il est plus que jamais nécessaire d’enquêter sur la question. Rude tâche pour tout inquisiteur, compliquée en l’espèce par de fâcheuses difficultés diplomatiques, le pape souhaitant obtenir la participation du comte Amédée VI de Savoie à un projet de croisade ; que la dénonciation vise les terres de ses vassaux les Challant, anciens titulaires du vice-comtat d’Aoste, n’est sans doute pas un hasard… Quoi qu’il en soit, il faut enquêter. Aussi le pape confie-t-il cette tâche à son plus efficace et son plus rusé inquisiteur, Nicolas Eymerich, le Grand Inquisiteur d’Aragon.
 
Celui-ci se rend donc bientôt à Châtillon pour y représenter le Saint-Office, et obtient du seigneur Ebail de Challant de loger au château d’Ussel, appartenant à son vassal Semurel, au cœur même de l’infection hérétique supposée. Et la rumeur semble bientôt se confirmer : il est bien des événements étranges dans cette vallée perdue ; on y croise nombre de créatures monstrueuses et difformes, semi-humaines, semi-animales ; et, dans cette chapelle non loin du château, il semble bien que les fidèles suivent une doctrine hérétique, celle-là même de ces cathares que l’on croyait disparus : on parle de consolamentum… Eymerich se met au travail : il lui faudra s’imposer aux seigneurs comme aux roturiers, démêler les fils d’une complexe intrigue et prendre garde aux traîtres, jusque dans les rangs de ses serviteurs.
 
Mais ce n’est pas tout. Ainsi que dans Nicolas Eymerich, inquisiteur, le récit se déploie sur plusieurs époques. L’enquête du juge aragonais n’est cette fois plus entrecoupée de séquences contemporaines et futuristes s’éclairant mutuellement ; en lieu et place, on assiste à plusieurs petites scènes sans rapport apparent au premier abord, tout au long du XXe siècle, s’enchaînant sans respect pour la chronologie : une conversation avec Hitler à la veille de la chute de Berlin ; un sinistre trafic d’organes au fin fond du Guatemala ; les recherches de généticiens déments ; l’interrogatoire d’un malade sous hypnose par un psychiatre ; un terrible secret, impliquant la Légion de l’Archange Saint Michel, ou Garde de Fer, dans les angoissants sous-sols de la Securitate, non loin des charniers de Timisoara, peu après la mort de Ceaucescu ; des skinheads anglais assistant à un concert de Skrewdriver à Marseille… Et, derrière tout cela, une étrange et redoutable organisation secrète : la Rache. Mais quel peut bien être le rapport entre tout ceci et l’enquête d’Eymerich au XIVe siècle ?
 
Les chaînes d’Eymerich me semble être un digne successeur de Nicolas Eymerich, inquisiteur, mais sans doute moins à même de susciter l’approbation unanime des lecteurs : en effet, les atouts du premier roman y sont encore plus flagrants et mieux maîtrisés… mais les défauts n’en ressortent que davantage.
 
Commençons par les atouts. Tout d’abord, sans surprise, on peut confirmer que Nicolas Eymerich est bien un excellent personnage, à la fois séduisant et répugnant, terriblement astucieux ; Valerio Evangelisti approfondit ici le caractère de son héros, qui est plus fouillé que dans le premier volume, plus authentique aussi, et parvient à susciter une troublante empathie pour ce personnage que l’on aurait envie a priori de juger monstrueux : le fait est que l’on tremble pour lui, qu’on en vient à… à prier pour le succès de son enquête ! Remarquable, pas de doute là-dessus. De même, on appréciera plus encore que dans le premier volume la solidité du fond historique, que ce soit sous l’angle des troubles politiques, des controverses théologiques et juridiques, etc. A l’évidence, l’auteur s’est bien documenté avant d’entreprendre la rédaction de son roman, qui fourmille en anecdotes et allusions pertinentes (ce qui se vérifie tant pour le XIVe siècle que pour l’époque contemporaine, notamment pour ce qui est des scènes roumaines) ; et, fait particulièrement appréciable, il se livre à une utilisation judicieuse du Manuel des inquisiteurs d’Eymerich, certaines scènes mémorables y trouvant une évidente inspiration (ainsi pour ce qui est des ruses déployées tant par l’inquisiteur que par le prévenu lors de l’interrogatoire d’un Parfait). Valerio Evangelisti confirme bien qu’il est un conteur talentueux, et promène le lecteur passionné dans une intrigue complexe et astucieuse, du XIVe siècle à nos jours. On notera, bien plus que dans Nicolas Eymerich, inquisiteur, son indéniable talent pour le suspense, particulièrement sensible dans la remarquable séquence de Timisoara. Ajoutons que, si le récit de science-fiction qui sous-tend l’ensemble est tout aussi invraisemblable que dans le premier volume, il a pour lui de ne pas jouer excessivement du discours pseudo-scientifique : il repose cette fois sur une coïncidence certes hautement improbable, mais suffisamment bien amenée pour « convaincre » (relativement, hein…) le lecteur qui n’est pas trop exigeant quant à l’authenticité scientifique (ou, plus exactement, qui s’en moque au moins autant que l’auteur…). Notons pour finir que le roman est traversé dans son ensemble par une vision lucide et désabusée de ce que l’humanité a de plus sordide, ce qui lui confère une tonalité très sombre mais parfaitement appropriée… et tristement convaincante.
 
Hélas, les défauts n’en ressortent que davantage. A mon sens, déjà, on regrettera que l’histoire ne soit pas aussi bien huilée que dans le premier volume : là où les différentes trames temporelles de Nicolas Eymerich, inquisiteur étaient à l’évidence amenées à se rencontrer d’une manière ou d’une autre, les séquences médiévales et contemporaines des Chaînes d’Eymerich ne sont que très superficiellement liées entre elles ; encore une fois, il s’agit bien d’une étrange coïncidence ; eu égard à la thématique générale du roman, cela se tient parfaitement, mais cela sent néanmoins quelque peu l’artifice de narration… On regrettera surtout que cela « autorise » à l’occasion quelques scènes contemporaines franchement dispensables, dont le roman aurait gagné à être débarrassé, d’autant que les thèmes graves qui y sont traités supportent assez mal la gratuité : si la remarquable séquence de Timisoara évite assez adroitement cet écueil, on peut par contre regretter l’inutilité voire le mauvais goût de la scène des skins à Carpentras, notamment… Enfin, on avouera que certains twists sont franchement mal gérés, car clairement téléphonés, ou au contraire invraisemblables, à la limite de la mauvaise foi (ainsi pour ce qui est de la fin du roman) ; et, de même que dans Nicolas Eymerich, inquisiteur, on retiendra difficilement, au choix, un sourire ou un soupir, devant ce « méchant » (façon de parler, hein…) qui ne peut s’empêcher de révéler à Eymerich (qui n’est après tout pas exactement un « saint », enfin, façon de parler, toujours…) toute l’histoire une fois qu’il est sûr de son succès, mouhahahahahahahaha ! Dommage…
 
En ce qui me concerne, si ces défauts m’ont quelque peu gêné, je ne cacherai pas que j’ai dans l’ensemble passé un très bon moment à la lecture des Chaînes d’Eymerich. Un chouette roman astucieux et prenant, de la littérature de divertissement très efficace ; je n’en demandais à vrai dire pas davantage. C'est bien assez pour suivre notre inquisiteur préféré dans une nouvelle enquête, avec Le corps et le sang d'Eymerich.

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"Elric et la porte des mondes", de Richard Comballot (éd.)

Publié le par Nébal

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COMBALLOT (Richard) (éd.), Michael Moorcock présente : Elric et la porte des mondes, anthologie réunie par Richard Comballot, préface de Michael Moorcock, Paris, Fleuve noir, coll. Rendez-vous ailleurs, série Fantasy, 2006, 449 p.
 
Elric de Melniboné. Elric des Dragons, Elric le Nécromancien. L’albinos, le dernier de sa race. Le Loup Blanc, Le Tueur de Femmes. Maître et esclave de l’épée noire Stormbringer, serviteur rebelle du Seigneur du Chaos Arioch. A l’instar de Hawkmoon, Corum et Erekosë, un avatar du Champion éternel.
 
Et probablement le plus célèbre ! Inutile d’en rajouter une couche, je n’aurai pas la prétention de vous faire découvrir le fameux personnage créé par Michael Moorcock. Généralement, on en fait ZE classique incontournable de l’heroic fantasy, après ces glorieux fondateurs que furent Le seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien et les aventures de Conan le Cimmérien de Robert E. Howard. Certes.
 
Mais j’avouerai que, pour ma part, Elric m’emmerde. Et plus largement les œuvres de fantasy de Moorcock, qui ne m’ont jamais totalement convaincu jusqu’à présent (avec des hauts et des bas, il est vrai). Je me suis déjà exprimé sur la question en rendant compte de ma lecture de Tout Corum ; je me contenterai de rappeler ici que celle d’Elric, en son temps, fut encore plus fastidieuse. Si le personnage d’Elric est bien une remarquable création, tout en charisme, en panache et en ambiguïté, malgré un petit côté gogoth dépressif trop-dur-pour-lui qui peut agacer à l’occasion, ses aventures m’ont généralement laissé de marbre, quand elles ne m’ont pas fait soupirer de lassitude. La faute à l’indigence de l’écriture, sans doute, pour une bonne part. Mais il m’est apparu un autre élément d’explication à la lecture de la « Préface » de Michael Moorcock himself à cette anthologie françouèse (pp. 9-15 ; préface d’ailleurs hautement dispensable pour le reste, toute d’auto-promotion et de léchage de boules éhonté de notre beau pays d’en-France) : j'avais déjà exprimé mon ressenti à cet égard, mais, ainsi qu'il l’affirme de lui-même, Moorcock n’a en effet pas créé d’univers pour Elric ; Melniboné, les Jeunes Royaumes, etc., ça n’est jamais qu’un cadre flou, dessiné à grands coups de crayon imprécis. Le monde qu’arpente Elric, c’est avant tout celui de la psyché, un monde de symboles et d’allégories aux allures de rêve (ou de cauchemar) brumeux. Si le procédé peut paraître justifié, j’avoue, a posteriori, qu’il a sans doute eu son importance dans mon rejet du cycle « incontournable » : j’aime les créateurs d’univers, bah oui ; surtout si, pour le reste, on se contente plus ou moins de suivre un énième molosse au visage dur maniant du symbole phallique pour convertir des orques / démons / trucs en XP. Parce que, du coup, ça manque…
 
« Mais pourquoi, alors, pauvre con de Nébal, lire cette anthologie française hommage au prince albinos ? »
 
Tout d’abord, voyez l’adresse de ce blog miteux (merci). Ensuite, comme dit plus haut, Elric est un bon personnage, quand bien même ses aventures ne m’ont pas séduit jusqu’à présent. En outre, un des plus gros éléments à charge à l’encontre du cycle d’Elric était la pauvreté du style, défaut que l’on pouvait espérer gommé dans cette anthologie (le casting, au passage, est pour le moins impressionnant !). Enfin, parce que l’exercice du pastiche me plait bien : je suis bien loin de hurler avec les loups au vil projet bassement mercantile pour des entreprises du genre ; voir un écrivain de talent reprendre un personnage, un univers, un procédé d’un glorieux prédécesseur, avec l’enthousiasme fébrile de l’admirateur ou le sourire jubilatoire de l’amocheur de mythes, voilà quelque chose qui peut se révéler particulièrement intéressant : à titre d’exemples, je citerais bien volontiers les nombreux pastiches de Lovecraft par les continuateurs des « légendes du mythe de Cthulhu » (on y côtoie certes le pire comme le meilleur, mais il en est à l’occasion pour rivaliser de talent avec le Maître de Providence – le petit jeu entre ce dernier et le jeune Robert Bloch, par exemple, ça vaut le détour, tout de même…), ou encore les nombreux pastiches de l’immense Philip K. Dick, qui s’est vu parfois honorer de l’hommage éventuellement souriant de très belles plumes de SF, ainsi Michael Bishop, notamment dans son excellent roman Requiem pour Philip K. Dick ; on pourrait d’ailleurs citer également ici Paul Di Filippo, décidément fort doué pour cet exercice (au passage, il s’en était lui aussi délicieusement pris à Lovecraft, ainsi avec « Des Hottentotes » dans La trilogie steampunk). Et le talent pour le pastiche d’un Jeff VanderMeer, par exemple, a sans doute joué son rôle dans mon adoration pour l’excellentissime Cité des saints et des fous. Ajoutons au surplus que l’anthologiste, Richard Comballot, a souvent été loué pour plusieurs recueils du genre (et que doit paraître prochainement chez Rivière blanche, toujours sous sa direction, une anthologie hommage à Philip K. Dick sur laquelle je ne manquerai pas de me jeter le moment venu…) : tout cela autorisait bien la lecture de cet Elric et la porte des mondes, non ?
 
Si. Je ne reviendrai pas là-dessus. Na.
 
Mais force est de constater que le bilan, en l’espèce, est plus que mitigé. Autant le dire de suite, ce volumineux recueil m’est régulièrement tombé des mains… Aussi ne vais-je pas le détailler excessivement, mais simplement noter dans un premier temps les quelques textes qui valent le détour, et laisser le reste à la poubelle.
 
Commençons donc par le meilleur. Deux textes, à mon sens, dépassent de très loin tous les autres ; deux excellentes nouvelles, mais qui sont quelque peu isolées dans ce gros recueil ennuyeux… La première est « Qayin », du décidément excellent Xavier Mauméjean (pp. 169-188). L’auteur y conserve un cadre d’heroic fantasy, mais fait intervenir le prince albinos dans une variante de la Genèse, Elric y combattant aux côtés de Caïn et de ses enfants contre l’injuste malédiction imposée au premier meurtrier par le Dieu innomé. On y retrouve tout ce qui fait le talent de Xavier Mauméjean, l'humour excepté : érudition, intelligence et finesse dans le fond, efficacité élégante dans la forme (le Monsieur est décidément très doué pour les scènes d’action, entre autres). C’est ici le meilleur du personnage d’Elric que l’auteur a retenu : son ambiguïté morale apparente dissimulant mal un profond sens de la justice, sa rébellion humaniste contre les manœuvres des marionnettistes divins. Le cadre biblique fournit en outre un parfait équivalent aux Jeunes Royaumes, en en conservant le flou et la nébuleuse atmosphère archaïque, tout en prodiguant des clés symboliques d’interprétation qui élèvent le récit bien au-delà du « simple » affrontement eschatologique, quand bien même plus ambigu qu’il n’y paraît.
 
Deuxième réussite incontestable, peut-être encore supérieure, « La Musique des âmes » de Johan Heliot (pp. 349-368). On est cette fois bien loin du décor d’heroic fantasy ! Elric y est tout simplement « l’Albinos », un guitariste virtuose aux premières heures épiques de la révolution du rock’n’roll ; Stormbringer y devient une Fender unique en son genre, dont les solis précurseurs bouleversent l’auditoire en transe et moissonnent les âmes loin de la furie des champs de bataille. La nouvelle prend l’aspect d’un récit fantastique, confession à la première personne d’un journaliste en herbe, passionné de musique… du nom de Mike Moore. Si l’on est bien loin de l’Elric traditionnel, Johan Heliot a su en conserver l’essence dans un cadre bien différent ; sa nouvelle, si elle n’est à vrai dire pas très originale, est néanmoins passionnante, efficace et bien vue. Une très grande réussite.
 
Voilà pour ce qui est du sommet. Restent encore quelques textes corrects, voire bons, mais bien inférieurs. Ainsi pour « Frère des hyènes » de Christian Vilà (pp. 123-146), un récit d’heroic fantasy teinté d’horreur (comme les meilleurs nouvelles d’Elric à mon sens), guère original là encore, mais d’une lecture agréable, et plutôt approprié : on y trouve l’élégance mythique qui fait l’excellente heroic fantasy. Mais le style un peu hésitant à l’occasion (quelques répliques, notamment, sonnent comme de fâcheux anachronismes…) empêche de qualifier cette nouvelle d’excellente : on se contentera de sympathique.
 
Ayerdhal & Eric Cervos, avec « Les Seigneurs de la firme » (pp. 299-322), délaissent à nouveau les Jeunes Royaumes pour plonger Elric dans le fog sinistre de l’Angleterre victorienne. Son ascension dans le monde de l’industrie ne manque pas d’intérêt, et le résultat est plus que correct, quand bien même on pourra très légitimement trouver la charge anti-capitaliste dont ce texte offre le prétexte « un peu » lourde. Ca se lit bien, toutefois.
 
Pierre Stolze, avec « La dernière conquête du Loup Blanc » (pp. 323-347), nous offre enfin la petite friandise amusante et gentiment moqueuse que l’on était en droit d’attendre (ou de craindre, c’est selon) depuis le début du recueil. Elric y est un anachronisme grandiloquent et ridicule (et pas le moins du monde torturé…) déboulant comme un cheveu sur la soupe dans un jeu de rôles de réalité virtuelle, où de riches joueurs incarnent pour un temps de terribles athlètes martiaux rabotant du sbire à volonté. Une parodie pas très fine, on s’en doute, mais distrayante, et ça fait du bien…
 
On retourne à quelque chose d’un peu plus grave avec Pierre Bordage et « L’archiviste » (pp. 393-402). A nouveau un univers de science-fiction, mais à la Gattaca cette fois, où l’albinisme et la faiblesse congénitale d’Elric le condamnent à l’isolement dans les sombres corridors poussiéreux d’archives désuètes. On aboutit sans véritable surprise à un phantasme adolescent de vengeance destructrice du misérable souffre-douleur. Guère original, pas forcément très subtil, un peu agaçant dans son outrance larmoyante pour ne pas dire politiquement correcte, mais finalement approprié et convaincant.
 
On y ajoutera trois textes pas franchement mauvais, mais quelque peu décevants. Et tout d’abord celui de Fabrice Colin, « Eloge des poissons-gouffres » (pp. 107-121) : sur le plan du style, l’auteur n’a de leçons à recevoir de personne, et son texte est clairement le plus ambitieux à cet égard ; avec plus ou moins de réussite, ceci dit (la narration à la deuxième personne, désolé, mais j’ai du mal…). La multiplication des points de vue est également intéressante, mais le récit finalement assez confus et verbeux. Un texte mal entouré, aussi : le fait que l’on y retrouve, quand bien même avec davantage de pertinence, l’érotisme plus ou moins lourdingue qui venait parasiter la plupart des textes le précédant, achève de susciter lassitude et ennui. Dommage… Pas grand chose à dire sur Richard Canal et son « Elric et l’enfant du futur » (pp. 223-242) : l’atmosphère à la fois déliquescente et combattive est assez séduisante, mais ça ne casse pas des briques ; ça reste un peu mieux que médiocre… Dernier lauréat du genre : Jacques Barbéri, avec « La Porte des Mondes » (pp. 403-449), la longue nouvelle qui donne son titre au recueil, et dans laquelle l’auteur mêle l’univers de Moorcock au sien propre (celui du Crépuscule des chimères, que je n’ai hélas pas lu…). Une idée audacieuse, pour un texte très rondement mené dans un premier temps, mêlant fantasy, science-fiction et polar, sans négliger un brin d’humour (et de clichés…) ; tout cela commence fort bien, mais la nouvelle s’éternise ; et, passée la moitié environ, l’ennui s’installe devant ce qui ressemble de plus en plus à un foutage de gueule… Dommage, là encore. J’attendais davantage de cet auteur dont les quelques nouvelles que j’ai pu lire ici ou là m’ont chaque fois bien davantage séduit.
 
Pour le reste, soit un peu plus de la moitié du recueil tout de même, beaucoup de médiocre, voire de carrément nul. A la différence de la plupart des meilleurs textes que je viens d’évoquer, où Elric, assez souvent, se voit impliquer dans des intrigues de science-fiction et des univers décalés, les autres auteurs (surtout dans les premières pages) se content généralement de promener le Loup Blanc dans les Jeunes Royaumes, ou un quelconque ersatz aussi peu attrayant, et pour ainsi dire inutile. Elric y tue des gens, se plaint que c'est trop dur la vie, et trempe sa nouille une page sur deux en regrettant Cymoril. Bon… C’est pénible. Et ça ne fait que s’aggraver à mesure que les nouvelles s’enchaînent, reproduisant inlassablement ce canevas en mode automatique. Autant dire que les nouvelles que j’ai détaillées jusqu’ici font figure de bouffées d’air frais dans cet alignement stérile de mauvais pastiches, trop révérencieux, trop téléphonés, ou trop plats pour susciter le moindre intérêt. On s’ennuie… Et parfois on s’énerve, devant les pires exemples. Des noms, histoire de me faire des amis ? Allez : Léa Silhol (« Le Rêve en la Cité », pp. 17-33) nous démontre, s’il en était encore besoin, qu’il n’y a rien de plus efficace pour faire saigner les yeux et les oreilles qu’une pompe archaïsante mal maîtrisée ; Jean-Pierre Vernay (« Le Cœur et l’Epée », pp. 189-222) nous inflige quant à lui une nouvelle longue et chiante, confuse et tout simplement ridicule ; mais je décerne pour ma part le prix du pire à Daniel Walther, qui trouve le moyen de nous faire subir à lui tout seul DEUX textes nullissimes (« Cœur de glace », pp. 147-168, et, sous le pseudonyme de Darek Erthal, « La Forteresse de l’obscur », pp. 273-297), écrits avec les pieds, partant dans tous les sens, lourds au possible… et annotés. Aha. Bref, chiants comme ça devrait pas être permis. Je ne sais pas si c’est le second effet Bifrost, mais tout ça ne me donne clairement pas envie de découvrir plus avant le sinistre responsable de tout ça…
 
Au final, deux très bons textes, quatre corrects voire bons et trois tout juste passables. Sur 19 nouvelles. J’ai envie de dormir…

A réserver aux fans intégristes, sans doute.

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"Le manuel des inquisiteurs", de Nicolau Eymerich & Francisco Peña

Publié le par Nébal

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EYMERICH (Nicolau) & PEÑA (Francisco), Le manuel des inquisiteurs, introduction, traduction et notes de Louis Sala-Molins, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité, [1973, 2001] 2002, 298 p.
 
… ou comment joindre l’utile à l’agréable, en l’occurrence en partant d’une fort sympathique lecture de science-fiction pour aboutir à une passionnante étude d’histoire du droit.
 
Nicolau (ou Nicolas, c’est bien du même qu’il s’agit) Eymerich, vous le connaissez probablement déjà ; et si ce n’est pas le cas, il vous suffit de jeter un œil à mon précédent compte rendu : en envisageant le premier volume de la fameuse saga de Valerio Evangelisti, j’avais déjà eu l’occasion de dire quelques mots du véritable Nicolas Eymerich, qui fut un des plus fameux inquisiteurs de son temps. Il a acquis la majeure partie de sa réputation en rédigeant en Avignon aux environs de 1376 ce Manuel des inquisiteurs (ou Directorium inquisitorum, en latin dans le texte) à nul autre pareil. En effet, à la différence des ouvrages du même genre qui l’ont précédé, comme la célèbre Practica officii Inquisitionis de Bernard Gui, et de la plupart de ceux qui l’ont suivi, comme le plus célèbre encore Malleus Maleficarum, ou Marteau des sorcières, de Henry Institoris et Jacques Sprenger (dont je vous reparlerai sans doute un de ces jours), le livre d’Eymerich ne se contente pas de répertorier textes, cas et anecdotes issus de la pratique inquisitoriale, mais se veut à proprement parler un manuel, un ouvrage technique et utile aux praticiens, bâti sur un solide fond théologico-juridique, et qui soit réellement précieux aux inquisiteurs, en étant en mesure de répondre à toutes les questions que ces juges d’un genre particulier peuvent être amenés à se poser dans l’exercice de leur charge. Citons l’introduction de Louis Sala-Molins (pp. 15-18) :
 
 « Comme le notait A. Dondaine, Eymerich n’offre pas seulement comme ses prédécesseurs en droit inquisitorial des collections de textes juridiques et des récits de sentences – autant de fioritures à des descriptions longues, précises, méticuleuses, de la vie et les mœurs et les croyances de tel ou tel hérétique, des tenants de telle ou telle secte, le tout dans un certain désordre et entrelardé encore de longues dissertations apologétiques bâties sur des événements de valeur circonstancielle ; Eymerich « offre un traité systématique complètement élaboré en vue du seul exercice de la fonction ». L’œuvre d’Eymerich est plus que le manuel : c’est le directoire de l’inquisiteur. Eymerich réalise en droit inquisitorial ce que son compatriote et son frère en religion Raymond de Penyafort réalisa en droit canonique. C’est dire qu’Eymerich n’invente jamais : il lit, compare, collationne, confronte. Pas une ligne de son manuel qui ne renvoie aux textes conciliaires, bibliques, impériaux ou pontificaux. Pas une réflexion « personnelle » que n’étayent des passages de l’Ecriture ou de la patristique. Pas une astuce théologique que ne vienne justifier l’autorité de Thomas d’Aquin ou de quelque grand théologien. Et lorsque le doute est permis, Eymerich aligne, avec des scrupules de chartiste, les thèses en présence, qu’elles se contredisent ou qu’elles se complètent. Une somme, enracinée dans les textes, et dans laquelle s’enracine tout naturellement la procédure ; sa structuration parfaite fait sa parfaite clarté et son parfait mérite. Par souci d’efficacité, Eymerich disparaît derrière son texte, sauf à de rares exceptions et il ne se réfère que parcimonieusement à sa propre expérience d’inquisiteur. Si la neutralité – et l’innocence – existait en matière de compilation de textes juridiques ou théologiques, Eymerich serait un neutre – et un innocent. Et si l’institution avait une mémoire, le manuel qu’écrivait Eymerich serait cette mémoire.
 
« L’inquisiteur catalan part d’une constatation primaire : tout inquisiteur doit utiliser, dans l’exercice de sa charge, d’innombrables textes de diverses catégories dont personne n’a entrepris le regroupement complet. L’inquisiteur doit puiser dans les canons, dans les lois des empereurs et des rois, dans les constitutions, dans les appareils, les gloses, les encycliques, les chartes de privilèges et d’indults royaux, pontificaux, épiscopaux, dans les instructions des Inquisitions locales et dans celles des provinciaux des ordres religieux…, puiser de quoi s’éclairer. Et cela à chaque stade de l’exercice de sa fonction ; en enquêtant, en « processant », en condamnant, en torturant, en acquittant. Or, il n’existe pas de collection complète de tout ce matériel. D’où, fatalement, des risques graves d’erreur de procédure, voire d’irrégularité, et un manque flagrant d’unité dans l’exercice de la fonction inquisitoriale. Il faut donc, dit Eymerich, « regrouper en un seul livre les textes épars, et non pas au hasard, mais de telle sorte que rien n’y manque et que tout s’y ordonne harmonieusement ». Et le manuel naît, intégrant dans une seule trame « les canons, les lois, les constitutions, les appareils, les déterminations, les condamnations, les prohibitions, les approbations, les confirmations et les réponses, les lettres apostoliques, les indults, les conseils, l’analyse des erreurs des hérétiques ». A cette compilation, Eymerich ajoute encore – s’inspirant en cela de ses prédécesseurs – de nombreux formulaires, des modèles de rédaction de sentences, des formules d’abjuration et de condamnation, etc. Il regroupe enfin – citons-le mot à mot – « tout ce qui est nécessaire à l’exercice de l’Inquisition ».
 
« Mais la procédure n’est qu’un aspect des préoccupations de ce théologien qu’est aussi Eymerich. Il lui faut une argumentation dépassant le strict cadre juridique et construite de telle façon que tout inquisiteur puisse s’y référer pour trouver une réponse adéquate à chacune des turpitudes mentales dont pourrait être capable le plus farfelu des hérétiques : « Le manuel comporte trois parties. Il est question dans la première de la foi catholique et de son enracinement. La deuxième parle de la méchanceté hérétique qu’il s’agit de contrer. La troisième est consacrée à la pratique de l’office, qu’il faut perpétuer. » Dixit Eymerich. Le décor est ainsi planté. Explicitée aussi, dès le prologue, l’intention profonde de l’inquisiteur. Et il n’est pas trop osé de dire que l’on tient là, dans cette division tripartite et dans l’ambition de l’ensemble, le secret de la survie du Directorium inquisitorum. »
 
En effet, l’œuvre d’Eymerich, rationnelle, systématique, organisée, présente un caractère d’intemporalité et d’universalité auquel ne pouvaient prétendre ses prédécesseurs. Dès lors, il n’y a finalement rien d’étonnant à ce que Rome ait témoigné de son intérêt particulier pour cet ouvrage, jusqu’à en faire son guide officiel de la pratique inquisitoriale. Elle le fait imprimer dès 1503, et l’ouvrage connaîtra cinq rééditions entre 1578 et 1607, cette fois avec les commentaires de Francesco Peña, docteur en droit canon et en droit civil, destinés à le mettre au goût du jour. On voit ici toute la portée du texte eymericien…
 
Le manuel des inquisiteurs est ainsi un texte fondamental pour qui s’intéresse à cette institution si particulière qu’est l’Inquisition, objet de tous les phantasmes. Et il me paraît nécessaire, à cet égard, de revenir sur l’introduction et les notes de Louis Sala-Molins à cette édition abrégée (puisque ne comportant qu’une sélection de textes renvoyant essentiellement à la procédure ; les premières et deuxièmes parties du plan eymericien sont ici sabrées ; or, aucune mention de ce fait ne figure, ni sur la couverture, ni sur la page de garde, et ce n’est qu’en lisant l’introduction que le lecteur profane en est finalement instruit, ce que je ne trouve pour ma part guère honnête… et aussi un tantinet regrettable. Louis Sala-Molins ne se montre d’ailleurs guère sous son meilleur jour eu égard à cette question ; voyez cette note de la p. 69 : « A la sortie de cette édition, tel historien nous reprochait de ne point lui avoir proposé tout le Directorium. Il avait raison, le cher homme. Le cœur lui en dit-il d’y brûler à notre place quelques années de sa vie ? Libre à lui. Ceux qui voudraient en savoir davantage, nous leur en suggérons le moyen : planter là notre raccourci et chercher dans une très bonne bibliothèque la Somme d’Eymerich. Aussi simple que ça. » Ah ben c’est sympa, merci, vraiment…).
 
Dans son introduction comme dans ses notes – et peut-être dans sa sélection ? Je n’oserais le dire, mais ce serait alors plus gênant… –, Louis Sala-Molins se montre en effet clairement partisan, et défend une thèse contraire à celle qui est retenue par la majeure partie des historiens. En gros, l’historiographie contemporaine est revenue sur l’image de l’Inquisition que le XVIIIe et le XIXe siècles nous avaient léguée, et qui reste très répandue aujourd’hui : celle d’une institution unique en son genre, sanguinaire et odieuse, torturant et brûlant à tour de bras. Il ne s’agit pas de nier ces caractères (ce qui serait un négationnisme pour le moins puant), mais simplement de relativiser le portrait : on a fait observer que l’Inquisition n’était pas aussi arbitraire qu’on le prétendait ; que, si elle avait commis bien des atrocités, le bilan devait probablement être revu à la baisse ; qu’on lui a imputé des crimes qu’elle n’a pas commis, et qu’elle n’était peut-être pas si unique que cela (rappelons, notamment, que le « grand flamboiement » de l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles, l’époque des bûchers de sorcières, n’avait strictement rien à voir avec l’Inquisition, et d’ailleurs que les pires massacres de ce type, et de loin, ont été commis dans l’Allemagne protestante) ; enfin, que les pires éléments à charge la concernant ne s’appliquaient pas tant à l’Inquisition dans son ensemble qu’à sa version espagnole de l’époque moderne, largement étatique et subordonnée aux Rois Catholiques, qui avaient même créé un Sénat inquisitorial destiné à la réguler. Louis Sala-Molins conteste cette vision des choses, ce qui est parfaitement légitime : pour lui, le Manuel d’Eymerich montre justement que toutes les atrocités imputées à l’Inquisition peuvent (et doivent) l’être à l’institution dans son ensemble ; et le fait que ce soit Rome qui ait ordonné l’édition du manuel au XVIe siècle avec les commentaires de Francesco Peña montre bien que la prétendue Inquisition espagnole était avant tout romaine. Ce qui se tient, et est parfaitement défendable. Je ne saurais certainement pas prétendre être un spécialiste de la question, et ne peux donc me positionner dans le débat.
 
Pourtant, je tiens à faire quelques remarques concernant l’argumentaire déployé par l’éditeur. Il me semble en effet que Louis Sala-Molins se montre indéniablement désireux de critiquer et de stigmatiser l’Inquisition (dans la longue citation plus haut, le passage sur la « neutralité » et « l’innocence » en témoigne déjà) : pour le citoyen, pour le philosophe, c’est parfaitement légitime, et il va de soi que je n’en ferais certainement pas l’éloge de mon côté… Mais cette attitude me paraît bien plus dommageable chez l’historien ! Et l’on peut bien regretter qu’un certain anticléricalisme, à l’occasion, vienne parasiter l’analyse, et affaiblir la démonstration.

D’autant que plusieurs points de l’argumentaire de Louis Sala-Molins me paraissent hautement contestables ; ainsi quand – dans un discours d’ailleurs passablement contradictoire – il entend montrer le caractère « unique » de l’Inquisition et critiquer le relativisme « justifiant » la dureté de l’Inquisition par la dureté de l’époque, en arguant de sa tendance à se durcir à l’époque moderne (j’y reviendrai) là où la tendance générale serait à l’adoucissement du droit pénal (p. 68). Je me demande bien où il est allé cherché ça ! Loin de s’adoucir, le droit pénal et la procédure pénale des justices royales de l’époque moderne tendent bien au contraire à devenir de plus en plus sévères, l’Inquisition n’a ici rien d’une exception (voyez l’
Histoire du droit pénal et de la justice criminelle de Jean-Marie Carbasse)… Et si les deux auteurs mettent en avant la spécificité de l'hérésie pour justifier des entorses au droit commun, les juristes royaux ne font à vrai dire pas autre chose, quand ils en viennent à traiter de la lèse-majesté et de la justice retenue du roi de France.
 
Le caractère « unique » de l’Inquisition, et le refus d’accorder un statut particulier à l’Inquisition espagnole (pour les raisons évoquées plus haut), me paraissent de même très contestables : si c’est bien Rome qui décide de l’édition du Manuel révisé par Francesco Peña, il n’en reste pas moins que cet ouvrage est destiné avant tout à l’Inquisition espagnole (le commentateur fait plusieurs fois références au Sénat inquisitorial et à la notion propre à l’Espagne de « vieux chrétien », inexistante du temps d’Eymerich, inconnue du reste de l’Europe, et établissant dans la péninsule ibérique une distinction, en gros, entre chrétiens « de souche », si j’ose employer cette immonde et absurde expression, et chrétiens « récents », comprendre par-là les Juifs et les musulmans convertis, qui restaient suspects sur plusieurs générations, conformément, par exemple, aux tristement célèbres statuts de Tolède : la haine religieuse cède ici le pas à une sorte de haine raciale, préfigurant le racisme « moderne » en dépassant la simple xénophobie) ; d’autant que, partout ailleurs en Europe, l’Inquisition n’est plus, soit qu’elle ait été balayée par la Réforme (qui, sans surprise, a traumatisé le bon docteur Peña ! Voyez cet édifiant formulaire d’accusation « moderne », donné en guise d’exemple p. 154 : « Moi, Augustin, fiscal de la Sainte Inquisition, j’accuse devant toi, Révérend Inquisiteur, le nommé Martin Luther d’avoir abandonné la foi catholique et adhéré à l’horrible hérésie manichéenne et à telle et telle autre hérésie, alors qu’il a été baptisé dans le catholicisme et que chacun le tient pour catholique. Je l’accuse de prêcher, d’écrire, de composer et d’affirmer d’innombrables dogmes hérétiques, faux, scandaleux et très suspects de convenir aux hérésies ci-dessus nommées. »), soit que ses fonctions, entre autres du fait des troubles suscités par le Grand Schisme et la crise conciliaire, puis, justement, par la Réforme, aient été récupérées par les justices étatiques, ainsi en France, où la poursuite de l’hérésie, la lutte contre la sorcellerie, contre le blasphème, bref, contre tout ce qui constitue la lèse-majesté divine, sont de la compétence des juges royaux, qui ont empiété sur les privilèges des juges ecclésiastiques, y compris de ces juges délégués que sont les inquisiteurs : à l’époque moderne, les ambitions de théocratie pontificale issues de la réforme grégorienne, qui imprègnent encore si manifestement le texte eymericien, ne sont plus qu’un vain souvenir… La survivance de l’Inquisition en Espagne est bien un cas particulier ; l’Inquisition espagnole, sur bien des points (et notamment sa haine des Juifs, et sa défiance de tous ceux qui ne peuvent s’honorer du titre de « vieux chrétiens »), doit être distinguée de l’Inquisition du temps d’Eymerich (qui s’en prenait bien aux Juifs convertis puis relaps, certes, mais comme à tout relaps, sans prévoir de statut particulier ; fait « amusant », au passage : le devoir imposé aux inquisiteurs de poursuivre et condamner les Juifs considérés hérétiques… par rapport à la loi mosaïque !) ; et les responsabilités sont partagées : les Rois Catholiques y ont leur part, sans doute bien plus importante que celle de Rome – ils ne feraient après tout que suivre l’exemple du Roi Très-Chrétien…
 
Sur tous ces points, encore une fois, je ne saurais prétendre être un spécialiste ; l’éditeur est évidemment bien plus compétent que moi, je ne fais que donner mes impressions… Il est un point, ceci dit, sur lequel je ne passe pas. Dans son combat farouche (et un tantinet arrogant : le style, lourd d'invectives, est pénible…) en faveur de sa thèse, Louis Sala-Molins en vient à commettre un impair qui me paraît cette fois impardonnable : mettre tous ses ennemis dans le même panier. Qu’il s’en prenne vertement à un sinistre sectateur de l’Opus Dei qui a plagié son édition du Manuel des inquisiteurs, et l’a utilisée au mépris de la raison et de la vérité pour en dresser finalement un éloge (!) de l’Inquisition, présentée comme une institution douce et humaine (!), c’est tout à fait normal : ces abominables personnages font de la propagande révisionniste, pas de l’histoire ; ce sont des escrocs, des menteurs, de la trempe des pires défenseurs scolastiques de la tyrannie. Je n’admets pas, par contre, que Louis Sala-Molins, par des tours de passe-passe, leur assimile des historiens compétents, qui ne font que relativiser la noirceur de l’institution inquisitoriale. Pour l’éditeur, remettre en cause le caractère unique de l’Inquisition, ou la comparer à d’autres institutions, est tout simplement criminel, et il emploie à nouveau ici le terme de « révisionnisme », avec les mêmes connotations (on oublie trop souvent aujourd’hui, en se cachant derrière des insultes, que la révision est une nécessité de l’étude de l’histoire…). Halte-là ! Cette fois, c’est un historien qui fait son travail ! Et pour ma part, je n’admets pas ce caractère prétendument unique de l’Inquisition : je crois, bien au contraire, qu’il est nécessaire, pour étudier cette institution, de l’étudier dans le temps, avec ses évolutions, sous ses différentes formes, et de la comparer éventuellement avec d’autres institutions vouées, notamment, à la police politique (qui m'intéresse plus particulièrement). Faute de quoi, on sacrifierait la science sur l’autel de la dénonciation anticléricale ; autant dire que l’on tomberait à son tour dans la police de la pensée… Et quand Louis Sala-Molins s’attaque aussi violemment à ceux qu’il appelle les « comparatistes », « sérialistes », « quantitativistes », « relativistes », etc., il ne diffère finalement guère d’Eymerich s’en prenant aux cathares, aux pélagiens, aux vaudois, aux photiniens, etc. Et de même quand il les range tous sous le vocable insultant de « révisionnistes », ne se livre-t-il pas lui même à la chasse aux hérétiques ? Pour ma part, j’ai toujours adopté une optique relativiste, que ce soit en matière d’histoire, de droit, de politique, de philosophie, ou de tout ce que vous voudrez. Le relativisme et le scepticisme seuls me semblent à même de constituer une science valable, quand bien même nécessairement imparfaite. L’attitude intransigeante de Louis Sala-Molins sur ces question me paraît donc franchement déplorable…
 
Mais tout cela, bien entendu, ne doit pas empêcher de lire sa longue introduction, souvent intéressante, ni a fortiori dispenser de lire le traité d’Eymerich. On y trouvera en effet bien des choses passionnantes.
 
Les textes sélectionnés par l’éditeur renvoient tous à la partie procédurale du manuel. On commence ainsi par envisager la « juridiction de l’inquisiteur ». Il s’agit ici de définir l’hérésie, de distinguer les différents types d’hérétiques (non en fonction de leur secte, mais selon qu’ils sont manifestes ou secrets, affirmatifs ou négatifs, etc.), les hérésiarques, les blasphémateurs, bref, tous ceux qui peuvent nécessiter l’intervention de l’inquisiteur. On voit ici que son champ de compétence est extrêmement large. La question est résumée plus loin (p. 252) :
 
« Nous avons déjà dit qu’il [l’inquisiteur] peut procéder contre les blasphémateurs, les jeteurs de sorts, les nécromanciens, les excommuniés, les apostats, les schismatiques, les néophytes revenus à leurs erreurs antérieures, les juifs, les infidèles vivant parmi les chrétiens, les invocateurs du diable. Mais disons d’une façon générale que l’inquisiteur « procède » contre tous les suspects d’hérésie, les diffamés d’hérésie, les hérétiques, leurs fidèles, ceux qui les hébergent, les défendent ou les favorisent et contre ceux qui mettent des entraves au Saint-Office, contre tous ceux qui, directement ou indirectement, retardent son action. »
 
Ce qui fait déjà beaucoup de monde… Mais le commentaire de Francesco Peña est ici particulièrement édifiant (ibid.) :
 
« Disons, d’une formule plus courte et plus claire que l’inquisiteur peut « procéder » contre tout le monde, hormis les quelques exceptions (le pape, ses légats, les évêques) tenant à la nature même de l’autorité déléguée de l’inquisiteur. »
 
L’air de rien, en passant ainsi d’une liste d’exceptions à une généralité, le docteur catalan du XVIe siècle étend considérablement la portée du texte eymericien, et c’est une pratique que l’on retrouvera souvent dans l’ouvrage. Disons-le franchement : très nombreux sont les passages d’Eymerich à même d’écœurer le lecteur ; mais les commentaires sont souvent bien pires… On constate un indéniable durcissement de la pratique inquisitoriale du XIVe au XVIe siècle, comme on le voit dans la longue partie suivante. Derrière la froideur de la procédure, la répétition des formulaires d’accusation, de délation (on y fait énormément appel, et on fait tout pour l’encourager…), d’abjuration, etc., on entend régulièrement les cris des prévenus détenus dans les prisons inquisitoriales (souhaitées horribles et sévères...), torturés ou condamnés au bûcher (quand bien même la torture n’était pas systématique, et le bûcher encore moins) : en matière d’hérésie s’instaure une véritable présomption de culpabilité ; le moindre faisceau d’éléments à charge (et la rumeur publique en fait partie), qui seraient d’un poids insuffisant pour que le juge « civil » fasse quoi que ce soit, légitime ici le recours à la torture, seul moyen d’obtenir l’aveu, « reine des preuves ». Eymerich se montre le plus souvent très dur, ici, mais un fond d’humanité le rattrape à l’occasion ; Peña, généralement, se montre bien plus catégorique : quand Eymerich rappelle (pour la condamnation, non pour la torture) la règle romaine testis unus, testis nullus, c’est pour inciter à rassembler le plus de témoignages possibles (sans retarder inconsidérément la procédure, ceci dit) ; Peña, lui, se contente à peu de choses près d’une lecture a minima de l’adage, selon laquelle deux témoignages concordants suffisent à condamner au bûcher…
 
On en jugera d’ailleurs par la petite sélection de citations effectuée par l’éditeur en exergue de l’ouvrage (p. 7). Seule une phrase d’Eymerich est retenue : « Tout ce que l’on fait pour la conversion des hérétiques, tout est grâce. » L’inquisiteur autorise ainsi de ruser avec l’hérétique, en jouant sur le sens du mot « grâce »… Nombreux sont les passages où Eymerich témoigne de sa ruse, d'ailleurs, d’une manière que l’on retrouve directement dans les romans de Valerio Evangelisti (un passage du Manuel fournit l’évidente inspiration d’un mémorable interrogatoire des Chaînes d’Eymerich…). Mais voyons maintenant le petit florilège de Peña (ibid.) :
 
« La finalité des procès et de la condamnation à mort n’est pas de sauver l’âme de l’accusé, mais de maintenir le bien public et de terroriser le peuple. » On le sait (voir ma note sur l’ouvrage de Jean-Marie Carbasse) ; mais la franchise de Peña n’en est pas moins frappante… Poursuivons :
 
« Le rôle de l’avocat est de presser l’accusé d’avouer et de se repentir, et de solliciter une pénitence pour le crime qu’il a commis. » Une conception originale… Ajoutons que, si Eymerich se montre déjà passablement réservé sur la possibilité d’accorder un défenseur à l’hérétique, Peña, lui, s’y oppose encore plus. Précisons enfin que le défenseur d’un hérétique… pouvait lui-même être poursuivi de ce seul fait, ce qui devait être assez dissuasif ! Mais continuons :
 
« Que tout soit fait pour que le pénitent ne puisse se proclamer innocent afin de ne pas donner au peuple le moindre motif de croire que la condamnation est injuste. » De toute évidence, Le Prince est passé par là…
 
« Bien qu’il soit dur de conduire au bûcher un innocent… », Peña juge tout de même cela préférable à la possibilité de laisser un coupable en liberté ; en cela, il n’était alors pas le seul, et il a beaucoup d’adeptes aujourd’hui…
 
« Je loue l’habitude de torturer les accusés. » L’air du temps… Eymerich comme Peña, ceci dit, expliquent que la torture n’est qu’un dernier recours, et nécessite en principe l’autorisation de l’évêque ; mais Peña, une fois de plus, se montre bien plus généreux pour l’inquisiteur… Et nous parlons ici de torturer l’accusé (normal, quoi…) ; mais la question se pose aussi de torturer les témoins… et obtient une réponse affirmative ! Bien évidemment (bande de petits sadiques !), nombre de pages sont consacrées à la torture ; ne vous attendez pas, ceci dit, à des anecdotes racoleuses, ou des descriptions des procédés : il n’y en a pas. On ne parle ici que de droit ; c’est amplement suffisant…
 
On pourrait continuer longtemps ainsi, notamment avec la partie qui clôt l’ouvrage, consacrée aux « questions afférentes », où l’aspect pratique du manuel ressort particulièrement (jusque dans les aspects financiers, où Eymerich se montre bien larmoyant...).

Le Manuel des inquisiteurs démontre assez la justesse de la phrase de Valerio Evangelisti (p. 61) : « On comprend que l’expression « légende noire » est effectivement impropre. La couleur était celle-là, mais ce n’était vraiment pas une légende. » Sans doute, ceci dit, vaut-il mieux avoir quelques connaissances de base en histoire médiévale et moderne, et plus encore en histoire du droit, pour apprécier pleinement l’ouvrage. Il serait dommage, en effet, de s’arrêter à la dénonciation scandalisée, dans l’esprit plus ou moins hypocrite de la « repentance » de Jean-Paul II en mars 2000 « pour les crimes et pour les horreurs de l’Inquisition »… Ces crimes ne sauraient faire de doute ; le traité eymericien témoigne d’un projet inconcevable et odieux pour qui le regarde du XXIe siècle débutant (... disons depuis une démocratie libérale telle que la France...). Mais d’un projet unique ? Incomparable ? D’une pure « histoire ancienne » ? Non. Je soutiens, quant à moi, qu’une lecture plus reposée, plus « froide » de cet ouvrage sera bien plus utile : relativiser l’Inquisition, c’est aussi l’identifier dans ses manifestations contemporaines, parfois bien pires – les précautions procédurales d’Eymerich étant mises de côté au nom d'une raison d'Etat qui n'a rien à envier à la pureté de la foi –, mais qui n’ont pas à subir ce juste stigmate d’infamie ; c’est enfin faire honneur à la science, au meilleur de l’homme que d’envisager ses pires aspects avec la justice que les chiens de garde des fanatismes en tous genres refusent à leurs « Ennemis » indifférenciés.

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"Nicolas Eymerich, inquisiteur", de Valerio Evangelisti

Publié le par Nébal

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EVANGELISTI (Valerio), Nicolas Eymerich, inquisiteur, traduit de l’italien par Serge Quadruppani, nouvelle édition revue par l’auteur en collaboration avec Doug Headline, Paris, Payot – Rivages – Pocket, coll. Science-fiction, [1993, 1997-1998, 2004] 2006, 314 p.
 
Nicolas Eymerich, inquisiteur est le premier volume de la fameuse saga de SF de Valerio Evangelisti, assez unique en son genre : mélange habile de roman historique, de policier, de thriller et de science-fiction avec un habillage de fantasy / fantastique, les enquêtes d’Eymerich ont rencontré un énorme succès, au-delà des Alpes comme en France, tant commercial (il faut dire que certains volumes ont été publiés dans les pages de La Republica, une première…) que critique ; ce premier roman a ainsi été couronné en Italie par le Prix Urania 1994, puis, en France, par le Grand Prix de l’Imaginaire et le Prix Tour Eiffel en 1998. Autant dire qu’Eymerich est devenu une figure incontournable de la science-fiction contemporaine.
 
Commençons, néanmoins, par préciser une chose : Nicolas Eymerich n’est pas un pur produit de l’imagination de l’auteur, mais bien, à l’origine, un personnage historique, qui fut effectivement Inquisiteur général de la province d’Aragon, mais acquit l’essentiel de sa renommée en rédigeant un Manuel des inquisiteurs (dont je vous reparlerai bientôt) qui fait figure de modèle du genre. Nicolas Eymerich est bien ainsi un des plus fameux inquisiteurs dont on ait conservé le souvenir, avec avant lui Bernard Gui, puis, plus tard, Torquemada, et enfin Henry Institoris et Jacques Sprenger (les auteurs du célèbre Malleus maleficarum, ou Marteau des sorcières, dont je vous parlerai probablement un peu plus tard…). Posons d’ailleurs le personnage, en citant une note de Louis-Sala-Molins dans son introduction au Directorium inquisitorum (pp. 14-15) :
 
« Nicolau Eymerich naquit en 1320 à Gérone (royaume de Catalogne-Aragon). Il n’avait que quatorze ans lorsque, en 1334, il entrait dans l’ordre des dominicains : il reçut l’habit dans le couvent de Saint-Dominique de sa ville natale. En 1357, il devient Inquisiteur général de Catalogne, Aragon, Valence et Majorque, succédant dans cette charge au dominicain Nicolau Rossel élevé au cardinalat en 1356. Il exerça sa charge de 1357 à 1392, avec deux longues interruptions : 1360-1365, 1375-1385. A deux reprises, en 1377-1378 et en 1393-1397, il fut exilé des territoires de la couronne de Catalogne-Aragon : son ardeur à la tâche, ses positions politiques et théologiques devinrent insupportables à la Maison de Barcelone. Mais jamais Eymerich ne se considéra réellement dépossédé de sa charge. En 1362, Eymerich devint Vicaire général de son ordre dans les terres de la Couronne. En 1371, il fut gratifié du titre – et en exerça les fonctions – de chapelain du pape en Avignon, et il suivit à Rome le pape Grégoire XI. Il présida en 1391 le chapitre général de son ordre. Revenu au couvent de Saint-Dominique à Gérone en 1397, il y expira en 1399.
 
« Outre le Directorium inquisitorum, on doit à Eymerich plusieurs ouvrages théologiques (notamment un traité De duplici natura in Christo, et une Explanatio in Evangelium Johannis) et une série d’ouvrage contre les doctrines de son compatriote le philosophe Raymond Lulle et ses disciples, les lullistes, qu’il condamne tous – hérésiarques et hérétiques, selon lui – aux rigueurs de l’index et de l’Inquisition. Ni l’Eglise ni la couronne de Catalogne-Aragon ne goûtèrent les rigueurs anti-lullistes du dominicain. »
 
Voilà pour ce qui est du personnage historique, non négligeable on le voit. Mais si Valerio Evangelisti, chercheur en science politique et historien de formation, a publié quelques essais historiques, il n’en est pas moins avant tout un romancier dans le cas qui nous intéresse, et s’autorise donc quelques libertés, ce que l'on peut constater dès le début du roman : dans Nicolas Eymerich, inquisiteur, ainsi, c’est en 1352 (et non en 1357) qu’Eymerich devient Inquisiteur général, et non pas en raison de l’accession au cardinalat de son prédécesseur l’année d’avant, mais du fait de son décès… Peu importe. Louis Sala-Molins l’exprime en ces termes, remerciant au passage Valerio Evangelisti d’avoir préfacé son édition italienne du Manuel des inquisiteurs (p. 61) : « le célèbre romancier Valerio Evangelisti […] n’ignore rien de l’histoire réelle de cet Eymerich dont il construit faits et gestes avec la liberté convenant à son art et à son talent d’écrivain. »
 
Le Nicolas Eymerich de Valerio Evangelisti diffère donc en partie du véritable inquisiteur. Sans doute, à l’occasion, peut-il faire penser au personnage de Guillaume de Baskerville créé par son compatriote Umberto Eco dans son fameux et remarquable Nom de la rose… Mais si le franciscain et le dominicain rivalisent d’astuce dans leurs enquêtes, ils n’en ont pas moins des caractères fort différents : Eymerich, à bien des égards, a en effet tout de l’anti-héros ; austère, haineux, fanatique, il n’a rien de l’homme dont on recherche la compagnie et les lumières : appliquant par avance les conseils de Machiavel au Prince, il juge plus sage et plus sûr d’être craint que d’être aimé… Et c’est bien là ce qui fait l’intérêt de ce personnage hors normes, et d’ores et déjà culte.
 
Mais l’intérêt de la saga de Valerio Evangelisti ne se limite pas à l'indéniable charisme de son personnage principal. Ce qui en fait tout le sel, c’est l’habileté de l’auteur pour faire fusionner les genres, en impliquant son personnage dans de complexes et passionnantes enquêtes policières au suspense habilement géré, dans un cadre à la fois historique et science-fictif, ce dont témoigne assez ce premier roman, fournissant semble-t-il les clés qui caractériseront les volumes ultérieurs, en faisant se joindre en dernier lieu des lignes narratives différentes, prenant place à la fois dans le passé, le présent et le futur…
 
1352. Le jeune Nicolas Eymerich vient d’être désigné Inquisiteur général de la province d’Aragon par son prédécesseur à l’article de la mort. Très vite, il lui faut faire preuve d’une grande astuce pour imposer à la Couronne, aux nobles et à l’épiscopat sa nomination faiblement étayée. La chose sera d’autant plus délicate que l’austère et rigoureux dominicain se retrouve dès le départ entraîné dans une étrange enquête, après avoir découvert l’horrible cadavre d’un bébé bicéphale… Une sordide affaire qui pourrait bien impliquer des membres de la famille royale, et n’est peut-être pas sans rapport avec ces déconcertantes manifestations féminines dans le ciel qui perturbent tant le chaste frère, agacé par les lazzis incessants des femmes impudiques de la province d’Aragon…
 
De nos jours, aux Etats-Unis, Marcus Frullifer est un physicien pour le moins atypique, passionné par les phénomènes paranormaux et les pseudo-sciences, et, autant le dire, une grosse caricature de nerd, avec toutes les névroses et les manies qui vont avec. Autant dire qu’il a du mal à imposer aux scientifiques orthodoxes sa complexe et saugrenue théorie des psytrons, dont les applications multiples concerneraient entre autres la télépathie et le voyage instantané, et même, dans un sens, l’existence de Dieu… Ce qui n’est pas sans susciter l’intérêt des fondamentalistes qui viennent de prendre le pouvoir au Texas, plus réceptifs à ses idées que les représentants de l’académisme.
 
En 2194, le vaisseau spatial et temporel Malpertuis prend son envol pour une étrange mission dans le temps, avec à son bord le répugnant abbé médium Sweetlady. A un moment ou à un autre de l’expédition, pourtant, il y a eu un problème : c’est, au retour du vaisseau, à un procès criminel que nous assistons…
 
A vue de nez, tout cela n’a strictement rien à voir. Mais Valerio Evangelisti se montre très talentueux pour relier ces trames en apparence si opposées en une histoire unique, tout à la fois délirante et parfaitement cohérente. La plupart des chapitres sont bien consacrés à l’enquête d’Eymerich, mais les brèves séquences dans le présent et dans le futur y apportent régulièrement un singulier contrepoint, qui en devient bientôt justification. Belle performance d’écriture : tout cela se tient parfaitement. La suspension de l’incrédulité ne pose aucune difficulté. Pourtant, si le fond historique est assez solide, on ne se privera pas de dire que les délires pseudo-scientifiques de Frullifer sont absolument invraisemblables : ceux qui ne jurent que par la hard-science s’en tireront probablement les cheveux… Mais les autres s’amuseront beaucoup avec l’auteur dans cette parodie hautement farfelue de discours scientifique ; et le fait que, dans le cadre du roman, cette théorie totalement absurde fonctionne, n’est sans doute pas innocent : confronté à ses pairs orthodoxes, Frullifer fait après tout figure d’hérétique… et les femmes aragonaises critiquent bien, de même, l'Eglise et son incarnation en Nicolas Eymerich pour son froid rationalisme. La dénonciation du fanatisme ne s’arrête ainsi pas à l’Inquisition, quand bien même ce sont avant tout la mauvaise foi, la bêtise et l’intolérance des fondamentalistes texans qui en fournissent une triste illustration contemporaine.
 
Si l’on peut bien déceler ici ou là quelques menus défauts – Valerio Evangelisti, à l’occasion, se voit contraint de recourir à des artifices peu vraisemblables pour expliciter toute l’affaire au lecteur, et un twist au moins est parfaitement téléphoné –, il n’en reste pas moins que Nicolas Eymerich, inquisiteur fait figure de vraie réussite : le roman est très prenant, Eymerich un excellent personnage, très fouillé, séduisant de par sa ruse, répugnant de par sa cruauté, parfois un peu risible aussi (notamment dans ses relations avec les femmes…), et le tout est à la fois remarquablement inventif et cohérent. Mélange efficace de policier, de thriller, de science-fiction et de roman historique, à la fois érudit et inventif, riche en supense mais ne négligeant pas l’humour pour autant, Nicolas Eymerich, inquisiteur se lit tout seul avec un plaisir constant, et fait figure de modèle du divertissement de qualité. Ite, missa est.
 
On retrouvera bientôt notre inquisiteur préféré avec Les chaînes d’Eymerich.

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Ouais, je sais, je m'y prends un peu tard... (pt. 2)

Publié le par Nébal

Mais c'est toujours pas de ma faute.

En tout cas, ce soir (samedi 8 mars, donc), nouvelle soirée Anti-Rock (c'est le nom, j'y peux rien) au Champagne (4 rue Peyras ; Toulouse, of course), à partir de 21h.

Au programme : 

- DISPENSER THE DISPENSER (influs : QOTSA, The Mars Volta, Sonic Youth - TARBES)

- THE FAMOUS MUNCHIES (influs : Hives, Chuck Berry et Refused - MONTAUBAN)

Après quoi, même si c'est pas sur l'affiche, votre serviteur est censé passer des disques. On m'a dit de faire plus rock, cette fois (pour une soirée anti-rock, donc).

Viendez nombreux.

Plus d'infos chez
M'zelle Anti-Rock.

Hop.

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Nébal n'aime pas les fascistes...

Publié le par Nébal

… notamment quand ils ont l'audace ou la bêtise de se prétendre de gauche. Parce que, de deux choses l’une :

-         Soit il s’agit de sinistres imbéciles dénués de toute culture et incapables de mettre en corrélation les opinions qu’ils affichent et le fond de leur pensée, pourtant traduit en actes.

-         Soit il s’agit d’hypocrites ou de lâches, qui n’ont même pas les couilles d’affirmer leurs convictions profondes et leur amour immodéré des uniformes en cuir et du bruit des bottes.
 
« Mais pourquoi tant de haine, Nébal ? »
 
Parce qu’un ami très cher m’a fait part de cet article débile, que l’on peut également lire ici. J’en reproduis le texte à tout hasard (sans corriger les fautes, tiens, merde) :
 
« Laibach ne passera pas à Toulouse

« "Le groupe le plus controversé de la scène électro-industrielle est de retour sur la scène francaise". C'est ainsi que le Havana café, salle de concert de Ramonville (31) annonce la venue du groupe LAIBACH ( le jeudi 27 Mars 2008 à 20h30 ). "Controversé", le terme est court pour qualifier un groupe qui reprend allègremment toute la symbolique nazie et totalitaire, tout en se défendant de toute sympathie avec l'extrême droite. LAIBACH ou l'art de cultiver l'ambiguité ! Pas étonnant dans ce cas, qu'une partie du public de LAIBACH soit des sympathisants affirmés du IIIème reich et autres idélogies fascistes.

« La politique du Havana café serait-elle d'accueillir n'importe qui du moment que les caisses se remplissent ? Le Havana café serait-il un vulgaire commerçant prêt à toutes les compromissions pour satisfaire leur clientèle ? La mairie de Ramonville serait elle aussi "tolérante" que le Havana café ?

« Dans le climat général de montée du racisme et du retour d'une extrême droite radicale partout en Europe, nous ne pensons pas que laisser LAIBACH faire un spectacle avec des idéologies politiques à l'origine de génocides soit un acte responsable qui aille dans le sens de plus de liberté et de démocratie.

« Que faire ? Diffusez ce texte. Appelez le Havana café pour exprimer tranquillement votre opposition. Appelez la Mairie de ramonville pour connaitre leur position. Parlez en avec Pierre Cohen,candidat PS à la mairie de Toulouse et actuel maire de Ramonville.

« Espérons que ces discussions permettront aux cafetiers et aux responsables politiques de retrouver leurs esprits avant d'envisager une riposte antifascistes le jour venu. »



Bande de cons…

Je ne reviendrai pas ici sur Laibach, je me suis déjà exprimé quant à la musique du groupe et à ses procédés ici (et indirectement , en parlant de Throbbing Gristle). On pourrait d’ailleurs multiplier les exemples de semblables détournements, y compris en science-fiction (puisque c’est devenu l’objet principal de ce blog miteux) : voyez par exemple les polémiques ridicules suscitées par la publication de Rêve de fer, le fameux roman de Norman Spinrad (ceux qui ne le connaîtraient pas peuvent déjà en lire la préface de Roland C. Wagner ici). En outre, je
vois également dans cette triste propagande une confirmation supplémentaire du lien que j’avais établi entre anarchisme et fascisme en rendant compte (trèèèèèès subjectivement) de ma lecture de La Zone du dehors d’Alain Damasio (roman certes pas top, mais qui vaut quand même bien mieux que les gesticulations parano-fascistoïdes des crétins à l’origine de cet appel).

Cette note n’a pas pour but d’être constructive : je ne me sens pas capable de rendre la vue aux aveugles.

Juste de faire état de ma colère, de ma lassitude pour la profonde bêtise dont témoigne cet appel, de mon écœurement à l’égard de ces hypocrites et de ces idiots qui souillent de leur imbécillité tous les combats politiques, pour certains d’entre eux légitimes, au sein desquels ils ont le malheur de s’impliquer.

Ils osent se prétendre libertaires, et appellent à la censure ?

Ils osent se prétendre anarchistes, et réclament le soutien du candidat PS à la mairie de Toulouse ?

Ils osent se dire de gauche, et donc progressistes, quand leur discours pue la réaction et le passéisme ?

Ces gens m’agacent.

Non pas tant, d’ailleurs, parce que j’aime bien Laibach (tout en étant loin d’être un fan !), parce que je sais que ces idiots de zélés censeurs ne savent même pas de quoi ils parlent, ou encore parce que je sais que les crétins de nazillons, quand bien même il y en a, hélas, sont une infime minorité parmi les gens qui se rendent aux concerts du groupe slovène. Pour être honnête, même si les accusations de ces veaux marins de bobos pseudo-gauchistes étaient fondées, je les mépriserais quand même.

Parce que je me considère libertaire, justement.

Et parce que je n’arrive pas à concevoir comment une interdiction fondée sur un préjugé pourrait être « un acte responsable qui aille dans le sens de plus de liberté et de démocratie ».

Parce que je n’arrive pas à comprendre comment le mépris revendiqué de ces horribles petits cons pour la « tolérance » peut se concilier avec l’appartenance politique qu’ils affichent avec l’élégance et le discernement d’un vilain snob dégoulinant de luxe.

Parce que je considère que ces abrutis devraient réfléchir un peu plus aux citations qu’ils publient en tête de leur site, et prendre en compte ce qui fut le plus beau slogan de ce Mai 68 qu’ils adulent béatement : « Il est interdit d’interdire. »

En d’autres termes : je les merde ; je les laisse à leur bêtise, mais n'en ai pas moins ressenti le besoin de relâcher la pression de mon côté.

Aussi, veuillez pardonner, mes chers lecteurs, cet articulet fulminant et puéril (j’avoue), mais c’est que ces cons m’ont gâché ma journée.

Et le plus triste est que je sais d’ores et déjà qu’ils m’en gâcheront encore bien d’autres, me faisant désespérer chaque jour un peu plus de l’humanité…

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"Le Dit d'Aka, suivi de Le nom du monde est forêt", d'Ursula Le Guin

Publié le par Nébal

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LE GUIN (Ursula), Le Dit d’Aka, suivi de Le nom du monde est Forêt, traduit de l’américain par Pierre-Paul Durastanti et Henry-Luc Planchat, « Malaise dans la science-fiction américaine » par Gérard Klein, Paris, Robert Laffont – LGF, coll. Le livre de poche science-fiction, [1972, 1979, 2000] 2005, 538 p.
 
Après Le monde de Rocannon, Planète d’exil, La Cité des illusions, La main gauche de la nuit et Les dépossédés, suite et fin (a priori ? pour le moment ?) de ma découverte des romans du merveilleux « cycle de l’Ekumen » de la merveilleuse Ursula Le Guin avec cet ultime volume, regroupant un peu anachroniquement (mais c’est pas bien grave) deux brefs romans, tout d’abord Le Dit d’Aka (Prix Locus 2001), puis Le nom du monde est forêt (Prix Hugo 1973, le deuxième sur les trois qui ont été attribués aux romans du cycle : chapeau…), et enfin un long article de Gérard Klein intitulé « Malaise dans la science-fiction américaine », écrit en 1975 pour un numéro spécial de Science-Fiction Studies consacré à Ursula Le Guin, puis repris en 1979 à l’occasion de la publication française du Nom du monde est forêt. Ca fait beaucoup de choses ; et, j’aime autant vous le dire tout de suite, après la relative déception de La Cité des illusions, c’est du lourd, et du bon ; du très très bon, même. J’examinerai successivement ces trois textes, dans l’ordre du recueil (distinct donc de la chronologie de leur rédaction comme de celle de l’Ekumen).
 
Commençons donc par envisager Le Dit d’Aka (pp. 7-260). Nous y faisons la connaissance de Sutty, une chercheuse indienne au service de l’Ekumen. Intéressée essentiellement par la linguistique et l’histoire, elle s’est consacrée à l’étude d’une civilisation récemment contactée, celle de la planète d’Aka ; une défaillance dans la transmission par ansible a cependant anéanti la majeure partie des données recueillies par les Premiers Observateurs : la culture d’Aka reste donc presque totalement inconnue. C’est pourquoi Sutty embarque un jour à bord d’un vaisseau à destination de cette intrigante planète, pour un long voyage de 70 ans.
 
Mais, le temps qu’elle arrive sur Aka, la situation a drastiquement changé. Une révolution a eu lieu : les nouveaux dirigeants d’Aka, fascinés par leur rencontre avec l’Ekumen, se sont empressés d’anéantir leur culture millénaire au nom d’un fanatisme scientiste tout entier voué à « l’élévation » d’Aka au niveau des autres civilisations de la galaxie. En un temps record – faut-il y voir une brèche dans l’Embargo Culturel ? –, la Corporation a donc tout fait pour rattraper ce qu’elle estime être son « retard », en anéantissant tout ce qui faisait la culture ancestrale de la planète : les livres, les contes, l’art, la religion… Superstitions ! Aka s’est engagée sur la route du progrès, et n’a que faire de ces vieilleries ! Aussi, quand Sutty arrive enfin sur Aka, tout ce qu’elle a étudié et comptait approfondir semble avoir disparu, et elle se sent foncièrement inutile…
 
Pour Sutty, c’est un choc terrible, d’autant que l’évolution récente d’Aka constitue une sorte de miroir aux aberrations qu’elle avait connues sur Terre durant sa jeunesse : une violente réaction fondamentaliste et antiscientifique, qui épargnait tout juste les Enclaves de l’Ekumen où elle avait trouvé refuge… Sur Aka comme sur Terre, les fanatiques anéantissent les livres et les pans de la culture qui ne sont pas conformes à leur idéologie aveugle : le scientisme outrancier et la réaction la plus insensée se rejoignent dans l’entreprise de destruction.
 
Sutty, déprimée, isolée sur cette planète étrangère, souffrant ici comme sur Terre de la violente homophobie des gouvernants, se voit pourtant un jour offrir une opportunité intéressante. La Corporation, tout en témoignant un respect excessif pour les envoyés de l’Ekumen (les fonctionnaires d’Aka refusent bien évidemment de croire ce que leur raconte Sutty des abominations qu’elle a connues sur Terre…), entend bien les parquer dans les cités ultra-modernes d’Aka et limiter leurs déplacements : il n’y a que trois envoyés de l’Ekumen sur toute la planète, dont Sutty, qui songeait à la quitter… Mais un jour, sans doute suite à un dysfonctionnement de l’administration, Sutty se voit offrir la possibilité de quitter la capitale, Dovza-Ville, pour se rendre dans la cité reculée d’Okzat-Ozkat. Peut-être, au fin fond de la campagne d’Aka, quelque chose de l’ancienne civilisation a-t-il subsisté ? Il semblerait bien : en dépit de la surveillance du Moniteur, Sutty fera ainsi la découverte d’une civilisation fascinante, bien éloignée de l’uniformité stérile de la Corporation, plus bigarrée, d’une grande richesse intellectuelle et remarquablement tolérante ; les « superstitions » proscrites par la Corporation demeurent, quand bien même cachées. Sutty pourra ainsi s’instruire auprès des Maz, à la fois prêtres, enseignants et conteurs ; elle pourra connaître le Dit d’Aka, et peut-être le préserver de la destruction que lui promet une société déraisonnable à force de passion pour la « raison »…
 
Le Dit d’Aka constitue un très bon roman du « cycle de l’Ekumen », intéressant à plus d’un titre. De même que dans La main gauche de la nuit (et bien davantage que dans Le monde de Rocannon), le « héros » est un observateur extérieur dressant un rapport sur une civilisation méconnue, riche en institutions originales. C’est même probablement le roman du cycle où cet aspect est le plus poussé, puisque prenant clairement le pas sur le récit, très secondaire. Les amateurs d’aventures intergalactiques et de hauts faits héroïques n’apprécieront sans doute guère… Mais le tableau que dresse Ursula Le Guin de la société traditionnelle d’Aka est véritablement passionnant, cohérent et crédible, très solide sur le plan anthropologique : la civilisation orale, le rapport au conte, la religion très originale (quand bien même elle emprunte assez au taoïsme, et probablement au bouddhisme zen – certains contes font penser à des koan, aux multiples interprétations), tout cela est très bien vu et véritablement passionnant. Parallèlement, le portrait, bien plus rapidement esquissé, de la Corporation, est également intéressant : on pense beaucoup à certains aspects de la Chine communiste, notamment (certains passages sont très évocateurs, renvoyant directement au Grand bond en avant et à la Révolution culturelle, mais on peut noter aussi les exercices de gymnastique collective, etc.). Tout cela est très saisissant et approprié.
 
Parallèlement, j’avoue que le thème central du roman (outre celui de l’acculturation, classique chez l’auteur), à savoir la mise en parallèle des excès du scientisme et de la réaction, me séduit particulièrement. Si rien ne m’effraie autant que la réaction (et elle m’effraie sacrément…), le scientisme outrancier que certains lui opposent me paraît tout aussi dommageable ; or il me semble hélas assez répandu en science-fiction, et certaines conversations sur les forums de SF me paraissent assez édifiantes à cet égard… Il est triste que la science et le progrès prennent régulièrement des allures de religion, avec leur credo, leurs orthodoxes… et leurs hérétiques voués au bûcher. En mettant en parallèle la réaction fondamentaliste terrienne et le progressisme destructeur akien, Ursula Le Guin évite de sombrer dans le manichéisme trop fréquent en la matière, condamnant le passé au nom de l’avenir, ou l’avenir au nom du passé. Et elle fait ainsi du Dit d’Aka un roman riche et pertinent, assez déprimant au fond, quand bien même l’émerveillement de la découverte – de la véritable science… – suscite régulièrement de superbes tableaux, qui, en enchérissant sur la diversité et l’inventivité de l’homme, lui rendent sa juste place. Ici plus que jamais, si « l’homme est un loup pour l’homme », on n’oublie pas pour autant la deuxième partie de la citation, souvent ignorée : « l’homme est un dieu pour l’homme ». Au final, Le Dit d’Aka se révèle un beau roman d’un profond humanisme, et un vibrant hymne à la tolérance.
 
Des thèmes que l’on retrouve dans le court roman suivant, le bien plus ancien mais tout aussi remarquable (si ce n’est davantage encore) Le nom du monde est forêt (pp. 261-438). L’action se déroule sur une petite planète forestière à 27 années-lumières de la Terre, baptisée par ses colons terriens Nouvelle-Tahiti, mais dont le nom original dans la langue des autochtones correspond au mot employé pour désigner la forêt. Or les colons terriens de Centralville en ont justement après la forêt de la Nouvelle-Tahiti, le bois étant devenu extrêmement rare sur Terre, et par-là même extrêmement cher… Les Colons anéantissent ainsi le cadre des Athshéens, mais n’y attachent aucune importance : pour la plupart des Terriens de Centralville, les « Créates », sortes de petits singes verts, sont à l’évidence des animaux, stupides et amorphes. Ces militaires de l’Administration coloniale se refusent à croire la « fable » des Hainiens – un fait établi, pourtant – selon laquelle les Athshéens sont bel et bien des hommes, descendant, de même que les Terriens, des souches humaines implantées il y a bien longtemps par les Hainiens dans l’ensemble de la galaxie… Allons, allons : regardez-les ! Des humains, les Créates ? Ces misérables petits êtres recouverts d’une fourrure verte ? Ces petits animaux amorphes, sans culture, sans technologie, qui ne dorment jamais, mais restent dans un état d’hébétude permanente ? Vous voulez rire ! Les hommes, les vrais, comme le capitaine Don Davidson, savent ouvrir les yeux, contrairement à ces lavettes d’intellectuels comme le capitaine Raj Lyubov, l’observateur scientifique. Les Créates, des humains ? Ils ne font même pas des domestiques corrects ! Et ils ne se rebellent jamais, ces « travailleurs volontaires », c’est bien la preuve qu’ils n’ont rien d’humain…
 
Mais Lyubov, lui, ne tombe pas dans le piège de l’ethnocentrisme : il sait que les Athshéens sont des humains, qu’ils ont une culture très riche, et qu’ils pourraient apprendre énormément de choses aux Terriens. Car les Athshéens maîtrisent leurs rêves… Les colons terriens ne voient pas cette culture, d’une part parce que leur aveuglement leur permet de justifier leurs exactions, leur oppression des indigènes, mais aussi, d’autre part, parce que cette culture est tellement différente de la leur qu’elle en devient totalement hermétique. Les hommes comme Davidson méprisent ces Créates qui se jettent au sol, immobiles, et ne font rien pour se protéger alors qu’on cherche à les tuer ; Lyubov, lui, sait que ce geste signifie pour les Ashthéens la reddition, et qu’ils n’arrivent pas à comprendre comment les « umins » peuvent être assez barbares pour assassiner un individu à terre ! Tout comme le chant des Athshéens, qui remplace chez eux le combat physique, est totalement incompréhensible pour les Terriens… L’incompréhension est à peu près totale entre les deux groupes : seul Lyubov, parmi les Terriens, essaye d’établir des liens, notamment avec le charismatique Selver Thele, ou « Sam », car tel est son nom d’esclave... pardon, de « travailleur volontaire ». Selver s’était fait remarquer en tentant d’assassiner Davidson – le seul cas répertorié d’agression d’un Terrien par un Ashthéen –, le méprisable officier ayant préalablement violé sa compagne (oui, les Créates ne sont pas des humains, mais bon… On manque de femmes, à la Nouvelle-Tahiti…) ; Lyubov, ce jour-là, lui avait sauvé la vie.
 
Mais ce temps est révolu. L’invention de l’ansible et la fondation de l’Ekumen, contemporains des événements, ne changent à vrai dire pas grand chose, les colons terriens étant persuadés de leur bon droit : les Hainiens peuvent parler, ces étrangers arrogants, qui ne sont même pas humains… même chose pour tous les traîtres, comme Lyubov… Mais l’oppression aveugle devient insupportable aux Athshéens : Selver devient un dieu, et apporte à ses semblables des nouveautés. La guerre. La haine. Le massacre…
 
Un roman très court, mais véritablement excellent. Un des plus noirs du cycle, aussi : Le nom du monde est forêt est à bien des égards un virulent pamphlet anti-raciste et anti-colonialiste, probablement inspiré en bonne partie par la guerre du Vietnam (je le suppose, du moins), et qui dresse de l’humanité un portrait assez sombre. Ursula Le Guin y manie remarquablement bien la thématique de l’ethnocentrisme, et construit à nouveau, avec les Ashthéens, une société tout à la fois fascinante et crédible, véritablement différente de la nôtre… et pourtant humaine. Intérêt supplémentaire : la multiplicité des points de vue, qui est assez bien gérée ; le lecteur passe ainsi sans cesse de la perception de Selver à celle de Lyubov… et à celle de Davidson. Peut-être en fait-elle un peu trop pour ce dernier, qui est un individu véritablement détestable, jusqu’à donner franchement l’envie de vomir ; mais le bilan, sur le plan émotionnel, est remarquable, et bien vu. A l’heure des délires créationnistes, et le racisme étant encore tristement ancré dans les mentalités de tout un chacun, Le nom du monde est forêt reste encore aujourd’hui un roman remarquablement pertinent, et très fort. Un chef-d’œuvre, on peut bien le dire.
 
Le volume s’achève enfin sur le très intéressant article de Gérard Klein intitulé « Malaise dans la science-fiction américaine » (pp. 439-539), qui dresse un panorama de la science-fiction américaine des années 1960-1970, et fait ressortir la profonde originalité, pour ne pas pas dire le caractère tout simplement unique, de l’œuvre d’Ursula Le Guin. Il est bien quelques points de détail où l’analyse me paraît assez contestable, mais on y trouve bien des éléments pertinents. J’ai d’ailleurs envie d’en citer ici un assez long passage qui me paraît très juste, et est bien révélateur de l’intérêt que je trouve à l’œuvre d’Ursula Le Guin (pp. 504-509) :
 
« […] l’œuvre d’Ursula Le Guin porte […], à mes yeux, un concept important qui contredit l’idéologie de la nécessité si répandue dans la science-fiction, à savoir que, socialement et sociologiquement parlant, la possibilité de l’espoir, l’idée même du changement résident dans l’expérience, la subjectivité de l’autre. Il ne s’agit pas, bien entendu, de copier sa solution, mais d’y réagir avec sa propre subjectivité personnelle et sociale. L’histoire n’est ni succession ni accumulation d’expériences, mais confrontation d’expériences ; elle ne peut pas être linéaire, même si la chronologie paraît l’y inviter. Par suite, il devient – sans qu’il soit nécessaire d’y insister – absurde de condamner une société ou de proposer un modèle éternel, fût-il conçu comme évolutif.
 
« […] toute société, fût-elle la plus utopique, celle que vous pouvez rêvez la plus parfaite quels que soient vos rêves, porte en son tréfonds son propre déni, une injustice fondamentale. Non parce que l’homme serait mauvais (métaphysiquement) [Note intempestive de Nébal : quoique…] mais parce que toute société, comme une langue, fonctionne à partir d’un système d’oppositions, tend à recréer et à perpétuer dans son sein la différence, y compris entre ce qui est subjectivement ressenti comme bien et comme mal. […] Ursula Le Guin introduit de la sorte en douceur dans la science-fiction et dans la littérature un relativisme social – qui n’est nullement un éclectisme ni non plus un cynisme sceptique à la façon d’un Vonnegut [Note intempestive de Nébal : ce qui me conviendrait aussi, remarquez…] – quelque peu inattendu de nos jours.
 
« Ce relativisme social appelle quelques réflexions. Un spectre, ai-je dit, hante la science-fiction et, bien avant, notre civilisation ; un spectre qu’Ursula Le Guin contribue à exorciser : celui de la société idéale ou plutôt de l’idéal de la société. Ce spectre s’affuble d’une défroque scientifique ou plutôt d’une métaphore pseudo-scientifique empruntée aux sciences physiques. A entendre ses zélateurs, venus d’horizons idéologiques variés, il existerait une solution exacte à tous les problèmes humains et en particulier sociaux ; la question principale serait de mettre en œuvre la science qui fournirait ces solutions. C’est ce qu’impliquent les œuvres de Van Vogt [Note intempestive de Nébal : eh eh…] et d’Asimov. […] des panacées sont proposées qui tendent à démontrer, sur un mode scientifique, qu’il suffirait d’ajouter à la culture humaine, ou d’en retrancher, tel élément pour que l’humanité connaisse paix, bonheur et prospérité, tout comme il est admis qu’on peut se protéger d’une maladie à l’aide d’un vaccin. Toutes ces propositions, dont certaines peuvent paraître fort généreuses, sont sous-tendues par la thèse de l’objectivité du domaine social (au sens où l’on pouvait parler de l’objectivité du monde physique, ce que seuls les non-physiciens persistent à faire) et présentent de ce fait un fort relent de métaphysique : le monde serait fait d’une certaine manière et il suffirait d’en connaître et d’en respecter les lois pour s’en assurer la maîtrise. Philip K. Dick a beaucoup fait pour ébranler dans le roman une telle confiance dans la « réalité », mais il revient à Ursula Le Guin d’avoir introduit les conséquences de sa destruction dans la pratique conjecturale. En effet, une telle thèse implique que les mécanismes sociaux puissent être pensés en faisant abstraction des sujets qui les constituent et de la connaissance évolutive qu’ils ont de leur environnement, en particulier social. L’histoire est faite non pas de l’interaction mécanique de molécules sociales, une fois pour toutes définissables, si compliquées qu’elles soient, mais des interactions dialectiques entre des sujets porteurs de connaissances certes limitées mais changeantes en fonction de leurs expériences. Par suite, le défaut d’une « science sociale totale » ne résulte pas d’une insuffisance des connaissances qu’un effort spécialisé permettrait de réduire, mais de ce qu’elle n’est pas, tant que se déroule le processus des interactions des sujets connaissants, constituable. Et il n’y aurait plus, ensuite, personne pour la constituer.
 
« Une attitude scientifique à l’endroit de la société et de l’histoire implique une réconciliation de la subjectivité et de la science, ou encore l’acceptation du fait que toute science est, en dernière instance, subjective, c’est-à-dire relative à un observateur-opérateur qui connaît et agit en fonction d’une situation particulière, privilégiée de son point de vue. Dans cette perspective, l’histoire peut être le mieux définie comme le champ résultant des interactions de ces connaissances opératoires relatives. Par sujet, il doit être bien clair qu’on n’entend pas ici spécialement des individus, comme la théorie libérale aurait tendance à le faire croire, mais tout autant et même surtout des groupes sociaux, voire des sociétés entières. Par ailleurs, la subjectivité ici introduite n’implique pas que toutes les propositions soient arbitrairement équivalentes, fussent-elles les plus absurdes : leur équivalence ne pourrait être posée que par rapport à un absolu insaisissable. La réalité est. La subjectivité dont nous parlons concerne simplement la connaissance limitée que peut avoir un sujet de son environnement et à l’intérieur de laquelle il agit et juge. Cette connaissance peut bien entendu être plus ou moins étendue et plus ou moins opératoire, c’est-à-dire adéquate à la réalité ; mais elle est surtout changeante puisqu’elle porte sur une réalité qui est largement fonction des connaissances évolutives des autres sujets. La condition de la science sociale, comme de toutes les autres, c’est d’être un processus infini. Mais au contraire des autres sciences, il n’y a personne qui puisse se targuer de dire son état puisqu’elle est diffuse entre tous les sujets connaissants. [Note du Maître : La spécialisation des connaissances, qui a aboli les Pic de la Mirandole, a en fait irréversiblement introduit cette situation dans toutes les branches de la connaissance. En mathématiques même, toute « connaissance » procède d’un consensus plus ou moins large.] [Note intempestive de Nébal : Ouf…]
 
« A cette aune, il ne subsiste plus ni morale absolue, ni politique juste, mais des éthiques relatives et des conflits, comme ne manque jamais de le faire ressortir Ursula Le Guin. […] Une éthique qui a intégré un grand nombre de tels affrontements a toute chance d’être riche et tolérante, mais ne saurait pour autant prétendre à l’universalité. Elle s’y risquera d’autant moins qu’elle aura conservé le souvenir de ses origines : la perception par d’innombrables sujets d’innombrables souffrances ou, de leur point de vue, injustices. La plus haute des morales a les pieds plongés dans un bain de boue et de sang. Qu’elle l’oublie, elle est par terre. Mais le besoin de sécurité des sujets est le plus souvent tel qu’ils manifestent une tendance irrésistible à ériger leur éthique particulière en morale absolue et à dénoncer comme autant de manquements à cet absolu les écarts proposés par des éthiques différentes. Et à convaincre les autres d’adhérer à leur morale par tous les moyens, au besoin en la foulant aux pieds. »
 
 
Je vais m’arrêter là, j’en ai déjà trop copié (j'espère que le Maître ne m'en voudra pas...). Lisez cet article, hop.
 
Que pourrais-je bien ajouter ?
 
Que pouvoir partir d’un roman divertissant pour aboutir à une réflexion sur l’histoire, sur l’anthropologie, sur l’épistémologie, sur la politique et sur l’éthique (dans une optique qui me parle, qui plus est, d'autant qu'elle n'est pas sans évoquer certains aspects de la sophistique ancienne), c’est le genre de choses qui me font aimer la science-fiction.
 
Et qu’Ursula Le Guin est bien devenue un de mes auteurs de science-fiction fétiches, juste derrière Philip K. Dick. Je me suis régalé avec ces romans du « cycle de l’Ekumen », et je compte bien prochainement poursuivre l’expérience avec les nouvelles du cycle, avec « Terremer », et avec bien d’autres choses encore.

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