"Episodes des journées de juin 1848", de François Pardigon
PARDIGON (François), Épisodes des journées de juin 1848, présentation d’Alix Héricord, Paris, La Fabrique, coll. Utopie et liberté, 2008, 289 p.
Chez les hyper-gauchiss’ de La Fabrique, on ne publie pas que les opuscules invisibles des insurgés invisibles qui font visiblement mumuse avec des trains visibles. Des fois, on publie aussi des ouvrages historiques sacrément intéressants. Il y a quelque temps, ainsi, je vous avais entretenu du tout à fait passionnant Prologue d’une révolution de Louis Ménard. Les Épisodes des journées de juin 1848 de François Pardigon gagnent d’ailleurs à être lus dans la foulée, puisque l’on y trouve le seul autre véritable témoignage « sur le vif » des journées de juin 1848 depuis le camp des insurgés.
Si l’on en croit la quatrième de couverture (qui annonce la couleur), les journées de Juin seraient les « grandes oubliées de l’historiographie contemporaine, parce qu’elles ont vu les « républicains » canonner les ouvriers ». Bon. Faut pas déconner. Déjà, enlevez-moi ces vilains guillemets à « républicains ». Ensuite, à condition de bien vouloir enlever ses œillères, on ne peut que constater que ces « grandes oubliées » sont bien au contraire la seule chose que l’on a retenu de la IIe République, avec le coup d’État du 2 décembre 1851… L’oubliée, dans l’histoire, c’est plus largement la IIe République, trop souvent limitée à ces deux tragiques événements, à quelques images d’Épinal comme la fameuse scène du drapeau rouge, et quelques invectives à la « Napoléon le Petit » (d’actualité, certes).
Ce que j’admets volontiers, par contre, c’est que ces journées de Juin, si l’on en a beaucoup parlé – je ne vais pas vous dresser ici la bibliographie gigantesque de ces « grandes oubliées » –, on a par contre dit beaucoup de bêtises à leur sujet. La vision manichéenne (les guillemets à « républicains », par exemple) a ainsi souvent tristement simplifié un événement d’une grande complexité ; on a dit également bien des absurdités sur les ateliers nationaux (ne serait-ce que leur stupide attribution au pauvre Louis Blanc, qui n’avait rien à voir avec ça) ; enfin, l’analyse marxiste longtemps prédominante dans l’historiographie contemporaine a également nui à l’analyse des journées de Juin, en pliant parfois les faits au dogme de la lutte des classes (voir notamment le problème du rôle et de la composition de la garde mobile – là encore, la bibliographie est abondante), ou en malmenant l’événement et sa signification (et plus largement celle de la IIe République) pour les faire correspondre aux principes intangibles du matérialisme historique. Heureusement, on n’en est plus là.
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Même si la IIe République, comparativement, reste bien une grande oubliée de l’historiographie contemporaine.
Il est donc extrêmement utile d’envisager les terribles journées de Juin sous tous les angles. Et, à n’en pas douter, le témoignage de François Pardigon est du plus grand intérêt à cet égard. Comme tout témoignage, il n’est certes pas à prendre toujours au pied de la lettre – notamment pour ce qui est des chiffres avancés, encore mystérieux à l’occasion, et qui font ici l’objet de supputations parfois exagérées par la vigueur du pamphlet, ce qui est bien compréhensible. Il n’en constitue pas moins une source unique en son genre, en ce qu’elle ne porte pas tant sur les journées de Juin telles qu’on les envisage généralement (événements « militaires », analyse sociologique), mais plus précisément sur leur répression immédiate. François Pardigon, jeune étudiant avancé qui avait rejoint dès le départ les rangs des insurgés (pas nécessairement des « ouvriers », au passage ; loin de là, même…), a en effet été fait très tôt prisonnier. Dès lors, son récit ne porte en rien sur les combats ou les scènes fameuses qui les ont émaillés (les tentatives de conciliation, l’assassinat du général Bréa, la mort de Mgr Affre, pour ne citer que quelques exemples célèbres ; pour cela, voyez Ménard – de préférence à Marx et Engels, qui avaient raconté un peu n’importe quoi dans la NRZ et Les Luttes de classe en France, leurs informations étant de seconde main…), mais sur le terrible calvaire enduré par les insurgés faits prisonniers, entassés dans des souterrains nauséabonds, laissés sans soins, et parfois victimes d’exécutions sommaires et autres massacres purs et simples.
On ne s’attardera guère sur la présentation d’Alix Héricord, qui, en-dehors de quelques rares éléments biographiques tout à fait intéressants, et de quelques notes sans doute instructives pour les fanatiques de la géographie parisienne, consiste surtout en une paraphrase de la préface de François Pardigon, encore plus bourrine à certains égards, tristement dogmatique à l’occasion, et ne lésinant pas sur les simplifications abusives le cas échéant. L’ouvrage, heureusement, vaut mieux que cette introduction dispensable.
Il s’ouvre sur un très long chapitre « en guise de préface » (près du tiers de l’ouvrage), composé en 1852, et qui contient la quasi-totalité des éléments « théoriques » de ces Épisodes des journées de juin 1848. Un document intéressant et très révélateur, tantôt d’une lucidité exemplaire (signification de la IIe République et des journées de Juin – contre Marx, d’ailleurs –, inefficacité de la répression politique – au travers de la correspondance d’un transporté, d’abord sur les « pontons », ensuite en Algérie –, etc.), tantôt plus naïve (apologie de 1793, inévitable, mais virant à l’apologie générale de la violence politique et de la Terreur, ce qui vient tout de même en contradiction avec ce que Pardigon dit de la répression politique, et l’ensemble de son témoignage, à vrai dire – il n’est qu’à voir les « caveaux » dans lesquels il a été parqué…).
Son témoignage – car c’est bien de cela qu’il s’agit : Pardigon ne parle que de ce qu’il a vu personnellement – est ensuite à la fois chronologique et géographique. Les chapitres, publiés à l’origine en feuilleton en 1849, puis repris en volume en 1852, sont en effet découpés en fonction des lieux où il a été traîné par les autorités durant l’insurrection et ensuite : après sa brève participation à l’insurrection rue Saint-Jacques, nous le suivons donc dans la caserne des Grès, puis dans celle de Tournon, ensuite à l’Abbaye, puis au caveau des Tuileries. Le récit est déjà souvent insoutenable : la plume de Pardigon, à l’emphase bien typique du socialisme romantique d’alors, se fait vigoureuse pour dénoncer les conditions atroces imposées aux insurgés prisonniers, entassés beaucoup trop nombreux dans des prisons lugubres où ils étouffaient et se mourraient de soif, nageant dans l’urine et les excréments, en proie aux brimades et menaces de leurs geôliers, craignant en permanence qu’on ne les fusille, succombant à la rumeur, parfois même à la folie pure et simple.
Mais suit un événement crucial : la mystérieuse fusillade de la place du Carrousel. Pardigon fait partie des rares rescapés de ce massacre étrange, où, quelques gardes nationaux étant tombés sous des balles inconnues (probablement celles d’autres gardes nationaux…), les survivants s’en sont pris aux prisonniers, traquant dans les rues ceux qui ont échappé au premier feu. Pardigon y est gravement blessé à la tête – il sortira défiguré des événements, c’est bien une « gueule cassée » de 1848 –, et ne s’en tire que par miracle.
Sa blessure ne rend la suite de son calvaire que plus pénible encore. Un jeune étudiant en médecine le protégeant, il échappe à l’exécution sommaire. Mais c’est pour retrouver les caveaux du Palais-National, où on le laisse sans soins ; ce n’est que tardivement qu’il intègre l’ambulance du Palais-National, puis l’hospice de la Charité (deux chapitres), où il est enfin soigné. L’occasion de livrer quelques touchants portraits des victimes des combats, dans les deux camps.
Les Épisodes des journées de juin 1848, toutes choses égales par ailleurs (soulignons, avant qu’on ne m’accuse de quoi que ce soit…), participent de ce genre de témoignages littéraires dont l’exemple le plus fameux est le terrible et indispensable Si c’est un homme de Primo Lévi. Ces pages suintent de peur, de douleur, d’horreur pure et simple. C’est un document grave, insoutenable parfois, et nécessaire à la compréhension de ce que furent les journées de Juin. Il est parfois à prendre avec des pincettes, oui ; il ne se suffit pas à lui-même, certes ; mais il reste un témoignage unique et fort sur une des pages les plus sombres de l’histoire de la France contemporaine.