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"Silent Hill: Shattered Memories"

Publié le par Nébal

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Silent Hill: Shattered Memories (PSP)

 

Quand Nébal ne lit pas des bons bouquins, ne regarde pas des bons films, n’écoute pas de la bonne musique, ne travaille pas, ne crée pas, etc., il lui arrive, seul ou avec des amis, de jouer à des bons jeux. Eh oui. D’où l’idée de cette nouvelle rubrique qui, très épisodiquement, viendra vous entretenir d’expériences ludiques, qu’il s’agisse de jeux vidéos (sur PC – mais ça me paraît difficile vu l’antiquité que je me traîne – ou plus probablement sur PSP), de jeux de plateaux ou de jeux de rôles.

 

Et pour inaugurer en fanfare cette nouvelle rubrique, un petit jeu vidéo ma foi fort sympathique, Silent Hill: Shattered Memories, à ce que j’en ai compris un remake « glacial » du premier opus de la série, réalisé par les Anglais de Climax pour Konami, et sorti sur Wii, PS2 et PSP. C’est bien évidemment de la version PSP que je vais vous entretenir. Allez, hop, un petit teaser fort sympathique pour se mettre dans l’ambiance.

 

Et quelques généralités nébaliennes tout d’abord. N’étant pas vraiment un féru de jeux vidéos, et encore moins de consoles de salon – je n’en ai pas eu depuis ma vieille Megadrive… pour la bonne et simple raison que je n’ai même pas de télévision – je suis passé totalement (ou presque) à côté de la saga des Silent Hill. Je ne l’ai en fait découverte qu’indirectement, au moment de la sortie du film du tâcheron Christophe Gans, film que je n’ai pas vu, mais dont, pour une fois, le visuel m’intriguait.

 

Aussi, quand j’ai vu sortir une préquelle de la saga intitulée Silent Hill: Origins sur PSP, j’avoue m’être empressé d’en faire l’acquisition (il s’agissait déjà d’un jeu réalisé par Climax pour Konami). Le jeu, à l’époque, n’avait pas reçu de très bonnes critiques… parfois pour des raisons parfaitement stupides d’ailleurs (je me souviens avoir lu quelque part un abruti se plaindre du héros que l’on incarnait, routier de son état…). Ca ne m’avait pas empêché, pour ma part, de m’être régalé, et de découvrir tout un univers vidéo-ludique insoupçonné, celui du survival horror : le jeu était superbement réalisé, faisait vraiment flipper – à condition d’y jouer dans de bonnes conditions, c’est-à-dire seul, dans le noir, et tant qu’à faire au casque –, et l’ambiance, notamment musicale et sonore, était à décrocher la mâchoire (première rencontre avec le superbe travail d’Akira Yamaoka).

 

Puis de l’eau a coulé sous les ponts… et j’ai vu sortir, tout récemment et toujours sur PSP, ce Silent Hill: Shattered Memories, encore une fois développé par Climax pour Konami donc, et qui se veut un remake « gelé » du premier épisode de la saga. Inutile de dire que je me suis précipité dessus.

 

Pour l’histoire, on va faire simple (et ceux qui ont déjà joué au premier Silent Hill la connaissent déjà) : le joueur incarne un père de famille du nom d’Harry Mason. Celui-ci a un accident de voiture alors qu’il conduisait sa fille Cheryl ; quand Harry se réveille, Cheryl a disparu. Harry part à sa recherche dans la bourgade de Silent Hill envahie par la neige… et où il se passe de bien étranges phénomènes.

 

Jusqu’ici rien, de bien neuf, si ce n’est que, à ce que j’en ai compris, là où l’original jouait la carte « infernale », Shattered Memories nous montre un monde glacé, et qui le devient de plus en plus.

 

Mais les innovations sont ailleurs, et ce sont probablement elles qui expliquent que le jeu ait été plutôt bien accueilli par la critique… alors que pour ma part – mais sans doute est-ce parce que je ne connais pas les autres Silent Hill – j’avoue lui avoir légèrement préféré Origins. Pour faire simple, toute dimension « action » a disparu du jeu : les tabasseurs de monstres passeront leur chemin, ici, on ne peut pas cogner les vilaines bestioles, et on n’a de toute façons pas d’armes pour ça ; par ailleurs, on n’a pas non plus de fioles de santé ou quoi que ce soit d’équivalent…

 

Non, à la place, le jeu se découpe en trois phases bien distinctes.

 

Tout d’abord, l’exploration. Ici, si j’ose dire, on est en terrain connu (enfin, relativement). Avec Harry, nous nous promenons dans Silent Hill, généralement pour rejoindre une destination indiquée sur notre téléphone portable (qui fait aussi GPS – et accessoirement appareil photo, ce qui est parfois fort utile, et même indispensable). Dans ces phases-là, si l’atmosphère peut se faire oppressante, si des parasites téléphoniques peuvent indiquer des traces d’activités fantomatiques (indiquant une photo à prendre ou un message à écouter ou à lire), Harry n’a en fait rien à craindre… et on le comprend très vite, ce qui vient nuire un petit peu à l’angoisse permanente que devrait susciter le jeu (a contrario, dans Origins, on ne savait jamais sur quoi on allait tomber derrière la porte suivante, et les rues de Silent Hill elles-mêmes n’étaient pas sûres…). Quoi qu’il en soit, c’est lors de ces phases que Harry sera amené à faire des rencontres marquantes, et à résoudre des petites énigmes – généralement pas bien compliquées, même si certaines peuvent être un chouia capillotractées.

 

Ensuite, le cauchemar. Généralement après une découverte ou une rencontre majeure, l’environnement autour de Harry gèle subitement, et des sales bêtes apparaissent dans tous les coins. Comme je vous l’ai déjà dit, inutile de lutter. Il n’y a qu’une seule solution : fuir. À toute berzingue. En enfonçant les portes, en renversant les meubles pour ralentir les poursuivants, en espérant – parfois, rarement – tomber comme par miracle sur une fusée éclairante – mais qu’est-ce qu’elle fout  ? – qui saura effrayer pour un temps les monstres. Sinon, s’ils s’agrippent à nous, il n’y a qu’une seule chose à faire : les faire lâcher prise et recommencer à courir… en priant pour que ce soit dans la bonne direction. Parce que dans ce labyrinthe gelé, on n’a pas vraiment le temps de regarder sa carte… À noter que parfois il est une salle en plein milieu du cauchemar qui permet de faire une pause… en offrant une énigme à Harry. Problème : pour résoudre cette énigme, il faudra souvent retourner en plein cauchemar. Brrr…

 

Enfin, dernière phase et sans doute la plus originale : les séances chez le psychiatre. Oui, vous avez bien lu. En achetant Silent Hill: Shattered Memories, vous vous payez une petite psychothérapie. Le bonhomme ne met pas vraiment en confiance, pourtant. Mais vos réponses à ses questions indiscrètes ne sont pas innocentes : elles ont un impact direct sur le jeu, sur l’apparence de certains décors, mais surtout sur les rencontres que vous allez faire… et sur la fin à laquelle vous parviendrez. Mais chut, chut…

 

Pesons maintenant le pour et le contre. Du côté du pour, sans surprise, il y a la réalisation, irréprochable ou presque (quelques petits bugs graphiques avec les ombres). Les graphismes sont superbes, l’animation itou, l’ambiance sonore très bien vue, et la musique (d’Akira Yamoaka, donc) est très bien (même si elle ne m’a pas collé la même claque que celle de Silent Hill: Origins, surtout vers la fin du jeu). Les concepts de jeu sont suffisamment innovants pour procurer un plaisir particulier et une approche originale du survival horror. Le fait qu’on ne puisse pas bourriner, notamment, est plutôt bien vu. L’ambiance générale, enfin (scénario, personnages) est très réussie, faisant penser à une sorte de Twin Peaks horrifique, constamment décalé – on peut penser, aussi, à L’Antre de la folie de Carpenter.

 

Du côté du contre, maintenant, je retiendrais trois éléments. Tout d’abord, ainsi que l’avais déjà relevé, un trop grand « automatisme » dans la peur : en gros, on sait que l’on n’a rien à craindre en-dehors des phases de « cauchemar »… ce qui nuit au sentiment d’angoisse général ; alors qu’on ne peut plus parler d’angoisse pour les « cauchemars », qui sont eux vraiment frénétiques, et régulièrement frustrants… Ensuite, on pourra trouver le jeu trop dirigiste (mais c’est visiblement quelque chose de fréquent dans les Silent Hill, et c’était déjà le cas dans Origins). Enfin, et il y a là un gros problème, le jeu est beaucoup trop court et sans doute trop facile ; certes, les axes de jeu différents et les fins différentes appellent à rejouer, mais, honnêtement, une fois qu’on est arrivé au bout, est-ce qu’on a vraiment envie de recommencer du début, « juste pour voir » ?

 

En définitive, j’ai donc passé un excellent moment avec ce Silent Hill: Shattered Memories, mais sans doute bien trop bref, et en lui reconnaissant, outre sa brièveté, un défaut majeur – son « automatisme » – qui explique pourquoi, à tout prendre, je lui ai préféré, dans mes souvenirs tout du moins, Silent Hill: Origins, contre l’avis général de la critique. Maintenant, ainsi que je vous l’ai déjà dit, cela peut venir de ce que je n’ai pas joué aux autres Silent Hill. Et c’est un bémol tout relatif : Silent Hill: Shattered Memories est bien un des meilleurs titres sortis ces derniers temps sur PSP (une console qui, on l’avouera, en a bien besoin, même si, heureusement, de temps en temps, elle se paye un gros machin qui cartonne tout : en ce qui me concerne, le dernier en date, c’était Dissidia Final Fantasy ; et là, je trépigne en attendant le prochain God Of War… tout dans la finesse, quoi !).

 

 Pour la prochaine chronique ludique, je vais sans doute faire autre chose que du jeu vidéo. Peut-être un bon vieux Horreur à Arkham, tiens…

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"Une histoire de la lecture", d'Alberto Manguel

Publié le par Nébal

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MANGUEL (Alberto), Une histoire de la lecture, [A History of Reading], traduit de l’anglais [Canada] par Christine Le Bœuf, Arles, Actes Sud, coll. Babel, [1996, 1998, 2000] 2006, 515 p.

 

Suite des lectures nébaliennes en vue de la constitution du dossier pour intégrer le Master 2 Politiques éditoriales de Paris XIII Nord. Après La Sagesse de l’éditeur de Hubert Nyssen, et avant La Traversée du livre de Jean-Jacques Pauvert et (si j’ai le temps…) Gaston Gallimard. Un demi-siècle d’édition française de Pierre Assouline, voici venu le temps de parler d’Alberto Manguel et d’Une histoire de la lecture. Sentiment troublant pour le Nébal, qui lit des livres sur les livres et la lecture… De la méta-lecture, alors ? Aha. En tout cas, le sentiment fut d’autant plus troublant pour cet ouvrage-ci qu’il est d’emblée placé sous le patronage de Jorge Luis Borges. Ce qui en dit long… ou pas. Bon, on verra bien.

 

Mais parlons tout d’abord de l’auteur, Alberto Manguel, donc. Argentin d’origine, mais fils de diplomate, il a beaucoup voyagé dès son enfance, notamment en Israël (où son père fut ambassadeur d’Argentine), avant de revenir au pays (où il a notamment fait office de lecteur… pour Jorge Luis Borges devenu aveugle). Il a ensuite continué ses voyages à l’âge adulte, devenu romancier, essayiste et traducteur de réputation internationale, avant de se fixer pendant une vingtaine d’années au Canada, dont il est devenu citoyen en 1985. Après quoi il s’est installé en France depuis 2001.

 

Et c’est donc en anglais que fut rédigé Une histoire de la lecture, un de ses ouvrages les plus fameux, qui – allons-y pour l’argument commercial – a été traduit en plus de vingt-cinq langues, et a reçu de par chez nous le prix Médicis essai 1998. La traduction en français ayant été assurée par Christine Le Bœuf, qui se charge habituellement de Paul Auster chez le même éditeur, il n’y a rien à craindre de ce côté-là.

 

Jetons-nous donc à l’assaut du monument. C’est que le programme est ambitieux : dresser une histoire de la lecture ? Rien que ça ? Certes, le titre garde une certaine modestie, avec ce « Une », qui vient relativiser les choses : le livre d’Alberto Manguel ne s’affiche pas, péremptoire, comme « Histoire de la lecture » ou « L’Histoire de la lecture ». Et il a bien raison, car la tâche s’annonce herculéenne… Et même avec ce pronom indéterminé, on peut dire d’emblée que le livre ne répond pas tout à fait au cahier des charges…

 

En effet, on peut déjà chasser ici toute idée de chronologie : contrairement à l’usage des manuels et autres essais affichant des titres semblables, Alberto Manguel ne procède pas selon une logique historique « classique », en partant des origines pour arriver jusqu’à notre époque. Par ailleurs, il n’entend certainement pas se montrer exhaustif : son « histoire de la lecture » est très largement occidentale (sauf rares, mais heureuses, exceptions) et, autant le dire tout de suite, lacunaire ; en effet, Alberto Manguel, plutôt que de procéder suivant un plan rigoureux et englobant, tend à faire quelque peu de son livre une sorte de recueil d’articles, très pointus sur certains sujets, mais en évacuant nécessairement d’autres. On ajoutera d’ailleurs, toujours pour ce qui est du caractère « d’essai » affiché, pour ne pas parler de manque de rigueur scientifique, sa tendance à mêler ses souvenirs personnels à son analyse. Ce qui, en soi, ne m’a en rien dérangé, et confère en outre au livre un certain charme, qui justifie pleinement la présentation, évidemment enthousiaste, de la quatrième de couverture :

 

« Célébration heureuse de la plus civilisée des passions humaines, cette histoire écrite du côté du plaisir et de la gourmandise est un livre savant qui se lit comme un roman d’aventures. Parti à la recherche des raisons qui ont fait aimer le livre, Alberto Manguel propose un étonnant récit de voyage à travers le temps et l’espace, dont chaque étape lui est l’occasion de détours, de visites, de réflexions profondes et d’anecdotes réjouissantes. »

 

Digressions et anecdotes. Voilà sans doute les deux mots à retenir. Difficile, du coup, de résumer véritablement cet ouvrage (abondamment illustré, par ailleurs), qui tend par principe à partir un peu dans toutes les directions… Mais on peut tenter néanmoins d’en dégager quelques grandes lignes.

 

La première partie, intitulée « Faits de lecture », vise à analyser le phénomène même de la lecture. Dans son premier chapitre, « Lire des ombres », il s’agit même de voir scientifiquement ce qu’il en est – et comment cela a été perçu à travers les âges. « Lire en silence » montre ensuite que cet acte qui nous semble aujourd’hui si naturel ne l’a pas toujours été, et qu’il a longtemps été d’usage de lire à voix haute – ce que l’on voit à travers les exemples de saint Augustin et de saint Ambroise. On s’interroge ensuite sur la fonction de « mémoire » des livres – qui a ses adversaires… –, avant de passer à « l’apprentissage de la lecture », à travers notamment l’exemple de l’école latine de Sélestat (étude très pointue, mais tout à fait passionnante). Après un complexe chapitre sur la fonction des allégories (fondé notamment sur un fragment de Kafka), on s’intéresse à la « lecture des images », et notamment des images saintes, avec en particulier l’exemple des « bibles des pauvres ». Autre forme de « lecture alternative », si j’ose dire, celle qui consiste à « écouter lire », pour laquelle Alberto Manguel prend des exemples parfois inattendus : ainsi celui des ouvriers fabriquant des cigares, tout à fait intéressant (il passe ensuite seulement, plus classiquement, aux moines, et aux récits des jongleurs). L’auteur se penche ensuite sur la question très matérielle de « la forme du livre » (tablettes, rouleaux, codex), ce qui lui permet de s’intéresser après seulement à l’imprimerie et aux divers dispositifs destinés à faciliter la lecture, ainsi qu’aux révolutions dans l’édition et aux « formats exceptionnels ». Le chapitre consacré à la « lecture privée » s’intéresse ensuite notamment à la lecture au lit, à travers surtout l’exemple de Colette, et s’interroge donc sur la dimension privée de la chambre à coucher, et sur l’adaptation du lit à la lecture… Cette première partie s’achève enfin sur les « métaphores de la lecture », où, sans surprise, c’est celle du « glouton » qui marque le plus… même si l’auteur entend avant tout s’attarder sur l’exemple de Walt Whitman.

 

La seconde partie s’intitule « Pouvoirs du lecteur » : tout un programme. Il s’agit tout d’abord de définir le lien unissant le scribe et le lecteur, avec le risque de voir une langue écrite devenir incompréhensible (exemple étrusque). On s’intéresse ensuite à la question des bibliothèque et du classement des livres, qui devient un véritable « ordonnancement de l’univers ». Puis il s’agit de « lire l’avenir » : l’auteur s’intéresse aux textes prophétiques, mais surtout aux interprétations prophétiques effectuées a posteriori sur des textes anciens, et notamment ceux de Virgile et de la sibylle érythréenne par Constantin. Citons-en la conclusion (p. 303) :

 

« Ce que Constantin a découvert, en ce lointain Vendredi saint et à jamais, c’est que la signification d’un texte est amplifiée par les capacités et les désirs du lecteur. Face à un texte, le lecteur peut transformer les mots en message qui résout pour lui une question sans rapport historique avec le texte ni avec son auteur. Cette transmigration du sens peut enrichir ou appauvrir le texte ; invariablement, la situation du lecteur déteint sur le texte. Par ignorance, par conviction, par intelligence, par ruse et tricherie, par illumination, le lecteur récrit le texte avec les mots de l’original mais sous un autre en-tête, il le recrée, en quelque sorte, du simple fait de lui donner une existence. »

 

On s’intéresse ensuite à la lecture symbolique, puis à la lecture en lieu clos – mais, sous ce dernier terme, il s’agit en fait de distinguer la lecture des femmes de celle des hommes, quand la distinction est imposée : Alberto Manguel part de l’exemple enfantin des couvertures roses, puis s’attarde judicieusement sur l’exemple de la littérature japonaise, avec notamment le fameux Genji Monogatari. Suit un épisode très anecdotique, celui du « voleur de livres », avec le cas du comte Guglielmo Libri… Plus intéressant, « L’auteur en lecteur » nous ramène à la lecture à voix haute, mais cette fois devant un public, et par l’auteur lui-même, avec plusieurs exemples : Pline le Jeune, Chaucer, Dickens… Autre chapitre intéressant, et qui soulève nombre de questions complexes, « Le traducteur en lecteur », qui aborde notamment le cas de Rainer Maria Rilke et de sa traduction « trop parfaite » des sonnets de Louise Labé, puis la question de la traduction de la Bible, et notamment celle du roi Jacques. « Lectures interdites » m’a paru bien trop court pour tout ce que le sujet devait englober : la lecture interdite aux esclaves noirs américains, les bûchers de livres, la censure et les ligues de vertu… Il y a tant à dire sur ce sujet ! On notera quand même le cas intéressant du « censeur autoproclamé » Anthony Comstock, abject personnage. Reste à envisager « Le fou de livres », souvent identifié à ses lunettes – d’où quelques développements préalables sur cet outil fort utile au lecteur, avant de passer à La Nef des fous à proprement parler et aux assauts d’anti-intellectualisme qui ressurgissent de temps à autre et dont les amis des livres font les frais.

 

Et l’on en arrive enfin à la conclusion, sur laquelle plane l’ombre de Borges et de sa fameuse « Bibliothèque de Babel ». Il s’agit en effet pour l’auteur d’imaginer une autre Histoire de la lecture, bien plus volumineuse, et qui traiterait de tant d’autres sujets qui n’ont pas pu être évoqués ici. Mais nous ne sommes qu’au tout début de la lettre « A »…

 

 Au final, on ressort assez satisfait de l’essai d’Alberto Manguel ; il donne une impression un peu foutraque, mais ne s’en révèle pas moins passionnant, et d’une lecture fort agréable, ce qui ne gâche rien. Un ouvrage instructif et plaisant, qui ne remplit pas totalement son cahier des charges, et peut donc laisser un peu sur sa faim, mais reste quand même dans l’ensemble hautement convaincant.

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"La Sagesse de l'éditeur", de Hubert Nyssen

Publié le par Nébal

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NYSSEN (Hubert), La Sagesse de l’éditeur, Paris, L’Œil neuf éditions, coll. Sagesse d’un métier, 2006, 111 p.

 

Dans les jours qui arrivent, ce blog (miteux, oui) va connaître une tournure un peu particulière. En effet, dans l’espoir (?) d’intégrer éventuellement l’an prochain un Master 2 Politiques éditoriales à Paris, il me faut constituer un dossier pour lequel on me demande trois fiches de lectures prises dans une bibliographie bien précise se rapportant au métier d’éditeur. J’ai sélectionné quatre titres dans cette bibliographie, du plus court au plus long (notes non incluses) : La Sagesse de l’éditeur de Hubert Nyssen, donc ; Une histoire de la lecture d’Alberto Manguel ; La Traversée du livre de Jean-Jacques Pauvert ; et enfin Gaston Gallimard. Un demi-siècle d’édition française de Pierre Assouline. Priorité au travail : ce sont donc ces livres-là qui feront l’objet des prochains comptes rendus de lecture auxquels je me livrerai sur ce blog. J’ai cependant préféré vous épargner de trop scolaires fiches de lecture, pour me livrer à des comptes rendus plus traditionnellement nébaliens, qui me serviront en gros de brouillons…

 

Adonc, pour commencer cette odyssée littéraire, j’ai choisi un ouvrage très court, mais bien plus intéressant qu’il n’en a l’air au premier abord… qui a de quoi faire peur : la collection « Sagesse d’un métier » se demande en effet « si la pratique d’un métier était aussi un parcours initiatique, un chemin vers la connaissance de soi et du monde ? » Beuh… Quand on voit le catalogue, on n’est pas beaucoup plus rassuré (j’aime beaucoup, dans les « à paraître », La Sagesse de la courriériste du cœur… mais vous allez encore dire que je suis cynique).

 

Il est pourtant une chose qui tend ici à nous réconforter d’entrée de jeu, et c’est l’auteur lui-même : Hubert Nyssen, romancier et essayiste, est avant tout le fondateur des éditions Actes Sud, et c’est bien ce qui nous intéresse ici. Or, Actes Sud, je sais pas vous, mais moi, j’aime bien (ne serait-ce que pour Paul Auster et Yoko Ogawa, entre autres). Et l’auteur a tôt fait de nous rassurer sur ce qu’il entend par « sagesse », dès le premier chapitre : formé à l’école d’Érasme, il ne saurait la concevoir autrement, pour l’éditeur en tout cas, que comme une « folie », et il y reviendra maintes fois au cours de ce bref ouvrage. Aussi ne manque-t-il pas, dans un sens, de tordre quelque peu le propos de la collection, après avoir rappelé que ce métier est généralement et pour l’essentiel appris sur le tas (p. 9) :

 

« Alors, à quoi bon parler d’une sagesse de l’éditeur ? Ce serait postuler qu’il en est une, qu’elle lui est immanente, qu’elle a ses codes et qu’elle est transmissible. Pour éviter ce mensonge inaugural et cependant aborder le « parcours initiatique », le mieux est encore de ne pas se détourner de cette folie qui est source d’audace parce qu’elle a pour effet de libérer de la contrainte des réalités ceux qui en sont ou s’en font la proie. Et de céder au plaisir d’un livre d’humeur. »

 

Ce que sera en définitive cette Sagesse de l’éditeur, mêlant souvenirs et considérations théoriques tenant davantage de l’essai et des « pensées » que de la réflexion longuement mûrie ou de l’analyse solidement argumentée. Ce qui, pour n’avoir pas l’air très sérieux, n’en est pas moins agréablement rafraîchissant de par sa spontanéité, et n’exclut pas à l’occasion quelques belles idées.

 

Mais on avouera bien vite qu’avec Hubert Nyssen, nous ne sommes sans doute pas avec n’importe quel éditeur. Certes, tout n’est peut-être pas à prendre au pied de la lettre ici, et peut-être la réalité se montre-t-elle plus sordide, mais le fait est qu’il se dépeint ici en éditeur « à l’ancienne », aurait-on envie de dire, dans un sens « utopiste », par certains côtés ; mais « passionné » serait sans doute le mot le plus juste. Bien loin des margoulins qui font du livre un objet de consommation comme les autres, qu’il ne cesse de vilipender, ou de ces prétendus « éditeurs » – les mêmes probablement – qui avouent benoîtement « n’avoir pas le temps de lire ». Hubert Nyssen, lui, se veut, et par-là même se décrit en décrivant le type-idéal de l’éditeur, un « découvreur » et un « passeur » ; mais il ne viendra que tardivement au rôle de « passeur » (ou de « contrebandier »…).

 

Intéressons-nous donc d’abord à « l’art de la découverte », qu’il illustre chez Actes Sud par trois fameux exemples (p. 25) : « un oubli, un refus, un pari ». L’oubli, ce fut Nina Berberova, le premier grand succès d’Actes Sud, avec notamment L’Accompagnatrice ; le refus, ce fut bien entendu Paul Auster, qui connut le succès d’abord en France grâce à Actes Sud, puis en Europe, et enfin aux Etats-Unis (j’ai par ailleurs appris ici que c’était Paul Auster qui avait incité Hubert Nyssen à faire entrer dans le catalogue d’Actes Sud Don DeLillo et Russel Banks ; de bon conseil !) ; le pari, enfin, ce fut la nouvelle traduction de Dostoïevski…

 

Et de s’interroger ensuite sur le rapport de l’éditeur à l’écrivain et à l’écriture… tout en craignant là encore que l’obsession du chiffre ne vienne ruiner les lettres, ou que les idées reçues (par exemple celle selon laquelle il serait possible de s’abstraire de toute influence) ne fassent de même.

 

Il s’agit ensuite de savoir ce qu’est au juste « le livre, objet mal identifié », et désignant au moins à la base deux choses presque antinomiques : le contenant et le contenu. En effet, le contenant doit dans un certaine mesure s’effacer derrière le contenu, mais il doit en même temps le mettre en valeur… C’est également l’occasion d’esquisser quelques trop brèves réflexions, plutôt sceptiques et amusées, sur le livre électronique ; mais Hubert Nyssen évite cependant de sombrer dans le piège du « misonéisme » (p. 66), et met en garde, à grand renfort d’anecdotes, contre un conservatisme aveugle en la matière.

 

Reste un élément à faire intervenir dans l’équation : le lecteur. Mais lui aussi est difficile à identifier… et ne saurait être réduit, à en croire l’auteur, à un vulgaire consommateur de livres… a fortiori à celui qui a lu un livre dans l’année, comme dans certaines études sociologiques. Mais écrivains et éditeurs sont également des lecteurs, ce qui a son importance dans l’équation. Et notamment, donc, dans le rôle de « passeur », qui fait l’objet de l’avant-dernier chapitre de l’essai.

 

Quoi qu’il en soit, les relations qui unissent écriture, édition et lecture, à en croire l’auteur, se fondent sur une « folie » finalement assez proche, et sont en définitive unies par le plaisir, qui doit être le maître-mot en la matière. Une conception du métier qui doit sembler bien utopique à beaucoup de monde, j’imagine… Pourtant, je veux y croire… Et je noterai aussi dans un coin de mon crâne l’ultime conseil donné par Hubert Nyssen en guise de conclusion de son finalement sympathique petit ouvrage, qu’il emprunte au journal de Jules Renard (p. 111) : « Pour que le chef-d’œuvre vienne à vous, au moins faites-lui signe. »

 

 

Euh…

 

 

 Y’a personne parmi vous qu’aurait une bonne méthodologie pour faire une fiche de lecture ?

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La nécro du jour (9)

Publié le par Nébal

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On a appris aujourd'hui la mort de Frank Frazetta. Alors oui, c'est la vie, comme disait l'autre. Mais zut quand même. Et Crom. Voilà. Plus de détails ici.

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"Entretiens sur la pluralité des mondes", de Bernard Le Bovier de Fontenelle

Publié le par Nébal

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FONTENELLE (Bernard Le Bovier de), Entretiens sur la pluralité des mondes, préface de François Bott, La Tour d’Aigues, L’aube, coll. Poche essai, [1686, 1990] 2005, 135 p.

 

De Bernard Le Bovier (ou Le Bouyer) de Fontenelle, on retient souvent deux choses : qu’il était le neveu de Corneille, et qu’il est mort presque centenaire en 1757. On en fait aussi le type même de l’académicien : il est nommé membre de l’Académie française en 1691, il est secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences de 1699 à 1737, et il fut également membre de l’Académie des inscriptions. Partisan des Modernes dans la querelle qui les opposa aux Anciens, ce bel esprit libertin préfigura les Lumières sur bien des points.

 

En témoigne l’étonnant petit ouvrage qui va nous intéresser aujourd’hui, un de ses plus fameux sans doute, et celui dont on dit qu’il a lancé sa carrière, après de cinglants échecs aux théâtre, les Entretiens sur la pluralité des mondes. On en a fait le premier exemple moderne d’ouvrage de vulgarisation scientifique (c’est à peu près tout ce que j’ai retenu d’une formation consacrée à ce thème, d’ailleurs ; faut croire que j’étais vraiment pas doué pour ça…), et c’est bien ce pourquoi Fontenelle se montrera le plus doué. En effet, il n’a rien d’un grand scientifique, très profond ; c’est un dilettante avant tout, mais aussi un remarquable pédagogue, et un esprit vif, qui sait partager ses connaissances, sur le mode du badinage.

 

Et c’est bien ce qu’il fait dans les Entretiens sur la pluralité des mondes, qui se veulent un ouvrage de « philosophie », mais plus précisément de physique, et plus précisément encore d’astronomie. Seulement Fontenelle a une manière bien à lui de nous entretenir des astres. Ce court essai de 1686 se lit en effet comme un roman, dans lequel Fontenelle fait à un ami, Monsieur L… (pour « lecteur » ?),  le compte rendu de son séjour chez Madame la Marquise de G… Le récit est découpé en six soirées, au cours desquelles Fontenelle apprit les étoiles à madame, entre deux épisodes galants. C’est en fait ainsi que le « philosophe » lui fait sa cour, et la leçon d’astronomie est tout autant leçon de séduction… Aussi le lecteur est-il distrait en même temps qu’il est instruit. Tel est du moins le vœu de Fontenelle. Contre Les Femmes savantes raillées par Molière, il s’agit bien ici d’instruire utilement une dame du beau monde maintenue dans l’ignorance par sa condition, et le lecteur par la même occasion, sur le mode du badinage. Ce qui n’exclut pas pour autant, c’est du moins ce que l’auteur semble croire, la profondeur de certaines pensées… et on avouera que l’ouvrage, l’air de rien, se montre finalement très subversif, s’inscrivant en plein dans la fameuse Crise de la conscience européenne, si bien décortiquée par Paul Hazard, et qui allait directement déboucher sur les Lumières, et à terme sur la Révolution…

 

Il s’agit tout d’abord pour Fontenelle de défendre le système de Copernic contre ceux de Ptolémée et de Tycho Brahe. Tel est le programme du premier soir : « Que la Terre est une planète qui tourne sur elle-même, et autour du Soleil. » Jusqu’ici, rien de très original (pour nous, du moins !)… et rien, sans doute, qui ne justifie la présence de cet ouvrage sur ce blog interlope, curiosité mise à part. Plus loin, on verra que Fontenelle étend ce système, en expliquant « Que les étoiles fixes sont autant de Soleils, dont chacun éclaire un monde », ce qui vient considérablement élargir les perspectives, et plonge la marquise dans un vertige bien compréhensible (p. 102) :

 

« Mais, reprit-elle, voilà l’univers si grand que je m’y perds, je ne sais plus où je suis, je ne suis plus rien. Quoi, tout sera divisé en tourbillons [NdNébal : le terme est emprunté à Descartes] jetés confusément les uns parmi les autres ? Chaque étoile sera le centre d’un tourbillon, peut-être aussi grand que celui où nous sommes ? Tout cet espace immense qui comprend notre Soleil et nos planètes, ne sera qu’une petite parcelle de l’univers ? Autant d’espaces pareils que d’étoiles fixes ? Cela me confond, me trouble, m’épouvante. »

 

Mais Fontenelle y jette un regard bien différent :

 

« Et moi, répondis-je, cela me met à mon aise. Quand le ciel n’était que cette voûte bleue, où les étoiles étaient clouées, l’univers me paraissait petit et étroit, je m’y sentais comme oppressé ;  présentement qu’on a donné infiniment plus d’étendue et de profondeur à cette voûte en la partageant en mille et mille tourbillons, il me semble que je respire avec plus de liberté, et que je suis dans un plus grand air, et assurément l’univers a une tout autre magnificence. La nature n’a rien épargné en le produisant, elle a fait une profusion de richesses tout à fait digne d’elle. Rien n’est si beau à se représenter que ce nombre prodigieux de tourbillons, dont le milieu est occupé par un Soleil qui fait tourner des planètes autour de lui. »

 

Je n’ai pas choisi ce passage au hasard. J’avoue qu’il me parle énormément, et me paraît une très bonne description de l’ambiguïté des sentiments que j’éprouve moi-même à la contemplation des étoiles… ou à la lecture d’un bon roman de science-fiction, maniant avec brio le « sense of wonder ».

 

Mais justement : de manière assez indirecte, nous allons rejoindre la science-fiction. Ou plus exactement, la spéculation scientifique, puisque c’est elle qui occupe la majeure partie de l’essai de Fontenelle. On a vu que la Terre était loin de constituer le centre de l’univers chez lui, ce qui était déjà passablement blasphématoire. Mais l’homme non plus ne constitue pas le centre de l’univers : Fontenelle ne se contente pas d’établir la pluralité des mondes ; il entend démontrer que, si cela n’est en rien certain (cela, il l’admet volontiers), il est néanmoins probable, et même à ses yeux hautement probable (car la nature ne saurait agir en vain) que ces mondes, et même tous ces mondes, soient habités ; et habités par des êtres sans doute différents de l’homme, puisque ne pouvant être de la postérité d’Adam (Fontenelle évacue cela rapidement dès la préface, et n’y revient plus : il s’en moque…). On voit ici toute la portée subversive de l’ouvrage…

 

D’où le programme des autres soirées. Second soir : « Que la Lune est une Terre habitée. » (Comme Saint-Denis l'est par rapport à Paris...) Troisième soir : « Particularités du monde de la Lune. Que les autres planètes sont habitées aussi. » Quatrième soir : « Particularités des mondes de Vénus, de Mercure, de Mars, de Jupiter et de Saturne. » (Ce sont les seules planètes que l’on connaissait alors, Neptune, Uranus et Pluton – zob, faut plus dire Pluton ! – ne seront découvertes que plus tard.) Le sixième soir, enfin, est un peu fourre-tout : « Nouvelles pensées qui confirment celles des entretiens précédents. Dernières découvertes qui ont été faites dans le ciel. » (Fontenelle y parle notamment des comètes.)

 

Avouons-le, c’est de temps à autre assez franchement délirant, quand bien même Fontenelle s'arme de précautions pour éviter de verser dans les chimères… Mais, tout aussi régulièrement, c’est assez visionnaire. Cela suffit en tout cas à justifier la présence de Fontenelle dans la fameuse Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages Extraordinaires et de la Science-Fiction de Pierre Versins (qui retient notamment le passage sur le possible habitat « souterrain » des Sélénites).

 

 Voilà donc un petit ouvrage curieux, important à sa manière un peu farfelue. Je n’irai pas, de même que le préfacier François Bott, jusqu’à en faire un « de ces courts essais à la manière française, qui sont des petits chefs-d’œuvre » (p. 9 ; et de citer le Discours de la servitude volontaire de La Boétie et le Discours de la méthode de Descartes !). Ce fut néanmoins une lecture intéressante et instructive, qui en dit long sur les mœurs d’une époque, et sur la « crise de la conscience européenne ».

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"Les Aventures d'Alice au pays des merveilles, suivi de La Traversée du miroir et ce qu'Alice trouva de l'autre côté", de Lewis Carroll

Publié le par Nébal

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CARROLL (Lewis), Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, suivi de La Traversée du miroir et ce qu’Alice trouva de l’autre côté, [Alice’s Adventures in Wonderland ; Through the Looking-Glass, and What Alice Found There], traduit de l’anglais par Laurent Bury, illustrations de Mervyn Peake, Paris, Calmann-Lévy, [1946, 2009] 2010, 146 + 167 p.

 

Chroniquer « Alice » sur mon blog (miteux, oui), à cinq heures du mat’ qui plus est, en voilà une idée ! C’est qu’il y a plus simple que d’évoquer ce classique entre les classiques, monument inimitable du merveilleux, maintes fois décliné sous maintes formes différentes. La dernière, c’est au cinéma, par l’autrefois talentueux Tim Burton – je ne VEUX pas, je ne PEUX pas voir ça, c’est au-dessus de mes forces, j’aime trop « Alice » pour ça. Du coup, et vous l’avez peut-être remarqué, on a assisté à un véritable retour en force des œuvres de Lewis Carroll en librairie, qu’il s’agisse des deux « romans » d’Alice à proprement parler, déclinés sous une multitude de traductions et illustrés avec plus ou, hélas, souvent moins de bon goût, voire d’adaptations en BD, etc, pour le moins douteuses…

 

Mais au milieu de toutes ces déclinaisons vaguement putassières et généralement toutes plus pathétiques et moches les unes que les autres, il en est une qui tranche par son extrême beauté et sa très grande qualité, et c’est celle dont j’entends vous parler aujourd’hui : une superbe édition reprenant les deux romans « tête-bêche », avec une traduction parfaite de Laurent Bury, et – c’est une première en France si je ne m’abuse – les superbes illustrations de Mervyn Peake, célèbre illustrateur avant tout, mais plus connu de par chez nous pour être l’auteur de la fameuse « trilogie de Gormenghast ». De la très, très belle ouvrage, et pour moi l’occasion de me replonger avec délice dans l’univers bigarré d’Alice, pour la énième fois et certainement pas la dernière.

 

Mais par où commencer ? Par l’auteur, sans doute (sur lequel je ne vais pas non plus m’étendre plus que de raison, puisqu’à terme je suis censé vous parler de ses Œuvres à la Pléiade, sur lesquelles j’avoue que je rame un peu depuis trop longtemps – je bloque sur le journal de l’auteur…). Lewis Carroll, de son vrai nom Charles Lutwidge Dodgson (1832-1898) ; professeur de mathématiques à Christ Church College à Oxford, logicien, pasteur, photographe amateur ; bègue ; farouchement conservateur, très porté sur la morale (ce qui peut sembler paradoxal à la lecture de ses œuvres, et en particulier de celles qui nous intéressent aujourd’hui, mais n’en est pas moins un fait avéré) ; aime beaucoup (trop ?) les petites filles (mais pas les petits garçons), et est entouré « d’amies-enfants » ; a écrit les plus grands chefs-d’œuvre de la littérature enfantine, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles et sa suite La Traversée du miroir et ce qu’Alice trouva de l’autre côté, pour la plus célèbre de celles-ci, la petite Alice Liddell, deuxième fille du doyen de son collège à Christ Church.

 

Commençons par le commencement, c’est-à-dire Les Aventures d’Alice au pays des merveilles. Tout a commencé, très précisément, le 4 juillet 1862, par une promenade en canot sur l’Isis, rivière qui traverse Oxford. À bord, les trois filles Liddell (Alice a huit ans), Dodgson, et son collègue Robinson Duckworth. Tandis que ce dernier manie l’aviron, Dodgson improvise une histoire pour les petites filles, et plus particulièrement pour Alice. Celle-ci obtient de lui qu’il couche ce récit sur le papier, ce qui donnera la première version des aventures d’Alice (il y en aura bien d’autres), Les Aventures d’Alice sous la terre, illustrées par Dodgson himself, et qui furent offertes à la petite fille. Mais son entourage incita Dodgson à remanier son texte, à en confier l’illustration à un professionnel (John Tenniel, qui accomplit un superbe travail, mais avec lequel les relations furent… « tendues »), et à l’offrir au public ; et c’est ainsi qu’ont finalement été publiées Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, sous le nom de Lewis Carroll, pseudonyme qu’avait déjà emprunté l’auteur pour diverses publications depuis sa jeunesse (poésie, parodies, etc. – j’y reviendrai – j’espère ! – quand je traiterai du volume de la Pléiade).

 

Est-il nécessaire de résumer l’histoire d’Alice ? Probablement pas – et c’est sans doute impossible… Contentons-nous de poser le point de départ : par une chaude journée d’été, une petite fille, Alice, s’ennuie, quand, soudain, elle voit passer un lapin blanc sortant une montre de son gilet et clamant qu’il est en retard ; intriguée « malgré tout » – on le serait à moins –, l’insouciante Alice suit le phénomène dans un terrier, et tombe dans un trou apparemment sans fin… et à partir de là, les événements vont s’enchaîner, sans queue ni tête, tous plus absurdes les uns que les autres : le logicien Dodgson, en devenant Lewis Carroll, se fait chantre du nonsense, et, de moraliste austère, devient un impitoyable satiriste des mœurs de la société victorienne, qui infuse dans son conte pour enfants un délicieux parfum de subversion… Et les scènes « classiques » de se succéder, que l’on connaît tous, mais plus ou moins « amoindries », par Disney ou d’autres (cela dit, j’aimerais beaucoup revoir le dessin animé de Disney, que j’adorais quand j’étais gamin) : les changements de taille, la mare de larmes, les conseils de la chenille, le chat de Chester, le thé des fous, le croquet de la reine de cœur…

 

Puis, dès 1866, germa l’idée d’une « suite », qui allait devenir La Traversée du miroir et ce qu’Alice trouva de l’autre côté. Alice, en passant de l’autre côté du miroir, se trouve confrontée à un nouveau « voyage initiatique », qui prend cette fois la forme d’une étrange partie d’échecs (à laquelle, je plaide coupable, je n’ai jamais rien capté… mais j’ai toujours été une quiche aux échecs) : Alice est le pion de la reine blanche, et doit atteindre la huitième case pour devenir reine à son tour ; en chemin, bien entendu, elle multipliera à nouveau les rencontres marquantes, souvent issues de nursery rhymes : Tralalère et Tralali (c’est ainsi que la traducteur rend Tweedledum et Tweedledee), Rondu-Pondu (pour le fameux Humpty-Dumpty), le lion et la licorne, le cavalier blanc (Lewis Carroll himself, à l’instar du Dodo dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles ?)… Mais c’est le monde du miroir, et rien ne s’y montre vraiment « normal » : il faut courir très vite pour rester sur place, s’éloigner d’un endroit pour s’en approcher, distribuer les parts de gâteau avant de les avoir coupées… Bref, les choses s’annoncent une fois de plus difficiles pour Alice, dans ce monde ou, comme dans le précédent, on aime beaucoup lui donner des ordres, et on tient à tout prix à lui réciter de longs poèmes qui parlent tous de poissons.

 

Mais il est un poème à part, le fameux Jabberwocky, ici Bavassinade, que commentera plus tard Rondu-Pondu, et qui est riche d’une des multiples inventions langagières de Lewis Carroll : les mots-valises. Je ne résiste pas au plaisir d’en reproduire ici le premier paragraphe :

 

C’était graillord : les prueux toves

Sur la loinde chignaient, vortaient ;

Frêtifs marchaient les borogoves

Et les ourroux égrés snortaient.

 

 ÇA, c’est de la poésie, non mais ! Et c’est l’occasion de féliciter Laurent Bury pour sa traduction. Au début, j’avoue avoir été un peu sceptique devant la « francisation » de tous les noms propres… Mais le fait est que – et cela vaut pour les deux livres – cette traduction est d’une fluidité et d’une souplesse exemplaires, et à mon sens bien meilleure que celle d’Henri Parisot dans l’édition de la Pléiade, que je n’ai pu m’empêcher de trouver un peu lourde ; ici, c’est tout le contraire, et cela fait sans doute de cette traduction l’idéale pour découvrir le texte de Lewis Carroll en français.

 

Tant qu’on est à parler de l’édition, ajoutons que l’objet est beau, agréable à l’œil comme au toucher – quelle bonne idée que d’avoir mis les deux livres tête-bêche ! –, et que les illustrations de Mervyn Peake, sans surprise, sont excellentes. Enfin, pour ce qui est du para-texte, on saluera l’emploi judicieux des notes de bas de page, celles-ci n’intervenant que lorsque c’est nécessaire : le lecteur n’est donc pas submergé comme dans une édition « scientifique », mais il dispose en même temps de clefs pour comprendre certains jeux de mots intraduisibles ou certaines parodies de comptines (et elles sont nombreuses) inaccessibles au lecteur français.

 

Quant à l’œuvre en elle-même… Que dire… Que dire qui n’ait déjà été dit mille fois ? C’est magnifique. La plume est belle, l’humour incomparable, l’imagination sans pareille : rien ne ressemble véritablement aux aventures d’Alice ; si l’œuvre a eu son influence – sur les surréalistes, entre autres –, elle n’a guère suscité d’émules, et reste aujourd’hui encore unique en son genre. Elle constitue un sommet de la littérature enfantine, et au-delà : car les aventures d’Alice, à la différence de celles de Tintin, peuvent bien, elles, être lues de 7 à 77 ans, et on y découvrira toujours quelque chose ; du simple plaisir de s’abandonner à la richesse de l’imaginaire enfantin qui autorise tout et n’importe quoi jusqu’aux interprétations les plus sévèrement psychanalytiques en passant par la logique et la philosophie (le questionnement sur l’identité, récurrent, par exemple) ou la poésie pure et le goût pour la langue et les mots, les aventures d’Alice constituent une somme inépuisable de trésors tous plus fascinants les uns que les autres.

 

 Vous l’avez sans doute compris, mais autant le poser clairement : ce livre fait partie de ceux que j’emmènerais sur la proverbiale île déserte. Il est indispensable.

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"Au carrefour des étoiles", de Clifford D. Simak

Publié le par Nébal

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SIMAK (Clifford D.), Au carrefour des étoiles, [Way Station], traduit de l’américain par Michel Deutsch, Paris, J’ai lu, coll. Science-fiction, [1963, 1968, 1978] 2008, 222 p.

 

Ces derniers temps, la deadline approchant veugra sa mère la teupu, j’étais en pleine phase de bifrostisation. C’est ainsi que j’ai lu l’excellent Stalker, ou pique-nique au bord du chemin et le très bon L’Île habitée des frères Arkadi et Boris Strougatski, tous deux parus dans la belle collection Lunes d’encre ; et, comme le dit si bien la sagesse populaire, jamais deux sans trois (et elle se plante jamais, la sagesse populaire, sinon on n'aurait pas Nicolas Sarkozy comme président de la République, nanmého), je m’apprêtais du coup, hier, à poursuivre dans la même collection avec la dernière publication française (mais l’original date de 1991) de l’excellent Robert Charles Wilson, À travers temps. Mais là, soudain, que vois-je dans le « prière d’insérer » (enfin, je crois que c’est comme ça qu’on appelle le machin…) ? « À travers temps est […] un hommage au classique de Clifford D. Simak Au carrefour des étoiles… » Classique que je n’avais pas eu l’heur de lire jusqu’à présent, mais qui figurait depuis quelque temps déjà dans mon étagère de chevet. Aussi me suis-je dit qu’il pourrait être utile de faire d’une pierre deux coups, et de simakiser d’abord pour mieux wilsoniser ensuite. Retroussant mes manches – hardi ! hardi ! –, j’ai donc entamé la lecture d’Au carrefour des étoiles… que j’ai plié dans la journée sans même me forcer, tellement je me suis régalé.

 

J’ai déjà eu l’occasion de vous parler une fois de Clifford D. Simak sur ce blog (miteux, oui). C’était à propos de la sortie du très bon Voisins d’ailleurs aux éditions du Bélial’. Et Au carrefour des étoiles, roman qui a par ailleurs obtenu le prix Hugo en 1964, est à bien des égards plus proche des thématiques développées dans ce recueil que de celles soulevées par l’autre grand classique simakien, le merveilleux Demain les chiens. On retrouve ici ce cadre rural et quiet, du moins en apparence, ou du moins désireux de quiétude ; et cette idée des extraterrestres comme étant des « voisins », membres d’une grande « fraternité », bien loin des vilains « bug-eyed monsters » d’antan. Aussi peut-on résolument parler d’une science-fiction « humaniste », au sens le plus large et le plus positif. Optimiste ? Là, c’est peut-être un peu plus compliqué ; disons : « Oui, mais… »

 

Un homme vit seul dans une étrange ferme sur une falaise escarpée du Wisconsin. Cet homme, cet Enoch Wallace, n’a que peu de contact avec son entourage, et ne sort de toute façon guère de chez lui – il ne fait guère qu’une petite balade quotidienne pour aller récupérer son courrier auprès du facteur, le seul « ami » qu’on lui connaisse. Mais depuis deux ans, Wallace est placé sous surveillance ; l’agent de la C.I.A. Claude Lewis, qui se fait passer pour un ramasseur de ginseng et fréquente ses voisins les plus proches, les Fisher à moitié consanguins, sait en effet que Wallace cache un secret d’une envergure inimaginable : en effet, si, d’apparence, il a une trentaine d’années, tout indique qu’il s’agit en fait d’un vétéran de la guerre de Sécession âgé de 124 ans ! Et Lewis entend bien percer ce mystère…

 

Mais le lecteur, lui, sait bien vite de quoi il retourne. Oui, Enoch Wallace, est bien un vétéran de la guerre de Sécession. Et, s’il n’a quasiment pas vieilli depuis lors, c’est qu’il a été choisi par des extraterrestres pour être le gardien d’une station de transit sur Terre, installée dans sa ferme, qui fait ainsi office de gare pour les extraterrestres de passage, Thubains semi-liquides, Végiens lumineux et tant d’autres encore…

 

Et il en va ainsi depuis près d’un siècle. Oh, la population du coin sait bien qu’il y a quelque chose de bizarre avec Enoch Wallace et sa ferme, mais on ne pose pas de questions, c’est un gars du coin, après tout…

 

Et puis, subitement, tout se met à aller de travers : la surveillance s’intensifie, Wallace commet des gaffes, désastreuses tant pour lui que pour les autres, les extraterrestres menacent de fermer la station, la Terre semble à la veille de la guerre nucléaire (et là on pense très très fort à Le Jour où la Terre s’arrêta)... La quiétude a disparu. Le charme semble brisé. Il faudrait rien de moins qu’un puissant symbole pour rétablir l’ordre, à tous les niveaux…

 

Longtemps, on se demande si Au carrefour des étoiles a une intrigue ou bien est un simple roman « de cadre », « de contexte » ; maintenant je peux vous dire que oui, il y a bel et bien une intrigue, et particulièrement tarabiscotée (un peu trop, peut-être, d’ailleurs), faisant appel à de très nombreux éléments épars (le livre déborde littéralement, il est saturé d’idées toutes plus géniales les unes que les autres – tiens, c’est l’heure du « c’était mieux avant » : à l’époque, les auteurs ne tiraient pas à la ligne pour développer péniblement une idée sur 800 pages, mais ils avaient une idée toutes les huit pages ; ben voilà, c’était mieux avant…) qui se recoupent finalement selon une mécanique très bien huilée pour aboutir à un tout d’une cohérence indéniable (oui, parce que voilà le bémol au « c’était mieux avant » : chez Simak, chez Heinlein, chez Asimov, c’est cohérent ; chez Van Vogt, non – tiens, ça faisait longtemps que j’avais pas dit du mal de Van Vogt, moi…).

 

Le résultat est assez bluffant, et en tout cas passionnant. Au carrefour des étoiles est un roman d’une richesse saisissante, d’une variété dans les thèmes traités remarquable, mais qui ne se perd pour autant jamais en route (même si, honnêtement, certains passages « mystiques » peuvent prêter à sourire… mais vous allez me traiter de cynique, et vous n’auriez pas tort). Les personnages, en outre, sont très bien campés : Enoch Wallace est une figure complexe, vieux bourru dans un corps de jeune homme, désespérément solitaire, et désespérément humain malgré tout. Il est par ailleurs intéressant de voir que Simak ne s’est pas complu dans le manichéisme facile consistant à faire de Lewis un méchant « man in black » avant l’heure ; lui aussi est finalement quelqu’un de plutôt sympathique, simplement dépassé par les événements. On ne trouvera en fin de compte de véritables « méchants » que dans la famille Fisher, comme en guise de compensation pour la gentillesse extrême incarnée par la fille de la famille, la sourde-muette Lucy, un peu sorcière… Et il va de soi que les extraterrestres – et a fortiori les races extraterrestres – ne sauraient se voir accolés de tels stéréotypes chez Simak.

 

Lequel est également un peintre remarquable, très doué pour rendre l’atmosphère propre à la campagne du Wisconsin. Sa plume, de manière générale, se révèle très agréable, toute en nuances et subtilités. Elle peut à l’occasion se montrer très émouvante, ainsi, notamment, lors des scènes impliquant Wallace et « ses fantômes »… et en particulier (et sans surprise, je ne pense pas révéler quoi que ce soit ici) à la toute fin du roman. Ici, j’ai envie de faire ma feignasse, et de reprendre les très belles formules de Pierre-Paul Durastanti dans sa critique du roman parue dans le n° 22 de Bifrost (et reprise sur la NooSFere) : « à la fin, quand tout est résolu, l’auteur ne peut se contenter d’un banal happy end, si bien que le lecteur, gorgé de soleil automnal, referme le livre secoué par un de ces frissons qui annoncent la froidure de l’hiver.

 

« Tout l’art de Simak, tout son équilibre et toutes ses nuances résident dans le paradoxe de ce frisson sous le soleil. »

 

Je ne saurais mieux dire, et préfère donc fermer ma gueule. Simple conclusion : Au carrefour des étoiles est bel et bien un grand roman de science-fiction, un « classique » qui ne s’est pas démodé, et qui a gardé aujourd’hui intact la majeure partie de sa saveur. Il reste un vrai bonheur de lecture, pétri d’idées toutes plus géniales les unes que les autres, et porteur de valeurs humanistes qui reposent un peu dans le train cynique où va le monde. Un chef-d’œuvre, je crois qu’on peut le dire ; peut-être pas aussi bluffant que Demain les chiens, mais pas loin.

 

 

 Et maintenant je peux lire À travers temps. Hop, c’est tipar.

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La Cité des asphyxiés, de Régis Messac

Publié le par Nébal

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MESSAC (Régis), La Cité des asphyxiés, préface de Roger Bozzetto, postface de Natacha Vas Deyres, Paris, Ex nihilo, 2010, 326 p.

 

Ma chronique se trouvait sur le défunt Cafard cosmique... La revoici.

 

 

 

La belle entreprise de réédition des œuvres de Régis Messac, initiée depuis quelque temps par la Société des amis de Régis Messac, poursuit son petit bonhomme de chemin, et commence à prendre forme. On avait ainsi pu lire l’excellent Quinzinzinzili, repris chez L’Arbre Vengeur ; mais, en la matière, les éditions Ex Nihilo se sont montrées plus volontaires en publiant pas moins de neuf volumes de Régis Messac ces dernières années – parmi lesquels on retiendra notamment le caustique roman Valcrétin ou l’essai Les Premières Utopies. Le dernier en date est La Cité des asphyxiés, roman de « merveilleux-scientifique » originellement publié en 1937.

 

Le scientifique de génie Rodolphe Carnage a inventé une machine extraordinaire : un « chronoscope », qui permet de voir dans le futur. La découverte, installée dans la « salle T » de son laboratoire de Passy, laisse sa compagne, la bien nommée Belle Sims, fille d’un fameux physicien, relativement indifférente. Mais elle fascine littéralement (le bien nommé également) Sylvain Le Cateau, petit bourgeois médiocre, ami d’enfance de Carnage. Or, un jour, un accident se produit : sans que l’on sache trop comment ni pourquoi – ce qui, avouons-le, est bien pratique pour l’auteur… – la machine projette Le Cateau plusieurs milliers d’années dans le futur, sans espoir de retour. Mais si le « héros » ne peut pas revenir, il peut cependant toujours communiquer – dans un seul sens – avec son ami Carnage et sa Belle par le biais du chronoscope… Belle Sims méprise le falot anti-héros, mais elle entreprend néanmoins de noter tous les « rapports » que celui-ci émet du futur, sous la forme de trois « fragments ».

Or la Terre a bien changé entre-temps. La surface est devenue inhabitable, et l’air l’a abandonnée. Les humains – ou leurs descendants, petits, chauves et plus ou moins télépathes – se sont réfugiés dans les entrailles de la planète, dans un monde souterrain hallucinant et absurde. Le Cateau y débarque tel le proverbial étranger arrivant en Utopie. Et, à première vue, le système tel qu’il le voit fonctionner a bien l’air parfait ; pourtant, Le Cateau ne peut s’empêcher d’avoir des doutes… et, bientôt, des failles apparaissent dans le système, et l’utopie se mue en dystopie.

Cependant, à la différence de l’étranger accueilli à bras ouverts et qui se voit offrir une visite guidée de l’Utopie, Le Cateau – par ailleurs un peu dur de la comprenette – est un homme désespérément seul dans cette époque, quand bien même il parvient à se faire des amis… et des petites amies (on notera l’érotisme ambigu de certaines séquences, étonnant pour un roman « de SF » de 1937). Par voie de conséquence, il se trompe souvent dans son analyse, et trompe le lecteur en même temps – une idée intéressante de Messac, très judicieusement employée.

Il faut reconnaître que le monde dans lequel il tombe est d’une complexité effarante et totalement étranger aux préoccupations d’un petit bourgeois de Passy du « siècle XX ». L’organisation hiérarchique de la société, par exemple : si l’on comprend vite que les bovrils sont au sommet et les zeroes à la base, on a de quoi se perdre entre-temps entre les pubils, cubils, ferlons, gorils, etc. Sans parler, bien sûr, des Zyntels-Ecuels, toujours prêts à s’entretuer pour des questions de préséance… Mais tout est si étrange, dans ce monde où les hommes doivent fabriquer de l’air pour survivre, et où les zeroes sont toujours au bord de l’asphyxie quand les bovrils, eux, bénéficient d’air « de luxe » ! Et comment le fabriquent-ils, d’abord, cet air ? Qu’est-ce que ça signifie, donner son « san » pour La-Pah-Trîh ? Et qu’apprend-t-on, au juste, dans la Grande Cônerie ? Et c’est quoi, les six nés nains ? et les mantrys ? et les pompes célèbres ? et les dix putains ? Oui, Sylvain a bien des choses à apprendre…

Sur ce canevas, assumant clairement la filiation entre utopie, voyages extraordinaires et science-fiction, Régis Messac brode un roman double, pour ne pas dire bicéphale, mêlant l’imaginaire scientifique vernien et la satire sociale voltairienne ou swiftienne (avec un goût prononcé, et si délicieux, pour le cynisme et la méchanceté pure et simple…).

Sur le premier tableau, Messac se montre inégal : certes, le monde qu’il nous dépeint est fascinant, mais – outre qu’il n’a rien d’un grand styliste – il tend à s’éparpiller quelque peu et à s’étendre sur des « passages obligés », typiquement verniens, parfois à la limite de l’ennui, et qui n’apportent pas forcément grand chose au roman. Si quelques descriptions se montrent particulièrement savoureuses, d’autres sont assez lourdes, et ce n’est certes pas ici que Messac se montre à son meilleur.

Mais, par contre, quel merveilleux satiriste ! C’est à n’en pas douter ici que Régis Messac brille de mille feux – ainsi qu’on avait déjà pu le constater dans de précédentes rééditions, comme Quinzinzinzili ou Valcrétin. Il se montre particulièrement sévère pour la société de son temps – bien entendu celle qu’il vise, derrière le prétexte de La-Pah-Trîh… Tout y passe : l’organisation politique, économique et sociale, le système éducatif – un cheval de bataille classique pour Messac –, la religion, la morale, le patriotisme, tout, absolument tout. Rien n’est épargné par la plume à l’humour ravageur (et très noir, naturellement…) de Messac, qui s’en donne à cœur-joie, et n’hésite pas à verser dans les calembours les plus grotesques, voire dans la scatologie la plus éhontée.

On a pu faire, selon Roger Bozzetto dans sa préface, une lecture marxiste de La Cité des asphyxiés. Sans doute, oui… mais cela paraît bien trop sérieux au regard de l’excellente mauvaise blague que constitue ce roman dans ses meilleurs moments ; et il serait sans doute regrettable de le réduire ainsi à un dogme plutôt qu’un autre : de par son nihilisme ravageur, le roman semble bien plus anti-dogmatique par définition, et, si l’on y tient, anarchisant plutôt qu’anarchiste…

Mais évoquons justement cette préface : elle n’est pas inintéressante, loin de là, mais on en déconseillera très fortement la lecture préalable au roman… du moins si le lecteur entend conserver le moindre élément de surprise, puisque Roger Bozzetto raconte tout, et déflore tous les meilleurs gags. Quelle idée, du coup, d’en faire une préface… Quant à la postface de Natacha Vas Deyres, intitulée « Régis Messac et les femmes », c’est une lecture féministe [EDIT : qualificatif à débattre, oui...] de la vie et de l’œuvre de Régis Messac en général et de La Cité des asphyxiés en particulier. Pour ce qui est du « général », on suivra volontiers l’auteur ; mais, pour ce qui est de ce roman précis, on pourra trouver sa lecture quelque peu idéaliste…

 

Roman bicéphale, La Cité des asphyxiés n’atteint pas la perfection d’un Quinzinzinzili. Mais il reste un bel exemple de « merveilleux-scientifique » utilisé à bon escient pour livrer une critique sociale mordante et hilarante, hélas toujours d’actualité. Si le roman n’est pas parfait, s’il se montre sans doute trop long et pèche par certains excès verniens, il n’en confirme pas moins le talent de Régis Messac et la nécessité de redécouvrir son œuvre.

 

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"THX 1138", de George Lucas

Publié le par Nébal

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Titre original : THX 1138

Réalisateur : George Lucas.

Années : 1970 / 2004.

Pays : Etats-Unis.

Genre : Science-fiction.

Durée : 88 min (« Director’s Cut »).

Acteurs principaux : Robert Duvall, Donald Pleasance, Don Pedro Colley, Maggie McOmie…

 

 Hop, ma chro est à lire (ou pas) sur le beau site du Cafard Cosmique.

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"Transmetropolitan", t. 6. "Une dernière fois", de Warren Ellis et Darick Robertson

Publié le par Nébal

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ELLIS (Warren) & ROBERTSON (Darick), Transmetropolitan, t. 6. Une dernière fois, Saint-Laurent-du-Var, Panini France, coll. Vertigo Big Book, [2000-2002, 2004] 2010, [n.p.].

 

Cette fois, ça y est.

 

C’est fini.

 

Avec Une dernière fois, sixième et ultime tome de la série Transmetropolitan, les aventures du plus génial et déjanté des journalistes de tous les temps, j’ai nommé Spider Jerusalem himself, touchent à leur terme. On n’y croyait pas forcément au début, mais ça y est, la série entière a été publiée en français.

 

Ouf.

 

On peut souffler, maintenant, et se réjouir, car il s’agit tout de même, là, d’un véritable monument de la science-fiction en bande-dessinée, et assurément d’une des meilleures BD que j’ai lues ces dernières années. J’irai même plus loin : c’est la meilleure BD que j’ai lue ces quinze dernières années, si l’on fait abstraction de celles qui ont été scénarisées par Alan Moore et de Sandman (oui, parce que bon, quand même). Carrément. Ouais. Et le premier qui me contredit se prend un coup d’agitateur d’intestins, réglé sur la position « prolapsus » (un classique indémodable).

 

Je pourrais m’étendre sur des pages et des pages sur tout ce qui fait la qualité exceptionnelle de ce comic book, mais je vais faire ma feignasse : reportez-vous donc à mes anciens compte rendus, et en priorité à celui du tome 1 (oui, je sais, je n’ai pas chroniqué la série complète, et c’est mal, mais bon, tant pis…).

 

Passons plutôt directement à ce dernier tome, qui est composé de deux parties bien distinctes, chacune occupant environ la moitié du TPB.

 

La première partie est elle-même subdivisée en deux sous-parties, « Laissez-moi partir » et « La Lie de la ville » (une cinquantaine de pages chacune), et est illustrée par une kyrielle de dessinateurs (la liste est longue comme le bras ; je me contenterais d’en citer quelques-uns parmi les plus célèbres : Glenn Fabry, Steve Dillon, Tim Bradstreet, David Mack, Steve Pugh, Jill Thompson, Chris Sprouse, Bill Sienkiewicz, Yanick Paquette, Klaus Janson, Garry Leach…). Il ne s’agit pas de bande-dessinée à proprement parlée, mais d’illustration des articles de Spider Jerusalem, couvrant les six tomes de la saga. La plume de Warren Ellis s’y révèle souvent délicieuse, et certains passages sont tout à fait savoureux. On pourrait en citer plusieurs, mais il en est un que j’ai trouvé particulièrement intéressant, notamment en ce qu’il concerne les préoccupations habituelles (enfin… en temps normal…) de ce blog (miteux, oui) :

 

« Cela étant dit : avez-vous remarqué combien le futur est parti en sucette ?

« Je veux dire, le futur n'était pas censé être comme ça, si ? On a tous grandi avec le futur imaginé par la télévision et par les vieux films du dimanche après-midi, après les brochettes de lézard en famille. Le futur était censé être énergique, vif, glamour, de superbes rayons laser peignant le ciel de traits bariolés tandis qu'ils pourfendaient, phasaient, disruptaient, blastaient ou dépeçaient l'opposition. Les hommes portaient des tenues de gym féminines mais restaient des hommes, et les femmes étaient faciles et criaient beaucoup, comme ma première copine.

« C'était ça, le futur qu'on nous avait promis. Et voilà qu'on regarde toujours la lueur triste de la télé, au-dessus d'un Faiseur qui ressemble à un vieux lave-linge... C'est une des pires choses au monde, la façon dont le futur finit toujours par s'avérer chiant»

 

Ça, dans une BD d’anticipation, ben moi, je trouve ça couillu. Pour reprendre le profond concept théorique développé par l’ami Captain Spaulding, Transmetropolitan est en effet, à l’instar de Preacher (toujours chez Vertigo – loué soit Vertigo), une BD caractérisée avant tout par le βυρνος, ce qui ressort tout particulièrement dans les insultes et menaces que s’adressent mutuellement les personnages. J’avoue avoir un faible pour celle-ci, dans le présent tome :

 

« J'apprécierais beaucoup que vous m'arrêtiez. Car cela garantira que d'ici une semaine, vous serez dans une prison des plus inconfortables, l'érection mutante d'un violeur de chiens récidiviste bien calée au fond de votre colon. »

 

Merci, Monsieur Warren Ellis, pour toutes ces merveilles.

 

Mais, justement, cette tirade nous amène à la deuxième partie de Une dernière fois, plus traditionnelle. Sauf qu’on y rigole beaucoup moins que d’habitude. L’atmosphère est résolument dramatique : c’est que l’on aboutit au choc des titans, le vrai, la confrontation finale entre le Sourire et Spider Jerusalem, le Président et le Journaliste, l’exécutif et le « quatrième pouvoir ». Dans une ambiance de pur chaos urbain : le Sourire a décrété la loi martiale, et Spider Jerusalem et ses Sordides Assistantes risquent leur peau ; tout cela dans l’indifférence, semble-t-il, des autres médias, qui ont trop peur du Sourire pour entraver son action. Seul Le Trou est encore à même de le faire vaciller sur son trône. Et c’est un Spider Jerusalem physiquement très diminué qui va s’y employer ; mais le journaliste gonzo a plus d’un tour dans son sac… tandis que le président se voit de plus en plus acculé et contraint de recourir aux méthodes les plus extrêmes.

 

Ce finale apocalyptique, qui entre en résonance avec les premiers épisodes de Transmetropolitan, est bien digne de la génialissime série de Warren Ellis et Darick Robertson. Le ton est plus grave, certes, mais l’aventure est palpitante, l’intrigue bien ficelée, les dialogues superbement écrits… Bref, tout ça coule parfaitement.

 

 Une fois la dernière page retournée, le sourire aux lèvres, on se dit qu’on a décidément lu quelque chose d’exceptionnel, une BD hors-normes, comme on n’en croise que trop rarement. Alors lisez Transmetropolitan (bordel de pompe à chiottes), vous ne le regretterez pas. Ou si vous le regrettez, c’est que vous n’avez pas de goût. Na. Hop.

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