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"Narcose", de Jacques Barbéri

Publié le par Nébal

 

BARBERI (Jacques), Narcose, [s.l.], La Volte, 2008, 187 p.

Rapidement, hop, et comme pour le compte rendu miteux précédent (c’est bien, les lettres types) :

M. Matthias Echenay,

Dans le cadre de votre activité pour La Volte, vous éditez des livres qu’ils sont ben chouettes. Mais, si je n’avais pas ressenti excessivement ce problème lors de ma lecture de
La Horde du Contrevent et de La Zone du dehors d’Alain Damasio, je me dois de vous faire part, à l’occasion de ce compte rendu miteux de ma lecture du ben chouette Narcose de Jacques Barbéri (que merci beaucoup, d’abord), d’un regret difficilement répressible consécutif au constat par moi-même d’une certaine abondance des coquilles dans le sus-dit livre qu’il est ben chouette, en conséquence de quoi et nonobstant la conjoncture et la petite taille de La Volte, je me sens subséquemment tenu de vous adresser cette supplique larmoyante : par pitié, Monsieur, faites des relectures ; embauchez un correcteur ! Vous ferez du bien à l’économie française et plus encore aux statistiques du Gouvernement, permettrez à un jeune imbécile de cotiser pour une retraite qu’il ne touchera jamais et, surtout, surtout, vous reposerez les yeux et les nerfs de vos lecteurs, et contribuerez ainsi à diminuer le trou de la Sécurité sociale. Vous l’aurez compris, Monsieur Echenay : c’est à votre civisme que je fais appel. La France compte sur vous. La Nébalie aussi.

Cordialement,

Nébal (futur Empereur-Dieu de la galaxie).

Merci.

(Note : la prochaine supplique du genre sera adressée, semble-t-il, aux Moutons électriques, et donc à André-François Ruaud si je ne m’abuse, parce que, pour Les Romans de Philip K. Dick par Kim Stanley Robinson, ben, justement, y’a comme qui dirait de l’abus, justement, comme qui dirait.)

Mais passons. Et abandonnons autant que possible les lourdes circonvolutions et périphrases flingue-neurones imposées dans le cadre de la rédaction d’un courrier administrativement correct qui vous prie d’accepter, Monsieur, etc.

Ca sera mieux pour parler de Narcose de Jacques Barbéri, un bouquin qu’il est ben chouette (donc). Un très court roman (pourtant la version « augmentée » d’une ancienne publication, à ce que j’ai cru comprendre ?), premier tome d’une trilogie qui s’annonce fort gouleyante, et accessoirement premier roman de l’auteur que j’ai le plaisir de dévorer (le roman, pas l’auteur ; non, faut suivre, hein). Cela dit, cela faisait un petit moment déjà que je voulais tenter l’expérience, la lecture de quelques nouvelles du monsieur ici ou là (mais notamment dans Bifrost) m’ayant déjà assuré que la prose du monsieur avait tout pour me plaire. Il faut dire, en outre, que Jacques Barbéri est un grand amateur de Dick, et que cela se sent, sans pour autant nuire à la personnalité de son œuvre. Etant moi-même un grand amateur de Dick, je dis déjà miam. Mais je dis d’autant plus miam que Jacques Barbéri écrit bien, et même très bien, hou la, oui ; une langue sonore et riche, inventive et juste, joyeusement foutraque à l’occasion sans être écœurante. Tout pour plaire, vous dis-je. Alors on peut bien dire merci (plus sérieusement cette fois) aux petites éditions de La Volte, qui nous ont il y a peu balancé dans la figure, là, comme ça, deux doses de Barbéri (et c’est d’la bonne, bébé), avec L’Homme qui parlait aux araignées, un gros recueil de nouvelles dont je vous parlerai un de ces quatre, et donc ce fort sympathique Narcose, bel objet qui sent bon le scotch-benzédrine, l’amphécafé et la camisole de force en fourrure de lapin.

Où nous faisons la rencontre, dans la ville-sphère de Narcose, d’Anton Orosco, minable petit margoulin de promoteur immobilier (quoi, pléonasme ?) qui, pour avoir été un tantinet indélicat dans sa dernière opération, encourt la colère de la justice, qui le menace d’un aller-simple pour les colonies minières de la ceinture d’astéroïdes, avec un joli pyjama à rayures. Nan, plutôt crever ! Ca tombe bien, cette hypothèse ne serait pas pour déplaire à certains, intransigeants magnats floués par Orosco dans son ambitieuse combine. Reste peut-être la possibilité de changer de corps, et de s’accorder ainsi un maigre sursis. Après s’être envoyé beaucoup trop de scotch-benzédrine, d’amphécafé, et Lisandra dans la foulée (mais elle aurait pu prévenir pour Aniel, quand même !), Anton Orosco se rend donc au Jungle Beer s’entretenir avec l’interlope Lion. Et c’est alors que les vrais ennuis commencent. Mais ça pourrait être pire : imaginez, par exemple, un lapin…

Du partage en couille comme forme la plus élaborée de l’art science-fictif. Pas facile de se représenter tout ça, pas facile de suivre, d’ailleurs, à l’occasion, mais on s’en fout. Parce qu’on se laisse emporter par la plume sous acides de Barbéri, comme dans un long trip psychotrope, entre l’extrados et la première tranche, le Jungle Beer et le Lemno’s Club, le rêve et la réalité, la Terre et l'espace, la plage et l’horizon, entre l’animal et l’humain, l’humain et le post-humain, la chair et la machine, entre Dick et Gibson, Matrix et La Schismatrice, Alice au pays des merveilles et Star Trek, Le festin nu et San Antonio, entre ce que vous voulez et ce vous n’osez même pas imaginer, de la monade au grand tout et plus encore. Aussi ne vais-je pas m’étendre indéfiniment. On va faire simple : jouissif et pertinent, frappadingue et cohérent, drôle et effrayant, populaire et exigeant : Narcose, c’est de la bonne. On en reveut, et en principe on en aura encore. Chouette.

Et puis tiens, en parlant de chouette, faut mentionner ça, aussi :


 

La Volte joint en effet souvent une galette à ses pavés. Une idée plutôt bonne a priori, dois-je dire. Sauf que mes précédentes expériences en la matière (les deux damasiaux) n’avaient vraiment pas été concluantes : c’était de l’inutile et du ridicule, du gadget en concentré. Bref, ça avait tout de la fausse bonne idée.

Pas cette fois, heureusement : Une soirée au Lemno’s Club, « bande originale du livre », est un CD fort sympathique ma foi, comprenant quinze titres de Palo Alto (le groupe de M. Barbéri himself), de Mu (Laurent Pernice), de Keny2, de The Flying Star Fish et de Polonium 84.

Quant à dire à quoi ça ressemble… Mmmh… Ben ça dépend, déjà. Mais le premier morceau, « Lemno’s Dance » par Palo Alto, donne plus ou moins le ton : il m’a fait l’effet d’une sorte de, heu, acid jazz industriel psychédélique et chouettement dissonnant, peut-être, un peu comme du 23 Skidoo lorgnant vers du Psychic TV, avec des vrais morceaux de Brian Eno (avec John Hassel ou Robert Fripp) et de Hint, mâtiné de chaloupages downtempo et de Kraftwerk (ainsi l’effet doppler sorti tout droit d’un « Trans-Europe Express » sous hélium) ; ah ben d’ailleurs, à la piste 10, Palo Alto reprend justement un titre des Teutons robotiques, avec « Radioactivity Big-slow-bang Cover ». Mu est plus énergique, plus dansant. Mais le tout reste très cohérent : ça grince, et plane, et groove, et porte. Ca réfère grave (« Full Of Stars »…), ça calembourre la gueule (« Gay Tapant »), c’est un peu n’importe quoi des fois, mais c’est bien foutu aussi : bref, c’est tout à fait l’atmosphère de Narcose. Alors ce n’est bien évidemment pas l’album du siècle, hein, c’est un tantinet kitschounet à l’occasion (ce qui n'est pas toujours gênant, en même temps), voire à la limite du mauvais goût (ça, ça l'est plus...) dans certaines sonorités très datées pionniers de l’acid, certains samples un peu trop lancinants, certains traficotages vocaux plus ou moins grotesques… Mais ces petits couacs qui n’en sont pas totalement sont heureusement bien rares.

Non, franchement, elle laisse un bon souvenir, cette Soirée au Lemno’s Club ; j’y ferais bien quelques autres virées, en attendant Narcose II – La mémoire du crime, en principe l’an prochain. En espérant ne pas souffrir excessivement du manque, parce que ça sent l’accoutumance, tout ça. Mais d'ici là, heureusement, j'ai déjà L'Homme qui parlait aux araignées, que j'en salive déjà. Rhaaaaaaaaaaaaa.

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"Citoyen de la galaxie", de Robert A. Heinlein

Publié le par Nébal

 

HEINLEIN (Robert A.), Citoyen de la galaxie, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Bouboulis et révisé par Alexandra Maillard, Rennes, Terre de Brume, coll. Poussière d’étoiles, 2008, 318 p.

 

Un bouquin publié par Terre de Brume dans la collection Poussière d’étoiles. Ce qui impose, une fois n’est pas coutume, de débuter ce compte rendu miteux par une supplique larmoyante.

 

M. Sébastien Guillot,

 

Que ce soit ici, ou plus encore au sein de la superbe collection Interstices chez Calmann-Lévy, vous éditez des livres qu’ils sont ben chouettes. Mais, par pitié, pour les Poussière d’étoiles, faites des relectures ; embauchez un correcteur ! Vous ferez du bien à l’économie française et plus encore aux statistiques du Gouvernement, permettrez à un jeune imbécile de cotiser pour une retraite qu’il ne touchera jamais et, surtout, surtout, vous reposerez les yeux et les nerfs de vos lecteurs, et contribuerez ainsi à diminuer le trou de la Sécurité sociale. Vous l’aurez compris, Monsieur Guillot : c’est à votre civisme que je fais appel. La France compte sur vous. La Nébalie aussi.

 

Cordialement,

 

Nébal (futur Empereur-Dieu de la galaxie).

 

Merci.

 

Ceci étant, Citoyen de la galaxie est bel et bien un bouquin fort appréciable (et merci à nouveau, du coup). Œuvre de l’incontournable Robert Heinlein, il se classe parmi ses « juveniles », c’est-à-dire ses romans de SF destinés à la jeunesse (disons aux jeunes adolescents) écrits si je ne m’abuse dans les années 1950. Ce qui, dans l’absolu, ne joue pas vraiment en sa faveur : on pourrait très légitimement redouter un vieillissement supplémentaire, une naïveté dans le ton plus frappante encore que celle que l’on peut à l’occasion relever dans ses textes « adultes » de « l’âge d’or »… Eh bien figurez-vous que non. Citoyen de la galaxie, si son statut de roman à destination de la jeunesse ressort bien de quelques passages obligés, dans le fond comme dans la forme, n’en reste pas moins éminemment lisible cinquante ans plus tard par un lecteur « adulte » (mais, de toute façon, nous savons bien que les lecteurs de SF sont tous des ados attardés, ‘spa ?), et bien plus que certains textes de « l’Histoire du Futur », par exemple (sans parler du très mauvais Sixième colonne). C’est le premier « juvenile » de Robert Heinlein que j’ai l’occasion de lire (rappelons néanmoins que Starship Troopers, à l’origine, était supposé en être un également, mais fut refusé par l’éditrice d’Heinlein pour sa violence et son contenu polémique – un choix délibéré d’Heinlein désireux de rompre son contrat, à en croire Ugo Bellagamba et Eric Picholle dans leur passionnant essai Solutions non satisfaisantes – et donc publié « normalement », ce qui lui permit d’ailleurs d’obtenir le Prix Hugo ; comme quoi…) ; mais je suppose qu’il se situe clairement dans le haut du panier.

 

Sous cet angle, Citoyen de la galaxie tient en effet de la littérature jeunesse idéale ; c’est-à-dire, en ce qui me concerne, de celle qui peut être lue et appréciée également par un lectorat adulte, d’autant qu’elle affiche cette qualité essentielle de ne pas prendre les lecteurs pour des cons. Ici comme dans un certain nombre d’autres de ses œuvres, Heinlein joue en effet à déstabiliser le lecteur, en le plongeant dans un univers résolument non manichéen, à la différence de ce que l’on peut craindre généralement de ce genre de productions ; surtout, il se montre un moraliste adroit : le contenu éthique de Citoyen de la galaxie n’est jamais imposé frontalement ; Heinlein se contente de poser des questions, et amène son (supposé jeune) lecteur à s’en poser d’autres encore. Et il fait ça d’une manière assez fine.

 

Mais abordons maintenant le contenu de cet ouvrage. Le héros, nécessairement, est un enfant, et la trame – assez relâchée d’ailleurs, le tout est assez picaresque – consiste en une quête des origines bien représentative du roman d’apprentissage typique du genre. Nous avons donc un enfant trouvé – c’est-à-dire tout d’abord un enfant perdu… – dont l’ascendance mystérieuse ne peut être que prestigieuse. Le petit Thorby ne se souvient pas de ses parents ; depuis quelques années déjà, l’orphelin réduit à l’esclavage passe de maître en maître dans les Neuf Mondes du Sargon. Lors d’une vente aux enchères dans la capitale (place de la Liberté…), un singulier mendiant unijambiste, Baslim, en fait l’acquisition pour une somme dérisoire. Mais Baslim est très différent des autres : il ne se comporte pas en maître, mais devient le « Pop » de Thorby ; il fait son éducation, intellectuelle, morale et pratique, et lui confie de temps à autre de mystérieuses missions. Il lui donne même des instructions précises pour quand il disparaîtra, un jour ou l’autre… Et ce jour arrive. Thorby quitte alors les Neuf Mondes, découvre progressivement la vérité sur son Sauveur et son combat en faveur de l’abolition de l’esclavage, et se lance dans une longue quête de ses parents et de son identité, qui le conduira des vaisseaux de la ligue des Libres Marchands à la Terre en passant par l’armée…

 

Tout au long de ce roman relativement décousu (on peut très clairement le découper en quatre actes), Heinlein manipule quelques thématiques essentielles : la liberté, bien sûr, mais aussi la famille et l’identité, et au-delà le poids des traditions et l’accomplissement personnel.

 

Le thème de la liberté, bien entendu, passe tout d’abord par la dénonciation de l’esclavage. Heinlein montre notamment que l’esclavage reste une réalité très contemporaine, ne serait-ce qu’aux frontières, dans un monde « civilisé » qui tend à le reléguer un peu vite dans un passé « barbare » et obscur, ou à refuser de voir la réalité de l’esclavage dès l’instant que l’on affiche la liberté comme principe (ainsi pour le nom de la place où se situe le marché aux esclaves) : le lien se fait aisément avec le monde dans lequel nous vivons. Mais Heinlein ne s’arrête pas là, heureusement : loin de se contenter d’un vague discours moralisant et parfaitement consensuel, il pose le problème de la liberté dans toutes ses dimensions, et invite notamment le lecteur à se méfier des apparences. En effet, on se rend compte bien vite que Thorby n’a jamais été aussi libre que quand il était supposé être l’esclave de Baslim ; une réalité dont il prendra surtout conscience en conversant avec une anthropologue lors de son séjour parmi les Libres Marchands. Ceux-ci revendiquent en effet leur liberté, ils l’affichent, ils s’en font une fierté ; mais leur liberté n’est que collective : les Libres Marchands sont libres sur un plan « national », pourrait-on dire, au sens où ils sont effectivement libres de naviguer à travers la galaxie, et ne dépendent politiquement de personne d’autre qu’eux mêmes ; leur liberté s’assimile ainsi à une forme de souveraineté. Mais, au sein de la société des Libres Marchands, l’individu est tout sauf libre : enserré dans un rigide système de castes, il subit au nom de la tradition et d’une autorité supérieure incontestable une oppression dont il n’a même pas conscience ; ses choix, ses envies, sont pourtant niés au nom d’intérêts supérieurs : les Libres Marchands n’ont pas de droits, mais seulement des devoirs. Les expériences ultérieures de Thorby, que ce soit au sein de l’armée (dont Heinlein fait clairement l’éloge, pas de doute là-dessus, ce qui annonce d’ores et déjà Starship Troopers) ou ensuite sur Terre, ne feront que confirmer la complexité de cette notion, la relativité de la liberté, et la place singulière qu’y joue le désir.

 

Ainsi, les considérations les plus intéressantes à mon sens concernant la liberté se font-elles dans le cadre de la famille, et notamment dans l’épisode des Libres Marchands (très clairement la partie la plus intéressante du roman en ce qui me concerne). Et l’on voit bien ici tout ce que l’accusation souvent portée contre Heinlein, à savoir son caractère « réactionnaire » supposé, a de galvaudé. La famille, en effet, n’est certainement pas présentée ici comme étant « naturelle » et immuable, contrairement à une illusion dans laquelle bon nombre de prétendus « progressistes » semblent encore se complaire : elle est une création humaine, une institution juridique, en tant que telle susceptible de prendre bien des formes. Rien d’étonnant, sous cet angle, à ce que Thorby fasse la rencontre d’une anthropologue lors de son séjour chez les Libres Marchands ; on relèvera d’ailleurs que Heinlein se montre assez pertinent et inventif dans sa description des institutions sociales, que ce soit au sein des Marchands (la famille est oppressive, mais on notera que, de même que la famille libertarienne de Révolte sur la Lune, elle est étonnamment matriarcale ; petite provoc certainement pas gratuite de la part de l’auteur, dans l’Amérique très machiste des fifties…), ou à l’occasion de brèves esquisses concernant quelques sociétés extraterrestres avec lesquelles ils sont amenés à commercer ; j’avoue que je n’attendais pourtant pas Heinlein sur ce créneau « ethno-SF »... et je m'attendais encore moins à trouver des développements concernant l'exogamie et le tabou de l'inceste dans un roman destiné à la jeunesse ! Quoi qu’il en soit, tout au long de son périple, Thorby aura l’occasion de tester diverses structures familiales, et, finalement, d’opposer celles qui lui sont clairement imposées (la Famille des Libres Marchands, quand bien même il trouve dans ce système une indéniable sécurité pouvant ressembler a priori au bonheur, ce qui n'est certainement pas neutre sur le plan politique… mais aussi sa famille biologique, au sein de laquelle il ne peut être qu’un étranger) et celles qui, quand bien même elles lui sont imposées dans un premier temps, sont en définitive choisies par lui (Baslim, bien sûr, qui restera toujours son « Pop »… mais aussi l’armée ; eh, nous sommes dans un bouquin de Robert Heinlein !).

 

Ainsi, si l’identité est pour une part la résultante de pressions extérieures, de diverses contingences, qu’elles soient biologiques ou sociales, Heinlein semble nous montrer qu’elle se construit avant tout (ou qu’elle devrait se construire, idéalement) par des choix personnels. On retrouve très clairement ici l’optique plus ou moins libertarienne d’Heinlein, avec cette thématique de l’accomplissement personnel, pour ne pas dire de l’entreprise individuelle (au passage, on voit que, sur le plan économico-politique, les choses ne sont pas si simples que l’on pourrait le croire ; l’épisode des Libres Marchands, encore une fois, est très instructif à cet égard). Thorby ne deviendra lui-même qu’au travers de ses choix, et de son action personnelle : la fin du roman, que je ne vais pas dévoiler ici, en témoigne assez.

Ca fait pas mal de choses, non, pour un « juvenile » ? En ce qui me concerne, cela justifie amplement la lecture de Citoyen de la galaxie. Certes, on ne parlera pas de chef-d’œuvre, hein : le style est inexistant pour ne pas dire médiocre, l’histoire finalement assez secondaire, et certains passages peuvent faire sourire ou soupirer, en fonction de l’humeur (je pense notamment à une brève scène devant la statue d’Abraham Lincoln, sans doute incontournable pour un jeune lecteur américain, mais qui ne manquera pas d’interloquer tout autre lecteur…) ; ce n’est en rien une lecture indispensable. Mais je ne m’attendais pas à un chef-d’œuvre ou à un incontournable en entamant la lecture de Citoyen de la galaxie. Et, pour dire les choses comme elles sont, j’y ai finalement trouvé davantage que je n’en attendais…

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"La Ligue des Héros", de Xavier Mauméjean

Publié le par Nébal

 

MAUMEJEAN (Xavier), Le cycle de Kraven, I. La Ligue des Héros [, ou Comment Lord Kraven ne sauva pas l’Empire], Paris, Mnémos – Seuil, coll. Points Fantasy, [2002] 2008, 266 p.

 

Je sais pas vous, mais, moi, je commence à croire que (l’excellent) Xavier Mauméjean est impliqué dans un complot contre les bibliographes. On pouvait déjà le supposer avec les deux éditions de Ganesha, ou la reprise d’une pièce radiophonique sous la forme de l’indispensable Vénus anatomique. Mais, cette fois, aucun doute n’est permis ; quand bien même on peut supposer que les responsabilités sont partagées entre l’auteur et le directeur de collection, (l’excellent aussi) Fabrice Colin. Ainsi, La Ligue des Héros, ou Comment Lord Kraven ne sauva pas l’Empire, troisième roman de Xavier Mauméjean, publié chez Mnémos en 2002 et titulaire du Prix Bob Morane 2003, est-il devenu à l’occasion de sa parution en poche chez Points Fantasy Le cycle de Kraven I (gros titre et seul figurant sur la tranche), avec en tout pitit pitit La Ligue des Héros, tandis que le sous-titre est passé à la trappe (dommage, j’aimais bien, moi…). Allez comprendre, hein… Même si, sans doute, la parution de l’ouvrage dans une collection dévolue à la fantasy et à ses récurrents cycles en quinze volumes n’y est-elle pas pour rien ; accessoirement, un cycle de deux volumes… bon… Et tant qu’on y est : La Ligue des Héros (oui, parce que, moi, je vais garder ce titre, na), est-ce bien de la fantasy ? Pas sûr. Ça se discute. Pour ma part, j’aurais tendance à dire que non (c’est mon choix). Et ce en dépit des apparences. Mais ne vendons pas la peau de l’ours, d’autant qu’on n’a pas le droit de le chasser. Alors bon.

 

Voyons plutôt de quoi c’est-y donc qu’y nous cause, là, le Mauméjean. On commence à Londres en 1969. Un vieillard amnésique et peu bavard est conduit par deux agents des services sociaux dans ce que l’on suppose être la famille de sa fille (au grand désespoir du gendre). Un jour, il tombe un peu par hasard sur des pulps et des comics appartenant à son petit-fils ; les couvertures bariolées et le contenu naïvement héroïque de ces revues populaires d’aventure lui font comme un choc. Il croit se souvenir que… de… mais oui !

 

1902. Nous sommes toujours à Londres. Mais un Londres bien différent de celui que nous connaissons. L’Angleterre victorienne y a en effet établi des relations diplomatiques et commerciales avec le Pays de Nulle Part, représenté notamment par Lord Crochet. L’arrivée des fées sur Terre (enfants perdus, pirates et tutti quanti) a bouleversé le vieux monde. La Résistance menée par le dangereux et irresponsable Peter Pan, secondé de Lily la Tigresse, rend nécessaire la création d’une agence spéciale dévouée à la protection de l’Empire contre le terrorisme féerique : on y trouve le fameux Lord Kraven, et son fidèle adjoint English Bob, mais aussi l’Indien renégat connu sous le seul nom de Maître des Détectives, ou encore Lord Africa, élevé par des singes au fin fond du continent noir. Cette Ligue des Héros est d’un grand poids dans la politique mondiale, et se voit bientôt confier des tâches ne ressortissant pas directement à sa mission première : quand le Kaiser Guillaume II déclenchera la guerre et envahira l’Angleterre avec ses troupes aéroportées, Lord Kraven sera sommé de combattre contre les Schleus ; il deviendra même briseur de grèves… Et le rêve d’un monde uni sous la tutelle bienveillante des Héros cèdera bientôt la place à une Seconde République anglaise, dictature totalitaire en guerre perpétuelle contre les fées. Non, Lord Kraven ne sauvera pas l’Empire… Mais comment en est-on arrivé là ?

 

A la lecture de ce résumé, au-delà des H.G. Wells et Jules Verne incontournables dans toute uchronie steampunk et de certaines références limpides à Sherlock Holmes et Tarzan, entre autres, ainsi que (surtout) à James Matthew Barry, bien sûr, mais aussi George Orwell (lesquels rappellent à bon droit que « tous les enfants du Royaume doivent, avant d’aller se coucher, penser très fort que Peter est méchant », p. 30), un nom (béni entre tous) s’impose : celui du Divin Alan Moore, bien sûr. La Ligue des Héros, jusque dans son titre, fait tout naturellement penser à l’excellente Ligue des Gentlemen extraordinaires, revisitant un demi-siècle de littérature populaire sous la forme d’un team comic uchronique jubilatoire ; mais sans doute peut-on aller au-delà, et évoquer de la même manière, et pour les mêmes raisons, non seulement le Londres victorien agonisant de From Hell, mais plus directement encore Suprême et Tom Strong, lesquels sont autant d’hommages aux pulps et aux comics de « l’âge d’or », ainsi que de « l’âge d’argent » : Stan Lee figure lui aussi dans les remerciements, pour avoir « créé un monde », l’auteur mentionnant ensuite – enfin – Alan Moore pour en avoir « sapé les fondements » (p. [269]). Et ce travail de sape, immanquablement, évoque l’inégalable Watchmen (le thème de la dictature plus ou moins bienveillante des super-héros pouvant également renvoyer, au-delà de Moore, à The Authority de Warren Ellis, puis Mark Millar : je ne serais pas étonné d’apprendre qu’il y aurait là aussi une certaine influence), tandis que la république anglaise dictatoriale fait nécessairement penser à V pour Vendetta. Enfin, de Peter Pan à Promethea

 

On aurait tort, cela dit, d’en rester là : Xavier Mauméjean n’est pas un simple pasticheur, ni a fortiori un vil plagiaire. Tout autre que lui se serait d’ailleurs probablement cassé les dents à vouloir jouer sur le terrain du génial scénariste anglais. Mais Xavier Mauméjean s’en tire très bien.

 

D’une part, il sait, ainsi que son modèle, faire preuve d’une grande astuce dans le maniement des références et autres clins d’œil. Un travers fréquent dans l’uchronie, et plus encore dans le sous-genre steampunk, est la tendance à l’allusion gratuite, qui peut faire vaguement sourire le lecteur complaisant, mais n’apporte rien au propos. Mauméjean, de même que Moore, ne fait pas cette erreur : il sait saupoudrer avec finesse sa vaste érudition, les références auxquelles il se livre ne sont jamais gratuites, mais font sens. Et ainsi, à l’instar de Moore encore une fois, il livre une œuvre protéiforme, susceptible d’une multitude de niveaux de lecture : on peut y voir, certes, un divertissement efficace et riche en action, non dénué d’humour à l’occasion, et parfaitement réjouissant ; mais on peut aussi discerner, au-delà de l’hommage touchant car sincère, une forte parabole sur les mythes, une réflexion sur le surhomme, une forme de critique politique et sociale, et sans doute bien d’autres choses encore.

 

D’autre part, au-delà des références et du modèle inégalable (et plus barbu encore) engendré par la perfide Albion, Xavier Mauméjean sait tirer partie de tous ces matériaux pour façonner un univers qui lui est propre, et atteindre ainsi un nouveau degré dans l’originalité. Chose remarquable en effet : quand bien même l’auteur pioche dans des thèmes largement connus, le lecteur est régulièrement surpris de la tournure des événements ; et si la trame globale se laisse assez vite discerner (avec beaucoup de zones d’ombre et d’incertitudes, cela dit), le lecteur ne se laisse pas moins happer par le fil du récit, d’autant qu’il se prend régulièrement une salutaire petite baffe dans la tronche.

 

La structure du roman y est sans doute pour beaucoup. Les premières pages consacrées au vieillard égaré dans le Londres des sixties cèdent bientôt la place à l’évocation des exploits de Lord Kraven et de ses comparses, dans un style particulièrement ampoulé : c’est alors une succession de très brefs fragments, nous plongeant généralement au cœur de l’action ; courtes saynètes s’enchaînant un peu anarchiquement, comme si, à la lecture d’une collection poussiéreuse de la série consacrée à Lord Kraven (dont les titres sont parfois mentionnés dans des notes de bas de page), on manquait régulièrement un épisode : l’épique combat contre le Docteur Fatal (eh eh) cède ainsi la place à une intervention sur le Lusitania torpillé par les Boches, un duel contre le Baron Rouge, une querelle avec Lord Africa, que sais-je… Le Maître des Détectives, aussi bien, remplacera plus tard Lord Kraven pour un numéro spécial ! Mais il y a pourtant une trame qui se dessine, une méta-histoire bien à la manière des comics de super-héros : en gros, comme si, en lisant les aventures de Spider-Man, on n’assistait pas vraiment aux débuts du Tisseur, mais par contre à son premier combat contre le Docteur Octopus, une engueulade avec J. Jonah Jameson, puis le meurtre de Gwen Stacy, un crossover avec les X-Men, Peter Parker au chevet de sa tante May, etc. Autant d’étapes, fondamentales ou anecdotiques, qui dessinent à grands traits le personnage et son univers, tel qu’un amnésique pourrait s’en souvenir (ou bien…). Du coup, c’est très bien vu, et ça se tient parfaitement. On a pu juger cette construction bordélique, et j’avoue qu’après plusieurs dizaines de pages passant sans cesse du coq à l’âne, j’ai moi-même ressenti une certaine lassitude ; pourtant, là encore, rien n’est gratuit : la fin du roman, très réussie, explique et justifie non seulement le fond du récit, mais encore sa forme. Ce qui n’est pas banal, tout de même ; et plutôt fascinant, quand on y pense…

 

Cerise sur le gâteau : il écrit bien, le monsieur. Il s’égare un peu à l’occasion dans des phrases trop longues et un tantinet alambiquées, mais il a indéniablement un style, qui contribue encore à tirer La Ligue des Héros vers le haut, et confirme que ce roman, loin d’être le simple pastiche auquel on pouvait s’attendre (et que l’on pouvait très légitimement redouter), est bien une œuvre personnelle qui, si elle emprunte beaucoup, donne tout autant.

 

Un très bon divertissement, donc, et un peu plus que ça ; pas un chef-d’œuvre, mais assurément un bon bouquin, qui vaut bien le détour.

Xavier Mauméjean a raconté ultérieurement de nouvelles aventures de Lord Kraven, avec L’Ere du dragon ; j’ai lu ici ou là qu’il avait peut-être un peu trop tiré sur la corde, pour le coup… Je ne peux pas encore me prononcer pour l’instant, mais je vous tiendrai au courant, z’en faites pas.

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"Bleu presque transparent", de Ryû Murakami

Publié le par Nébal

 

MURAKAMI (Ryû), Bleu presque transparent, traduit du japonais par Guy Morel et Georges Belmont, Arles, Picquier, coll. Picquier poche, [1976-1977, 1979] 19972006, 203 p.

 

Veuillez m’excuser, mais… non, d’ailleurs. C’est bien le problème : j’ai l’excuse pathologique. Quoi que je fasse, quoi que l’on fasse, quoi que je dise, quoi que l’on me dise, je ressens le besoin de m’excuser. Crainte de gêner. Pardon d’exister. Mais ça peut plus durer. J’allais m’excuser pour plein de choses, là : pour la piètre qualité du compte rendu (comme d’hab’), pour le retard (comme d’hab’), pour le racontage de ma life qui va suivre et qui sera probablement plus long que la note sur Bleu presque transparent à proprement parler (désolé… non, merde !)… Ca peut plus durer. Heureusement, hier, j’ai écouté la radio, et je sais maintenant comment me sortir de tout ça. Je vais donc appliquer la méthode Rachida Dati ; c’est-à-dire que je vais rester incompétent et paranoïaque, hein, mais dire à chaque fois que c’est la faute des socialistes. Vous voilà prévenus. Comme je suis gentil, néanmoins, je vais découper cette longue note en deux parties, histoire que vous sachiez à quoi vous attendre.


I : NEBAL RACONTE SA LIFE (A CAUSE DES SOCIALISTES)

 

Je vais donc commencer ce compte rendu en évoquant un peu (non, longuement) mon passé récent : les socialistes ne me laissent pas le choix. Il y a de cela quelques années, Nébal a fait une grosse, grosse déprime : plus envie de rien, si ce n’est de tout laisser tomber. Salauds de socialistes… J’ai donc interrompu mes études de droit, et passé mon temps à rien foutre. Même pas lire. Même pas regarder des films. Même pas écouter de la zique. Voir des gens, c’est même pas la peine d’y penser… Quelques mois se sont écoulés comme ça ; et puis, comme ça m’arrive régulièrement, j’ai été pris d’une passion subite (et que je serais bien en peine d’expliquer).

Pour le Japon, son histoire et sa culture.

J’ai commencé à apprendre le japonais avec une méthode à la con selon un rythme frénétique (je n’en ai à peu près rien retenu, bien sûr…) ; sans véritable objectif, même si je parlais parfois, plus ou moins sérieusement, de m’y mettre à la fac (rien à voir avec ce que je faisais jusque-là, donc), voire de m’y barrer un de ces jours (Nébal, voyager ? Ca allait vraiment pas… Putains de socialistes !). Bizarre, quand j’y repense ; d’autant que je n’ai jamais partagé la nippophilie courante chez ceux de ma génération, dans sa version « culture populaire », comme c’est qu’on dit : je ne connais à peu près rien aux mangas et aux animes, et ça ne m’intéresse franchement pas (j’admets volontiers qu’il y a sans doute plein de bonnes choses là-dedans, mais, en dehors d’un Otomo par-ci et d’un Tezuka par-là, je ne parviens pas à m’y intéresser, et parmi les œuvres qu’on a pu me présenter comme des sommets du genre, la plupart m’ont laissé totalement indifférent, quand elles ne m’ont pas paru médiocres) ; idem pour la musique, même si c’était avant les délires j-pop et autres cultes frénétiques voués à ce que ce pays peut produire de pire (et c’était aussi avant que je ne découvre, bien plus réjouissants, ces nombreux Japonais fous qui font du bruit, type Boredoms, Merzbow, et autres invraisemblables projets drone / indus / ambient / noise / machin, etc. Je n’en connaissais alors, et à peine, que Aube). Jamais été non plus un « hardcore gamer », comme c’est qu’y disent. Ni pratiqué les arts martiaux (même si ça fait des années que je me dis que ça pourrait être bien si je me mettais à l’aïkido ou au kendo…). Non, la seule chose qui me bottait vraiment, et c’est toujours le cas aujourd’hui, c’était le cinéma japonais : attention, je n’allais même pas m’enfoncer dans l’underground réservé aux geeks et compagnie, hein ; non, rien que du très très connu et éminemment exportable (et d’ailleurs exporté, tiens…) : Akira Kurosawa bien sûr, mais aussi Nagisa Oshima, Shohei Imamura, Kenji Mizoguchi, Kinji Fukusaku, ou, pour en citer quelques-uns de plus récents, Takeshi Kitano bien sûr, mais aussi Hideo Nakata, Shinya Tsukamoto, Hiroyuki Nakano, Ryuhei Kitamura, Kiyoshi Kurosawa (surestimé à mon avis) ou encore Takashi Miike (de même, mais plus rigolo)… et bien sûr Hayao Miyazaki, Isao Takahata et Katsuhiro Otomo pour ce qui est des dessins animés (ah, et je ne résiste pas à l’envie de le répéter ici, et ça vaut pour les deux catégories : Mamoru Oshii m’emmerde profondément). Rien d’original donc, loin de là, mais c’est la faute aux socialistes. N’empêche que je me suis pris de passion pour tout ça, que je me suis mis à compulser frénétiquement, à me documenter sur le sujet avec ce que je pouvais trouver de par chez nous (me suis régalé notamment avec un bel ouvrage en deux gros volumes richement illustrés consacré au cinéma japonais dans son ensemble). D’où le passage à la littérature japonaise.

 

Comme beaucoup de crétins de Français, et c’est à l’évidence une conséquence des manœuvres perfides des socialistes, de la littérature japonaise, je ne connaissais strictement rien. Ah, si, une exception : Yoko Ogawa, dont je me régalais depuis quelque temps déjà grâce à Actes Sud (sauf que, chez Actes Sud, leurs bouquins, y sont ben chouettes, mais ben chers aussi ; et pour cet auteur qui fait souvent dans la nouvelle, et qu’ils ont diffusé à la mitrailleuse, j’ai fini par en avoir un peu marre…). Pour le reste, j’avais bien entendu parler de quelques grands noms, Yukio Mishima en tête, mais sans jamais les avoir lus. Bon, Mishima, donc : baffe. Quelques autres classiques, aussi ; et la confirmation que les haikus de Basho et compagnie ne rendent rien dans la langue de Molière : mais, bon, j’ai jamais été très preneur des pouètes, aussi… J’ai jeté un œil, au POF, au Dit des Heike, envisagé de me mettre au Genji Monogatari (je ne l’ai jamais fait, bien sûr…). Pour le reste, j’ai surtout fouillé dans les éditions Picquier, incontournables pour tout Françouais qui s’intéresse à la littérature du pays du soleil levant. En commençant par une Anthologie de la littérature japonaise (heu, je ne suis plus sûr du titre, peut-être Mille ans de littérature japonaise…), dont un texte au moins m’a fasciné : le fabuleux Dit de l’ermitage (Hojoki) de Kamo no Chomei (que l’on trouve également au POF en grand format, mais c’est cher, pour le coup…), très court poème philosophique du XIIIe siècle (si je ne m’abuse), emprunt de stoïcisme (et d’autres évocations troublantes de la philosophie grecque : la première phrase évoque irrésistiblement Héraclite…), que les aigris jugeront potentiellement naïf dans sa simplicité, mais qui m’a fait l’effet d’un choc esthétique sans pareil. Dans l’état où je me trouvais, il faut dire que c’était une lecture parfaitement appropriée… Aujourd’hui encore, je m’y ressource régulièrement. Mais ce fut également l’occasion de découvrir rapidement quelques auteurs plus contemporains ; et si les chroniques mongoles de Yasushi Inoue ne m’ont certainement pas laissé un souvenir impérissable, deux auteurs m’ont paru autrement plus intéressants : en premier lieu, Akiyuki Nosaka, entre autres l’auteur de La tombe des lucioles, la déchirante quasi-autobiographie superbement adaptée par Takahata, mais aussi, dans un genre bien différent, de l’indispensable Les pornographes (dont je n’ai appris que récemment qu’il avait été adapté au cinéma par Imamura, il faut que je voie ça) ; et enfin Ryû Murakami, dont j’avais entendu parler maintes fois (même si je ne savais pas – je ne l’ai appris qu’aujourd’hui – que le fameux – et certes impressionnant, mais encore une fois surestimé – Audition de Takashi Miike serait une adaptation d’un de ses ouvrages), mais dont le célèbre Les bébés de la consigne automatique m’a fait un effet mitigé : ce long roman comprenait nombre de passages fascinants, émouvants, et superbement écrits ; certains tableaux étaient remarquables, qu’ils soient contemplatifs ou plus représentatifs d’un certain chaos urbain d’ailleurs passablement teinté de science-fiction ; mais il y avait dans ce roman, régulièrement, des éclats que j’aurais envie de qualifier « d’adolescents », avec du sexe et du sang pas forcément nécessaire, et un brin de complaisance à cet égard ; comme une envie de choquer le bourgeois, pas forcément toujours convaincante, et qui venait à mon sens plomber le bouquin…

 

Cet engouement japonisant fut de toutes façons fort bref : six mois environ. On me poussait bien évidemment à reprendre mes études, mais je ne me sentais pas de refaire du droit privé dans une optique « professionnalisante », avec le concours de l’ENM en ligne de mire ; une semaine avant la date limite de dépôt des dossiers, je ne savais toujours pas ce que j’allais bien pouvoir faire : alors, hop, pile, je m’inscris en japonais ; face, je fais une maîtrise de science po et je poursuis mes études. Et dans tous les cas, advienne que pourra.

 

Face.

 

Bon d’accord.

 

Depuis, plus rien du côté du Japon, j’ai paumé à peu près tout ce que j’avais pu apprendre sur la question (note : il faut rajouter à ce que je viens de détailler longuement, mais c’est la faute aux socialistes, plein de bouquins sur l’histoire du Japon, sur son art, quelques-uns sur le bouddhisme, etc.), et je n’ai en gros plus rien lu de japonais, si l’on excepte quelques retours périodiques au Hojoki (et même si ça fait quelque temps que des bouquins de Haruki Murakami – rien à voir, pour autant que je sache – traînent dans mon étagère de chevet ; le cinéma, par contre, j’y reviens de temps en temps, mais toujours chez les gros connus).

 

Mais voilà : il y a quelques jours, c’était mon anniversaire. Et la tradition veut que l’on offre des cadeaux aux gens qui commémorent leur naissance : sans doute les félicite-t-on ainsi d’avoir un peu moins de temps à vivre, et donc libérer prochainement un peu d'espace. Moi, on m’offre souvent des bouquins (étrangement). Un ami très cher, bien conscient de mon intérêt pour la science-fiction, mais qui se souvenait également de ma (brève) période japonaise (faut dire qu’on cause souvent cinéma), est ainsi allé faire un tour dans une librairie, espérant y dénicher de la SF nippone. Ce qui, en France, n’est franchement pas évident… Il s’est alors tourné vers un conseiller (ou peut-être avait-il déjà été conseillé auparavant, je ne sais pas ; en tout cas, le choix ne s’est certainement pas fait au hasard : d’une manière ou d’une autre, il savait que Ryû Murakami ne me laiss(er)ait pas indifférent), et m’a donc offert quelques jours plus tard… quatre romans de Ryû Murakami. Coup de bol, Les bébés de la consigne automatique ne figurait pas dans le tas (mais il croyait se souvenir, à bon droit, l’avoir vu chez moi, ou m’en avoir entendu parler) : son premier roman, Bleu presque transparent, et sa trilogie intitulée « Monologues sur le plaisir, la lassitude et la mort » (tout un programme), composée d’Ecstasy, de Melancholia et de Thanatos, le tout chez Picquier (en grand format pour le dernier). Et c’était une vach’ment bonne idée (et ça a éveillé quelques souvenirs, aussi ; c’est bien pourquoi j’ai ressenti le besoin de cette longue première partie hautement révélatrice de la perfidie des socialistes). Alors merci beaucoup, toi qui, lors de tes rares passages sur ce blog interlope (à cause des socialistes) t’affubles du pseudonyme éloquent de Captain Spaulding.

 

Passons maintenant aux choses sérieuses (les socialistes ne peuvent pas toujours triompher).


II : NEBAL PARLE QUAND MÊME UN PEU DE BLEU PRESQUE TRANSPARENT

 

Bleu presque transparent, le premier roman de Ryû Murakami, a reçu en 1976 le prix Akutagawa, souvent présenté de par chez nous, de manière bien lapidaire, comme « le Goncourt japonais », et la quatrième de couv’ ne déroge pas à cette règle. Je vous l’accorde, il y a de quoi s’enfuir en hurlant… Rassurez-vous : déjà, le prix Akutagawa récompense avant tout des textes courts, nouvelles ou courts romans ; surtout, il récompense de vrais écrivains, vraiment talentueux (le palmarès comporte quelques jolis noms, dont Yoko Ogawa, Abe Kobo, etc.). Mais il faut ajouter à cela que Bleu presque transparent, immédiatement après sa sortie, a rencontré un succès foudroyant au Japon, devenant bien vite un best seller, salué en même temps par la critique comme une œuvre foncièrement novatrice.

 

En 1976, rappelez-vous, hein.

 

Dans ce bref roman qui se lit d’une traite, Ryû Murakami lui aussi raconte sa life. Enfin, non, mais l’étudiant qu’il était alors ne se prive pas d’une certaine ambiguïté à cet égard : le narrateur s’appelle Ryû, et la « lettre » concluant le « roman » pousse le vice très loin… M’étonnerait pas qu’il y ait des socialistes derrière tout ça, moi. Reste que la vie racontée ici est de suite plus palpitante que celle du Nébal envisagée plus haut. Parce que, voyez-vous, Murakami nous raconte dans son roman quelques tranches de vie d’adolescents nippons « dans un monde en perte de repères », comme on dit des fois ; si vous préférez, des djeun’s qui se droguent et qui baisent à tout va, dans une insouciance totale, le plaisir immédiat justifiant tout, l’avenir n’ayant aucune consistance. Au fil des pages de Bleu presque transparent, on suit ainsi Ryû, mais aussi Kei, Okinawa, Reiko, Yoshiyama, Kazuo et compagnie de partouzes en bads trips, de combines minables en plans foireux, de ruptures sanglantes en amourettes sans lendemain, avec au bout d’une route qu’ils ne parcourent qu’au ralenti le mariage pour elles, un boulot minable pour eux, avec éventuellement un passage par la case désintox, ou une sortie brutale les pieds devant. Mais pour le moment, la seule réalité, c’est Tôkyô, triste et puante, entrevue dans des vapeurs d’alcool et des nuées psychédéliques ; des apparts miteux maculés de sang, de sperme, de chiasse et de vomi ; des pleurs et des hurlements en guise de bande-son, couvrant parfois les Stones ou Jimi Hendrix ; et les Américains, qui approvisionnent et profitent, ne sont jamais bien loin. Récit cru, dissection naturaliste, d’une déchéance envisagée mécaniquement et sans arrière-plan moral. Ils baisent, ils se droguent ; ils se baisent, ils droguent. Ad libitum ou ad nauseam ; les deux semblent à vrai dire indissociables.

 

Un roman façon coup de poing, et qui fait certainement son petit effet (en dépit d’une traduction française qui me paraît plutôt médiocre). Mais…

 

Il y a un problème. Oh, très personnel, sans doute. Et qui prend deux aspects.

 

Le premier, c’est que moi, Nébal, je n’aime pas les adolescents, et plus généralement les jeunes. Je hais les jeunes. C’est bien simple : il n’y a guère que les enfants, les trentenaires et quadra encravatés et les vieux que je déteste presque autant. J’aime encore moins quand les ados servent plus ou moins de prétextes aux susdits trentenaires ou quadra encravatés, voire vieux, qu’ils soient écrivains ou cinéastes, pour faire dans la fausse subversion faussement insouciante, celle qui fait jaser les bigots et bander le lectorat des Inrocks (surtout dans les d’ores et déjà légendaires numéros « spécial cul » de l’été), mais ne pète pas bien haut pour autant. Inutile, j’imagine, de développer plus avant ; et puis j’ai envie de vomir, là…

 

Certes, on ne peut pas adresser ce reproche à Ryû Murakami pour Bleu presque transparent. En 1976, lui-même avait en gros l’âge de ses protagonistes, et, s’il ne lésine pas dans le racolage façon inserts de boulard, si l’on sent dans son roman une indéniable volonté de choquer le bourgeois, celle-ci se trouve sans doute pour une bonne part légitimée par le contexte de l’époque : 1976, en Occident, c’est en gros le punk (dans le roman, et en dépit de la photo de couverture, on n’en est pas encore là : on en est encore aux hippies et à la pop façon Stones ou Beatles ; le revers de la médaille utopique, Woodstock sans les fleurs, mais juste les épines ; pas le climax d'Easy Rider, Japon oblige, d'autant qu'on est ici dans un cadre urbain, mais y'a un peu de ça) ; mais, pour le Japon, et par rapport à ce roman, une autre référence me paraît plus parlante : 1976, c’est aussi l’année de sortie de L’empire des sens, le chef-d’œuvre de Nagisa Oshima. En France… où le film a été monté et produit, après avoir été tourné en secret au Japon. Bientôt, là-bas, ce sera le procès intenté à Oshima pour obscénité, une date importante, bien révélatrice des hypocrisies de la société nippone d’alors. Il me semble que Bleu presque transparent s’inscrit pour une part dans ce contexte. Pas tant, comme en Occident, une révolution sexuelle qui tourne bien vite à la farce grotesque depuis quelque temps déjà en 1976, qu’une évolution dans la manière de parler du sexe. Une revendication de liberté, qui passe bien, pour Oshima, par la revendication de l’obscénité. Sans doute n’est-il pas innocent, à cet égard, que l’on nage autant, dans Bleu presque transparent, et en dépit du titre, dans divers remugles scatologiques ; de même pour ce qui est de l’animalité des personnages, dont un Imamura, par exemple, s’est tôt fait un spécialiste au cinéma (le naturalisme cruel de La ballade de Narayama, quasi-documentaire tout comme le troublant roman de Shichirô Fukazawa dont il était inspiré prenait l’aspect d’une enquête ethnographique, en est une remarquable illustration). Pas d’idéalisation de la sexualité, pas de message ou de portée morale (sur le plan individuel, en tout cas ; pour ce qui est de la société japonaise, c’est autre chose…) : juste des corps qui se mélangent en attendant la mort, inéluctable ; dans tous ces cas, un quasi-suicide…

 

Historiquement, c’est sans doute là une des forces du roman. Mais c’est en même temps, à mon sens, sa faiblesse. Le problème, en effet (deuxième aspect), est que ce canevas minimaliste – des jeunes couillons qui se défoncent et jouissent sans entrave dans une société en déliquescence –, on en a usé et abusé jusqu’à plus soif. Que ce soit en littérature ou au cinéma, il y a certes bien des œuvres pour avoir su transcender leur thématique et rester fascinantes encore aujourd’hui. Mais, pour ma part, je n’oserais certainement pas mettre Bleu presque transparent sur le même plan que, disons, et pour prendre des exemples très divers, Sur la route de Jack Kerouac, Le festin nu de William Burroughs (hors concours, à vrai dire...) ou Trainspotting d’Irvine Welsh : autant de romans très riches, à l’atmosphère forte, et parfaitement écrits. Mais Bleu presque transparent s’attache aux corps, à la crudité et à l’outrance ; et c'est à mon sens sa seule véritable singularité : rien au-delà.

Si l'on combine ces deux aspects – et voilà qui devrait amplement relativiser mon propos –, il m’a un peu fait penser au Requiem For A Dream de Darren Aronofsky (je ne parlerai que du film, je n’ai pas lu le Return To Brooklyn d’Hubert Selby Jr, et son Last Exit To Brooklyn prend la poussière depuis bien longtemps tout au fond de ma pile à lire…) ; un film dont on a dit beaucoup de bien, mais qui m’a pour ma part terriblement déçu : je n’en ai retenu de positif que la fort sympathique BO de Clint Mansell avec le Kronos Quartet, et la remarquable performance d’Ellen Burstyn (ses scènes sont indéniablement réussies) ; pour le reste – i.e. les petits jeunes qui se droguent – ça ma gonflé. Impression d’avoir lu / vu ça cent fois, le choc – bien réel – n’est obtenu qu’à grands renforts d’artifices plus ou moins bienvenus, de tics de réalisation bien vite franchement horripilants : le coup de poing devient figure chorégraphiée, le vomi est millimétré, le sale devient « esthétique », l'outrance une pose ; je traduis, mais ça n’engage que moi : l’intérêt a disparu.

 

Bien évidemment, cette remarque ne portait pas en 1976. Mais, en ce qui me concerne, il ne reste pas grand chose au-delà aujourd’hui, et cela m'a fait un peu le même effet. En même temps, j’admets volontiers une chose : moi qui n’avais déjà guère apprécié, dans Les bébés de la consigne automatique, la gratuité vaguement adolescente de certains passages, je n’étais sans doute guère disposé à apprécier davantage ce premier roman… qui contient à nouveau, pourtant, quelques beaux tableaux ; quelques scènes plus contemplatives, quelques conversations désabusées et naïves entre deux potes, en attendant la prochaine orgie. Autant de séquences qui sauvent malgré tout le roman : je ne peux pas prétendre que Bleu presque transparent soit mauvais, non ; mais il ne m’a pas parlé pour autant. Bof, quoi, mais alors vraiment bof… Dommage.

Mais merci quand même, mon cher Captain ; et ne t’en fais pas : dans la mesure où ce que je regrette le plus dans les deux romans de Ryû Murakami que j’ai pu lire est un certain manque de maturité, je garde bon d’espoir d’être davantage séduit par sa bien plus récente trilogie que tu as eu la gentillesse de m’offrir en même temps que celui-ci. Et, après tout, tout est de la faute de ces enfoirés de socialistes, hein… A suivre, donc.

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"Le carnaval des abîmes", de Jérôme Noirez

Publié le par Nébal

 

NOIREZ (Jérôme), Le carnaval des abîmes (Féerie pour les ténèbres, 3), Aix-en-Provence, Nestiveqnen, coll. Fractales / Fantasy, 2006, 398 p.

 

Mille excuses, et plus si nécessaires, pour le retard accumulé sur mon blog miteux. A ma décharge, cela dit, j’avoue avoir un peu manqué de temps, ces derniers jours, because of que boulot, déjà (si, si) ; à quoi il faut ajouter cette manie étrange et sidérante qu’ont plein de gens de naître fin mai, et de fêter ça, en plus : pas facile d’être productif le lendemain.

 

Et puis, il y a eu cette polémique ridicule, mais si, vous savez, celle sur le mariage annulé pour non-virginité, que c’est un scandale, que les barbus nous envahissent, que la laïcité est en danger (défendons-la donc avec Sarko) et les libertés publiques avec (défendons-les avec Devedjian). On a dit beaucoup de bêtises sur cette histoire tout à fait banale, qui n’aurait jamais dû faire les gros titres, ce qui n’a pas manqué de me faire réagir. Un temps, j’ai même envisagé de pondre un articulet inepte sur cette question ; puis je me suis rendu compte que, non seulement il s’en trouvait pour faire ça bien mieux que je ne saurais le faire (on ne recommandera jamais assez chaudement l’excellent journal d’un avocat, par exemple), mais aussi que ça ne serait probablement rien d’autre, en ces lieux, qu’un appeau à trolls (là encore, le record battu des commentaires chez Me Eolas en témoigne assez). C’est la foire aux préjugés, convaincre est impossible. Dommage…

 

Et puis, dernier point : sauf erreur, ce n’est pas pour ce genre de choses que quelques âmes charitables en viennent quotidiennement à errer dans l’interlope Nébalie ; dans l’ensemble, on s’attend plutôt à trouver par ici des comptes rendus de bons (en principe) bouquins de SF, de fantasy ou de fantastique (surtout). Cette triste affaire m’ayant en outre rappelé pourquoi j’étais misanthrope (et misogyne, bien sûr, hein…) et pessimiste, le besoin de s’évader un peu dans des contrées imaginaires ne s’en est fait que plus vigoureux. Devant l’embarras du choix quant à ce dont j’allais bien pouvoir vous causer aujourd’hui, j’ai donc jeté mon dévolu sur Le carnaval des abîmes de l’excellent Jérôme Noirez, excellent troisième tome de son excellente trilogie de fantasy foutraque « Féerie pour les ténèbres ».

 

Qu’on y mentionne (p. 244) le fameux ouvrage de Bochois d’Hastivel, dit aussi Bochois-le-veineux, intitulé Des Différentes Races de Femmes et de la Façon dont il Convient d’en Faire Elevage, n’a bien entendu aucun rapport avec tout ça.

 

Non, si j’ai choisi de vous entretenir du Carnaval des abîmes, c’est parce que « c’est bien », pour reprendre l’expression récurrente d’un personnage féminin du roman qui apprécie par-dessus tout mettre des choses dans sa bouche. C’est même très bien, vraiment très très très bien, ah oui, c’est épatant. Mais ça, vous vous en doutez déjà : je l’ai après tout assez répété pour les deux volumes précédents, Féerie pour les ténèbres et Les nuits vénéneuses.

 

On retrouve dans ce troisième et dernier volume tout ce qui faisait l’intérêt des deux précédents : un style alerte, une inventivité remarquable, un foisonnement d’idées, un humour un peu dingue, des personnages sympathiques, des scènes d’action rondement menées ; bref, tout ce qui fait la bonne fantasy, celle qui, dans le meilleur des mondes, serait à même de parler même aux intégristes acharnés à dénigrer le genre à gros coups de clichés, parce que à la fois divertissante et intelligente, subtile et efficace, inventive sans gratuité, bref, à la fois différente et idéale.

Avec un petit quelque chose en plus, ai-je trouvé : si le contenu est toujours aussi riche, si la trame est toujours aussi complexe, le roman me semble cependant un peu mieux construit que les deux précédents, où l’on avait parfois tendance à se perdre (enfin, presque, en tout cas) ; on appréciera en outre la démesure de ce final, rassemblant avec beaucoup d’adresse (la plupart du temps...) la multitude de personnages décrits et de pistes ouvertes par les deux premiers tomes ; ce qui, on l’avouera, n’était pas gagné d’avance, étant donnée l’ampleur du machin.

 

Le carnaval des abîmes prend directement la suite des Nuits vénéneuses. C’est ainsi que, dès le premier chapitre, nous voyons la terrible inquisition sainterelloise en marche vers la région du Centre, accompagnée des abominables reliques de l’Empereur dément Chincheface ; en chemin, l’excrucieur Repurgue fait halte à Enlori, où il compte bien en finir une bonne fois pour toutes avec l’ancien officieur de justice Obicion : celui-ci ne pourra trouver refuge qu’auprès des rioteux… Mais la région du Centre est également la proie du redoutable Barugal le Fou (superbe personnage !), secondé des chevaliers lépreux de Gachegaruche !

 

On retourne chez les rioteux avec la petite Grenotte, inconsolable, et qui somnambule bientôt vers le fond ultime, le fond des fonds, l’Intrafond. Jobelot et Gamboisine, eux, quittent cependant l’En-Dessous ; ils comptent bien percer le mystère de Gourios, quitte pour cela à monter dans un avion, au risque que le pilote ne soit le dangereusement enthousiaste Thopasion.

 

Pendant ce temps, à Caquehan, Estrec (de Gourios, justement) se change en arbre à Technole ; il rêve… tandis que Malgasta passe sa colère, sa déprime et sa frustration sur de singuliers adversaires increvables.

 

Et trois saints d’un genre assez malsain foutent le bordel ici et là. Bientôt, le carnaval convergera sur la capitale ; trois cortèges déments, traînant derrière eux la réponse à bien des questions…

 

Le carnaval des abîmes est riche, très riche ; inventif et astucieux comme ont su l’être les deux premiers tomes. La plume de Jérôme Noirez est toujours aussi adroite, maniant l’humour et l’horreur avec une même dextérité. Et le lecteur de se régaler. Je ne hurlerai pas à la perfection, certes (mais ça n’existe pas, une chose pareille) : inévitablement, le monde créé par l’auteur était d’une telle richesse que certaines réponses peuvent décevoir, ou briller par leur absence ; certaines ellipses, de même, peuvent parfois sembler regrettables. L’incontestable plaisir du lecteur peut ainsi s’accompagner, à l’occasion, d’une légère frustration…

 

Mais peu importe : ce qui domine, c’est un sentiment de parfait contentement, de pur plaisir de lecture. Jérôme Noirez, dès cette première trilogie injustement passée inaperçue, nous a ainsi prodigué, je le répète encore une fois, une excellente fantasy à la fois différente et idéale, jouant astucieusement des codes et les malmenant le cas échéant, avec cet enthousiasme et cette inventivité qui font si souvent défaut aux plus gros vendeurs du genre.

 

Alors que demande le peuple ?

 

« L’annulation de l’annulation du mariage, qui, c’est un scandale, a… »

 

Pfff, tu m’as cassé mon coup, là... Oui, c’est ce que le peuple demande, à ce qu’il semble. Mais c’est le même peuple qui demande à travailler plus pour gagner plus, aussi… Mais en vérité je vous le dis, camarades, ce que le peuple devrait demander, c’est un nouveau roman de Jérôme Noirez.

Parce que Jérôme Noirez, c’est bien.

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