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"Solomon Kane. L'Intégrale", de Robert E. Howard

Publié le par Nébal

HOWARD (Robert E.), Solomon Kane – L’Intégrale, [The Savage Tales of Solomon Kane], illustrations par Gary Gianni, ouvrage dirigé et traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrice Louinet, Paris, Bragelonne, coll. L’Intégrale, [1998] 2008, 431 p.

Hop, ma chro (cosignée avec le sieur paul muad'dib) est à lire (ou pas) sur le beau site du Cafard Cosmique.

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"De la force du gouvernement actuel de la France...", de Benjamin Constant

Publié le par Nébal

 

CONSTANT (Benjamin), De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier (1796). Des réactions politiques. Des effets de la Terreur (1797), préface et notes de Philippe Raynaud, Paris, Flammarion, coll. Champs, [1796-1797] 1988, 185 p.

 

J’avais déjà eu l’occasion de causer sur ce blog miteux des Écrits politiques de Benjamin Constant, et avais alors promis de revenir ultérieurement sur ses écrits du Directoire. Voilà qui va être possible, avec cet ouvrage préfacé et annoté par Philippe Raynaud, et comprenant deux brochures essentielles, De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier (1796) et Des réactions politiques (1797), cette dernière étant complétée par un article figurant dans sa réédition (la même année) et en prolongeant la problématique, intitulé « Des effets de la Terreur ».

 

Le ton est assez différent de ce à quoi pourra nous habituer Constant ultérieurement. La forme en témoigne assez : Benjamin Constant, arrivé à Paris l’année précédente avec sa fameuse amie (et, heu...) Germaine de Staël, est un écrivain débutant âgé d’un peu moins de trente ans, et qui n’a pas encore pleinement développé son style ; bien loin de la fluidité des Écrits politiques, ses brochures sont encore fortement imprégnées des lourdeurs et de l’aridité d’une certaine rhétorique rousseauiste, inévitable chez les auteurs « jacobins », mais qui a également influencé les auteurs libéraux… et contre-révolutionnaires. Au-delà, ces textes brefs sont moins « abstraits » que bon nombre de ceux qui suivront, et, quand bien même ils introduisent avec talent la question fondamentale des « principes » – j’y reviendrai –, ils n’en dépendent pas moins pour l’essentiel de la conjoncture ; aussi sont-ils moins intemporels, mais ils ne sont pas dénués d’intérêt pour autant.

 

C’est l’époque du Directoire. La plus longue période de la Révolution, mais aussi, sans doute, la moins connue... car la plus méprisée. Après les temps tour à tour glorieux et honnis de la Constituante, de la Législative et de la Convention montagnarde, la Convention thermidorienne et le Directoire font figure d’ère des médiocres : les passions sont moins enflammées, la Terreur ne sévit plus, la patrie n’est plus en danger (pas autant, du moins…), les grands tribuns sont morts ou exilés. Restent, au sommet, les députés de la Plaine qui entendent par tous les moyens conserver un pouvoir dont ils ne savent pas quoi faire (il faut rappeler l’ahurissant « décret des Deux-Tiers », qui s’attire bien des inimitiés – à juste titre…), et des terroristes qui on su tourner leur veste au bon moment. Mais, en contre-coup de la Terreur, certaines libertés réapparaissent, notamment en matière de presse, et le royalisme s’affiche à nouveau, dans cette République qui peine à se consolider. « Les inc’oyables et les me’veilleuses » dont on a fait un des symboles de la décadence du Directoire (parmi tant d'autres : Michelet, lui, n'hésitait pas à mentionner Sade, pour une fois libre, et habitué de certains salons, dont celui de Roederer, si je ne m'abuse...) ne doivent pas nous tromper : la France, alors, se cherche, et, si quelques plumes anciennes continuent de s’épandre, le plus souvent en faisant la preuve de leur consternante hypocrisie (Constant, ici, ne ménage pas ses attaques à l'encontre de La Harpe, notamment...), il est quelques jeunes auteurs qui entendent bien prendre la relève, avec plus ou moins de talent, de justesse… et de mémoire (p. 172 : « Nous sommes aujourd’hui entre des vieillards dans l’enfance et des enfants mal élevés. »). La rhétorique montagnarde peine à se renouveler, et sombre bien vite avec l’imposture babouviste, mais c’est alors que se constituent véritablement l’idéologie contre-révolutionnaire et, ce qui nous intéresse davantage (mais les deux sont liées), celle des « libéraux », ainsi que l’on désigne désormais ceux qui se placent dans la lignée des Constituants et des Girondins (Bonaparte dira bientôt : les « idéologues »…).

 

Et Constant en est un bel exemple. En 1796, c’est un républicain convaincu ; s’il condamne irrémédiablement la Montagne et la Terreur, cet admirateur des Constituants (notamment Sieyès, sans surprise) et plus encore des Girondins (Vergniaud et Condorcet en tête) craint que certains écrivains ne poussent à jeter le bébé avec l’eau du bain… Le Directoire est en effet attaqué de toutes parts : gouvernant la France « au centre », il a maille à partir, sur sa gauche, avec les débris de la Montagne, et sur sa droite avec un parti royaliste en voie de constitution. Mais, pour Constant, cette situation en apparence intenable est paradoxalement ce qui fait la force du Directoire, comme le seul régime légitime (d’autant plus qu’il a pour lui cet avantage considérable d’être ; en outre, les propositions de la gauche comme de la droite n’étant que des « réactions » ne peuvent qu’entraîner le retour de la terreur et de l’arbitraire), et le seul à même, enfin, de consolider la République, et de glorifier la Révolution et les principes de 1789 sans se laisser tromper par « l’accident » de la Terreur, qui, aussi atroce fut-elle, n’était en rien nécessaire et impliquée par le projet révolutionnaire. La Révolution, en effet, si elle a connu des vicissitudes politiques, n’en a pas moins, déjà en 1796, fondé une nouvelle société : or il est de l’intérêt de la majorité de défendre les acquis de cette nouvelle société contre les tentations réactionnaires, d’où qu’elles viennent. Aussi Constant enjoint-il ses confrères de cesser d’attaquer le régime, certes peu glorieux, en faisant feu de tout bois : pour les amis de la liberté, pour les modérés, hommes de progrès et de Lumières, le soutien au régime est la seule issue ; une « monarchie modérée » est inconcevable, tant le parti royaliste s’affiche de plus en plus haineux et avide de vengeance maintenant que la Terreur lui offre le plus utile des prétextes ; et on ne saurait laisser une fois de plus libre court à l’arbitraire de l’extrême gauche, celui-ci étant par définition incontrôlable, et ne pouvant qu’aggraver la situation, dans un bain de sang.

 

C’est ce qu’entend démontrer Constant à travers De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier (pp. 27-89). Citons la préface de Philippe Raynaud (p. 7) : « Constant se bat pour ainsi dire sur deux fronts : il défend la société issue de la Révolution en se fondant sur les intérêts que celle-ci a fait naître, mais il se réclame aussi des principes de 1789 pour défendre le régime post-thermidorien, qui est à la fois modéré et révolutionnaire. » L’optique progressiste reste ainsi essentielle, parallèlement à l’opposition à toute forme de réaction. Le « conservatisme » à court terme auquel ne manque pas de faire penser cette apologie du régime existant ne doit donc pas nous tromper. Mais citons encore la préface (pp. 13-14) :

 

« En fait, Constant invente ici une formule politique particulièrement pertinente pour la politique française : celle de la défense républicaine par le gouvernement du centre-gauche, qui implique un traitement assez différent de la « droite » et de la « gauche », même si les extrêmes des deux camps restent exclus du pouvoir.

 

« […] Dans cet écrit de circonstances, vigoureusement engagé dans les débats du temps, Constant a donc admirablement exprimé les traits les plus profonds de la période post-thermidorienne, où l’on devine déjà ce qui devait plus tard distinguer foncièrement la politique (et la rhétorique) des « républicains » français de celle des libéraux anglais ; d’un côté, le radicalisme des deux camps issus de la Révolution interdit une bipolarisation stable de la vie politique, de l’autre, dès lors qu’ils restent fidèles au régime « républicain », les modérés doivent, bon gré, mal gré, reprendre à leur compte une partie du pathos révolutionnaire. »

 

Et, en fin de compte, c’est seulement ainsi, en refusant la politique du pire, quitte à jouer des extrêmes l'un contre l'autre, qu’il sera possible d’établir un nouveau pacte social : « un système politique consolidé et acceptable par les différents intérêts en présence parce qu’il ne se confond avec aucun d’eux » (p. 18).

 

La brochure de Constant rencontre un certain écho, ce qui l’amène à polémiquer avec d’autres auteurs, dont, plus tard, Kant (mais j’aurais peut-être l’occasion de revenir). Mais il faut surtout mentionner ici un autre jeune républicain, Adrien de Lezay-Marnesia, qui répondit ironiquement à Constant par une brochure intitulée De la faiblesse d’un gouvernement qui commence, et de la nécessité où il est de se rallier à la majorité nationale… Si Lezay est aujourd’hui oublié, le fait est qu’il n’était ni un imbécile, ni un contre-révolutionnaire : sa controverse avec Constant, à bien des égards un homme « de son camp »,  n’en est que plus subtile et enrichissante.

 

Aussi Constant complète-t-il son ouvrage de circonstances par une autre brochure, Des réactions politiques (pp. 91-159), toujours fortement rattachée à l’actualité, mais se tournant en définitive vers des problématiques plus abstraites, qui annoncent le grand théoricien libéral ultérieur. Le cœur de l’ouvrage, qui revient sur l’attitude des auteurs à l’encontre du Directoire, n’est pas ici ce qui nous retiendra le plus. Les premiers chapitres sont déjà autrement plus intéressants : Constant y analyse les différentes formes de « réactions », contre les hommes et contre les idées, et s’interroge sur l’attitude que le gouvernement doit adopter à leur encontre (ce qui nous vaut des pages intéressantes sur la justice politique, et c’est bien ce que j’en attendais avant tout…). La réaction est bien entendu condamnée, notamment pour son inutilité, sa mesquinerie, son aveuglement toujours à craindre, son caractère incontrôlable et ses conséquences inenvisageables. Mais Constant ne s’arrête pas là : c’est qu’on n’avait pas hésité à le juger « machiavélique » dans De la force…, et il entend bien montrer qu’il n’en est rien. Aussi la brochure s’achève-t-elle sur de passionnantes analyses des « principes » et de « l’arbitraire », les premiers étant toujours amenés à l’emporter sur le second, quelles que soient les circonstances (et c'est ce qui fondera la controverse avec Kant, sur la question plus précise du « droit de mentir »). C’est ici que Constant sort de sa condition de quasi-journaliste et polémiste pour devenir véritablement un théoricien du libéralisme, et ces pages annoncent ses écrits postérieurs les plus intéressants. Mais je relèverai pour ma part qu’il se montre déjà ici un constitutionnaliste subtil, sachant définir la Constitution, ce qui doit y figurer et ce qui n’a rien à y faire (et ne peut que lui nuire), tout en développant de manière très claire et étonnement moderne l’idée de hiérarchie des normes, ce qui est pour le moins remarquable.

 

Cette brochure fut tôt rééditée et complétée par l’article intitulée « Des effets de la Terreur » (pp. 161-178), l’opposant à nouveau à Lezay. Ici, le mieux est sans doute de laisser Benjamin Constant s’exprimer sur ses intentions (pp. 167) :

 

« Je me propose de prouver que la terreur n’a pas été nécessaire au salut de la république, que la république a été sauvée malgré la terreur, que la terreur a créé la plupart des obstacles dont on lui attribue le renversement, que ceux qu’elle n’a pas créés auraient été surmontés d’une manière plus facile et plus durable par un régime juste et légitime ; en un mot, que la terreur n’a fait que du mal, et que c’est elle qui a légué à la république actuelle tous les dangers qui, aujourd’hui encore, la menacent de toutes parts. »

Il s’agit donc de comdamner la Terreur, non la Révolution, et de dissocier les deux, pour ne pas souiller la dernière des atrocités de la première. Constant entend donc montrer que la Terreur n’était pas nécessaire, et que, si ses torts sont indéniables, les faits positifs pour lesquels on lui rend parfois hommage sont résultent en fait d'autres causes (pp. 167-168) :

 

« Lorsqu’on fait l’apologie de la terreur (et n’est-ce pas faire son apologie que prétendre que, sans elle, la révolution aurait manqué ?), l’on tombe dans un abus de mots. On confond la terreur avec toutes les mesures qui ont existé à côté de la terreur. On ne considère pas que, dans les gouvernements les plus tyranniques, il y a une partie légale, répressive et coercitive, qui leur est commune avec les gouvernements les plus équitables, par une raison bien simple : c’est que cette partie est la base de l’existence de tout gouvernement. »

 

Une question épineuse, et qui fait toujours débat aujourd’hui (mais il est vrai que l’on est amené, ici, à verser dans l’histoire hypothétique… pour ne pas dire l’uchronie !). L’argumentaire déployé par Constant, en tout cas, se montre assez subtil, et fait régulièrement mouche.

 

Dans ces premières œuvres politiques, néanmoins, Constant ne se montre pas toujours aussi fin et convaincant qu’il saura l’être ultérieurement : il reste attaché aux circonstances, ce qui ôte de la force à sa pensée. Il n’est guère aisé, après tout, de prendre la défense du Directoire… et l’histoire a de toute façon rapidement réglé la question, d’une manière que Constant lui-même avait envisagée et craint (p. 116) : « […] le despotisme militaire assurerait à la fois l’anéantissement des préjugés anciens, l’établissement d’un mépris grossier pour les lumières, flétries dans la défense de ces préjugés, et la perte de la liberté. » Ce qui n’empêchera pas Constant d’adhérer tout d’abord au Consulat, bien sûr, avant de gagner les rangs de l’opposition (j’ai déjà eu l’occasion de parler de ses maladresses « politiciennes »…).

Cet ouvrage n’est donc pas aussi capital que les Écrits politiques : il n’en pas le caractère mûrement réfléchi, plus abstrait, plus assurré et fluide. Il n’en contient pas moins nombre de développements intéressants, notamment pour ce qui est du « caractère profondément intenable de la position réactionnaire » (p. 26) ; et, sur cette question, je ne peux que rejoindre Constant…

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"H.G. Wells. Parcours d'une oeuvre", de Joseph Altairac

Publié le par Nébal

 

ALTAIRAC (Joseph), H.G. Wells. Parcours d’une œuvre, Amiens, Encrage, coll. Références, 1998, 207 p.

 

Cela faisait un petit moment, sauf erreur, que je n’avais pas eu l’occasion de parler d’un ouvrage, non pas de science-fiction, mais sur la science-fiction. J’aime bien, moi, pourtant. Mais le fait est – répétons-le encore, et avec une louche de mauvaise foi juste au cas où – qu’il y en a finalement assez peu, pour ne pas dire très peu, en France en tout cas. Ce petit ouvrage publié par l’éminent Joseph Altairac en 1998 chez Encrage en témoigne, dans un sens : pas réédité depuis, il n’en est pas moins un des très rares ouvrages consacrés à H.G. Wells disponibles (en cherchant un peu…) dans la langue de Molière. Or, H.G. Wells (1866-1946), dans l’histoire de la science-fiction, il se pose un peu là, quand même.

 

Le « débat » concernant la « naissance » de la science-fiction est au moins aussi vague que celui concernant sa définition, dont il est à vrai dire un corollaire, et peut-être plus stérile encore. Mais que l’on remonte à Rosny, à Verne, à Mary Shelley ou au-delà (je doute qu’il s’en trouve encore beaucoup pour s’en tenir à Hugo Gernsback), H.G. Wells marque de toute façon un tournant. Aussi, nombreux sont ceux qui n’hésitent pas à le désigner comme étant le « père de la science-fiction », et ils ne manquent certes pas d’arguments. Il suffit de songer aux plus célèbres « scientific romances » de Wells, et à ce qu’ils ont pu représenter dans l’histoire du genre, et plus largement de la littérature. Et c’est tout d’abord le cas, bien sûr, de La Machine à explorer le temps (1895), qui reste encore aujourd’hui un des plus grands chefs-d’œuvre de la science-fiction, une lecture stupéfiante de génie et tout simplement indispensable ; mais il faut également mentionner L’Île du Docteur Moreau (1896) et La Guerre des mondes (1898 ; j’imagine que la parution de l’essai de Joseph Altairac cent ans après ce monument n’est pas un hasard…), ainsi que, mais ces derniers je confesse ne pas les avoir lus (honte sur moi, honte, honte, honte), L’Homme invisible (1897), Quand le dormeur s’éveillera (1899), Les Premiers Hommes dans la Lune (1901 ; pourtant, entre Alan Moore et Xavier Mauméjean qui se réfèrent souvent à Cavor et à la cavorite, il serait temps que je m’y mette…), La Guerre dans les airs (1908), etc. Ce bref ouvrage revient bien évidemment sur ces œuvres incontournables, avec passion et prolixité, dégageant leur extraordinaire inventivité et leur impressionnante postérité.

 

Mais il est également l’occasion de découvrir d’autres versants de Wells, sans doute moins connus, en France en tout cas. Car Wells, qui eut l’honneur rare d’être reconnu et célébré de son vivant, était un auteur complet et un militant ardent, une « personnalité » que l’on ne saurait résumer à ses « romans scientifiques ». L’écrivain ne s’est ainsi pas limité aux seules œuvres « de science-fiction », qu’il s’agisse de romans ou de nouvelles ; à vrai dire, on rencontre essentiellement celles-ci vers le début de sa longue carrière. Mais dès cette époque, il publie également des nouvelles et romans jouant davantage la carte du fantastique ou de la satire, et livrera par la suite essentiellement des romans que l’on pourrait sans doute qualifier de « sociaux », et qui lui valurent l’estime de ses contemporains (ses compatriotes n’hésitant d’ailleurs pas, pour certains d’entre eux, à en faire un égal de Dickens). Joseph Altairac ne néglige pas ces œuvres méconnues (ou, plus exactement, quelque peu « oubliées » : bon nombre d’entre elles furent traduites en français du vivant de Wells, et connurent des adaptations cinématographiques, etc.), et les développements qu’il y consacre sont fort intéressants, et sans doute indispensables pour qui entend cerner la personnalité de l’auteur.

 

Mais celui-ci, au-delà, était également un « intellectuel » engagé, s’impliquant dans bien des domaines, mais toujours dans une même optique : l’amélioration de l’humanité. Issu d’un milieu relativement modeste, Wells, qui eut la chance de s’en sortir, ne cessa tout au long de sa vie de militer contre les « traditions » et discriminations économiques tendant à figer la société. Mais l’engagement du « prophète » fut multiforme et complexe. Wells fut bien un militant socialiste, mais guère orthodoxe : un temps proche des fabiens, il n’adhérait en tout cas pas au marxisme, trop dogmatique à son goût, d’autant qu’il rejetait le principe de « lutte des classes » (La Machine à explorer le temps, entre autres, en témoigne) – son socialisme avait bien quelque chose de « bourgeois », diraient les mauvaises langues… –, ce qui ne l’empêcha pas de s’enthousiasmer – au moins un temps – pour la Révolution russe (il fut à cette occasion amené à polémiquer avec Churchill), et d’émettre à l’égard de ses meneurs et de ses entreprises des jugements tantôt fort lucides, tantôt tristement naïfs (les pages – trop brèves, hélas ! mais j'y reviendrai... – consacrées à son rapport à l’Union soviétique et à ses entretiens avec Lénine et Staline – tout de même ! – sont absolument passionnantes). Féministe convaincu et partisan de « l’amour libre » (sa vie sentimentale fut par ailleurs tourmentée...), il n’hésitait cependant pas à railler les excès ou les illusions des suffragettes. Républicain radical (et un temps candidat travailliste), il n’était cependant guère démocrate : au suffrage universel conduisant nécessairement à la démagogie tant que l’éducation des citoyens ne sera pas plus approfondie, il avouait préférer une sorte de « technocratie » de « savants » et « d’entrepreneurs », d’inspiration plus ou moins saint-simonienne. Universaliste, ou peut-être plus exactement « cosmopolite », il fustigeait les loyautés irrationnelles rendues à la nation ou à la « race », et ne cessa d’œuvrer en faveur de la constitution d’un « État mondial » ; pourtant, son anti-colonialisme virulent (dont témoigne assez La Guerre des mondes) et sa condamnation des atrocités commises par les colonisateurs ne l’empêchèrent pas d’adopter un discours résolumment raciste à l’occasion (thématique hélas à peine entrevue, parallèlement à la thématique de l’eugénisme, mais qui autoriserait sans doute bien des développements passionnants), et, quand éclata la première guerre mondiale, « la guerre qui tuera la guerre » selon sa trop fameuse et naïve expression, il s’engagea résolumment aux côtés des alliés, dénigra les pacifistes et leurs « utopies » (hôpital, charité, tout ça…), et un fond de patriotisme l’amena même à écrire quelques sottises sur la « race allemande »… Ce matérialiste acharné connut sa crise de foi, bien sûr. Et, plus globalement, son engagement en faveur du progrès de l’humanité et sa pensée révolutionnaire (voyez « la conspiration au grand jour ») et utopique pouvaient parfois entrer en contradiction avec un tempérament éventuellement pessimiste, qui ressort clairement de certaines de ses œuvres parmi les plus célèbres, et qui ne cessera de devenir plus frappant avec le temps (mais là, je le rejoins volontiers, dois-je dire…). La pensée de Wells était donc complexe, et parfois fluctuante. Son projet utopique en témoigne assez : l’utopie, chez Wells, doit être « cinétique », et donc évolutive, et non figée comme les utopies classiques. Idée séduisante, mais qui peut laisser sceptique…

 

L’œuvre fictionnelle de Wells est imprégnée de cet engagement de tous les jours – certains de ses romans, semble-t-il, ne sont guère que des prétextes à de multiples dissertations touchant tous les domaines, et parfois de manière fort incongrue : une romance sentimentale, chez Wells, peut aisément déboucher sur une apologie de « l’État mondial » et de la « conscience collective » de l’humanité future ! Mais Wells fut également un journaliste, un essayiste, un scientifique parfois pointu, ou un vulgarisateur : son œuvre non-fictionnelle est abondante et rencontre régulièrement de l’écho (il faut notamment évoquer ici son Esquisse de l’histoire universelle, énorme succès de librairie en son temps), toujours engagée, parfois « visionnaire ». Wells acquit rapidement une stature de « prophète », qui dépassa ses seuls écrits de science-fiction, il est vrai parfois remarquables à cet égard : pensons aux chars d’assaut décrits dès 1903… ou à la bombe atomique dès 1914 ! Mais, à énumérer naïvement les « prévisions » de Wells, on aurait tôt fait de sombrer dans le ridicule… C’est pourtant à bon droit que l’on a pu faire de Wells un des pères fondateurs de la « prospective », discipline – qui, je l'avoue, m’a toujours laissé pour le moins sceptique, j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire par ailleurs… – qu’il a largement contribué à définir et à organiser, écrivant de nombreuses « anticipations » (on lui doit plus ou moins l'introduction de ce terme dans la langue française, au passage) en dehors de tout cadre romanesque, avec parfois une indéniable lucidité (ainsi pour ce qui est de l’urbanisme, où le développement horizontal est privilégié sur le vertical – un « anti-Métropolis », en somme : sa critique du film de Lang fut extrêmement virulente ! –, ou encore du dépassement du chemin de fer par l’automobile, etc.).

 

De tout cela, et de bien d’autres choses encore (et notamment la réception critique de l’œuvre de Wells en France), Joseph Altairac nous entretient avec talent, de manière passionnée et passionnante, dans un essai à la fois dense et d’une lecture agréable (avec quelques traits d’humour pince-sans-rire à l’occasion…). Ce Parcours d’une œuvre me fait à vrai dire l’effet d’une lecture indispensable, ou peu s’en faut, pour tout amateur français de Wells, ou plus largement de science-fiction. Un regret, pourtant : sa brièveté… L’essai à proprement parler s’achève en effet au bout de 132 pages, ce qui est bien peu pour un sujet aussi vaste et complexe : il est bien des pages où l’on ne peut que s’avouer frustré, désireux d’en lire bien davantage… Dommage.

 

Cela dit, le reste de l’ouvrage n’est certainement pas superflu : il s’agit pour l’essentiel d’une longue « bibliographie commentée », non exhaustive et que l’auteur qualifie lui-même de « très modeste esquisse » (p. 133) ; son humilité lui fait honneur, mais le travail qu’il a accompli n’en est pas moins très riche et pertinent.

À l’instar de ce bref ouvrage dans son ensemble. Un très beau portrait, et un « parcours » érudit et minutieux de l’œuvre abondante de celui qui restera à jamais un des plus grands noms de l’histoire de la science-fiction.

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