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"Les murailles de Jéricho", d'Edward Whittemore

Publié le par Nébal

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WHITTEMORE (Edward), Les murailles de Jéricho, traduit de l’américain par Jean-Daniel Brèque, préface de Gérard Klein, Paris, Robert Laffont, coll. Ailleurs & Demain, [1987, 2002] 2008, 402 p.
 
Enfin !
 
Les murailles de Jéricho, dernier opus du fabuleux « Quatuor de Jérusalem » d’Edward Whittemore, vient tout juste d’être publié. Et toujours chez Robert Laffont, dans la fameuse collection Ailleurs & Demain dirigée par Gérard Klein. Si si. La présentation a changé, certes ; mais sans doute faut-il y voir une volonté (bien légitime) de favoriser les ventes de ce remarquable roman, en le détachant de l’imagerie plus ou moins science-fictionnelle qui avait été accolée assez maladroitement aux trois volumes précédents. Un étrange bandeau vient confirmer cette hypothèse : « Si vous voulez comprendre le conflit qui agite le Moyen-Orient : lisez ce roman d’espionnage. » Tiens donc. Ca racole sévère… Et la quatrième de couverture en rajoute encore un peu : « Ce quatrième volet du Quatuor peut se lire indépendamment des précédents, Le Codex du Sinaï, Jérusalem au poker et Ombres sur le Nil. »
 
 
Alors, je comprends, hein. Mais je désapprouve. Il serait bien trop dommage de se contenter des Murailles de Jéricho, et de passer outre les trois premiers volumes. Car si chaque tome constitue en tant que tel un chef-d’œuvre, la tétralogie n’a rien d’artificiel ou de dispensable pour autant. Et si Les murailles de Jéricho est bien un excellent roman « indépendamment », il ne prend néanmoins tout son sens que dès l’instant qu’on le confronte à ses trois glorieux prédécesseurs.
 
Les lecteurs habitués de ce blog miteux (les pauvres) ont eu l’occasion, à plusieurs reprises, de subir mes crises d’enthousiasmite aiguë. Oui, c’est vrai, j’ai parfois tendance à en rajouter dans le superlatif… Mais ici, non. Je vous jure. C’est vrai. Alors, je l’ai dit et répété, mais, histoire de faire les choses bien, allons-y encore une fois :
 
Le quatuor de Jérusalem est un authentique chef-d’œuvre de la littérature du XXe siècle (et même au-delà, bordel). Une merveille injustement méconnue, à découvrir absolument. Et plus vite que ça (nom de Dieu).
 
(Tiens, ça ferait un chouette bandeau, ça…)
 
Je ne reviendrai pas ici (enfin, pas tout de suite…) sur Le codex du Sinaï, Jérusalem au poker et Ombres sur le Nil. Notons juste, pour le moment, que Les murailles de Jéricho poursuit dans la rupture entamée avec Ombres sur le Nil par rapport au délire jubilatoire des deux premiers volumes. Ajoutons que ce dernier tome ne fait que très indirectement écho aux précédents : on y retrouve bien quelques personnages d’Ombres sur le Nil (Anna, et Bletchley, rebaptisé Bell), et Stern y est évoqué à plusieurs reprises, mais c’est à peu près tout. Il pourrait donc être tentant, à cet égard, d’affirmer l’autonomie des Murailles de Jéricho… Mais j’y reviendrai.
 
Envisageons-le « indépendamment », pour l’instant. Edward Whittemore livre cette fois un roman très réaliste, dont l’action se déroule en gros des années 1940 à 1980, et centré essentiellement sur la figure de l’agent secret israélien Yossi, inspiré semble-t-il par le personnage authentique d’Elie Cohen. Yossi est donc un jeune Israélien, né en Irak. En 1956, il est déclaré mort au combat lors de la guerre du Sinaï. La réalité est pourtant tout autre : Yossi est en fait « devenu » Halim, un habile homme d’affaires syrien qui a passé toute sa jeunesse en Argentine, et décide de revenir au pays. Halim, aux yeux de « ses compatriotes », devient bientôt un véritable modèle, une incarnation de la cause arabe dans ce qu’elle a de plus juste et de plus sincère. Celui que les services secrets israéliens désignent désormais sous le nom de « Coureur » s’infiltre ainsi au cœur de la société syrienne, et y noue de précieux contacts, ainsi que dans les camps de réfugiés palestiniens, qui lui permettent d’obtenir des informations déterminantes : en 1967, notamment, le travail de Yossi / Halim vient bouleverser le cours de la guerre des Six-Jours.
 
A s’en tenir là, on pourrait effectivement envisager Les murailles de Jéricho comme un excellent « roman d’espionnage ». Mais ce serait injustement réducteur : il y a tellement plus ! Edward Whittemore, à l’instar de ce qu’il avait fait dans les trois volumes précédents, livre à nouveau ici une mémorable galerie de personnages, tous plus extraordinaires les uns que les autres. Yossi / Halim, à vrai dire, n’est longtemps qu’entraperçu. Pendant un certain temps, on s’attache surtout aux pas de Tajar, le mentor du « Coureur », qui fut jadis le premier directeur du Mossad ; un espion à l’ancienne, on aurait presque envie de dire « romantique » ; un idéaliste, de même que Yossi : les deux hommes représentent la vision d’Israël dans tout ce qu’elle peut avoir de grand et de légitime, d’autant qu’ils ne rechignent pas, de temps à autre, à adopter le point de vue des Arabes… Et autour de Tajar et de Yossi gravitent quelques autres superbes figures, ainsi Anna, un temps l’épouse du « Coureur » ; Assaf, leur fils, traumatisé par la guerre des Six-Jours ; Youssef, chrétien arabe, dont la résistance prend la forme de l’exil érémitique dans le désert de Judée ; Ziad, enfin, le petit journaliste, raté magnifique et déchirant…
 
Mais il y a aussi et surtout ces trois vieillards de Jéricho : il y a Bell, anciennement Bletchley, autrefois maître espion au service de la couronne britannique, le visage défiguré, l’âme torturée, qui acquiert progressivement la réputation d’un saint homme, et qui noie son passé dans l’alcool, assis dans son orangeraie. Il y a Moïse l’Ethiopien, Africain colossal et eunuque, moine hétérodoxe à la gentillesse légendaire. Il y a enfin Abou Moussa, ou « Moïse l’Arabe », vétéran de la première guerre Mondiale et conteur invétéré, qui se dit vieux de 300 ans selon le temps de Jéricho. Tous les jours, dans l’orangeraie de l’ancien chef du Monastère, au cœur de ce village que l’on dit être la plus vieille ville du monde, les deux Moïse jouent au shesh-besh et discutent de tout et de rien, tandis que Bell se contente de les écouter en sirotant son arak, en-dessous du niveau de la mer, à l’ombre du Mont de la Tentation, dans cette oasis hors du temps…
 
Mais le monde change, autour d’eux. Au fil des Murailles de Jéricho, on assiste à la naissance d’Israël, et à la mise en place de l’invraisemblable mécanique du conflit permanent qui ensanglante depuis si longtemps la terre sainte. Du Sinaï au cauchemar libanais, si Edward Whittemore reste avant tout un romancier, il dresse néanmoins aussi une passionnante fresque historique, certes à ne pas prendre toujours au pied de la lettre, mais qui n’en est pas moins remarquable de lucidité et de justesse, et ne sombre jamais dans les réductions manichéennes qui viennent trop souvent parasiter le débat dès l’instant que l’on prononce les mots si dangereux d’Israël et de Palestine…
 
Et c’est extraordinaire, une fois de plus. D’un naturel pessimiste, je ne pouvais m’empêcher de craindre d’être relativement déçu par Les murailles de Jéricho ; il faut dire que Le codex du Sinaï, Jérusalem au poker et Ombres sur le Nil avaient placé la barre très haut ! Mais non : ce dernier volet du « Quatuor de Jérusalem » est bien digne de ses illustres prédécesseurs, et confirme, par un véritable tour de force, le caractère unique et somptueux de cette œuvre injustement ignorée. La plume d’Edward Whittemore y est toujours aussi fluide et belle, une fois de plus magnifiquement servie par la superbe traduction de Jean-Daniel Brèque ; ses personnages sont toujours aussi hauts en couleurs, son récit toujours aussi passionnant et émouvant, suscitant avec un égal brio le rire et les larmes, la tendresse et la colère. On n’y retrouve certes pas (ou peu) la fantaisie enthousiasmante du Codex du Sinaï et de Jérusalem au poker ; ici, de même que dans Ombres sur le nil, la tristesse et le réalisme dominent : le ton, néanmoins, se fait moins langoureux, plus vif que dans ce troisième volume, ce qui en rend à mon sens la lecture plus aisée, mais non moins bouleversante. Le sort horrible de Ziad, ou encore l’absurde fusillade sur les rives du Jourdain, sont contés avec un sens du tragique exceptionnel, qui en vient, sans jamais verser dans le pathos, à arracher au lecteur des larmes insurmontables. Oui, j’ai bien eu la larme à l’œil à plusieurs reprises à la lecture des Murailles de Jéricho
 
« Indépendamment », ce quatrième volume constitue donc d’ores et déjà un chef-d’œuvre. Mais il est aussi l’élément indispensable venant apporter au « Quatuor de Jérusalem » la cohérence dont on pouvait douter jusqu’alors, à s’en tenir aux indéniables ruptures qui le traversaient, dans le fond comme dans la forme. Les murailles de Jéricho a ainsi une valeur transcendante, qui achève bel et bien le « cycle », et aboutit, par une singulière alchimie, à cet étrange résultat qui veut que le tout soit plus que la somme des parties.
 
La cohérence ressort déjà de la récurrence de certaines thématiques : on notera ainsi à nouveau la présence d’un trio de personnages hauts en couleurs, généralement issus de trois religions différentes, et le plus souvent des trois religions du Livre. Aux joueurs de poker de Jérusalem et aux comparses du Panorama répondent ainsi les joueurs de shesch-besh de Jéricho. Jean-Daniel Brèque a évoqué à cet égard la figure des rois mages, mais aussi une certaine forme d’immortalité, passant par la répétition des schémas, des « rites » ; j’y ajouterais la filiation (thème important du roman, riche en pères de substitution et en naissances cachées, qui nous renvoient aux folles généalogies de Jérusalem au poker), et, bien sûr, le rêve, non loin de la folie : de même qu’hadj Harun vivait dans le temps et se souvenait des Babyloniens et des Croisés, de même Abou Moussa se plie au temps de Jéricho et à ses cycles imperturbables, tandis que Bell, en dépit de sa nouvelle identité évocatrice, semble ne jamais vieillir du fait de sa paralysie faciale. La religion y a sa part, bien sûr (p. 347) : « Tout en regardant le monde à travers son arak, Bell repensa à une antique croyance égyptienne, selon laquelle en répétant le nom d’un mort, on le faisait revivre. » Belle allégorie, et précieux conseil… Whittemore, Whittemore, Whittemore…
 
Mais dans cette série de rêves éternels, il faut mentionner à nouveau Stern : l’ombre de son ballon plane sur Les murailles de Jéricho, on y retrouve son même désir insensé de paix et d’harmonie dans la terre sainte ; son souvenir traumatise Bell, et indirectement Tajar ; mais ce dernier, et plus encore Yossi / Halim, jouent également le rôle de ce rêveur idéaliste, de ce constructeur de nation, de ce pont entre les cultures juives et arabes. Contre vents et marées ; contre l’homme…
 
On retrouve ici le thème de l’absurde, qui n’a jamais véritablement quitté le cycle, quand bien même on est a priori bien loin de la folie jubilatoire des premiers volumes. L’absurde s’immisce ici dans la réalité, où il perd son caractère enthousiasmant. Prenez, par exemple, le massacre de Lod, le 30 mai 1972 (p. 193) :
 
« Des idéalistes japonais massacrant des pèlerins portoricains en Israël ? Pour venger les torts subis par des Arabes de Palestine du fait des Arabes de Jordanie ? Dans l’espoir de devenir des étoiles dans le ciel ?
 
« Un acte dément, grotesque, avec un masque de dignité humaine plaqué sur le visage de la folie. »
 
Absurde. De même que la mort de Ziad, ou la fusillade sur les rives du Jourdain. Tout cela est inconcevablement absurde, bien plus, à vrai dire, qu’un trafiquant de poudre de momie vivant dans la Grande Pyramide, ou qu’un anachorète albanais réécrivant la Bible du Sinaï… Car vrai. Le massacre de Lod intervient comme un contrepoint au rabbin Lotmann de Jérusalem au poker, ce noble japonais converti au judaïsme et au sionisme… qui paraissait pourtant si invraisemblable, sur le moment. Mais l’histoire, la petite comme la grande, abonde en étrangetés inexplicables ; tenez, comme ce clochard qui n’avait jamais quitté le centre-ville de Damas, et se rend subitement dans la propriété d’Halim pour y mourir : « une brise soufflant dans l’esprit de Dieu, comme disait une antique expression » (p. 330).
 
Mais « le Quatuor de Jérusalem », à mon sens, est aussi une remarquable réflexion sur l’histoire et la religion, voire la création artistique. Dans les deux premiers volumes, les hommes se faisaient dieux, et leurs actions mémorables étaient entourées d’une aura mythique, bien digne de cet étrange Codex du Sinaï : les récits déments d’un aveugle, couchés sur le papyrus par un idiot. Avec Ombres sur le Nil, l’histoire récente, dans l’angoisse du second conflit mondial, retrouvait l’atmosphère tragique de Smyrne, et délaissait la légende pour le quotidien, au travers de l’enquête « micro-historique » de Joe O’Sullivan Beare dressant la biographie de Stern. Avec Les murailles de Jéricho, les actions des hommes, qu’ils soient à leur manière des géants comme Yossi / Halim ou des médiocres comme Ziad, sont réinsérées dans la grande Histoire. Une histoire immédiate, faite de drames horribles : le sang de Munich n’a pas eu le temps de sécher… Mais on y retrouve aussi les précédentes échelles temporelles, avec la biographie de Yossi / Halim, et le temps mythique de Jéricho.
 
Jean-Daniel Brèque évoquait ainsi, au détour d’une note sur une citation quelque peu malmenée (p. 263), le lien que l’on pouvait faire entre l’essai de Jorge Luis Borges intitulé « Nouvelle réfutation du temps » et l’ensemble du « Quatuor de Jérusalem ». Le poète aveugle – comme l’auteur de la Bible du Sinaï… – dédiait son essai (que je n’ai hélas pas eu le bonheur de lire… est-il nécessaire de préciser que tous mes développements dans l’ensemble de ce compte rendu, potentiellement stupides, n’engagent que moi ?) à son ancêtre Juan Crisostomo Lafinur, en disant de lui : « Il lui échut, comme à tous les hommes, de vivre dans des temps malheureux. » Bell, évoquant à son tour le poète argentin presque aveugle, déforme la citation : « Comme tous les hommes, je suis né à la mauvaise époque. » Pour tout un chacun, le présent est insupportable ; les drames du moment, le sordide du quotidien, peignent un monde aux couleurs intolérables, triste et laid, bien loin de la richesse incomparable d’un passé sublimé par le mythe.
 
La « réfutation de l’histoire », peut-être est-ce alors ce désir de vivre dans le passé et le mythe ? Désir qui touche les personnages vivotant dans l’orangeraie de Jéricho… mais aussi le lecteur, exténué de réalisme, et qui vient chercher dans un Levant romanesque, l’éclat fauve de la beauté des contes des mille et une nuits, et le sens qui semble manquer au présent : par le jeu des coïncidences, au travers des impératifs de la narration, l’histoire authentique, saisie par le romancier, se voit conférer un sens, qui, seul, en rend tolérable les cruautés. De cet historicisme de plus ou moins bon aloi à la Révélation et à la foi, il n’y a qu’un pas, vite franchi par les innombrables fidèles des religions du Livre, qui s’égorgent pour « leur » sens dans les ruelles de Jérusalem, la ville sainte entre toutes, la ville sainte de tous. Mais si la « réfutation de l’histoire » peut servir de caution aux pires atrocités, ou rendre le monde plus tolérable par l’oubli de l’horrible (Smyrne…), elle peut aussi, au moyen du rêve, fonder le lendemain : où l’on retrouve Stern, et son vœu pieux d’une nation à la fois juive, chrétienne et arabe, où Jérusalem deviendrait véritablement la ville sainte de tous. Le Levant est un cadre propice ; citons Tajar (p. 307) :
 
« C’est comme ça, dit Tajar. J’ai servi pendant bien longtemps et les temps changent. Nous nous posions la question autrefois, mais il semble bien qu’Israël fasse enfin partie du Moyen-Orient, après tout. Les habitants de cette partie du monde ont toujours eu peu d’emprise sur la réalité. Ici règnent les merveilles et les vœux pieux. Ou bien l’on croit absolument, ce qui signifie qu’on entre en religion, ou bien l’on fait semblant avec la même ferveur. Dans les deux cas, ça ne laisse guère de place pour les hommes comme moi. Il est dangereux de qualifier les défaites de victoires, ce que nous faisons systématiquement dans cette partie du monde, mais qu’est-ce qui nous amène à embrasser ces fatales illusions ? Est-ce le désert et ses conditions extrêmes qui encouragent au fanatisme ? Tout est tellement soi-même dans le désert. Est-ce pour ça qu’on en vient à considérer l’homme avec une si désastreuse simplicité ? De toute ma vie, jamais je n’ai vu une chose aussi horrible que le Liban. La religion elle-même n’est qu’une métaphore de ce qui se produit là-bas. Les maronites redoutent les musulmans, mais ils s’empressent quand même de tuer les maronites du village voisin, et vice versa pour les musulmans. Et où vont aller les Palestiniens ? A moins qu’ils ne soient censés disparaître, tout simplement, comme le disaient les Turcs aux Arméniens lorsque j’étais encore enfant. »
 
Reste enfin la possibilité de « réfuter l’histoire » en vivant hors du monde, en cultivant son jardin à Jéricho, à l’ombre du Mont de la Tentation : dans la philosophie rudimentaire d’Abou Moussa, si, sur cette austère montagne, Jésus a fait le choix de l’immortalité contre Jéricho que lui offrait le Diable comme un paradis immédiat, l’alternative est en fait trompeuse, puisque Jéricho incarne l’immortalité. Les murailles se sont effondrées ? Les palais ont été abandonnés ? Jéricho n’est plus qu’un village ? Peu importe. Jéricho est hors du temps (p. 331) :
 
« Après tout, une cité vieille de dix mille ans n’avait pas à se soucier des modes passagères. Damas et Jérusalem, théâtres de hauts faits peuplés de ruines, sièges de puissantes passions et de causes vigoureuses, n’avaient pas la moitié de son âge. »
 
A Jéricho, on croise encore des saints hommes, comme Bell, qu’il faudra bien délivrer de son passé ; ou comme « l’homme vert », retiré dans ses cavernes et dans ses ruines pour résister au monde. C’est un fou, bien sûr… Les sains d’esprit, ce sont ceux qui l’abattent sur les rives du Jourdain, à l’évidence ; sur cette ultime frontière de la terre sainte, celle que Moïse n’a pu franchir, à l’endroit même où Jean-Baptiste, en son temps, a baptisé Jésus, au nom d’une future religion d’amour ; celle de ces miliciens chrétiens du Liban, crucifiant leurs adversaires du moment sur leurs voitures…

Veuillez pardonner mes égarements… Cette note est probablement confuse, peut-être naïve… Mais le livre est magnifique. Je vais laisser à Whittemore lui-même le soin de conclure, bien mieux que je ne saurais le faire, avec ce très beau passage, qui me paraît constituer un bilan approprié (pp. 301-302) :
 
« C’était la plus belle mosaïque que Tajar ait jamais vue. La sérénité majestueuse de cet arbre, dont les frondaisons semblaient vouloir occuper le monde entier, offrait un vif contraste avec les scènes de conflit se déroulant à son pied, les deux douces gazelles d’un côté et, de l’autre, le lion féroce tuant sa proie. D’un côté, une idylle pastorale, indifférente aux dangers que recèle le rythme éternel de la Nature, et de l’autre, un raccourci de la vie dans ses extrêmes, de la force brutale à la peine ineffable : l’œil fixe et féroce du lion aux puissantes mâchoires, dont les griffes laissent des sillons sanglants sur les flancs de la petite gazelle frappée par surprise, les yeux tristes et étonnés de celle-ci, encore tournés vers les feuilles succulentes qui auront représenté le dernier plaisir de sa vie. Les émotions ressortant de cette mosaïque semblaient se bousculer sans toutefois se confondre – un Arbre de Vie tout-puissant à l’ombre duquel fleurissaient la cruauté et la beauté.
 
« Halim était fasciné par cette mosaïque, dit Bell. Nous nous asseyions devant elle pour la contempler et, avant longtemps, son imagination partait dans tous les sens à la fois, parcourant l’Histoire du présent au passé, retrouvant tous les peuples de jadis et de naguère qui ont marché sur ces terres, leurs oriflammes au vent, en quête de Jéricho, de notre Jardin d’Eden à peine souvenu : les Egyptiens, les Assyriens, les Babyloniens et les Perses, les Grecs, les Romains, les Byzantins et les Arabes, les croisés, les Mamelouks et les Turcs, les Israélites par le passé et les Juifs plus récemment, et toutes les autres tribus aujourd’hui oubliées, dont les mouvements demeurent obscurs, les empires mort-nés. Oui, Halim était fasciné par cette mosaïque, et elle éveillait en lui toutes sortes d’humeurs, d’émotions et de souvenirs. Elle m’apporte la paix lorsque je la contemple, mais il en allait autrement avec Halim. Il était profondément troublé, perturbé même. Mais il tenait à retourner devant elle, et c’est ce que nous avons fait à maintes reprises.
 
« Bell se tut et Tajar préféra rester muet, espérant qu’il allait reprendre. Ce qu’il fit au bout d’un temps.
 
« Un jour, je lui ai demandé ce qui le troublait tant dans cette mosaïque. Il m’a répondu, mais de façon un peu trop succincte. Peut-être qu’il ne le comprenait pas lui-même, du moins à ce moment-là.
 
« Que vous a-t-il dit ? demanda Tajar.
 
« Il était frappé par le regard du lion. Non point par sa férocité, mais par sa fixité. Apparemment, c’était cela qui le troublait. »

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