CONSTANT (Benjamin), De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier (1796). Des réactions politiques. Des effets de la Terreur (1797), préface et notes de Philippe Raynaud, Paris, Flammarion, coll. Champs, [1796-1797] 1988, 185 p.
J’avais déjà eu l’occasion de causer sur ce blog miteux des Écrits politiques de Benjamin Constant, et avais alors promis de revenir ultérieurement sur ses écrits du Directoire. Voilà qui va être possible, avec cet ouvrage préfacé et annoté par Philippe Raynaud, et comprenant deux brochures essentielles, De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier (1796) et Des réactions politiques (1797), cette dernière étant complétée par un article figurant dans sa réédition (la même année) et en prolongeant la problématique, intitulé « Des effets de la Terreur ».
Le ton est assez différent de ce à quoi pourra nous habituer Constant ultérieurement. La forme en témoigne assez : Benjamin Constant, arrivé à Paris l’année précédente avec sa fameuse amie (et, heu...) Germaine de Staël, est un écrivain débutant âgé d’un peu moins de trente ans, et qui n’a pas encore pleinement développé son style ; bien loin de la fluidité des Écrits politiques, ses brochures sont encore fortement imprégnées des lourdeurs et de l’aridité d’une certaine rhétorique rousseauiste, inévitable chez les auteurs « jacobins », mais qui a également influencé les auteurs libéraux… et contre-révolutionnaires. Au-delà, ces textes brefs sont moins « abstraits » que bon nombre de ceux qui suivront, et, quand bien même ils introduisent avec talent la question fondamentale des « principes » – j’y reviendrai –, ils n’en dépendent pas moins pour l’essentiel de la conjoncture ; aussi sont-ils moins intemporels, mais ils ne sont pas dénués d’intérêt pour autant.
C’est l’époque du Directoire. La plus longue période de la Révolution, mais aussi, sans doute, la moins connue... car la plus méprisée. Après les temps tour à tour glorieux et honnis de la Constituante, de la Législative et de la Convention montagnarde, la Convention thermidorienne et le Directoire font figure d’ère des médiocres : les passions sont moins enflammées, la Terreur ne sévit plus, la patrie n’est plus en danger (pas autant, du moins…), les grands tribuns sont morts ou exilés. Restent, au sommet, les députés de la Plaine qui entendent par tous les moyens conserver un pouvoir dont ils ne savent pas quoi faire (il faut rappeler l’ahurissant « décret des Deux-Tiers », qui s’attire bien des inimitiés – à juste titre…), et des terroristes qui on su tourner leur veste au bon moment. Mais, en contre-coup de la Terreur, certaines libertés réapparaissent, notamment en matière de presse, et le royalisme s’affiche à nouveau, dans cette République qui peine à se consolider. « Les inc’oyables et les me’veilleuses » dont on a fait un des symboles de la décadence du Directoire (parmi tant d'autres : Michelet, lui, n'hésitait pas à mentionner Sade, pour une fois libre, et habitué de certains salons, dont celui de Roederer, si je ne m'abuse...) ne doivent pas nous tromper : la France, alors, se cherche, et, si quelques plumes anciennes continuent de s’épandre, le plus souvent en faisant la preuve de leur consternante hypocrisie (Constant, ici, ne ménage pas ses attaques à l'encontre de La Harpe, notamment...), il est quelques jeunes auteurs qui entendent bien prendre la relève, avec plus ou moins de talent, de justesse… et de mémoire (p. 172 : « Nous sommes aujourd’hui entre des vieillards dans l’enfance et des enfants mal élevés. »). La rhétorique montagnarde peine à se renouveler, et sombre bien vite avec l’imposture babouviste, mais c’est alors que se constituent véritablement l’idéologie contre-révolutionnaire et, ce qui nous intéresse davantage (mais les deux sont liées), celle des « libéraux », ainsi que l’on désigne désormais ceux qui se placent dans la lignée des Constituants et des Girondins (Bonaparte dira bientôt : les « idéologues »…).
Et Constant en est un bel exemple. En 1796, c’est un républicain convaincu ; s’il condamne irrémédiablement la Montagne et la Terreur, cet admirateur des Constituants (notamment Sieyès, sans surprise) et plus encore des Girondins (Vergniaud et Condorcet en tête) craint que certains écrivains ne poussent à jeter le bébé avec l’eau du bain… Le Directoire est en effet attaqué de toutes parts : gouvernant la France « au centre », il a maille à partir, sur sa gauche, avec les débris de la Montagne, et sur sa droite avec un parti royaliste en voie de constitution. Mais, pour Constant, cette situation en apparence intenable est paradoxalement ce qui fait la force du Directoire, comme le seul régime légitime (d’autant plus qu’il a pour lui cet avantage considérable d’être ; en outre, les propositions de la gauche comme de la droite n’étant que des « réactions » ne peuvent qu’entraîner le retour de la terreur et de l’arbitraire), et le seul à même, enfin, de consolider la République, et de glorifier la Révolution et les principes de 1789 sans se laisser tromper par « l’accident » de la Terreur, qui, aussi atroce fut-elle, n’était en rien nécessaire et impliquée par le projet révolutionnaire. La Révolution, en effet, si elle a connu des vicissitudes politiques, n’en a pas moins, déjà en 1796, fondé une nouvelle société : or il est de l’intérêt de la majorité de défendre les acquis de cette nouvelle société contre les tentations réactionnaires, d’où qu’elles viennent. Aussi Constant enjoint-il ses confrères de cesser d’attaquer le régime, certes peu glorieux, en faisant feu de tout bois : pour les amis de la liberté, pour les modérés, hommes de progrès et de Lumières, le soutien au régime est la seule issue ; une « monarchie modérée » est inconcevable, tant le parti royaliste s’affiche de plus en plus haineux et avide de vengeance maintenant que la Terreur lui offre le plus utile des prétextes ; et on ne saurait laisser une fois de plus libre court à l’arbitraire de l’extrême gauche, celui-ci étant par définition incontrôlable, et ne pouvant qu’aggraver la situation, dans un bain de sang.
C’est ce qu’entend démontrer Constant à travers De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier (pp. 27-89). Citons la préface de Philippe Raynaud (p. 7) : « Constant se bat pour ainsi dire sur deux fronts : il défend la société issue de la Révolution en se fondant sur les intérêts que celle-ci a fait naître, mais il se réclame aussi des principes de 1789 pour défendre le régime post-thermidorien, qui est à la fois modéré et révolutionnaire. » L’optique progressiste reste ainsi essentielle, parallèlement à l’opposition à toute forme de réaction. Le « conservatisme » à court terme auquel ne manque pas de faire penser cette apologie du régime existant ne doit donc pas nous tromper. Mais citons encore la préface (pp. 13-14) :
« En fait, Constant invente ici une formule politique particulièrement pertinente pour la politique française : celle de la défense républicaine par le gouvernement du centre-gauche, qui implique un traitement assez différent de la « droite » et de la « gauche », même si les extrêmes des deux camps restent exclus du pouvoir.
« […] Dans cet écrit de circonstances, vigoureusement engagé dans les débats du temps, Constant a donc admirablement exprimé les traits les plus profonds de la période post-thermidorienne, où l’on devine déjà ce qui devait plus tard distinguer foncièrement la politique (et la rhétorique) des « républicains » français de celle des libéraux anglais ; d’un côté, le radicalisme des deux camps issus de la Révolution interdit une bipolarisation stable de la vie politique, de l’autre, dès lors qu’ils restent fidèles au régime « républicain », les modérés doivent, bon gré, mal gré, reprendre à leur compte une partie du pathos révolutionnaire. »
Et, en fin de compte, c’est seulement ainsi, en refusant la politique du pire, quitte à jouer des extrêmes l'un contre l'autre, qu’il sera possible d’établir un nouveau pacte social : « un système politique consolidé et acceptable par les différents intérêts en présence parce qu’il ne se confond avec aucun d’eux » (p. 18).
La brochure de Constant rencontre un certain écho, ce qui l’amène à polémiquer avec d’autres auteurs, dont, plus tard, Kant (mais j’aurais peut-être l’occasion de revenir). Mais il faut surtout mentionner ici un autre jeune républicain, Adrien de Lezay-Marnesia, qui répondit ironiquement à Constant par une brochure intitulée De la faiblesse d’un gouvernement qui commence, et de la nécessité où il est de se rallier à la majorité nationale… Si Lezay est aujourd’hui oublié, le fait est qu’il n’était ni un imbécile, ni un contre-révolutionnaire : sa controverse avec Constant, à bien des égards un homme « de son camp », n’en est que plus subtile et enrichissante.
Aussi Constant complète-t-il son ouvrage de circonstances par une autre brochure, Des réactions politiques (pp. 91-159), toujours fortement rattachée à l’actualité, mais se tournant en définitive vers des problématiques plus abstraites, qui annoncent le grand théoricien libéral ultérieur. Le cœur de l’ouvrage, qui revient sur l’attitude des auteurs à l’encontre du Directoire, n’est pas ici ce qui nous retiendra le plus. Les premiers chapitres sont déjà autrement plus intéressants : Constant y analyse les différentes formes de « réactions », contre les hommes et contre les idées, et s’interroge sur l’attitude que le gouvernement doit adopter à leur encontre (ce qui nous vaut des pages intéressantes sur la justice politique, et c’est bien ce que j’en attendais avant tout…). La réaction est bien entendu condamnée, notamment pour son inutilité, sa mesquinerie, son aveuglement toujours à craindre, son caractère incontrôlable et ses conséquences inenvisageables. Mais Constant ne s’arrête pas là : c’est qu’on n’avait pas hésité à le juger « machiavélique » dans De la force…, et il entend bien montrer qu’il n’en est rien. Aussi la brochure s’achève-t-elle sur de passionnantes analyses des « principes » et de « l’arbitraire », les premiers étant toujours amenés à l’emporter sur le second, quelles que soient les circonstances (et c'est ce qui fondera la controverse avec Kant, sur la question plus précise du « droit de mentir »). C’est ici que Constant sort de sa condition de quasi-journaliste et polémiste pour devenir véritablement un théoricien du libéralisme, et ces pages annoncent ses écrits postérieurs les plus intéressants. Mais je relèverai pour ma part qu’il se montre déjà ici un constitutionnaliste subtil, sachant définir la Constitution, ce qui doit y figurer et ce qui n’a rien à y faire (et ne peut que lui nuire), tout en développant de manière très claire et étonnement moderne l’idée de hiérarchie des normes, ce qui est pour le moins remarquable.
Cette brochure fut tôt rééditée et complétée par l’article intitulée « Des effets de la Terreur » (pp. 161-178), l’opposant à nouveau à Lezay. Ici, le mieux est sans doute de laisser Benjamin Constant s’exprimer sur ses intentions (pp. 167) :
« Je me propose de prouver que la terreur n’a pas été nécessaire au salut de la république, que la république a été sauvée malgré la terreur, que la terreur a créé la plupart des obstacles dont on lui attribue le renversement, que ceux qu’elle n’a pas créés auraient été surmontés d’une manière plus facile et plus durable par un régime juste et légitime ; en un mot, que la terreur n’a fait que du mal, et que c’est elle qui a légué à la république actuelle tous les dangers qui, aujourd’hui encore, la menacent de toutes parts. »
Il s’agit donc de comdamner la Terreur, non la Révolution, et de dissocier les deux, pour ne pas souiller la dernière des atrocités de la première. Constant entend donc montrer que la Terreur n’était pas nécessaire, et que, si ses torts sont indéniables, les faits positifs pour lesquels on lui rend parfois hommage sont résultent en fait d'autres causes (pp. 167-168) :
« Lorsqu’on fait l’apologie de la terreur (et n’est-ce pas faire son apologie que prétendre que, sans elle, la révolution aurait manqué ?), l’on tombe dans un abus de mots. On confond la terreur avec toutes les mesures qui ont existé à côté de la terreur. On ne considère pas que, dans les gouvernements les plus tyranniques, il y a une partie légale, répressive et coercitive, qui leur est commune avec les gouvernements les plus équitables, par une raison bien simple : c’est que cette partie est la base de l’existence de tout gouvernement. »
Une question épineuse, et qui fait toujours débat aujourd’hui (mais il est vrai que l’on est amené, ici, à verser dans l’histoire hypothétique… pour ne pas dire l’uchronie !). L’argumentaire déployé par Constant, en tout cas, se montre assez subtil, et fait régulièrement mouche.
Dans ces premières œuvres politiques, néanmoins, Constant ne se montre pas toujours aussi fin et convaincant qu’il saura l’être ultérieurement : il reste attaché aux circonstances, ce qui ôte de la force à sa pensée. Il n’est guère aisé, après tout, de prendre la défense du Directoire… et l’histoire a de toute façon rapidement réglé la question, d’une manière que Constant lui-même avait envisagée et craint (p. 116) : « […] le despotisme militaire assurerait à la fois l’anéantissement des préjugés anciens, l’établissement d’un mépris grossier pour les lumières, flétries dans la défense de ces préjugés, et la perte de la liberté. » Ce qui n’empêchera pas Constant d’adhérer tout d’abord au Consulat, bien sûr, avant de gagner les rangs de l’opposition (j’ai déjà eu l’occasion de parler de ses maladresses « politiciennes »…).
Cet ouvrage n’est donc pas aussi capital que les Écrits politiques : il n’en pas le caractère mûrement réfléchi, plus abstrait, plus assurré et fluide. Il n’en contient pas moins nombre de développements intéressants, notamment pour ce qui est du « caractère profondément intenable de la position réactionnaire » (p. 26) ; et, sur cette question, je ne peux que rejoindre Constant…