Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

"Déjeuners d'affaires avec l'Antéchrist", de Michael Moorcock

Publié le par Nébal

 

MOORCOCK (Michael), Déjeuners d’affaires avec l’Antéchrist, récits traduits de l’anglais par Jean-Pierre Pugi et Jean-Luc Fromental, [Paris], Denoël, coll. Lunes d’encre, [1995, 2002] 2003, 329 p.

 

L’expérience London Bone ayant été concluante, et Michael Moorcock étant ainsi remonté dans mon estime, j’ai eu envie de poursuivre mes lectures de l’auteur anglais au-delà des peu convaincantes à mon goût épopées du Champion Eternel. Deux titres se sont imposés : le bref roman Voici l’homme, que je comptais lire depuis un petit moment déjà, et le présent recueil de nouvelles, publié en Lunes d’encre à peu près en même temps que Mother London, semble-t-il ; or, de tout cela, on disait le plus grand bien.

 

Et je ne peux qu’acquiescer pour ce qui est de ces Déjeuners d’affaires avec l’Antéchrist ; avec ces sept nouvelles plus ou moins centrées sur la famille von Bek (dans ses nombreuses ramifications : Begg, Beck, Beckov…), on est effectivement à des années-lumières d’Elric et compagnie. Les récits sont bien plus subtils (peut-être parfois « trop », à la limite : on ne voit pas toujours très bien où Moorcock veut en venir, surtout dans les tous premiers textes ; enfin, moi, en tout cas ; mais bon, je suis bête, aussi…), d’autant que leurs aspects fantastiques ou science-fictifs sont généralement très légers (la seule véritable exception résidant dans la dernière nouvelle) : bien loin de la grosse heroic fantasy du Multivers, on tend ici davantage vers la « littérature générale », ou, si l’on y tient, les eaux troubles des « transfictions ».

 

Surtout, surtout : c’est remarquablement bien écrit (et traduit, sans doute). Et ça, ce fut une sacrée surprise en ce qui me concerne : là où Elric, Hawkmoon et Corum me piquaient les yeux, et où London Bone ne se montrait qu’à peine plus convaincant (avec une exception de taille, cela dit, la nouvelle-titre, bien dans l’esprit de ce recueil), ces Déjeuners d’affaires avec l’Antéchrist se montrent bien plus élégants et réfléchis, et en même temps d’une extrême fluidité ; on tourne les pages sans y penser, porté par les ambiances singulières émanant de la plume de Moorcock. Pour une fois, rien à redire à cet égard. On sent dans ces textes relativement récents la maîtrise d’un écrivain professionnel qui n’a probablement plus à surproduire pour ses créanciers, et qui sait désormais sublimer le fruit d’années de travail pour des textes plus personnels, à la séduisante étrangeté.

 

Oui, « étrange » est sans doute un mot-clé, ici. Encore une fois, il est certains textes pour lesquels je serais bien en peine de vous dire, au juste, de quoi donc c’est-y qu’y nous cause, là, le Moorcock… Pourtant, on ne s’ennuie pas, non, on se laisse porter ; ces textes, sans doute, font plus appel au ressenti qu’à la raison : en fait de « compréhension », on devrait peut-être plutôt parler, une fois n’est pas coutume, d’une « interprétation » toute personnelle, et résolument incommunicable. Sans doute, d’ailleurs, ne suis-je pas le seul dans ce cas : les critiques que j’ai pu en lire ici ou là ne m’ont guère paru plus loquaces (et celle d’ActuSF parfois à côté de la plaque, mais bon…). La quatrième de couv’, d’ailleurs, se contente de citer Moorcock lui-même, et, comme je suis une grosse feignasse, j’allions point me gêner pour faire de même, hop (« Introduction », p. [9]) :

 

« J’ai écrit ces dernières années des histoires sur la famille von Bek et ses diverses branches, dont les Begg et les Beck d’Angleterre, les Bekovs de Russie. On trouve dans certains de ces récits des éléments surnaturels ou historiques, d’autres sont réalistes et campés dans un décor contemporain. Comme les personnages de la série des Cornelius, les von Bek évoluent dans divers milieux et leurs expériences sont très variées, allant du miraculeux au prosaïque. Ils sont descendus en Enfer et se sont dressés aux portes du Paradis. Ils ont été soldats, femmes au foyer, scientifiques, play-boys, politiciens et groupies. Mais tous ont été avant tout des individus qui ont cherché, sous une forme ou une autre, un Saint Graal.

 

« Ce Graal a parfois été un merveilleux calice aux propriétés magiques mais la plupart du temps il a pris la forme de rapports entre individus, de plénitude sexuelle ou de révélation spirituelle.

 

« Les nouvelles de ce recueil parlent principalement de gens qui cherchent leur voie ou un sens à leur existence. Peut-être en raison de leur thème, ces récits ont un accent élégiaque. J’espère qu’elles ne reflètent ni désespoir ni cynisme, seulement un optimisme prudent dans la capacité des êtres humains à surmonter ces traits autodestructeurs qui nous différencient si péniblement des anges. »

 

Admettons. Mais un optimisme vach’ment prudent, alors. Et en notant que la référence au Graal ne se rencontre de manière explicite qu’une seule fois, dans la nouvelle-titre (extrait repris, du coup, en p. [1]…). Bref, c’est pas vraiment Indiana Jones, hein… On est là dans du calme, du lent, du contemplatif. Enfin, plus ou moins…

 

C’est en tout cas très clairement le cas pour « L’Amiral Hiver » (pp. 11-17). Parler de récit, ici, est d’ailleurs sans doute un peu fort ; c’est une saynète hivernale, tantôt stoïque et apaisée comme un Dit de l’ermitage moderne et féminin, tantôt plus angoissée… Un poème en prose, finalement, élégante introduction picturale à un recueil empruntant des formes variées.

 

Ainsi, on passe immédiatement à tout autre chose avec « La Roue de Fortune » (pp. 19-56), récit étrange et décadent porté par les cartes du tarot le long d’une complexe intrigue toute de mystères et de coïncidences, prétexte à de savoureuses descriptions physiques comme psychologiques. Un certain charme suranné s’en dégage, qui fait toute la force du texte au-delà du Mac Guffin.

 

Changement brutal d’atmosphère (et sans doute les choses deviennent-elles plus explicites à partir de ce texte) avec « Un chanteur mort » (pp. 57-90), qui fait intervenir pour la première fois un élément clairement surnaturel (à moins que… bien sûr !) : l’exubérant et bavard Mo Beck, amateur d’émotions fortes et de substances illicites, y vagabonde à travers l’Angleterre psychédélique en compagnie d’un illustre et déconcertant passager : un Jimi Hendrix ressuscité, légendaire et timide, plus ou moins déphasé, plus ou moins matériel. Très bon texte, rock’n’roll certes, mais aussi aigre-doux, drôle et tragique…

 

Le texte suivant joue également la carte de la confrontation de deux personnages, un journaliste quasi anonyme, et une ancienne célébrité bien oubliée aujourd’hui, mais autrefois plus ou moins sulfureuse : un « Tête-à-tête avec l’Antéchrist » (pp. 91-142) ; nulle bête à cornes ici, et cette petite ordure de Damien n’y fait pas des siennes. L’Antéchrist, c’est ainsi que l’on surnommait Edwin Begg, autrefois pasteur londonien, abandonné par l’Eglise après certaines frasques médiatiques : l’homme avait le mauvais goût de prêcher un discours de paix, de justice et d’espoir, de vanter « l’esprit du Blitz » ! Allons bon. Mais pourquoi ? Eh bien, il y a eu cette femme, cette vision, un enfant… Très beau texte, vraiment, et magnifique portrait, où se mêlent sagesse et folie, naïveté et prosaïsme.

 

Bien plus bref, plus anecdotique sans doute, mais non moins touchant, « Le Général Opium » (décidément ! pp. 143-155) nous conte le sort tragique d’une minable petite frappe, dealer et toxico, ou grand enfant vivant sa traque et ses embrouilles dans un fantasme de guerre et de résistance, au désespoir de ses rares proches. Très émouvant.

 

On passe ensuite au plus long texte de ce recueil par ailleurs fort bref (toutes les ficelles sont employées pour étendre le volume…), « La Bourse du Caire » (pp. 149-258). A nouveau une enquête et un portrait, dans une Egypte d’après la catastrophe écologique : un ingénieur y recherche son archéologue de sœur, dont il n’a plus de nouvelles ; sa sœur est perçue, dans la région d’Assouan, tour à tour comme une sainte et une sorcière, un génie et une illuminée ; On y croise des Anglais excentriques calfeutrées dans le gâtisme et les digressions saugrenues, des post-hippies navrants, des soufis fascinants et… des extraterrestres, peut-être ? Allons ! Le canevas vaguement SF est ici malmené par le réalisme, et l’on ne sait trop que penser ; on admire, néanmoins, le cadre superbe, et les personnages magnifiques. Un régal.

 

Concluons enfin (et bien trop vite, sans doute) avec « Incursion au Cambodge » (pp. 259-285) : une nouvelle très différente des précédentes, bien plus frontale, et qui, dès lors, fait quelque peu tâche au milieu de l’ensemble ; une tâche rouge sang, bien sûr, pour cet éprouvant cauchemar d’une énième guerre mondiale, avec une troupe de cavaliers cosaques combattant les Khmers à l’ère atomique. L’anticipation est ici plus nette que dans le texte précédent, malgré l’atmosphère d’archaïsme et de réaction imprégnant cette nouvelle barbare et horrible, fascinante et prenante, et cette fois clairement désespérée.

Le tout forme un recueil très recommandable, déstabilisant et séduisant, étrangement subtil, mystérieusement beau. C’est bien la première fois que je suis aussi enthousiaste pour un bouquin de Moorcock, sans aller jusqu'à parler de chef-d'oeuvre... Ces multiples apocalypses, personnelles ou globales, au sens de révélation comme de de chaos final, se savourent et se vivent. L’auteur y fait bien la preuve de son talent, et le lecteur s’émerveille devant tant d’émotion et de justesse. A lire.

CITRIQ

Voir les commentaires

"Les voix de l'asphalte", de Philip K. Dick

Publié le par Nébal

 

DICK (Philip K.), Les voix de l’asphalte, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Paris, Le Cherche midi, coll. Néo, [1953] 2007, 478 p.

 

Vous ai-je déjà entretenu de ma passion pour Philip K. Dick ? Vous ai-je déjà dit que Philip K. Dick est à mes yeux incontestablement un des plus grands auteurs du XXe siècle (et je ne dis pas cela uniquement dans le domaine de la science-fiction) ? Vous ai-je déjà dit que Philip K. Dick, c’était Dieu ?

 

« Oui. Très souvent. Tu nous gonfles un peu avec ça, d’ailleurs. »

 

Ah ?

 

« Oui. »

 

Ah. Bon, vous êtes au courant. Tant mieux. Je peux donc me contenter de rappeler ici que ma passion pour Dick tourne éventuellement au fanatisme décérébré et aveugle (mais pas à la mauvaise foi, je ne vous permets pas), ce qui doit relativiser, sans doute, toute opinion que je pourrais émettre sur le monsieur et son œuvre. C’est que Dick, voyez-vous, c’est l’homme qui m’a redonné le goût de la lecture en général, et de la SF en particulier. Ado, j’avais lu Le maître du haut château, et n’en avais pas retiré grand chose (crétin de jeune !). Quand, une dizaine d’années plus tard, j’ai retenté l’expérience (par pur désœuvrement), ça m’a fait comme qui dirait un choc. A tel point que j’ai passé une année dickienne, ou peu s’en faut, à me régaler de l’intégrale dudit génie. Enfin, soyons plus précis : de sa quasi-intégrale (vous avez pu lire le compte rendu de ma lecture ultérieure de Deus Irae), et dans le domaine de la science-fiction uniquement ; restent, outre les nombreux ouvrages sur Dick que j’aime à parcourir de temps en temps (je vous avais causé notamment d’Invasions divines de Lawrence Sutin et des Regards sur Philip K. Dick édités par Hélène Collon, mais j’avais déjà lu auparavant Je suis vivant et vous êtes morts d’Emmanuel Carrère, plus le Bifrost consacré à Dick ; au passage, je vous causerai sans doute très prochainement des Romans de Philip K. Dick par Kim Stanley Robinson), ses écrits non-fictionnels (figurent dans mon étagère de chevet Si ce monde vous déplaît… et autres écrits ainsi que Dernière conversation avant les étoiles) et ses œuvres de « littérature générale ».

 

Ou disons, plus exactement, ses œuvres publiées « hors genre », toutes à titre posthume excepté Confessions d’un barjo (parce que, en ce qui me concerne, certains de ses romans « de science-fiction » n’ont pas grand chose de science-fictif, je pense notamment aux excellents Siva et La transmigration de Timothy Archer ; des « transfictions », à la limite ; mmmh, ça aussi, je vous en causerai bientôt). De ces œuvres mainstream écrites dans les années 1950 par un Dick désireux de se faire reconnaître en tant que « véritable » écrivain, je n’en avais pour l’heure pas lu une seule (quand bien même Confessions d’un barjo et Mon royaume pour un mouchoir prennent la poussière depuis un certain temps dans ma pile à lire). Il faut dire que ces œuvres posthumes n’ont pas forcément très bonne presse…

 

D’où ce sentiment ambigu de méfiance et de compulsion fanatique d’achat et de lecture à l’annonce de la publication de ces Voix de l’asphalte écrites en 1953. Pas un manuscrit miraculeusement retrouvé, comme on l’a parfois prétendu ; simplement un roman de jeunesse resté longtemps inédit, pour diverses raisons que la raison n’ignore peut-être pas, mais moi si. Fond de tiroir, ou chef-d’œuvre maudit ? Tout (jusqu’à l’avis très autorisé, quand bien même hautement subjectif, de Sutin) portait plutôt à pencher pour la première solution, sans surprise. Néanmoins, le dickien fanatique ne peut rester indéfiniment insensible au chant insidieux des sirènes : « AaaaAAAaaaAAAAAaaach’ èèèèèèèèèèt’ eeeeeeeeeeeeeeeeeuh !!! »

 

Bon d’accord.

 

Les voix de l’asphalte, 1953.

 

Une petite bourgade californienne, pas très loin de San Francisco. Stuart Hadley, jeune marié et bientôt papa, travaille pour Jim Fergesson, petit patron bourru, un brin borné, mais relativement sympathique quand même, typique d’une Amérique idéale tout entière vouée à l'ccomplissement personnel et à la libre entreprise. Dans sa boutique Modern TV, le « grand dadais » fait office de vendeur et de réparateur ; il est assez doué pour ça, peut même espérer se voir confier la gérance de la boutique, maintenant que Fergesson compte s’étendre en rachetant un autre magasin. Un homme qui a tout pour être heureux, selon les normes habituelles : une femme douce et aimante, Ellen, bientôt un gosse ; un métier, avec une opportunité d’avancement qui devrait pallier à ses menues difficultés financières ; une petite vie tranquille dans un petit coin tranquille d’une Amérique tranquille (enfin, relativement tranquille ; il y a la guerre de Corée – mais Stuart est réformé – et la « nucléarose » qui se développe – voyez l’excellent Atomic Café).

 

Pourtant, ça ne va pas. Stuart Hadley n’est pas heureux. Il se sent mal dans sa peau, frustré, alternativement triste et colérique, lymphatique et hyperactif. Il boit de plus en plus. Jusqu’à finir dans des bagarres de poivrot qui le conduisent tout droit au poste (quelle idée de critiquer le sénateur McCarthy, aussi…). Tout devrait aller pour le mieux, mais non. Stuart Hadley ne sait pas pourquoi, mais ça ne va pas. Quand bien même il ne sait pas quelles questions poser, il a besoin de réponses.

 

Il va les chercher auprès des personnalités les plus improbables. Theodore Beckheim, déjà (un nègre, non ?), charismatique gourou de la Société des Gardiens de Jésus, prophète d’une apocalypse inéluctable, pour bientôt (p. 150) :

 

« – Il a dit qu’il avait appris un truc. Qu’il avait découvert une chose dont il se doutait depuis toujours. Beckheim lui a dit que c’était la fin du monde.

 

« Fergesson hésita puis éclata de rire.

 

« – Ca fait cinq mille ans que c’est la fin du monde !

 

« – Oui, c’est amusant, n’est-ce pas ? dit Ellen en rassemblant les poêles et les casseroles de la cuisinière. »

 

Marsha Frazier, ensuite, l’intrigante jeune femme qu’il croise par hasard chez ses amis les Gold (juifs et gauchistes, mais bon…), et qui se révèle être la rédactrice en chef de Succubus, bizarre revue à la parution aléatoire, et qui cache sous des dehors classieux et arty un antisémitisme virulent entre autres joyeusetés cryptofascistes. Deux portes de sortie, dans les extrêmes, pour donner un sens à sa vie, quel qu’il soit…

 

Stuart Hadley entame sa descente aux enfers.

 

On l’a souvent dit, et l’amateur l’aura déjà compris : Les voix de l’asphalte fourmille d’éléments autobiographiques. Rien de surprenant à cela, à vrai dire : c’est le cas de la plupart des romans de Dick (oui oui, y compris ceux de science-fiction, bien sûr). Un lieu commun : la vie de Dick ressemble à ses romans ; mais c’est en fait raisonner à l’envers… Oui, bon nombre d’éléments dans Les voix de l’asphalte renvoient directement à l’expérience de Dick. Et son roman, du coup, tient de la catharsis, en dépeignant de manière saisissante la spirale infernale emportant inéluctablement le maniaco-dépressif Stuart Hadley. Car Stuart Hadley, à maints égards, est bien Dick lui-même. Dick a bien été ce jeune vendeur et réparateur pris en main par un vieux patron bourru ; il a eu les mêmes frustrations intellectuelles et artistiques ; il a connu les mêmes difficultés sentimentales, et la même angoisse parentale, tout cela renvoyant à ses traumatismes enfantins (la mort de sa sœur jumelle, le divorce de ses parents). Tout cela joue en faveur du réalisme du roman : pas de doute là-dessus, Dick livre ici une très belle analyse à la fois de la société américaine des années 1950 telle qu’il a pu la connaître (et qui est ainsi magnifiquement rendue) et, plus encore, de la dépression nerveuse de son personnage principal (qui m’a beaucoup parlé, c’est le moins que je puisse dire…). Certaines scènes sont vraiment remarquables ; la crise finale est d’une violence ahurissante, elle fait mal, elle touche juste ; l’angoisse du personnage, sa folie latente, sont saisies avec une pertinence rare et rendues avec un effet terriblement pervers. Comme souvent, les relations homme / femme sont de même finement décrites, sur un mode tragicomique, tantôt cruel, tantôt enfantin, souvent navrant, qui n’appartient qu’à Dick. Et de même pour ce qui est de la vanité de tout cela, de la nécessité de l’échec, de l’illusion de la révolte (p. 380) :

 

« – Mais nous sommes des rebelles, Stuart, dit Marsha. Nous travaillons à l’avènement d’un monde différent.

 

« – Nous ne sommes pas des rebelles – Nous sommes des traîtres. »

 

Pour tout cela, Les voix de l’asphalte n’est certes pas un fond de tiroir, mais bien un roman de Dick égal à lui-même, et donc fort recommandable.

 

Sans le vernis de la science-fiction, on y trouve déjà en effet tout ce qui fait le génie de l’œuvre dickienne, toutes ses obsessions, toutes ses névroses, toutes ses thématiques fétiches : la distorsion entre apparence et réalité, la définition de l’humain, la folie, le complot, la dépression, l’interrogation métaphysique et le questionnement de la foi, tout se trouve déjà dans Les voix de l’asphalte, à un degré ou à un autre. Aussi ce roman est-il probablement indispensable pour le lecteur passionné désireux de se livrer à une sorte d’archéologie dickienne, pour ne pas dire d’exégèse érudite. Une piste parmi tant d’autres : je n’ai pu m’empêcher de relever, dans ce roman de « littérature générale », quelques fragments renvoyant à l’œuvre science-fictionnelle de Dick, et l’éclairant sous un nouvel angle ; outre le thème de l’apocalypse et de la guerre nucléaire (inévitable à l’époque, ça ne compte donc pas vraiment…), on notera plusieurs références à des androïdes ou automates, autant dire aux « simulacres » dickiens, mais aussi à la télépathie (p. 227), ou encore l’hypothèse des nazis remportant la Deuxième Guerre mondiale (p. 213). Certains passages pourraient tout aussi bien figurer dans d’autres textes plus connus ; tenez, un exemple (pp. 357-358) : « C’était comme si Hadley avait disparu et que quelque chose d’horrible s’était installé à sa place et regardait à travers ses yeux, la dévisageait, tapi derrière le visage de Hadley. » Une phrase qui aurait parfaitement trouvé sa place dans « Le père truqué », et dont l’œuvre dickienne, à certains égards, n’est qu’une éternelle variation. Quant à la fin du roman, je n’ai pu m’empêcher d’y reconnaître à certains égards celle de Substance mort (une vingtaine d’années plus tôt, et sans l’expérience du « squat »…).

 

On l’aura compris, Les voix de l’asphalte ne manque pas d’intérêt, a fortiori pour l’amateur de Philip K. Dick. Mais est-ce pour autant, indépendamment, un bon roman ? Puis-je en toute légitimité en conseiller la lecture ? Pas sûr… Une chose est claire, déjà : ceux qui n’adhèrent pas au style de Dick et à ses thématiques ne seront pas davantage convaincus par ce roman, qui ne dépareille pas dans l’ensemble de l’œuvre. Au-delà, Les voix de l’asphalte souffre indéniablement de certains travers, qui trahissent son statut d’œuvre de jeunesse, et en réservent sans doute le plaisir de lecture aux seuls fans, ou presque. Le principal problème est une regrettable tendance à tirer à la ligne : 480 pages en grand format, tout de même ; on est loin du format assez bref généralement retenu par Dick pour ses romans de science-fiction… Ici, très clairement, il en fait trop, et de deux manières.

 

D’une part, il succombe facilement à la digression : une bonne partie du roman est ainsi constituée de longs dialogues ou de longues méditations intérieures tenant presque de la dissertation ; tout cela n’est pas forcément inintéressant, loin de là, mais cela n’apporte pas grand chose au roman, et, passé un certain temps, cela fait quelque peu soupirer… d'autant que Dick n'est pas à une incohérence près, et qu'il est parfois difficile de saisir où il veut en venir, ou ce que ses personnages sont ou pensent au juste.

 

D’autre part, Dick insiste énormément sur la banalité de son cadre, sur l’ancrage de son roman dans la réalité quotidienne. Il y a là une indéniable volonté de la part de l’auteur, que la thématique du roman (et son positionnement éditorial...) justifie amplement. Mais, assez vite, on se lasse de ces descriptions laborieuses et ultra-détaillées du moindre déplacement, du moindre objet saisi dans une cuisine ou un atelier, de toutes ces conversations stériles, au choix rohmériennes ou capillicoles (« Il fait beau, aujourd’hui ! – Oui. Mais ça va pas durer. – Un café ? – Volontiers. – Un sucre ou deux ? – Je le prends noir, merci. – Voilà. – Merci. » Ad nauseam. J’exagère à peine…).

Aussi, de temps à autre, on tend à s’ennuyer quelque peu. Je ne le cacherai pas : j’ai un peu ramé sur ce long roman… Régulièrement, pourtant, l’intérêt revient (la fin du roman, encore une fois, est excellente), mais certains passages sont franchement laborieux. Ici, Les voix de l’asphalte souffre de son statut de roman posthume : il aurait mérité de nombreuses coupes, qui en auraient fait sans doute un bon, et même un très bon roman. En l’état, c’est avant tout un intéressant « document » : les fanatiques de Dick dans mon genre s’y retrouveront probablement, sauront mettre en avant les indéniables qualités du roman et lever un voile pudique sur ses tout aussi indéniables faiblesses ; les autres feront sans doute mieux de passer leur chemin, temporairement du moins, même s'ils pourraient sans doute y trouver un certain intérêt.

CITRIQ

Voir les commentaires

"Conan - L'Heure du dragon. Deuxième volume, 1934", de Robert E. Howard

Publié le par Nébal

 

HOWARD (Robert E.), Conan – L’Heure du dragon. Deuxième volume, 1934, illustrations par Gary Gianni, ouvrage dirigé par Patrice Louinet, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrice Louinet, Paris, Bragelonne, édition collector, [1934, 2003] 2008, 477 p.

 

Voici enfin ce deuxième volume de l’intégrale des « Conan » de Robert E. Howard dans leur version non retouchée par Sprague de Camp. Je ne vais pas revenir ici sur l’auteur, le personnage et les péripéties éditoriales, voyez ma note sur le premier volume, ah mais. Je me contenterai de répéter ici une seule chose : merci monsieur Patrice Louinet, et merci Bragelonne. Parce que c’est bien d’être poli et de faire preuve de gratitude, des fois. Ah, si notons aussi que c’est décidément une fort jolie édition, reliée et illustrée (même si le travail de Gary Gianni ne me paraît pas toujours très convaincant, loin de là…).

 

Passons directement au vif du sujet. La différence avec le premier volume saute aux yeux : là où celui-ci nous proposait une dizaine de nouvelles, seuls trois textes figurent au sommaire de ce nouvel opus couvrant la production hyborienne de Howard en 1934 : deux longues nouvelles… et un roman, qui donne son titre au recueil. Patrice Louinet ne cesse de répéter, tant dans sa brève « Introduction » (pp. 11-14) que dans sa passionnante postface, « Une Genèse Hyborienne (deuxième partie) » (pp. 459-476), que c’est là, à son avis, l’apogée de Robert Howard, et l’époque de ses meilleurs récits de Conan. De la part de cet éditeur talentueux et grand spécialiste de Howard, je ne crains guère le baratin promotionnel, et suis assez persuadé de sa sincérité ; reste à voir si cette opinion s’impose à tous, néanmoins.

 

Détaillons un brin, comme d’hab’. On commence avec la longue nouvelle intitulée « Le Peuple du Cercle noir » (pp. 15-114). Conan est alors le chef d’une bande de pillards dans une contrée hyborienne à la frontière du Proche-Orient et de l’Asie centrale (on parle d’Afghulistan, d’Iranistan, de Khurum, etc.). Il se retrouve bien malgré lui impliqué dans une sombre histoire faite d’une multitude de complots politiques et de trahisons, saupoudrés de la plus noire des sorcelleries. Quand il enlève la Devi Yasmina bouleversée par la mort de son frère le roi de Vendhya, il ne se doute guère que son chantage le conduira au repaire des mystérieux et terrifiants Prophètes Noirs de Yimsha, avec à ses trousses les agents de plusieurs nations et nombre de brigands jaloux… L’histoire est très complexe, et débute remarquablement bien ; le cadre est très réussi, à tous les niveaux, et Howard use de personnages un peu plus fouillés que d’habitude : la Devi Yasmina, quand bien même elle est nécessairement en petite tenue et malmenée par des brutes épaisses, n’a rien d’une greluche ; surtout, on notera ces seconds rôles intéressants que sont Khemsa et Gitara, joli couple de traîtres. Patrice Louinet, là encore, insiste sur ce point. Pourtant, je dirais que cette longue nouvelle, si elle n’est certainement pas mauvaise, n’est pas non plus totalement convaincante : en effet, Howard ouvre de nombreuses pistes, que le cours de l’action l’oblige à négliger bien vite ; les complots des premières pages laissent bientôt la place à une cavalcade effrénée où les personnages n’ont guère le temps de réfléchir et se contentent d’agir ; quant à Khemsa et Gitara, on ne peut que regretter leur évacuation soudaine, là où ils auraient très certainement pu apporter à cette histoire un atout de taille…

 

Mais passons à la suite, avec le roman L’Heure du dragon (pp. 115-343), écrit par un Robert Howard désireux d’être publié en Angleterre : l’éditeur britannique qu’il avait contacté disait ne pas être en mesure de publier ses nouvelles, mais pouvoir probablement faire quelque chose si l’auteur lui fournissait un roman. Howard n’avait jamais tenté l’expérience, mais « Le Peuple du Cercle noir », qu’il venait d’achever, semblait montrer qu’il était capable de s’attaquer à la forme longue (on lui demandait deux fois plus de signes, ceci dit…) ; il se met donc au travail, et livre assez vite le résultat (qui sera également publié dans Weird Tales en plusieurs épisodes : durant l’année 1934, chaque numéro ou presque de la revue comprend une aventure de Conan, qui se voit régulièrement attribuer la couverture, jeune fille dénudée oblige…). Ce sera donc L’Heure du dragon, un roman sans dragon (je le dis au cas où, hein…), mais avec un Conan roi d’Aquilonie, au terme de sa carrière.

 

Tout commence à nouveau par un sinistre complot, bien sûr. Un quatuor d’arrivistes plus ou moins compétents pense avoir trouvé le moyen de parvenir à ses fins : à l’aide d’une mystérieuse relique, le Cœur d’Ahriman, le prêtre de Mitra défroqué Orastes ressuscite le cruel et terrifiant sorcier Xaltotun de Python, mort il y a de cela des siècles, du temps du noir Empire d’Acheron, depuis dévasté par les Stygiens et les Hyboriens ; les pouvoirs diaboliques du sorcier sont en mesure de placer l’ambitieux Tarascus sur le trône de Némédie, et de déclencher ainsi une guerre contre l’Aquilonie afin de renverser Conan et de le remplacer par Valerius, noble décadent et dément, déshérité il y a bien longtemps par le prédécesseur de Conan ; celui qui tire les ficelles, cependant, est bien le riche Amalric, qui entend posséder ainsi en sous-main les deux puissants royaumes… mais c’est compter, bien sûr, sans les propres ambitions de Xaltotun, désireux de ressusciter l’Empire d’Acheron.

 

Dans un premier temps, cela dit, tout se passe au mieux pour les conspirateurs : le roi de Némédie meurt dans des circonstances mystérieuses, Tarascus le remplace et lève bien vite une armée prétextant la légitimité de Valerius pour envahir l’Aquilonie. Conan, certes, ne compte pas se laisser faire, et subodore un noir complot dans l’éveil inopiné de ses deux nobles ennemis ; las, lors d’une bataille décisive, la magie de Xaltotun l’empêche de se battre, et l’armée aquilonienne, menée au combat par un sosie du roi, succombe sous les assauts des Némédiens : bientôt, tous en Aquilonie sont persuadés de la mort de Conan, et la route de Tarantia se libère pour « l’usurpateur » Valerius. Conan, pourtant, est bien vivant ; mais il est prisonnier de Xaltotun…

 

Jusqu’ici, tout se tient très bien, et le roman est véritablement passionnant ; on y sent, certes, des emprunts à des récits précédents (comme souvent chez Howard, d’ailleurs ; voyez la postface de Patrice Louinet) ; ici, on reconnaît notamment « Le Colosse Noir », et plus encore, surtout pour l’épique scène de l’évasion de Conan, « La Citadelle Ecarlate », deux excellentes aventures publiées dans le premier volume. Le synopsis (pp. 447-450) s’arrête à peu près là… mais le roman est pourtant loin d’être achevé. Et c’est ici que le bât blesse, à mon sens. Le mode quête s’active bientôt, et Conan, seul contre tous, se lance à la recherche du Cœur d’Ahriman, indispensable pour vaincre Xaltotun ; dès lors, les péripéties s’enchaînent, et l’on passe sans cesse du coq à l’âne, notamment lors du bref séjour de Conan en Stygie (après un détour temporaire par la case Amra...), où notre barbare préféré ne cesse de tomber de Charybde en Scylla tout au long de scènes horrifiques plus ou moins lovecraftiennes, rapidement esquissées, et tout aussi rapidement délaissées… Et c’est dommage, car il y avait de quoi faire (c’est notamment vrai pour ce qui est des scènes dans la pyramide stygienne, ainsi celle avec la vampiresse Akivasha – qui a à l’évidence inspiré Oliver Stone et John Milius pour une scène mémorable, mais tout aussi abrupte, de Conan le Barbare –, qui tombe ici un peu comme un cheveu sur la soupe…). Tout aussi gênant, durant tout ce temps, on ne nous parle plus guère des « méchants » du premier acte, et notamment de Xaltotun, qui méritait tout de même mieux ! Bref, sur la longueur, Howard retrouve ses réflexes de sprinter quand on lui demande de courir un marathon, il s'essoufle régulièrement, et L’Heure du dragon perd de sa cohérence initiale pour se transformer en une frénétique compilation de – trop brèves ! – nouvelles… Alors, certes, on ne s’ennuie pas vraiment, l’action ne manque pas, le suspense et l’horreur non plus, mais l’on n’en est pas moins frustré, jusqu’à ce que la conclusion du roman retrouve la trame initiale (en nouant plus ou moins adroitement les divers fils apparus depuis – Zenobia !!!).

 

C’est d’autant plus dommage que certains passages de L’Heure du dragon sont véritablement anthologiques, et que l’on aurait aimé que l’ensemble soit du même niveau, là où le récit joue finalement très vite aux montagnes russes… Mais certaines scènes, donc, valent franchement le détour. Je l’avais déjà noté pour le premier volume (une phénoménale scène du « Colosse Noir »), mais Howard, en dépit de sa plume souvent lourde (la traduction ne joue pas forcément la carte de l’élégance, dois-je dire, c’est du moins l’impression que j’en retire…), fait preuve d’un réel talent pour les grandes scènes de bataille : dans son roman, il nous en livre deux véritablement excellentes, au début et à la fin ; la bataille finale, à vrai dire, vaut surtout pour un de ses épisodes parallèles (l’embuscade ; après les errements de la quête du Cœur d’Ahriman, on retrouve ici du très grand Conan… sans Conan !) ; mais la première est une vraie merveille : Conan paralysé ne peut participer à la bataille, ni même la voir de lui-même ; tout le récit des dantesques affrontements nous est ainsi fait par un écuyer décrivant la scène à son roi exténué de rage. Le souffle lyrique se retrouve magnifié par cet astucieux procédé très théâtral (grec ou élisabéthain, comme on voudra), et le résultat est tout simplement parfait… Quel dommage que tout le reste ne soit pas à la hauteur !

 

Le bilan est pourtant sans appel en ce qui me concerne : en s’essayant ici au roman, Howard n’a fait que démontrer qu’il était un auteur de nouvelles. Idée qui se trouve renforcée par le dernier récit figurant dans ce recueil, le bien plus court « Une sorcière viendra au monde » (pp. 345-399) ; cette nouvelle n’est pourtant pas parfaite là non plus : malgré tout trop longue (!), elle tend aussi un peu, sur le tard, à passer abruptement du coq à l’âne… Mais elle est quand même plus cohérente et unie que ce qui précède. Si le fond de l’histoire n’est guère original (à nouveau un complot, bien sûr : une sorcière que l’on supposait morte accapare l’identité de sa sœur jumelle, la reine du Khauran Taramis ; Conan, chef de la garde, comprend qu’il y a quelque chose de louche dans le changement d’attitude de la monarque, et déclenche la rébellion contre l’usurpatrice), Howard nous réserve quand même de très belles pages, typiques du meilleur Conan, quand bien même le Cimerrien n’est finalement pas au centre de l’aventure. Mais une séquence anthologique, stupéfiante de sadisme gore (et totalement surréaliste, à vrai dire !), pose sa marque sur l’ensemble du texte : la crucifixion de Conan, qui a là encore inspiré Milius et Stone, bien sûr, mais on doit reconnaître – les yeux exorbités ! – que pour le coup ils se sont montrés petits joueurs… On appréciera ensuite le jeu politique de Conan exilé dans la steppe (avec là aussi un joli second rôle). Pour le reste, ce n’est pas tant son action qui importe, que la vengeance shakespearienne en diable d’un jeune soldat fou de douleur…

 

Comme dans le premier volume, on trouvera en annexes un certain nombre de synopsis et de notes concernant ces trois récits ; ces documents ne sont bien entendu guère attrayants – ce n’est pas leur raison d’être – mais néanmoins fort instructifs sur les méthodes de travail de Howard. Pour ma part, j’ai trouvé flagrant le travers mentionné plus haut : le début de chaque synopsis est extrêmement détaillé et très solide… puis laisse un gros blanc pour la conclusion, expliquant passablement la tendance au partage en couille (ou à l’improvisation, au choix...) qui caractérise la fin de ces longs textes.

 

C’est particulièrement flagrant dans le cas d’un long fragment, qui tenait semble-t-il d’une première ébauche de roman, abandonnée par Howard qui avait conscience de ce défaut et n’était guère satisfait de la conclusion de son histoire : on en trouve le synopsis complet (pp. 413-418), souffrant clairement de ce travers ; plus séduisant pour le non-exégète, encore que, on trouve ensuite (même s’il vaut sans doute mieux le lire avant…) tout le début de ce long texte, sous forme de brouillon – donc guère travaillé sur le plan formel (« Histoire inachevée, sans titre », pp. 419-445) ; en l’état, si l’on se montre peu regardant sur la forme, et si l’on veut bien fermer les yeux sur l’agaçant racisme qui tend à en ressortir, ça donne une nouvelle finalement assez correcte, qui n’est pas sans évoquer, là non plus, d’anciens textes (et notamment « Xuthal la crépusculaire »), d’autant qu’elle retourne un peu à l’inspiration lovecraftienne si frappante dans le premier volume (jeune fille dénudée inside, bien sûr)… mais c’est une nouvelle sans Conan, qui n’apparaît en fait que dans les toutes dernières pages ! La suite du synopsis n’ayant rien à voir avec ce relativement intéressant début, on ne trouvera guère étonnant que Howard ait finalement abandonné ce texte pour passer à L’Heure du dragon

 

Répétons, enfin, que la postface de Patrice Louinet est indispensable et passionnante, notamment dans ses développements shakespeariens et arthuriens (même si elle me paraît très contestable par endroits ; non pour ce qui est de la connaissance de l’œuvre howardienne en général et de Conan en particulier, ici je ne peux que m’incliner devant le spécialiste, mais pour diverses interprétations plus ou moins cohérentes – confusion sur rex et imperator, p. 470 – ou plus ou moins capillotractées – ainsi, pour l’étymologie d’Albiona, p. 472 : le roman étant arthurien et destiné à l’origine à un public anglais, je penserais en premier lieu à « Albion », qui n’est pas retenu ici, Patrice Louinet recourant de suite au latin, ce qui est compréhensible, puis à des racines celtiques fort éloignées, ce qui l’est moins…).

Au final, Conan – L’Heure du dragon est bien évidemment indispensable pour les fanatiques howardiens ; il saura sans doute satisfaire les lecteurs curieux ou désireux de se livrer à une sorte d’archéologie de l’heroic fantasy, et tout simplement ceux qui ont envie de passer un bon moment avec une littérature populaire de qualité, sans être exceptionnelle. Mais les textes figurant dans ce recueil sont néanmoins tous émaillés de défauts souvent frustrants et, loin de suivre Patrice Louinet, j’avouerai pour ma part que je n’y vois certainement pas l’apogée de Robert Howard : j’y ai préféré dans l’ensemble, avec leurs défauts, les récits plus courts, plus horrifiques et sans doute moins ambitieux du premier volume… Ce qui ne m’empêchera pas, à l’évidence, de me jeter sur le troisième dès qu’il sortira.

CITRIQ

Voir les commentaires

"Trois nouvelles merveilleuses", de Robert Holdstock, John Crowley & Tanith Lee

Publié le par Nébal

 

HOLDSTOCK (Robert), CROWLEY (John) & LEE (Tanith), Trois nouvelles merveilleuses, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Gindre, Monique Lebailly et Estelle Valls de Gomis, préface de Fabrice Colin, Paris, Editions du Seuil, coll. Points Fantasy, [1989, 1992, 1998, 2004] 2007, 116 p.

 

J’aime bien, moi, quand on m’offre des livres ; c’est toujours plus intéressant, comme outil promotionnel, qu’un spot à la con avec jingle insidieux… Une fort sympathique (mais néanmoins perfide) libraire de ma connaissance trouve ainsi régulièrement de quoi rajouter un petit volume à mes déraisonnables et tristement récurrentes courses dans son échoppe diabolique. La dernière fois, ce fut donc ces Trois nouvelles merveilleuses (dans tous les sens du terme, bien sûr), destinées à faire la promo de la collection Points Fantasy dirigée par Fabrice Colin.

 

Lequel a donc fort logiquement rédigé une « Préface » à ce petit recueil (pp. 9-21). M’est avis cependant qu’il aurait pu / dû s’en passer. Parce que cette supposée introduction à la fantasy est indigne de son talent. D’accord, il s’agit bien de faire de la pub, et de faire découvrir le genre ; je n’en attendais donc pas un chef-d’œuvre de finesse et d’honnêteté. Mais j’espérais tout de même mieux que ça : si Fabrice Colin souhaitait faire passer les amateurs de fantasy pour des handicapés mentaux pré-pubères, il ne s’y serait probablement pas pris autrement… Y’a même un bestiaire, horreur glauque ! On pourrait croire, du coup,  et en dépit des définitions plus ou moins hasardeuses qui parsèment ces quelques pages, que la fantasy, ici, se retrouverait réduite aux pires sous-tolkieneries à base de nains et d’elfes (on nous précise d’ailleurs, p. 19, que « dans la plupart des cas, [le nain] n’aime pas les elfes » ; tenez-vous le pour dit !).

 

On pourrait, mais on serait bien naïf ; parce que les trois auteurs retenus sont loin d’être des manchots (ni des inconnus, d’ailleurs ; on notera au passage que ces trois nouvelles avaient déjà été publiées en France ; bon, j’étais passé à côté, alors je ne vais pas me plaindre, hein…), et que leur fantasy n’a rien d’héroïque ou d’épique. Pas de nains, pas d’elfes, pas de dragons dans ces trois nouvelles. Qui sont bien merveilleuses. Ouf.

 

On commence très bien avec « Les Selkies » de Robert Holdstock (pp. 23-62), intéressante variation sur les sirènes, ambiguë et cruelle, troublante et vaguement érotique. Pas parfait (le récit est peut-être un peu trop confus à mon goût), mais néanmoins intéressant ; de quoi donner envie de découvrir cet auteur. Ca faisait un bail que je comptais lire La forêt des Mythagos, et ça ne saurait tarder, maintenant.

 

On poursuit avec une nouvelle encore meilleure, « Missolonghi 1824 » de John Crowley (pp. 63-80). Le moins que l’on puisse dire est que l’auteur attaque en force, et saisit immédiatement le lecteur ; intéressant personnage que celui du conteur, un aristocrate anglais très byronien vagabondant en Grèce et amateur de petits garçons ; son récit, inévitablement, porte sur sa rencontre avec un satyre… L’ambiance est remarquable (et non dénuée d’ambiguïté, une fois de plus), l'usage du cadre grec bien vu, le ton émouvant et un brin troublant : parfait. De même que pour le précédent, je comptais depuis un petit moment déjà m’attaquer à l’œuvre de cet auteur : en attendant Le Parlement des fées puis éventuellement la somme Aegypt, L’Abîme et L’été-machine ont d’ores et déjà rejoint mon étagère de chevet (mission accomplie pour la promo de la collection, donc…), et j’en attends le plus grand bien.

 

Mais concluons déjà le compte rendu de ce mini-recueil avec « Je t’apporte l’éternité » de Tanith Lee (pp. 81-108). Une fantasy féminine, on insiste lourdement là-dessus ; bon, je me suis déjà exprimé à plusieurs reprises sur mon sentiment quant à la « SF féminine », inutile d’y revenir ici, je ne ferais que me répéter dans une variante mesquine… Et là n’est pas la question. Notons juste que cette fable façon Mille et une nuits sur l’immortalité, délicieusement archaïque, est tout à fait convaincante et émouvante, quand bien même elle ne brille pas forcément par l’originalité ; mais peu importe : le conte touche juste, passionne et séduit.

 

Très bon bilan, donc, si l’on excepte l’indigne préface (qui, heureusement, ne m’empêchera pas de continuer à lire Fabrice Colin dans ses œuvres : je vous parlerai bientôt de Comme des fantômes, gros et beau recueil de nouvelles publié tout récemment aux Moutons électriques, dans leur toute nouvelle toute belle collection de la Bibliothèque voltaïque).

Alors merci pour cet agréable moment ; et malédiction pour la nouvelle faille dans mon compte en banque qui en résulte…

Voir les commentaires

<< < 1 2