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"La Nuit des morts-vivants", de George A. Romero

Publié le par Nébal


Titre original : Night of the Living Dead.

Réalisateur : George A. Romero.

Année : 1968.

Pays : États-Unis.

Genre : Horreur / « Gore » ? / Science-fiction ? / Fantastique ?.

Durée : 96 min.

Acteurs principaux : Duane Jones, Judith O’Dea, Karl Hardman, Marilyn Eastman…

 

Il y a peu, ma curiosité malsaine et quelque peu perverse m’a poussé à faire l’acquisition du roman de John Russo La Nuit des morts-vivants, novélisation du célébrissime film de George A. Romero (dont Russo était le co-scénariste). Oui, vous pouvez me traiter de fanboy. Mais avant de vous en faire le compte rendu, il m’a semblé nécessaire de faire la même chose pour l’œuvre originelle (et autrement plus essentielle). Adonc, voilà (purée, ça faisait un bail que j’avais pas chroniqué de film, tiens…).

 

Et, histoire d’annoncer franchement la couleur, autant vous le dire tout de suite : s’il n’est certainement pas irréprochable, et si ce n’est pas à mon sens le meilleur film de Romero (voyez Zombie – le plus grand film de zombies de tous les temps – et Martin – le film de vampires le plus intelligent de tous les temps –), ce film séminal est en ce qui me concerne un des plus importants de l’histoire du cinéma. Du cinéma fantastique, du cinéma de science-fiction, du cinéma d’horreur, oui, mais aussi du cinéma tout court. Et je pèse mes mots (ah mais).

 

Contexte : dans les années 1960, George A. Romero (qui est Américain, et pas Mexicain, contrairement à ce que j’avais pu lire dans Les Inrocks, revue sérieuse et pertinente s’il en est…) est un jeune réalisateur fauché de Pittsburgh. Avec quelques amis également sans le sou, il a fondé Latent Image, une petite compagnie de production tournant essentiellement des spots publicitaires et des films d’entreprise. Mais Romero, notamment, et son ami John Russo, aimeraient bien faire autre chose, et tourner un « vrai » film. Le problème est de trouver le financement… On est encore clairement dans l’ère des studios, l’idée d’un cinéma indépendant est à peu près inconcevable, et Pittsburgh n’est certainement pas Hollywood… Mais Russo soutient, un peu par bravade, qu’il suffirait de rassembler une dizaine de personnes apportant chacune quelques centaines de dollars, pour avoir un budget, dérisoire certes, mais suffisant pour tourner un petit film d’horreur, un film d’exploitation qui ferait la joie des drive-in et des salles de quartier (à la Corman, disons) ; probablement pas une grande œuvre d’art, mais quelque chose qui pourrait rapporter assez d’argent pour passer à quelque chose de plus solide ultérieurement. Romero se montre assez enthousiaste. Avec Latent Image, il commence à mettre un peu d’argent de côté, fait quelques tentatives infructueuses, et se met en quête d’investisseurs. Ceux-ci seront au final 10, et fonderont une compagnie qui prendra du coup le nom d’Image Ten. Chacun apporte initialement 600 $, conformément à la « vision » de Russo ; au fil des rallonges, le film coûtera finalement 114 000 $ (dont 60 000 investis, le reste étant constitué d’emprunts). Dès lors, il n’y a pas de petites économies : comédiens amateurs et totalement inconnus – parfois membres d’Image Ten, d’ailleurs (Karl Hardman, Marilyn Eastman…), – matériel « emprunté » à l’Université, pellicule – noir et blanc – plus ou moins volée, diverses autres petites magouilles ici ou là, musique de stock, effets spéciaux réduits au strict nécessaire, implication totale de la petite équipe initiale dans le film (chacun ou presque adoptant plusieurs casquettes)…

 

Évidemment, dans ces conditions, il est impensable de faire un film d’horreur « comme les autres ». Romero, plus ou moins contraint et forcé par les circonstances (et plus lucide et talentueux qu’un certain Ed Wood – mais on avouera que, jusqu’à présent, l’histoire de ces réalisateurs présente des similitudes…), ne peut pas jouer la carte de l’esthétique « classique » des films d’horreur, des productions de l’Universal des années 1930, et a fortiori du chatoiement technicolor de la Hammer et de ses rivales (productions fauchées de Roger Corman incluses, dans l’ensemble), qui rencontrent à l’époque le succès que l’on sait avec leurs productions gothiques. Sa posture, pour le coup, ne manque pas de rappeler celle du fameux duo constitué jadis par Jacques Tourneur et Val Lewton, mais dans des conditions pires encore puisqu’il ne bénéficie pas du soutien de quoi que ce soit de comparable à la RKO, et que les goûts du public ont changé. Mais là où Tourneur, notamment dans La Féline, avait brillamment pallié à ce manque en jouant la carte de l’ambiance et du fantastique « psychologique », qui l’autorisait à ne rien « montrer », Romero, lui, va prendre une direction radicalement opposée et extrêmement audacieuse : celle du « cinéma-vérité ». Dans la foulée du néo-réalisme italien – je pense notamment aux splendides Rome ville ouverte et Allemagne année zéro de Roberto Rossellini –, et probablement aussi des premiers coups d’éclat de la Nouvelle Vague française, il relègue aux oubliettes théâtralisation, artifice et esthétisme pour y privilégier le réalisme et l’authenticité. Son film d’horreur sera contemporain, américain, tourné en extérieurs, et plus ou moins à la manière d’un documentaire : on est aux antipodes de Terence Fisher comme de Mario Bava. Mais, à l’encontre de Tourneur ou de Carnival of Souls, le « réalisme » s’appliquera également à la matière même du film : il s’agira de « montrer » l’insoutenable, de livrer une horreur graphique. Avec les moyens du bord, certes ; mais, déjà auparavant, Hershell Gordon Lewis, influencé par le grand-guignol, avait procédé de la sorte, avec des budgets tout aussi ridicules, pour ses mythiques films d’exploitation fondateurs du cinéma « gore », le nanardesque Blood Feast (1963) et le bien plus réjouissant 2000 Maniacs (1964). Certes, avec La Nuit des morts-vivants, on est très loin des déferlements de gore des épisodes ultérieurs de la série des zombies, sans même parler des films de cannibales ou de zombies d’un Lucio Fulci, d’un Ruggero Deodato ou d’un Umberto Lenzi, ou des joyeux délires outranciers d’un Sam Raimi ou d’un Peter Jackson premières périodes ; mais les maquillages, quand bien même rudimentaires, et la mémorable séquence anthropophage (même s’il ne s’agit que d’abats dégoulinant de chocolat…), suffisent à conférer une place particulière à La Nuit des morts-vivants dans l’histoire du genre, alors à ses premières expérimentations. Le tollé que suscitera le film à sa sortie en témoigne assez…

 

Reste à trouver un scénario, tout de même… George A. Romero n’a jamais caché s’être inspiré du chef-d’œuvre de Richard Matheson Je suis une légende (déjà « adapté » au cinéma en 1964 sous le titre The Last Man on Earth, avec Vincent Price), et Matheson lui-même a plus ou moins reconnu son bébé quand il a vu La Nuit des morts-vivants… Mais il était bien sûr impensable d’en faire une adaptation « officielle ». Finalement, ne restera que l’idée de cette « épidémie » submergeant la planète, et d’adopter le point de vue des survivants plus ou moins combatifs. Sans le savoir, en s’inspirant ainsi de la science-fiction vampirique de Matheson, George A. Romero a posé les bases du mythe moderne du zombie (complètement coupé de ses bien différentes racines vaudoues, déjà illustrées au cinéma à maintes reprises – White Zombie, l’excellent Vaudou de Tourneur…). Mais le terme lui-même n’apparaît pas une seule fois dans le film de Romero (et je n’en ai compté qu’une occurrence dans le roman de Russo) : le script désignait les « zombies » sous le seul nom de « flesh eaters », puis de « living dead ». L’amalgame ne se fera qu’ultérieurement, notamment avec le deuxième (et le meilleur) film de la saga, titré Dawn of the Dead outre-Atlantique, mais rebaptisé Zombie pour son exploitation européenne par son producteur et distributeur Dario Argento. Mais se pose le problème de « l’explication » du phénomène : La Nuit des morts-vivants est un film d’horreur matérialiste, et, à l’instar des épisodes ultérieurs, les « explications » mystiques, eschatologiques ou vaudoues, ne sauraient y être de mise (sauf au détour d’une punchline ironique, bien sûr : « When there’s no more room in hell, the dead shall walk the earth… »). L’idée de la contamination est reprise à Matheson (et promise à un brillant avenir…), mais reste le problème de l’origine : ici, Romero et Russo commettent sans doute une erreur, en ressentant ce besoin de justification (que les meilleurs films de zombies, par la suite, évacueront assez souvent, à moins de jouer du thème moins troublant des simples « infectés » – Romero lui-même dans The Crazies, Danny Boyle dans 28 Jours plus tard…) ; mais, pour peu convaincante que soit cette étrange histoire de radiations, évoquée rapidement en passant (là n’est pas l’essentiel, heureusement), elle ancre néanmoins La Nuit des morts-vivants davantage du côté de la science-fiction que du fantastique (le roman de Russo insiste d’ailleurs un peu plus sur cet aspect – l’anticipation y est plus franche –, et les films ultérieurs de la saga, plus « apocalyptiques » ou « post-apocalyptiques », enfonceront le clou – on n’en doute plus avec Land of the Dead…). Sur ces bases, Romero et Russo co-écrivent un scénario, d’abord très ambitieux et en trois parties, puis se resserrant sur l’essentiel (uniquement la première partie du projet initial : le film devient ainsi à peu de choses près un huis-clos – c’est toujours ça d’économisé…).

 

Est-il vraiment nécessaire de rappeler l’histoire de La Nuit des morts-vivants ? Probablement pas, mais bon, ainsi que le veut l’usage… Tout commence avec Barbara (Judith O’Dea) et Johnny, deux jeunes américains du Midwest, frère et sœur, qui se rendent dans un cimetière au crépuscule : Barbara tenait à honorer la tombe de leur père ; Johnny, lui, y voit une corvée, et ne cesse de se plaindre de la longueur du trajet… puis de se moquer cruellement de sa sœur : « They’re coming to get you, Barbara! » La blague ne dure pas longtemps : Johnny est attaqué par un individu mystérieux rodant dans le cimetière, et Barbara, terrorisée, s’enfuit. Elle se réfugie dans une ferme isolée, où d’autres maniaques, plus ou moins en état de décomposition avancée, l’assaillent également. Elle ne doit finalement son salut qu’à l’arrivée de Ben (Duane Jones), qui repousse les morts-vivants et entreprend de fortifier la maison dans l’attente d’hypothétiques secours, tandis que Barbara, traumatisée, sombre, après quelques crises d’hystérie, dans une catatonie dont elle ne sortira plus. Mais se sont également cachés dans la cave la famille Cooper (Harry – Karl Hardman –, Helen – Marilyn Eastman – et leur fille Karen, malade – Kyra Schon) et le jeune couple formé par Tom (Keith Wayne) et Judy (Judith Ridley). Dehors, les morts-vivants sont de plus en plus nombreux à assiéger la ferme, et il ne fait aucun doute que, le moment venu, ils sauront trouver un moyen d’y pénétrer et de massacrer les réfugiés : c’est du moins ce que prétend l’énergique Ben, qui entend bien agir – d’abord protéger la maison, trouver à s’informer, puis, si les secours ne se montrent pas, trouver un moyen de s’enfuir… Mais Harry Cooper, lâche et égoïste, soutient que la meilleure solution est de s’enfermer dans la cave en attendant les secours. Les deux hommes s’affrontent, tandis que leur sort inéluctable semble se préciser à mesure que les mangeurs de chair humaine s’amassent à l’extérieur…

 

Le résultat, très moderne, reste encore aujourd’hui remarquablement efficace car réfléchi et maîtrisé, en dépit des mauvaises conditions de tournage et de l’amateurisme des comédiens (cela dit, Duane Jones s’en tire plutôt bien, et Karl Hardman de même, son rôle justifiant assez son cabotinage). L’ambiance est oppressante du début à la fin, et nombre d’images marquent durablement les esprits : la mort de Johnny, la fuite vers la citerne, les bras innombrables jaillissant dans les fenêtres – désormais une séquence incontournable du genre –, le festin cannibale – idem –, le sort d’Helen (une scène qui a considérablement choqué à l’époque), et, bien sûr, cette « chute » stupéfiante, déprimante et d’une audace invraisemblable ; le générique de fin, jouant plus que jamais la carte documentaire, est d’une force rarement (jamais ?) égalée dans le cinéma d’horreur. Dans la forme comme dans le fond, La Nuit des morts-vivants est un film qui ne ressemble à rien de ce que l’on avait pu voir auparavant, et qui passe tous les codes et tous les tabous à la moulinette.

 

C’est que La Nuit des morts-vivants n’est pas seulement un bon film d’horreur, un huis-clos bien ficelé. Ici, je ne peux m’empêcher de citer la jaquette du DVD de The Crazies (dans l’excellente collection des « Introuvables », chez Wild Side) : « George Romero est un maître du film d’épouvante, c’est un fait « établi » par les fans du genre. Pourtant en y regardant de plus près et en occultant certaines scènes « chocs », il devient évident que Romero est avant tout un cinéaste « social » et que l’ensemble de son œuvre est hautement contestataire, anti-militariste, anti-fasciste, anti-consumériste, profondément écologiste. » Oui, moi aussi, cette formulation digne d’un tract anar et saturée de « -iste » m’a fait sourire… Mais, en y apportant quelques bémols – le « avant tout » est exagéré, et l’occultation des scènes « chocs » une erreur en ce qui me concerne –, cette description est tout à fait vraie (et son ton caricatural, avouons-le, est d’autant plus approprié que Romero, s’il a bien des choses intéressantes à nous dire, ne se montre généralement pas très subtil dans son discours : ses idées radicales, il ne les présente pas exactement avec le dos de la cuillère…). La thématique anti-capitaliste ressortira de la plupart des films ultérieurs de Romero (Zombie en tête, bien sûr), et l’anti-militarisme est central dans The Crazies et Le Jour des morts-vivants. Même Creepshow, en apparence plus léger, ne se prive certainement pas de taper là ou ça fait mal. Martin joue très adroitement des tabous religieux et sexuels. Quant au terriblement fauché Season of the Witch, si c’est un film d’horreur raté, c’est par contre un film « social » pertinent (qui n’a donc rien à voir avec les nullités pleines de vide que les alter-bobos franco-anglais nous infligent régulièrement sous cet intitulé généralement annonciateur du pire). On pourrait évoquer toute sa filmographie de la sorte (à part peut-être La Part des ténèbres, où c’est moins sensible…).

 

Et, quand bien même Romero a toujours prétendu le contraire, c’est déjà vrai pour ce qui est de La Nuit des morts-vivants : que le film n’ait été à l’origine qu’un projet commercial n’y change rien, c’est le traitement qui importe. Or les relations sociales – et notamment les relations de pouvoir – y sont bien cruellement disséquées. L’Amérique profonde y sombre dans un chaos qui n’a rien à voir avec la menace « extérieure » toujours évoquée jusqu’alors, et ne maquillant qu’à peine l’Union soviétique : elle est à l’intérieur même de la société américaine. Violer le sacro-saint tabou de la famille américaine et de l’innocence enfantine, c’est une chose qui n’a finalement que rarement été faite depuis. Afficher un tel matérialisme – ressortant notamment du festin cannibale (les scènes « chocs » doivent d’autant moins être occultées que ce renvoi de l’homme à sa condition la plus animale, et son assimilation à un simple tas de viande, sont au cœur du propos…) – dans un genre généralement imprégné de mystique chrétienne n’était certainement pas « innocent ». Refuser le « happy end » à ce point, c’était quasiment du jamais vu (à part peut-être, dans un tout autre genre, l’Allemagne année zéro de Rossellini précédemment évoqué), et Romero a refusé de changer la fin de son film, en dépit des demandes pressantes de distributeurs éventuellement intéressés, mais ne pouvant accepter cette conclusion éprouvante. Et, enfin, il y a la question du racisme… Romero a toujours dit que, si Duane Jones avait été engagé pour interpréter Ben, le héros du film – ou ce qui s’en rapproche le plus –, ce n’était pas parce qu’il était noir – le scénario ne prévoyait rien à cet égard –, mais tout simplement parce que c’était celui qui s’en était le mieux tiré au casting. Je veux bien le croire… mais peu importe : quelle que soit la raison qui a conduit à ce choix, La Nuit des morts-vivants n’en est pas moins un film dont le héros est noir, et n’a rien de caricatural ; ce qui, dans le cinéma américain, est peut-être bien une première, et, hélas, n’a pas eu forcément beaucoup de suites… Dans l’Amérique des années 1960, que ce choix ait été délibéré ou non, il n’en a pas moins une résonance particulière, a fortiori si l’on tient compte de la conclusion du film ; on l’a souvent rappelé, mais à juste titre : le 4 avril 1968, alors que Romero se rend à New York en quête d’un distributeur pour son film, Martin Luther King est assassiné à Memphis…

 

Le film sort finalement le 2 octobre 1968, et rencontre très vite un grand succès public (ce qui ne l’empêche certainement pas de se faire écharper par la critique, qui y voit une monstruosité immorale…). Tourné pour 114 000 $, La Nuit des morts-vivants a rapporté plus de 20 millions de dollars en l’espace de trente ans (et déjà entre 4 et 5 pour les seules années 1969-1970), ce qui en fait un des films les plus rentables de l’histoire du cinéma. Hélas, Romero et ses comparses d’Image Ten ne toucheront rien sur ces bénéfices, s’étant fait escroquer par leur distributeur… Quand Romero gagne son procès en 1975, il ne récupère pas la moindre somme pour autant, du fait de la banqueroute dudit margoulin. Et diverses embrouilles juridiques autoriseront la multiplication des versions bâtardes du film de Romero, remontées à la hache, « complétées » avec de « nouvelles scènes », colorisées, dotées d’une nouvelle bande-son, etc. C’est à bien des égards pour récupérer ses droits sur son film que Romero a parrainé son seul remake officiel (par ailleurs très mauvais), réalisé par Tom Savini en 1990. Aujourd’hui, le film de Romero est dans le domaine public (ce qui explique ses nombreuses éditions en DVD, de qualité très « variable »…), et on le trouve gratuitement et légalement sur le ouèbe.

 

Quoi qu’il en soit, La Nuit des morts-vivants est bien devenu un film culte : doublé en 17 langues, il est projeté chaque jour quelque part dans le monde depuis l’année de sa sortie (il a même été projeté au Museum of Modern Art…). Créateur d’un mythe contemporain, instaurant une nouvelle charte du cinéma d’horreur (qui allait générer les chefs-d’œuvre les plus subversifs et fascinants des années 1970), il a également inauguré les fameux « Midnight Movies », et il a démontré qu’un film indépendant et audacieux, réalisé en dehors des contraintes des studios et sans argent ou presque par une bande de débutants réfractaires aux codes, pouvait être un succès (Easy Rider, sorti la même année, a participé de ce phénomène, largement à l’origine du développement du cinéma indépendant américain – pas seulement d’horreur, loin de là – ainsi que des tentatives les plus personnelles de ce que l’on appellera bientôt le « nouvel Hollywood » – on peut penser notamment à la belle expérience d’American Zoetrope…).

 

Alors, oui, je maintiens : s’il n’est certainement pas exempt de défauts, La Nuit des morts-vivants est bien un des films les plus importants de l’histoire du cinéma. Du cinéma fantastique, du cinéma de science-fiction, du cinéma d’horreur, oui, mais aussi du cinéma tout court.

 



Bon, la novélisation, maintenant…

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"Jeu de nains", de Terry Pratchett

Publié le par Nébal

 

PRATCHETT (Terry), Jeu de nains, [Thud!], traduit de l’anglais par Patrick Couton, Nantes, L’Atalante, coll. La dentelle du cygne / Fantasy burlesque, [2005] 2008, 442 p.

 

« Les Annales du Disque-monde », 31e épisode. Eh oui, tout de même. Cela dit, le précédent m’avait bien plu, alors y’avait pas de raison pour que je m’arrête là, hein ? Adonc, pour ce Jeu de nains, titre français qui ne pouvait que débarquer à un moment ou à un autre, Terry Pratchett retourne à certains de ses personnages fétiches, et probablement ceux qui ont rencontré le plus de succès (pas mes préférés, pourtant), à savoir le Guet. Depuis sa première aventure, Au Guet !, celui-ci s’est considérablement enrichi. Si l’on y retrouve toujours le commissaire Vimaire et le nain-humain-roi-mais-faut-pas-le-dire Carotte ainsi que le sergent Colon et l’indéfinissable Chicard Chique (toujours porteur de ses papiers garantissant contre l’évidence son appartenance à l’espèce humaine), nombre de recrues l’ont rejoint depuis, de tous horizons : politique de mixité oblige, on y trouve des nains, des trolls, des gnomes, une louve-garou, un Igor…

 

Mais cette fois, Vimaire, en plus de devoir subir un improbable inspecteur des impôts du nom d’A.E. Pessimal (initiales qui en disent long sur son caractère infréquentable), se voit en outre imposer par le Patricien Vétérini d’embaucher une vampire. Ruban noir, certes, mais tout de même. L’a jamais pu blairer ces sangsues arrogantes. Angua encore moins, mais on va mettre ça sur le compte de son pedigree. Et la population d’Ankh-Morpork n’est pas des plus réjouies non plus à cette idée. Le Disque-monde publie de toute façon régulièrement des caricatures de Vimaire…

 

Mais, surtout, la cité souffre plus que jamais de l’espécisme (équivalent disque-mondain du racisme bien d’chez nous). Quand débute le roman, deux communautés sont plus chaud-bouillantes que jamais pour se foutre sur la gueule : les nains et les trolls. Z’ont jamais pu se blairer, ceux-là. Ça remonte à loin. Mais dans cette longue histoire riche en cranes éclatés et en genoux tranchés, il est un événement antique qui a particulièrement marqué les esprits : la bataille de la vallée de Koom. Enfin, « marqué les esprits », entendons-nous bien : personne ne sait si ce sont les trolls qui ont tendu une embuscade aux nains, l’inverse, ou les deux à la fois ; et encore moins pourquoi. Mais peu importe : la lointaine vallée de Koom est bien le symbole de la haine ancestrale des nains et des trolls. Versant « innocent » : le génial (i.e. dingue) peintre Fripon en a réalisé une toile monumentale, dont la légende et les best-sellers veulent qu’elle renferme un secret, et, bien sûr, il y a le jeu de thud, variante locale des échecs (bien d’chez nous). Mais, plus grave, à l’approche de « l’anniversaire » de la bataille, la tension monte à Ankh-Morpork, et nombreux sont ceux, dans les deux communautés, qui aimeraient bien en faire une reconstitution grandeur-nature, histoire d’en finir avec les salauds d’en face. Chose que Vimaire ne compte pas laisser faire, bien sûr. Mais le Guet manque de moyens pour contenir les deux camps (d’autant que, pour porter un uniforme, les nains et les trolls du Guet sont partie prenante au conflit latent)… et quand on annonce la mort d’un leader fondamentaliste nain (nécessairement assassiné par un troll, pensez-vous), la cité de Vétérini prend de plus en plus des allures de champ de bataille.

 

Bref, Vimaire a du boulot. Mais rien, absolument rien, ne l’empêchera de rentrer chez lui tous les jours à 18 heures pour lire Où est ma vache ? à Petit Sam. Parce que faut pas déconner.

 

Alors, alors…

 

Ben, un Pratchett de plus. Cette fois, je dois bien le reconnaître. Et ça me perturbe un peu. Oh, on ne s’ennuie pas, hein. Ça se lit tout seul, comme d’hab’. Et, comme d’hab’, y’a quelques passages très drôles (j’ai bien aimé Où est ma vache ?, notamment). Les personnages sont bons, voire très bons. Et, si l’inévitable parodie du Da Vinci Code ne m’a pas vraiment convaincu (un peu facile, pour le coup), j’ai davantage apprécié d’autres éléments du roman. La vallée de Koom est un chouette cadre, et monsieur Brillant un personnage charismatique, une très chouette idée. Les chouettes idées ne manquent pas, d’ailleurs. À la limite, je parlerais presque de trop-plein : l’histoire, pendant un bon moment, part un peu dans tous les sens, multipliant les intrigues parallèles pour compenser la faiblesse (nécessaire) de l’enquête de base, passablement inintéressante. Et je n’ai pu m’empêcher, je l’avoue, d’y voir une sorte de fuite en avant, visant à mieux noyer le poisson, parfois…

 

Le thème est bon, aussi. Idéal pour Pratchett. L’affrontement entre nains et trolls ne manque pas d’évoquer, notamment, le conflit israélo-palestinien, et plus encore ses répercussions dans les pays occidentaux (phénomènes de communautarisme, émeutes raciales plus ou moins authentiques, etc. Les fondamentalistes nains d'Ankh-Morpork, notamment, font immédiatement penser aux islamistes londoniens...). La stupidité foncière du racisme et de l’intégrisme, la mauvaise foi, l'aveuglement et l’instrumentalisation de l’histoire qui les accompagnent, la problématique de l’intégration (avec notamment la thématique de la discrimination positive), et au-delà la question de l’identité et de la nation, tout cela Pratchett en traite fort bien, avec sa causticité et sa lucidité habituelle, à mille lieues des raccourcis démagogiques qu’on nous inflige trop souvent, dans un sens comme dans l’autre. Certes, la fin, comme souvent chez lui, verse un tantinet dans la morale vaguement niaise, mais, bon, ça fait partie du contrat…

 

Mais voilà : c’est bien ce « contrat » qui me gêne. En refermant Jeu de nains, je n’étais pas convaincu. Je ne me suis pas ennuyé, non. J’ai souri, oui. Pas éclaté de rire, cela dit. Mais j’ai surtout trouvé que tout cela avait un triste parfum de réchauffé. Le sentiment d’artifice qui se dégage souvent des Pratchett « mineurs » (comme ça, je dirais bien Nobliaux et sorcières, Accros du roc, Carpe jugulum, Le Cinquième Éléphant…) : l’idée de base est bonne, mais manque un peu de sel, et, surtout, elle est traitée de manière tristement professionnelle, sans saveur, sans spontanéité, sans originalité ni personnalité. Contrairement aux meilleurs volumes du « Disque-monde » (Les Petits Dieux, par exemple), Jeu de nains ne laisse pas vraiment d’impression : c’est du vite lu, vite oublié. Pas désagréable, un divertissement relativement honnête, mais Pratchett est capable de faire bien mieux. Et, y compris ces derniers temps, il l’a souvent montré : j’avais décidément beaucoup aimé Timbré, bien représentatif de ces romans « modernisant » le Disque-monde, et y introduisant de nouveaux personnages. Sans doute est-ce que les héros récurrents n’ont plus grand chose à dire : pour ce qui est de Rincevent, ça fait un moment, et le Guet ne me passionne plus depuis quelque temps déjà ; même mes chouchous persos, les sorcières, ça devient un peu limite… Là, peut-être la limite est-elle franchie ; l’accumulation des policiers n’y change rien, bien au contraire, en ôtant au Guet toute personnalité… tandis que les gags sur les vieux de la vieille n’ont même plus la saveur complice du bon gimmick, mais deviennent de plus en plus lassants.

 

Jeu de nains m’a donc fait l’effet d’un Pratchett mineur. Pas « mauvais » dans l’absolu, non, mais franchement pas terrible quand même. Ça ne m’empêchera pas de lire le 32e tome le moment venu… Mais là, je l’avoue, contrairement à ce que j’ai pu affirmer jusque-là en tant que fan décérébré, je commence à craindre que ça ne tourne à la traditionnelle visite du vieux pote, qu’on continue de voir une fois par an parce que voilà, mais avec lequel la discussion devient de plus en plus forcée, et le plaisir de plus en plus ténu. Et c’est triste.

Mais l’honnêteté m’impose de dire qu’un élément extérieur a pu jouer dans mon appréciation plutôt négative de Jeu de nains (cela dit, je ne crois pas que ça soit pour autant un élément à décharge…) : le fait que j’ai lu, immédiatement après, l’excellentissime Blanche Neige et les lance-missiles de Catherine Dufour ; et là, ça faisait un peu leçon de l’élève au Maîrtre…

CITRIQ

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Blanche Neige et les lance-missiles, de Catherine Dufour

Publié le par Nébal

 

DUFOUR (Catherine), Blanche Neige et les lance-missiles, Paris, Nestiveqnen – LGF, coll. Le Livre de poche Fantasy, [2001] 2008, 606 p.

 

Ma chronique de ce premier volume en poche de la série « Quand les dieux buvaient » (dont j’avais déjà dit du bien pour le « tome 0 ») était à lire sur le beau site du Cafard cosmique...

 

 

Des fois, comme ça, tout à coup, subitement, on se prend à penser que la vie est belle. Tenez, par exemple : Blanche Neige et les lance-missiles. Le premier roman, joliment titré, de Catherine Dufour, paru chez Nestiveqnen en 2001 et heureux vainqueur du prix Merlin 2002. Et le premier tome de sa série de « fantasy burlesque » joyeusement intitulée « Quand les dieux buvaient ». Ça fait envie. Sauf qu’il était impossible de mettre la main dessus depuis, ouf, au moins… Mais joie ! joie ! La collection « Fantasy » du Livre de poche s’est enfin décidée à rééditer ledit roman. Et, tant qu’à faire, sous le titre de Blanche Neige et les lance-missiles, ce sont en fait les deux premiers romans de la série qui sont aujourd’hui réédités (sévèrement revus et corrigés, semble-t-il), en attendant un second volume reprenant les tomes 3, Merlin l’Ange chanteur, et 0, L’Immortalité moins six minutes ; ouais, 0, parce que les préquelles, en ce moment, c’est ach’ment tendance. Alors, franchement : elle est pas belle, la vie ?

 

Deux romans pour le prix d’un, donc (façon de parler, bien sûr), posant les bases d’une série de fantasy frappadingue assumant sans vergogne ce qu’elle doit à Terry Pratchett (surtout), mais aussi à Douglas Adams, ou encore aux Monty Python, etc. Comme les plus belles réussites de ces chantres de l’humour britannique, Blanche Neige et les lance-missiles déborde donc de concepts déviants, de situations absurdes, de noms propres improbables et de jeux de mots tout simplement scandaleux. Et c’est à la fois totalement con, et, non, en fait, pas du tout. Mais avec un petit quelque chose qui le distingue de ces prestigieux modèles, et en fait bien plus qu’une « Palcopie » (aha), à savoir un (mauvais, bien sûr) goût particulièrement prononcé pour l’irrévérence allant jusqu’au trash : ici, on ne se contente pas de malmener les mythes et les archétypes ; on les explose, on les massacre, on les prend, on les retourne, et on les sodomise sauvagement (dans l’ordre que vous voulez, hein). Et, disons-le, oui, avouons-le franchement : ça défoule ; et ça fait du bien. Oh, oui. On l’a souvent souligné, mais allons-y gaiement : tout ça est très punk, en fait. Et extraordinairement jouissif.

 

Le pitch de Blanche Neige et les lance-missiles, ou plus exactement de sa première partie (rebaptisée ici Les Grands Alcooliques divins ; personnellement, j’aurais préféré le titre original de Blanche Neige = SS, mais, bon…), en témoignera assez. C’était il y a bien longtemps, sur un monde plat (forcément). Il y avait alors des gnomes consanguins particulièrement xénophobes, des gragons particulièrement dangereux, et des fées particulièrement stupides. Parmi elles, il y avait notamment ces insupportables marraines, qui passaient leur temps à arranger des mariages. Mais, un jour, un spectre particulièrement rancunier du nom de Bille Guette (une vraie enflure, vous vous en doutez) a trouvé le moyen de bourrer la gueule à Dieu et au Diable, et ça a comme qui dirait foutu un peu le bordel, anges et démons en profitant pour faire un peu tout et n’importe quoi. C’est comme ça que la Belle au Bois-dormant, à la diction un peu anachronique, forcément, s’est retrouvée à épouser un démon, que Peau d’Âne est restée coincée dans sa cabane miteuse au fond des bois, et que Blanche Neige, en réchappant aux manœuvres de sa belle-mère et de son miroir magique gâteux, a grimpé les échelons à coups de fourberies sanglantes, jusqu’à devenir impératrice d’Obersturm, où elle instaura une abominable dictature (mais il est vrai qu’elle avait une hérédité chargée). En suivant ces personnages, mais aussi quelques autres, dont le prince charmant de Cendrillon reconverti dans la magie (il faut dire que le coup de la pantoufle de verre, c’était quand même pas une bonne idée), une mésange bavarde et une petite vareuse à capuche rouille (sa gueule), on sera amené à assister à rien moins qu’à la fin du monde. Eh oui.

 

Un joyeux délire totalement foutraque, débordant d’idées génialement débiles et autres références savoureuses, et servi par une plume alerte, naviguant sans soucis au milieu des barbarismes, des jurons et des anachronismes médiévalisants (les répliques d’Aurore sont souvent à tomber, de même que le long flashback consacré à Wilfried Anicet Méthode et à ses problèmes de « cuer »). C’est déjà beaucoup ; mais, chose surprenante et particulièrement appréciable, Catherine Dufour, tout en pillant à droite à gauche et en partant dans tous les sens, multipliant les digressions interminables et saynètes anecdotiques, parvient néanmoins à nous raconter une histoire. Et une bonne histoire, qui plus est : drôle, certes, mais aussi caustique (et parfois très noire…) ; dingue, d’accord, mais plutôt bien ficelée ; référencée, OK, mais inventive. En jouant des clichés de la fantasy commerciale et des contes de fées dans ce qu’ils ont de plus niais, elle parvient cependant à livrer quelque chose d’original et finalement très personnel, et à surprendre régulièrement le lecteur. Belle performance, pour un résultat hilarant de bout en bout, que l’on dévore avec gourmandise et un sourire bête permanent.

 

Et c’est peut-être encore plus vrai pour ce qui est de L’Ivresse des providers, roman qui se situe bien plus tard ; de nos jours, en fait, et sur un monde « bouliforme », mais dans un univers parallèle au nôtre. Où les spectres, menés par le génial et insupportable Evariste Galois, se sont emparés de l’Internet, mais ont maille à partir avec l’Ankou, la Faucheuse, qui, non contente d’être Bretonne, s’est dégottée un terrible allié, le magnat de l’informatique… Will Door. Eh oui : Il est revenu (Catherine Dufour a dû avoir de gros soucis avec Windows, faut croire). Dieu et le Diable, par contre, non. Du coup, pour triompher de l’immonde petit salopard et de ses hordes de pacmans ayant envahi les réseaux, l’aide des fées sera la bienvenue. Et la vieille fée Calmebloc Icibachudun Désastrobscur (Cid, ça va plus vite), tirée de sa souche, relookée façon Lara Croft et secondée de la « créatrice » de jeux de rôles navrants Mismas, de répondre à l’appel de ses copines rescapées. C’est-à-dire de se rendre au bois de Boulogne. Il sera bien temps, alors, de se lancer dans une quête improbable, parsemée de cuites épiques, de gros pétards de beuh et de propositions nécessairement inconvenantes, et où l’on croisera entre autres le père Noël et Arthur Rimbaud. Tant qu’à faire, hein… Après tout, c’est pas tous les jours l’apocalypse (oui, encore ; enfin, dans un sens… mais c’est un peu une obsession, chez le petit magouilleur rancunier).

 

Catherine Dufour délaisse cette fois les contes de fées, vaincus par KO au précédent round, pour nous concocter une mixture improbable télescopant horreur et folklore breton, science-fiction et fantasy, cyberpunk et steampunk. Et où l’on trouvera aussi bien des blagues d’informaticiens que de la méta-fiction (une idée absolument géniale…). Et le pire, c’est que le mélange prend remarquablement bien. L’ivresse des providers déborde encore plus d’inventions que le roman précédent, et est indéniablement personnel. Et toujours à mourir de rire. Et pourtant grave, parfois. Mais très bon, en tout cas.

 

Ce premier tome de « Quand les dieux buvaient » fait donc partie de ces livres rares qui font du bien. 600 pages de pur bonheur, d’inventions conciliant débilité profonde, profonde subtilité, et éclats de rire salutaires allant du gros rire gras au ricanement sardonique. Et c’est jouissif. Oh, oui. La vie est belle, vous dis-je.

 

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Le Jour des Fous, d'Edmund Cooper

Publié le par Nébal

 

COOPER (Edmund), Le Jour des Fous, [All Fool’s Day], traduction de l’anglais par Gérard Colson, revue et complétée par Xavier Mauméjean, Dinan, Terre de brume, coll. Poussière d’étoiles, [1966] 2008, 246 p.

 

Hop, ma chro est à lire (ou pas) sur le beau site du Cafard Cosmique. Mais je la republie ici au cas où...

 

 

En vérité je vous le dis, mes très chers frères : l’apocalypse est proche. Entre le réchauffement climatique, la crise financière, le terrorisme islamiste, le LHC, le H5N1, le PS et PBLV, j’ai du mal à voir comment on pourrait s’en tirer. Il est donc plus que jamais nécessaire en ces temps difficiles de lire des romans post-apocalyptiques, seuls à même de nous fournir de précieux enseignements permettant aux plus forts (et à ceux qui ont le plus la classe dans des fringues en cuir) d’entre nous de survivre le jour d’après et les suivants. Une chose que Terre de Brume a fort bien compris, et c’est sans doute pourquoi l’éditeur breton réédite aujourd’hui le classique d’Edmund Cooper Le Jour des Fous, pour la première fois dans une traduction intégrale.

 

Les auteurs de science-fiction britanniques ont toujours goûté le genre« catastrophe », ce qui n’étonnera personne. Mais, à l’instar de son éminent confrère et compatriote J.G. Ballard, et quoique dans une perspective différente, Edmund Cooper, multirécidiviste en la matière, a choisi dans Le Jour des Fous de nous décrire une apocalypse pour le moins étrange, bien éloignée des traditionnels conflits bactériologiques et/ou nucléaires et autres invasions d’extraterrestres aux yeux nécessairement globuleux. Ici, de mystérieuses radiations solaires, dont on ressent les premiers effets en 1971, provoque ce que l’on surnomme bientôt le « Suicide Radieux » : les êtres humains victimes de ces radiations succombent bien vite à des pulsions suicidaires irrépressibles, et, en l’espace d’une décennie, l’espèce humaine est éradiquée.

Toute l’espèce humaine ? Non ! Il y a bien quelques survivants... mais ce ne sont pas des gens « normaux », voyez-vous : n’ont résisté au « Suicide Radieux » que les fous, les excentriques, les artistes, les fanatiques religieux ou politiques, bref, les gens un peu fêlés sur les bords, et éventuellement au milieu aussi. Les « transnormaux », comme ils se baptisent eux-mêmes.
Parmi eux, Matthew Greville, un publicitaire frustré, vaguement psychopathe, qui, le 7 juillet 1971, alors que le phénomène n’avait pas encore été remarqué, a tué sa femme dans un accident de voiture qu’il avait lui-même provoqué afin de mettre fin à ses jours. Mais il a survécu, et, depuis, si le souvenir du drame ne l’a jamais abandonné, l’idée du suicide ne lui a plus traversé l’esprit, alors que ses compatriotes tombaient comme des mouches autour de lui.

Si ce point de départ est relativement original, on avouera néanmoins que, passées les premières pages décrivant (avec une efficacité remarquable, toute de froideur et d’humour noir) la décennie fatidique et l’effondrement de la civilisation (de l’Angleterre, essentiellement), Le Jour des Fous tourne au roman post-apocalyptique on ne peut plus classique. Les « transnormaux », pour être « officiellement » fous, ne sont pas a priori plus sauvages que les survivants classiques du genre, par définition peu fréquentables. Et c’est sans surprise que nous suivrons dès lors Matthew Greville et bien vite son (inévitable) compagne Liz, nécessairement jeune, jolie et écervelée (au passage, le roman sent son pré-68, et contient bien des pages à même de faire hurler à l’autodafé les Chiennes de garde) dans l’Angleterre en ruines, en commençant par Londres. Un périple plutôt banal, mais rondement mené, où nos deux tourtereaux très « je t’aime... moi non plus » tombent inévitablement de Charybde en Scylla (8 rue Riesener, etc.). Ce qui nous vaut quelques tableaux saisissants, et nombre de rencontres mémorables, parmi lesquelles on retiendra notamment, outre les meutes de chiens ou de porcs et les hordes de rats, une (sale) bande de (sales) jeunes particulièrement sadiques, un faux curé et son harem façon « girls with guns », ou encore le répugnant Sir James Oldknow et sa baronnie réactionnaire ; sans compter une belle brochette d’inévitables fanatiques religieux (la thématique ressurgit très régulièrement tout au long du roman).

Mais, quand bien même ce schéma a été répété ad nauseam ultérieurement, Le Jour des Fous garde aujourd’hui une place à part, dans la mesure où il se montre étonnement dérangeant (jusque dans sa peu vraisemblable conclusion pseudo-utopique - un classique, là encore) : le roman fait preuve, de bout en bout, d’une amoralité rare, et d’une cruauté terriblement éprouvante (avec quelques scènes d’horreur ne lésinant éventuellement pas sur le gore) ; c’est d’autant plus vrai, sans doute - et peut-être paradoxalement -, que l’on ne peut guère s’identifier à Greville ou à Liz, la sécheresse et la violence de leur relation y étant pour beaucoup. La plume de l’auteur, sobre et efficace, renforce encore cette impression de froid désenchantement, et le roman parvient ainsi à susciter un malaise permanent, un trouble chez le lecteur, confronté brutalement à des questionnements éthiques effrayants, auxquels il ne parvient décidément pas à apporter de réponse.

 

Aussi, quand bien même Le Jour des Fous n’a rien d’un chef-d’œuvre, et quand bien même la science-fiction catastrophiste, notamment britannique, a connu des réussites autrement plus marquantes, il n’en reste pas moins que ce classique - au sens fort - conserve aujourd’hui, en dépit de sa nombreuse descendance, une atmosphère particulière et une étonnante force qui en rendent la lecture tout à fait recommandable.

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La Fiancée du dieu Rat, de Barbara Hambly

Publié le par Nébal

 

HAMBLY (Barbara), La Fiancée du dieu Rat, [Bride Of The Rat God], traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Michèle Charrier, Paris, Les Moutons électriques – LGF, coll. Le Livre de poche Fantasy, [1994, 2005] 2008, 478 p.

 

Ma chronique se trouvait sur le défunt site du Cafard cosmique... La revoici.

 

 

 

Si Barbara Hambly est bien un auteur « prolifique », le fait est qu’on en retiendra essentiellement ici ses fameuses novellisations de Sta... non, disons plutôt ses romans de fantasy, dont plusieurs ont d’ores et déjà été chroniqués sur le Cafard cosmique : on rappellera donc Fendragon, « Le Cycle de Darwath » et enfin L’Invité malvenu, en son temps publié par Les Moutons électriques, à l’instar de cette Fiancée du dieu Rat reprise aujourd’hui dans la collection « Fantasy » du Livre de poche.

 

Fantasy ? Sans doute, si l’on s’en tient à l’usage qui y est fait des mythes (chinois et mandchous, en l’espèce, ce qui est relativement original) et de la magie... Mais une fantasy urbaine, bien loin des grandes sagas héroïques, et diffuse, discrète, à la limite de l’ambiguïté : sous cet angle, on pourrait tout autant parler de fantastique, d’autant que l’auteur n’hésite pas à jouer de la carte horrifique, à sa façon très particulière.

Mais La Fiancée du dieu Rat, c’est avant tout un cadre fascinant, très documenté et brillamment mis en scène : celui d’un Hollywood en gestation, dans les années 1920, à la grande époque du cinéma muet. Les stars abondent en ce temps-là, celui de Mary Pickford, de Douglas Fairbanks et de Rudolph Valentino, de D.W. Griffith, de Charlie Chaplin et d’Erich von Stroheim... autant de noms fameux que l’on croisera régulièrement dans ces pages, personnalités fortes, à l’excentricité affichée, dont les amours et caprices font les délices d’une presse avide de scandales. Peu lui importe le talent à vrai dire : Chrysandra Flamande, autour de laquelle se focalise l’intrigue, est une actrice lamentable ; mais c’est une vamp, dont la beauté évanescente imprime la toile, et que les studios ont rendue plus séduisante encore en lui élaborant une biographie farfelue, bien digne d’une star - qui ne peut décidément se permettre de n’être qu’une petite Juive de Pittsburgh... Mais, sous les flashs des reporters et les paillettes des premières et des soirées au Cocoanut Grove, se dessine une réalité plus sordide : celle d’une jungle, déjà, où les studios s’entredévorent, où les producteurs l’emportent sur les artistes, et où tout un chacun, pour survivre et se faire un nom dans ce pays d’Oz tape-à-l’œil, se doit de suivre le rythme effréné des tournages en multipliant les compromissions. Pour tenir, il n’y a guère que la cocaïne et l’alcool - qui n’a jamais autant coulé à flots qu’en cette époque de Prohibition... Et cela ne suffit pas toujours.

C’est le monde que découvre éberluée Norah Blackstone, jeune veuve de guerre, la belle-sœur de Chrysandra Flamande - Christine pour les intimes... La petite Anglaise, qui ne se remet pas de la mort de son Jim dans les tranchées, tourne à la vieille fille à moins de 30 ans, presque à la Miss Marple... car elle ne manque pas de lucidité et d’astuce, à la différence de la star quelque peu greluche. Et c’est essentiellement elle que nous suivrons tout au long du roman, et qui, avec l’aide du séduisant caméraman Alec, fera tout son possible pour sauver la vie de la vamp, menacée par une cruelle divinité mandchoue. C’est du moins ce que prétend le mystérieux magicien chinois Shang Ko ; difficile d’y croire, dans un premier temps : le vieillard ne paraît guère différent de ces admirateurs fanatiques qui assaillent en permanence les folies architecturales des hauteurs de Los Angeles dans lesquelles se cloîtrent les stars, et de ces occultistes grotesques, ces spirites innombrables, toutes persuadées d’être la réincarnation d’une prêtresse antique ou d’une princesse orientale... Mais un jeune cascadeur périt bientôt dans des circonstances atroces, tandis que son amant - suspect idéal, bien qu’il s’agisse d’un vieil acteur bedonnant et alcoolique, et par ailleurs fort sympathique - disparaît dans la nature, mettant en péril la production biblique à laquelle participe alors Chrysandra Flamande ; et ce n’est que le premier d’une longue série d’incidents tragiques, conférant de plus en plus de poids aux avertissements alarmistes du magicien chinois...

Un cadre excellent, donc, parcouru de références savoureuses, et judicieusement saupoudré de folklore extrême-oriental (jusque dans les titres des chapitres, tirés du Yi-King ; Chrysandra raffolant par ailleurs de « chinoiseries », accompagnée en permanence d’un infernal trio de pékinois et multipliant parties de mah-jong et virées dans Chinatown, le mélange a priori incongru fonctionne en définitive remarquablement bien) ; des personnages étonnamment attachants quand bien même caricaturaux (ce qui vaut tout autant pour les chiens sus-mentionnés, belle performance !) ; et, cerise sur le gâteau, beaucoup d’humour... Tout cela devrait logiquement nous donner au final un roman particulièrement réjouissant, non ?

Eh bien, non. Étrangement, malgré tous ces atouts, La Fiancée du dieu Rat se révèle avant tout terriblement ennuyeux... Le problème, ici, n’est pas tant l’histoire de fond, finalement banale, et ses aspects manichéens, unilatéraux : Barbara Hambly, on le sait, aime jouer des codes, et quoi de plus normal, dans ce cadre, que de livrer une trame en noir et blanc, saturée de clichés, baiser final inclus ? Le lecteur peut bien ici se montrer complice de l’auteur, quand bien même certains « passages obligés » - je pense notamment aux pénibles réminiscences de Norah, et à sa timide amourette avec Alec - peuvent à bon droit le faire soupirer.

Non, si le roman ennuie, la faute en incombe probablement surtout à la plume de l’auteur, à la forme plus qu’au fond : le style se révèle souvent confus, accumulant les digressions et les conversations hermétiques, les interlocuteurs - nombreux - n’étant pas toujours aisés à identifier. La construction, quant à elle, est laborieuse : Barbara Hambly a-t-elle usé du Yi-King comme Philip K. Dick dans Le Maître du Haut-Château ? Si c’est le cas, c’est avec bien moins de réussite... Le rythme, enfin, est terriblement mollasson : le roman est bien trop long à mon sens, l’intrigue ne se mettant que très lentement en place... On s’endort... comme devant un film muet interminable, sans doute (concept !), à l’instar de ceux que souhaiterait tourner Hraldy dans le roman, avant de se tourner vers La Métamorphose de Kafka ; un mauvais film, hélas... Et c’est bien dommage. Car les incontestables qualités du roman, nombreuses, se retrouvent ainsi presque totalement annulées...

 

Un regrettable gâchis : ce roman avait tout pour susciter l’émerveillement et le rire, mais n’obtient du lecteur que somnolence et bâillements... Que La Fiancée du dieu Rat, avec autant d’atouts, ne parvienne qu’à ennuyer, voilà bien le plus grand mystère de toute cette histoire. Et ce qu’elle a de plus triste.

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