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"Poètes de l'Imaginaire", de Sylvain Fontaine (éd.)

Publié le par Nébal

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FONTAINE (Sylvain) (éd.), Poètes de l’Imaginaire. Fantastique, fantasy, science-fiction, préface de Michel Viegnes, [s.l.], Terre de brume, 2010, 672 p.

 

Le beau livre que voilà ! Une anthologie

Originale – osons même le mot : unique –

Devant laquelle j’étais cependant sceptique,

Moi, exécrant les pouètes et leur polésie.

Aussi avais-je prévenu le maître d’œuvre :

« Ah ! Fontaine, je ne boirai pas de ton « Ô ! »

« Et je n’avalerai pas non plus tes couleuvres :

« Non, tes arguments ne pourront que sonner faux.

« Les pouètes et moi sommes irréconciliables.

« Certes, on peut bien trouver cela lamentable,

« Mais l’Éducation nationale a bien fait

« Son travail, a profondément enraciné

« En moi le dégoût des vers. » – J’ai été honnête,

Mais le Sylvain rusé n’en a fait qu’à sa tête,

L’ouvrage redouté m’est tombé du ciel.

Volumineux, beau ; il m’apparut bientôt

Que cette lecture serait essentielle,

Et que dans l’histoire j’aurais l’air d’un blaireau…

Mes a priori mis à nu par le perfide,

L’audacieux, le fourbe, le nébalicide,

Las ! Il ne me restait plus qu’à lire la chose,

Commettant une infidélité à la prose,

Et révélant à tous mes contradictions

En me livrant simplement à cette action…

 

Un projet ambitieux que celui de cette

Somme en vers et contre tous : réunir poètes

Et poèmes sous la si belle bannière

De nos littératures de l’Imaginaire.

Dresser ainsi un pont entre littérature

« Savante » et culture populaire, ce qui,

L’air de rien, n’est certes pas mince gageure.

Le XIXe siècle fut choisi

Pour dénicher des ancêtres à la fantasy,

Au fantastique et à la science-fiction,

Ainsi que – audacieux – aux « transfictions »,

Faisant ainsi le tour de nos genres chéris.

Avec la France pour terrain d’élection,

Notre anthologiste a rempli sa mission.

Trois cents treize poèmes de quarante-trois

Auteurs, des plus prestigieux aux plus obscurs

Rimailleurs, pour une sélection de choix,

Mêlant avec adresse la littérature,

La grande, et les curiosités oubliées.

Oh, Il en résulte de l’inégalité :

Chez les Grands Anciens Hugo trône, exemplaire ;

Mais la perfection s’incarne en Baudelaire,

Et si Rimbaud n’a ici que « Le Bateau ivre »,

Ces géants dominent sûrement tout le livre.

Le reste n’est cependant pas sans intérêt –

J’ai ainsi pu apprécier Jean Richepin –

Et ce beau livre ne manque donc pas d’attraits,

Et il se lit avec plaisir jusqu’à la fin.

C’est l’occasion de bien des découvertes

Dans tous ces genres qui nous intéressent tant :

Il constitue une superbe porte ouverte

Donnant sur les grands visionnaires d’antan.

Tantôt romantiques, tantôt positivistes,

Des « frénétiques » aux symbolistes et décadents,

Ces auteurs nous tissent des poèmes ardents,

Et l’éditeur nous convie à un jeu de piste

À travers les styles et les courants qui ont fait

L’histoire des lettres au long de ces cent années,

Grotesques, macabres, sombres, désenchantées,

Et merveilleuses, scientifiques, louées,

Cent années de progrès, de transformations,

Suscitant l’enthousiasme ou la réaction.

Les poètes, tantôt rêveurs, tantôt lucides,

Tournés vers l’univers ou l’introspection,

Allégorisent, imaginent avec passion

Des futurs que l’écoulement des temps valide,

Et des présents à la fois mornes et forcenés,

Des passés enchantés et mythiques, volés

Aux souvenirs des dieux, des nymphes et des fées.

Et naissent nos genres sous la plume inspirée

Des poètes à la Muse gracieuse, fertile,

Qui ose, l’insensée, faire convoler le style

Et l’idée dans des poèmes léchés. Aussi,

Ne vous fiez pas au piètre imitateur

Qui versifie céans avec un air moqueur :

De cette lecture vous sortirez ravis,

Enchantés par l’art de bien meilleurs poètes,

Et par leurs poèmes aux sonorités parfaites.

 

Le volume n’est cependant pas sans défauts :

Les catégories peuvent sembler arbitraires,

Les rattachements capillotractés, ou faux ;

Si je crois volontiers l’éditeur sincère,

Le paratexte prête pourtant le flanc à

La critique, et, disons-le, dans bien des cas,

La démonstration ne convainc pas vraiment.

Ainsi des « transfictions », cas très éloquent :

Toute la poésie pourrait y figurer,

À s’en tenir aux définitions données…

Quant aux notes de bas de page, elles ont de quoi

Laisser sceptique : le plus souvent inutiles,

Et autrement presque toujours un peu futiles,

Elles sont si scolaires qu’on en reste coi,

Avec cette impression si désagréable

D’être pris pour un ignare ou un imbécile…

Non, je ne crois pas le lecteur si incapable

Pour qu’on lui inflige ces notes malhabiles.

Mais ce n’est là qu’un détail, pas vraiment gênant ;

Ces notes, le lecteur peut bien faire sans…

 

Et le bilan est très largement positif :

Ces Poètes de l’Imaginaire séduisent,

Mon scepticisme relevait de la bêtise.

Et maintenant, moi, la polésie, je la kiffe.

Enfin, pas tout à fait : c’est que je suis têtu !

Le temps d’un livre, mes préjugés se sont tus.

Si je dois reconnaître qu’il y a pouètes

Et poètes, aussi polésie et poésie,

Pour les poseurs, je conserve tout mon mépris

Bête et méchant, et conclus : poil à la quéquette.

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"Carnival of Souls", de Herk Harvey

Publié le par Nébal

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Titre alternatif : Le Carnaval des âmes.

Réalisateur : Herk Harvey.

Année : 1962.

Pays : USA.

Genre : Fantastique / Horreur.

Durée : 74 min.

Acteurs principaux : Candace Hilligoss, Frances Feist, Sidney Berger, Art Ellison, Stan Levitt, Herk Harvey…

 

Attention : parler de Carnival of Souls sans spoiler me paraît impossible (ou sans intérêt).

 

Encore que, soyons franc, de l’eau ayant coulé sous les ponts depuis 1962 (si j’ose dire…), l’effet de surprise de la « révélation finale » ne fonctionne plus véritablement aujourd’hui. Dès les premières images, on a pigé le truc : Carnival of Souls s’inscrit bien dans la lignée d’Ambrose Bierce et l’on pourrait le qualifier de dickien avant l’heure (il est contemporain de la grande période romanesque de l’auteur) ; c’est l’illustre précurseur de films tels que L’Échelle de Jacob, Le Sixième Sens ou Les Autres. Autant l’écrire noir sur blanc : oui, l’héroïne est morte, et ne le sait pas (ou ne veut pas l’admettre). L’histoire du cinéma fantastique étant ce qu’elle est, il est aujourd’hui impossible de ne pas le comprendre dès le début ou presque. Mais, à la différence du Sixième Sens, et comme pour L’Échelle de Jacob ou Les Autres, que l’on soit conscient de ce fait ne nuit pas à l’intérêt du film, qui ne repose pas intégralement sur cette pirouette finale qu’il s’agit dès lors d’amener avec astuce ; aussi, reprocher le caractère « prévisible » de la fin du film serait tout à la fois anachronique et absurde. Outre son caractère séminal – c’est indéniablement un grand classique du cinéma fantastique, et cela faisait des années que je m’étais promis de le voir (chose pourtant pas bien compliquée : le film est disponible légalement et gratuitement sur Internet) –, Carnival of Souls ne manque pas d’intérêt, quand bien même on pourra légitimement renâcler devant telle ou telle défaillance.

 

Donc : Mary Henry (Candace Hilligoss) est une jeune organiste, qui « réchappe » miraculeusement (…) à un terrible accident de voiture sur un pont (pré-générique particulièrement brutal). Elle est embauchée par une église de l’Utah, et s’y rend peu de temps après ; pour elle, ce n’est qu’un travail comme un autre. La jeune femme, passablement asociale, s’installe dans une sorte de pension, où elle a pour voisin un gros beauf qui l’accable de sa drague lourde au possible. Mais, surtout, elle a de plus en plus souvent – surtout la nuit – des visions : celles d’un homme inquiétant au teint cadavérique (Herk Harvey), qui semble la suivre partout. Puis, en journée, elle se met à connaître des crises durant lesquelles les gens ne font pas attention à elle et elle se retrouve complètement sourde… Et elle ne peut s’empêcher de relier, sans trop savoir pourquoi, tous ces phénomènes avec un étrange bâtiment monumental, ancien site de bains puis fête foraine, à l’abandon depuis des années…

 

Dès la première apparition de « the man » (le réalisateur du film, donc ; très beau maquillage), au cas où on n’aurait pas pigé le truc dès l’accident, tout doute sur la conclusion du film disparaît. Mais peu importe. On se laisse néanmoins emporter par l’histoire, menée avec beaucoup d’efficacité, d’autant que ces apparitions restent aujourd’hui encore terriblement angoissantes (et ont sans doute fait beaucoup d’effet à un certain David Lynch, notamment pour Lost Highway). Bien que souffrant d’un budget étique, Carnival of Souls, à l’instar, disons, de, quelques années plus tard à peine, La Nuit des morts-vivants de George A. Romero, reste passablement effrayant aujourd’hui encore, ce qui n’était pas gagné d’avance. Il a bien gagné son titre de classique du cinéma fantastique, et, avec ses imperfections, mérite de figurer au panthéon du genre.

 

Le film, outre son scénario d’une audace rare pour l’époque – mais le génie, à en croire Baudelaire, si je ne m’abuse, ne consiste-t-il pas à inventer les clichés ? –, bénéficie d’une photographie et d’un cadrage soignés, autorisant de temps à autre des plans de toute beauté, évoquant tant le cinéma expressionniste allemand que celui de Tourneur et Lewton. Il sait mettre en place une atmosphère délicatement intemporelle et subtilement décalée, qui participe de son efficacité.

 

Pourtant, le film pèche par certains aspects. Son montage, ainsi, est parfois hasardeux (on ne compte pas les faux-raccords) ; la bande-son est pavée de bonnes intentions, et tente des effets audacieux, mais avec plus ou moins de réussite ; mais, surtout, l’interprétation est dans l’ensemble au mieux médiocre, au pire exécrable, et cela vaut hélas aussi pour l’actrice principale, Candice Hilligoss (dont la performance, reconnaissons-le, n’était tout de même pas évidente).

 

Mais étrangement, on veut bien faire l’impasse sur ces défaillances, que l’on n’oserait pas pardonner pour tout autre film, et se montrer bon prince. Parce que ce film, série B tournée avec un budget dérisoire et à marche forcée, reste tout simplement fort et beau un demi-siècle après sa sortie. Il bénéficie d’une aura sidérante, celle des grands classiques du cinéma fantastique. Et, effectivement, on ne peut que remarquer à quel point ce métrage fauché, qui aurait pu disparaître dans les limbes du cinéma, a eu une influence sur toutes les productions fantastiques ultérieures ou presque. La jaquette racoleuse cite David Lynch et Tim Burton, mais, outre les films mentionnés tout au long de ce compte rendu, on pourrait à vrai dire en citer bien d’autres. Ses visions hallucinées ont durablement marqué le genre, et conservent aujourd’hui encore toute leur force.

 

 Carnival of Souls, avec ses défauts, mérite donc bien ses lauriers. C’est un film que l’on se doit de voir (« On ne peut pas se proclamer cinéphile sans l’avoir vu », affirme la jaquette…), car, chose rare, il change notre perception du monde et du cinéma. Pas mal pour une série B de 30 000 $.

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"La Sorcière", de Jules Michelet

Publié le par Nébal

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MICHELET (Jules), La Sorcière, chronologie et préface par Paul Viallaneix, Paris, GF Flammarion, [1966] 2007, 314 p.

 

C’est le visionnage récent d’Häxan qui m’a décidé à enfin sortir La Sorcière de Michelet de ma volumineuse commode de chevet. L’ouvrage, pourtant, me faisait de l’œil depuis quelques années déjà, mais je n’avais pas encore trouvé d’occasion de le lire. Bien qu’étant relativement familier avec Michelet, dont je parcours régulièrement l’Histoire de France et dont, surtout, je me suis régalé avec la passionnante et grandiloquente Histoire de la Révolution française, j’avais laissé reposer ce classique plus « hors-normes », succès de scandale en son temps, et ce depuis bien trop longtemps. Là, le mal est réparé.

 

La Sorcière détonne quelque peu dans la production de Michelet, et est en même temps typique de l’auteur et de ses préoccupations. Ce n’est pas la moindre contradiction de ce volume étonnant, tour à tour fascinant et navrant, enthousiasmant et agaçant, lucide et naïf. Sans doute, pour mieux l’appréhender, vaut-il mieux être déjà quelque peu familier de Michelet. On s’étonnera moins, dès lors, ne serait-ce que de la forme de cet ouvrage, essai historique qui se lit comme un roman, porté par une plume romantique au possible. Sans doute, comme le note le préfacier, et quoi qu’en dise l’auteur lui-même, Michelet ne fait-il pas montre ici de la même rigueur méthodique qu’on a pu lui connaître dans d’autres de ses ouvrages, et qui, à l’époque où paraît La Sorcière, est déjà plus l’apanage de certains de ses « disciples », Taine et Renan en tête. Lire en parallèle la Vie de Jésus de ce dernier, autre succès de scandale, peut d’ailleurs être utile : on y retrouve bien des traits communs, mais la rigueur est tout autre.

 

C’est que Michelet, ici, se laisse emporter par son sujet, surtout dans la première partie de l’ouvrage : en dressant l’histoire de la sorcière, il entend en fait faire le tableau d’une révolte, celle des parias de tous les temps, mais du Moyen-Âge en premier lieu, celle des pauvres, et, surtout, celle des femmes. Son histoire des sorcières est ainsi avant tout une histoire populaire des femmes, et sans doute a-t-elle quelque chose de séminal en ce sens : avait-on véritablement envisagé avec sérieux l’histoire des femmes auparavant ? Cette question dépasse mes maigres compétences. Mais le sujet ne saurait véritablement étonner de la part de Michelet, pour qui a parcouru d’autres de ses ouvrages : que l’on pense à son portrait de Jeanne d’Arc dans l’Histoire de France – brûlée comme sorcière ! – ou, et là je peux davantage parler d’expérience, et peut-être la comparaison est-elle plus juste, à ces portraits de femmes qui jalonnent l’Histoire de la Révolution française : Madame Roland, Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt… Qui a lu Michelet dans ses envolées lyriques à ce sujet ne sera pas surpris de la tonalité générale de La Sorcière. Et appréciera d’autant mieux cet étrange mélange de pertinence et de naïveté dont je parlais plus haut, cette tendance, avancée pour l’époque peut-être, à idéaliser son sujet, quitte à sombrer parfois bien malgré lui dans l’imposture, ou, plus certainement, dans le ridicule.

 

Un autre trait caractéristique de Michelet frappe dans La Sorcière, et c’est son anticléricalisme, et plus particulièrement son anti-jésuitisme, qui éclate dans les dernières pages de l’ouvrage, consacrées à l’affaire du Père Girard et de la Cadière. Ici, la science est aujourd’hui plus calme, plus détachée, et permet sans doute d’appréhender le sujet avec une tête plus froide qu’en plein cœur du XIXe siècle. On aura garde, ainsi, de dresser un tableau aussi noir de l’Inquisition – j’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion d’en parler, en traitant du Manuel d’Eymerich et du Marteau des sorcières, qui fait sans surprise ici l’objet d’un chapitre – ou de considérer aussi brutalement les brûleurs de sorcières comme des sots, ce dont Michelet ne se prive pas. Ils étaient hommes de leur temps, avec ses préjugés, ses ridicules aussi – c’est à bon droit que l’auteur raille la lourdeur scolastique et l’argumentaire peu convaincant de l’obsédé Sprenger dans le Malleus maleficarum –, mais de là à en faire des imbéciles, il y a un pas que je ne franchirai pas pour ma part.

 

La Sorcière se divise en deux parties, d’importance à peu près égale. C’est surtout la première, consacrée à l’histoire de la sorcellerie médiévale, et cherchant à répondre à la question : « Comment une femme devient-elle sorcière ? », qui pose problème. Ici, Michelet, qui manque de sources et prend celles dont il dispose un peu trop au pied de la lettre, divague assez régulièrement, et son histoire, qui emprunte la forme d’une biographie d’une sorcière courant sur trois cents ans – une forme éminemment romanesque, donc – tient parfois de l’hallucination pure et simple, du délire généralisé. En voulant faire son histoire des femmes et de leur révolte, Michelet fantasme et idéalise plus qu’à son tour la figure il est vrai si singulière de la sorcière. Celle-ci naît, à l’en croire, du « désespoir » caractéristique du Moyen-Âge. La sorcière, dans un premier temps, se contente de perpétuer d’anciennes superstitions, tenant au « petit démon du foyer » – ce n’est qu’ultérieurement que l’amalgame diabolique se fait, avec tout ce qui s’ensuit : tentations, pacte, possession, etc. Mais le Satan de Michelet n’est pas unilatéralement prince du mal : « roi des morts » et, en contraste, « prince de la nature », Satan se fait à ses yeux « médecin », et l’auteur prend très au sérieux les charmes et philtres concoctés par les sorcières, y voyant bien plus que dans les élucubrations des savants docteurs d'alors l’origine de la médecine moderne – il se fonde à cet égard sur un mot de Paracelse. Quant au sabbat, il se fait ici « communion de révolte »… tableau sans doute un peu crédule sur la réalité de ces réunions nocturnes, et naïf quant à ce qui en faisait la substance. Michelet s’enflamme pour son sujet, et il est difficile de le prendre toujours au sérieux le long de cette première partie.

 

La seconde partie est plus rigoureuse, et donc, à mon sens, plus intéressante – sur le fond, j’entends : la plume de Michelet fait des merveilles romantiques dans la première partie… On quitte alors progressivement le Moyen-Âge pour l’époque moderne, et, bientôt, plus qu’aux sorcières à proprement parler, c’est en fait aux « ensorcelées » que va se consacrer Michelet, qui dispose cette fois de sources abondantes lui permettant de rester dans le droit chemin historique. Plusieurs affaires vont retenir son attention dans le Grand Siècle et le Siècle des Lumières : celle de Gauffridi, celle des possédées de Loudun (Michelet ne se montrant guère tendre pour un Urbain Grandier que l’on a parfois idéalisé, ce que l’auteur critique – une histoire de paille et de poutre…), celle des possédées de Louviers (dont il dénonce à bon droit l’imposture, tout en dressant un tableau charmant de Madeleine Bavent), et enfin celle du Père Girard et de la Cadière, qui occupe à elle seule les trois derniers chapitres de l’ouvrage. Ici, en adoptant un ton plus monographique, Michelet, bien qu’à la limite du hors-sujet, se montre bien autrement convaincant que dans la très hasardeuse première partie. Le résultat est tout à fait passionnant.

 

La Sorcière est donc un ouvrage bicéphale, pour ne pas dire schizophrène. La première partie, où Michelet se montre aussi hystérique que son sujet, pourra séduire par sa plume et ses envolées, mais restera peu convaincante sur le plan historique, à la différence de la seconde, plus resserrée, plus stricte. Au final, on comprend tant le succès de scandale de ce livre, que les mauvaises critiques d’alors, qui parlaient parfois de « mauvais roman ». Le lecteur n’apprendra sans doute pas grand-chose sur les sorcières en lisant cet ouvrage – mais la littérature « sérieuse » consacrée à ce sujet ne manque pas aujourd’hui. Il en apprendra par contre beaucoup sur les « ensorcelées », et plus encore sur Michelet, sur son siècle, sur l’état de la science historique de son temps. Ce qui n’est pas négligeable. Mais n’empêche pas une déception relative… compensée en partie, il est vrai, par la virtuosité stylistique de l’auteur, qui change agréablement de la sécheresse et de la froideur de nos historiens « sérieux » d’aujourd’hui. On est bien loin, toutefois, de l’élévation de l’Histoire de la Révolution française – qui, pour souffrir de défauts parfois comparables, reste une lecture tout à fait édifiante aujourd’hui encore, alors que l’historiographie consacrée à ce vaste sujet, abondante, a eu le temps de tourner et virer bien des fois, avec plus ou moins de convaincant.

 

Peu importe. La Sorcière, avec ses défauts évidents, reste une lecture intéressante. Simplement, ce n’est pas forcément pour les raisons que Michelet imaginait…

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"La Clef. La confession impudique", de Junichirô Tanizaki

Publié le par Nébal

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TANIZAKI (Junichirô), La Clef. La confession impudique, [Kagi], nouvelle traduction du japonais par Anne Bayard-Sakai, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1956, 1998, 2003] 2008, 195 p.

 

La Clef de Junichirô Tanizaki est un classique de la littérature érotique qui me faisait de l’œil depuis pas mal de temps déjà. Érotique, cette fois, est le mot juste : rien de pornographique dans ce texte – quand bien même il semblerait que des âmes chastes l’aient prétendu lors de la parution du livre… –, à la différence, par exemple, des écrits « ésotériques » de Sade ou du Château de Cène. Si la sexualité est bel et bien au cœur de l’ouvrage, si tout le roman tourne autour de ce thème, ce n’en est pas moins en usant d’un langage très chaste et en procédant par allusions. C’est après tout le principe même de ce roman, qui a pour thème, entre autres, les difficultés de communication et de compréhension en matière sexuelle, avec l’hypocrisie et les non-dits que cela implique.

 

L’intrigue tourne autour de quatre personnages : un professeur d’université quinquagénaire, sa femme quadragénaire Ikuko, leur fille Toshiko, et M. Kimura, à l’origine destiné à épouser la demoiselle. La vie sexuelle du couple formé par le professeur et sa femme n’est guère satisfaisante, ni pour l’un, ni pour l’autre. Ikuko, élevée de manière très traditionnelle, est à la fois extrêmement prude et animée d’une passion dévorante confinant à la nymphomanie. Le professeur, quant à lui, se fait vieux, et n’a plus sa virilité d’antan ; qui plus est, il ne trouve guère moyen d’assouvir ses fantasmes auprès de son épouse, qui n’entend faire l’amour que de manière « orthodoxe ».

 

C’est alors qu’un stratagème se met en place. Depuis des années, le professeur tient un journal intime, et est persuadé que sa femme le lit en cachette. Jusqu’alors, il n’avait jamais abordé les questions d’ordre sexuel dans son cahier ; mais, au 1er janvier, il décide que cela va changer. Et, laissant traîner la clef du tiroir où il range son journal, il invite en gros sa femme à le lire… Elle, de son côté, se met également à tenir un journal intime… et est bien évidemment persuadée que son époux le lit en cachette. Chacun le nie, bien sûr… dans l’espoir que l’autre le lise.

 

Le roman est ainsi composé de deux journaux intimes qui se répondent plus ou moins, celui de l’époux en italiques, celui de la femme en romains. L’alternance des deux voix est remarquable, et chaque texte traduit bien la riche et complexe personnalité de « son auteur ».

 

Le problème, pour le professeur, est de trouver un stimulant. Il en trouve un d’incomparable : la jalousie. C’est ainsi que M. Kimura entre véritablement dans l’histoire : le professeur va chercher à le rapprocher de sa femme si « vertueuse », et y trouver la force de lui donner du plaisir et d’en retirer lui-même.

 

Dans un premier temps, ainsi, le professeur s’arrange pour faire boire sa femme, qui ne tient pas l’alcool, en compagnie de M. Kimura, afin de profiter ensuite dans son évanouissement de la beauté de son corps nu qu’elle lui cache en temps normal. Sur le conseil (non explicite, bien sûr, et étrangement bienvenu) de M. Kimura, il va jusqu’à prendre des photos de sa femme nue, dans toutes les positions, d’abord avec un Polaroïd, puis avec un Zeiss Ikon… demandant alors à M. Kimura de développer les photographies. Ce qui ne manque pas d’alimenter le désir de l’étranger, et par là-même d’accroître la jalousie du professeur, et donc son désir et son efficience sexuelle. D’autant que sa femme, dans son sommeil semi-comateux (réel ou simulé ?), tandis que son époux la besogne – la viole ? –, se met à murmurer « M. Kimura »… Mais jusqu’où tout cela peut-il aller ?

 

Rien ne se dit véritablement. Au sein du quatuor, tout n’est que manipulations sournoises et subtilement perverses, chacun semblant dépasser l’autre en fourberie. Et tout passe donc par ces deux journaux intimes, qui nous donnent à voir le développement de l’intrigue selon le double point de vue de l’époux et d’Ikuko.

 

L’adresse narrative de Tanizaki, dont je n’avais rien lu jusqu’à présent, est tout à fait singulière. Le roman, assez bref, et non découpé en chapitres – seuls les journaux, avec leurs dates, divisent le texte –, est un modèle de construction. Il aborde les questions des fantasmes conjugaux et de l’adultère avec une délicatesse rare, qui ne saurait trouver d’égal que chez les plus grands maîtres (j’avoue avoir pensé régulièrement, devant le personnage d’Ikuko, à Emma Bovary, mais peut-être à tort…). Le propos, sous son apparence anodine, est passionnant, et le roman se dévore, dans un sens, comme un bon roman policier, dans lequel chaque témoignage est remis en question… et, parallèlement, des indices, vrais ou faux, sont savamment disséminés au fil des pages. Le lecteur se laisse lui aussi manipuler, et en retire une jubilation non dépourvue de perversité. La Clef tient bien du chef-d’œuvre, dans son genre et au-delà ; on est à vrai dire proche de la perfection : le propos est intelligent et subtil, la forme en parfaite adéquation, le style – double – ô combien savoureux… et le tout est d’une efficacité rare, délicatement émoustillante, et d’une justesse qui, au terme de l’aventure, fait froid dans le dos.

 

Un roman qui n’est guère optimiste quant aux rapports humains, sans doute. Ici, l’hypocrisie règne, la mauvaise foi est l’ultime règle du jeu, et l’érotisme lui-même, diffus, ne saurait être que subtilement « immoral » ou peut-être plus exactement « amoral ».

 

Il est un point, cependant, sur lequel je me pose encore des questions, et qui concerne la figure d’Ikuko (et dans une moindre mesure de Toshiko). Je dois dire que, une fois le livre refermé – sur sa terrible conclusion –, je me suis demandé quelle était au juste la perception des femmes dans ce roman : est-il, à certains égards, misogyne ? J’imagine que cela pourrait se défendre. Faut-il au contraire y voir un sévère réquisitoire contre la morale traditionnelle et en faveur de l’émancipation des femmes ? Cela se tient tout autant. Je penche plutôt pour la seconde possibilité, mais sans aucune certitude…

 

 Quoi qu’il en soit, je ne saurais trop vous recommander la lecture de cet excellent roman, brillant comme peu le sont. Un classique du genre, un chef-d’œuvre au-delà. Quant à moi, je m’en vais essayer d’approfondir un peu ma découverte de Tanizaki : ce premier contact fut pour le moins fructueux.

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Pub copinage : "D'obsidienne et de sang", d'Aliette De Bodard

Publié le par Nébal

D'obsidienne et de sang

 

DE BODARD (Aliette), D’obsidienne et de sang, [Servant of the Underworld], traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Laurent Philibert-Caillat, Paris, Bibliothèque interdite – Éclipse, coll. Fantasy, [2010] 2011, 411 p.

 

Bien que n’ayant participé ne serait-ce qu’un chouia à la chose, je ne me sens pas d’en faire décemment une chronique.

 

 Hop.

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"Le Château de Cène", de Bernard Noël

Publié le par Nébal

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NOËL (Bernard), Le Château de Cène, suivi de Le Château de Hors ; L’Outrage aux mots ; La Pornographie, Paris, Gallimard, coll. L’Imaginaire, [1990, 1992] 2008, 180 p.

 

Si l’on excepte en gros Crash ! de J.G. Ballard, Filles perdues d’Alan Moore et Melinda Gebbie et, bien sûr, pas mal d’œuvres du Divin Marquis, je ne peux qu’avouer ma totale inculture en matière de littérature érotique et pornographique. Aussi, en temps normal, il aurait été somme toute peu probable que je mette un jour la main (oui, la main) sur ce Château de Cène de Bernard Noël, publié en son temps par Pauvert (étonnant, non ?), sous le pseudonyme d’Urbain d’Orlhac. Des avantages des travaux de correction : on fait de sacrées découvertes. C’est donc par hasard – ou presque – que j’ai lu ce court roman, qui fut poursuivi sous Pompidou pour « outrage aux mœurs », blason qui en vaut bien un autre.

 

Et qui s’explique assez (quand bien même, cela va de soi, on ne peut qu’être ulcéré par ce genre de mesquineries judiciaires) : passés les deux premiers chapitres plutôt « gentils », « inoffensifs » – ceux que j’avais à relire… –, Bernard Noël fait effectivement dans « l’outrancier » : une littérature de tous les excès, d’une violence rare, qui marque au corps et à l’âme. Une littérature de « mauvais goût » (tant mieux), qui ne manque pas de rappeler Sade – bien sûr – et Lautréamont. Ce qui n’empêche certainement pas la plume de l’auteur d’être de toute beauté ; à n’en pas douter, oui, comme son avocat l’avait maladroitement défendu lors de son procès, Bernard Noël est un « bon écrivain » ; un « écrivain inoffensif », alors ? C’est ce que l’auteur semble lui-même considérer comme coulant de source, à regrets…

 

En guise de postface, « L’Outrage aux mots » et « La Pornographie » reviennent sur ses intentions, sur le contexte de l’écriture – en l’occurrence, les horreurs entourant la guerre d’Algérie, et le gaullisme –, sur les questions de la morale et de l’écriture, de la censure et de la « sensure ». Passionnant plaidoyer, bien autrement subversif que sa molle défense, pour une langue qui tendrait – mais le combat n’est-il pas perdu d’avance ? – à dépasser et lutter contre la morale « bourgeoise », celle de l’Encyclopédie, du libéralisme – imposteur – et du gaullisme – qui ne l’est pas moins. Ce qui fait du Château de Cène bien plus qu’un « énième » roman pornographique : tout en mettant le genre à l’honneur, tout en lui donnant les lettres de noblesse qu’il est en droit de mériter, il dépasse la narration – intention maintes fois répétée – pour se muer en un vigoureux pamphlet poétique et politique.

 

Tout commence par un étrange rite lunaire, dans un village côtier (que je n’ai pu m’empêcher de trouver un brin lovecraftien…). Le narrateur, étranger, y est désigné pour déflorer la « lune vierge », une jeune fille du nom d’Emma. Mais s’il file un temps le parfait amour avec elle, c’est pourtant une autre femme qui l’attire avant tout : la Beauté qui l’a désigné ; la Comtesse, Mona, qui vit sur son île, avec ses chiens et ses nègres. Aussi le narrateur embarque-t-il, et débute ainsi un nouveau périple initiatique bien plus grand-guignol que la farce villageoise.

 

Avis aux âmes sensibles : c’est beau, mais ça charcle. Qui ne se fierait qu’aux deux premiers chapitres risquerait de se prendre une vilaine surprise en pleine poire en lisant ce qui suit. Curieux fantasmes zoophiles et sado-masochistes se mêlent sans cesse dans un délire indicible. S’agit-il alors, comme le disait Sade, d’une « littérature qui ne se lit que d’une seule main » ? Pas en ce qui me concerne (moi, le bourgeois, sans doute) : tout cela, disons-le, n’est généralement guère bandant. Mais fort, indéniablement. Et riche en images folles, suscitées par une plume virtuose, poétique et gore. On voit là tout l’héritage du surréalisme – et l’on comprend d’autant mieux, parallèlement, pourquoi Sade en est souvent considéré comme un précurseur. Tout n’y est que dérèglements, dans une frénésie hallucinatoire et splendide, une poésie incontrôlée et libre de la chair, du sang, du foutre et de la merde (encore que le thème coprophage n’intervienne véritablement que dans « Le Château de Hors », premier chapitre d’une suite « virtuelle » – et qui le restera).

 

Le tout dans un cadre fantasque, hors de l’espace et du temps, évoquant tant Gracq et Borges qu’une certaine science-fiction ou horreur de série B, qui justifie pleinement la reprise de ce roman dans la prestigieuse et excellente collection « L’Imaginaire » de Gallimard.

 

Mais au-delà du récit, il y a donc un réquisitoire : celui en faveur d’une langue qu’on pourrait qualifier « d’anarchiste » (l’auteur, critiquant la langue de la bourgeoisie, déplore les atrocités commises au nom du communisme, avec une langue finalement similaire et tout aussi hypocrite), et contre les impostures libérale et gaulliste. La grande scène finale, la grande mise en scène – là encore, difficile de ne pas penser à Sade, quand bien même, si je ne m’abuse, l’auteur ne le cite pas une seule fois – en témoigne assez, dans son délire « colonial ». Le récit de la violence est donc ici indéniablement politique, et se fait l’écho des horreurs bourgeoises, celles de la Première Guerre mondiale comme de la Seconde, celles de l’Indochine et de l’Algérie. Il s’agit de dire la torture. De dire la douleur. De dire la manipulation. D’où ces tableaux surréalistes saturés d’excès et de violence, qui plongent le bourgeois dans sa merde. Non sans humour, sans doute ; mais un humour noir et délicieusement « déplacé ».

 

 La force poétique et politique du Château de Cène, du genre qui prend le lecteur par les couilles et presse jusqu’aux phosphènes, est tout simplement remarquable. C’est une littérature d’héritage, à certains égards, mais dont l’impertinence et la beauté façon « esthétique de l’horreur » sont intemporelles. Une leçon.

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"Rêves de Gloire", de Roland C. Wagner

Publié le par Nébal

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WAGNER (Roland C.), Rêves de Gloire, Nantes, L’Atalante, coll. La Dentelle du cygne, 2011, 696 p.

 

Sans doute l’honnêteté m’impose-t-elle en guise de préalable de rappeler que j’ai comme un contentieux avec Roland C. Wagner. Je ne reviendrai pas ici sur les raisons, voyez ma non-chronique des Ravisseurs quantiques… Du coup, j’avais dit à l’époque que je ne chroniquerais plus d’ouvrages de Roland C. Wagner. Et naturellement je me suis posé la question pour celui-ci… J’aurais certes pu jouer l’imbécile borné – j’avoue avoir été tenté, feignasse de moi – et éviter ainsi d’écrire des conneries sur ce Rêves de Gloire.

 

Mais non.

 

Parce que, depuis le temps qu’on l’attendait, je savais que s’il y avait un bouquin de Roland C. Wagner que je devrais lire, ça serait celui-ci. Et parce que, je peux bien le dire d’ores et déjà, le bouquin est bon, voire très bon dans l’ensemble, et mérite bien qu’on s’y attarde. Oh, j’ai bien quelques réserves à émettre – et je me doute de comment elles seront appréciées… – mais, justement, j’y vois une raison de plus pour en parler.

 

Rêves de Gloire, donc. Un beau pavé de 700 pages, une véritable Arlésienne, et probablement le grand-œuvre de Roland C. Wagner (en tout cas, de ce que j’ai pu en lire, c’est d’une ambition sans commune mesure avec le reste). Une uchronie ; on cherche donc le point de divergence. À en croire la quatrième de couv’, ce serait la mort du général De Gaulle dans un attentat le 17 octobre 1960, à la Croix de Berny (l’aurait mieux fait de passer par le Petit-Clamart…), décisive quant au devenir de l’Algérie. Mais, si c’est sans doute là un point de divergence fondamental, et peut-être (je dis bien : peut-être) le plus important, ce n’en est en fait qu’un au milieu d’une foultitude d’autres, qui expliquent et justifient, autant que faire se peut et pour peu que l’on veuille bien jouer le jeu, le monde « autre » créé par Roland C. Wagner. On aurait en effet probablement tort de réduire Rêves de Gloire à une « uchronie algérienne » (ou algéroise), comme le livre a tout d’abord été présenté. Si cette divergence-là fournit un cadre au roman, elle n’en constitue probablement pas le propos essentiel (ou du moins le seul propos) ; car l’auteur, avec son roman, nous plonge peut-être avant tout dans une histoire alternative du rock. Et c’est en jouant sans cesse sur ces deux tableaux, imbriqués à l’extrême, qu’il va nous balader tout au long de son roman-fleuve.

 

Dans ce monde-ci, la mort de De Gaulle explique (entre autres) le prolongement de la guerre d’Algérie (les « événements », comme on disait…) jusqu’en 1965. Et le conflit aboutit à un résultat bien différent des accords d’Évian : la Partition, soit l’indépendance de la majeure partie de l’Algérie, avec le maintien d’enclaves françaises, dont Oran et, surtout, Alger. L’histoire ne s’arrête bien évidemment pas là : en métropole, on en arrive après quelques années à un coup d’État militaire ; en Algérie, les enclaves sont restituées progressivement, et l’Algérois finit par proclamer une Commune et prendre son indépendance. Voilà, en gros, pour le cadre.

 

Mais un autre changement fondamental concerne donc l’histoire du rock, et – comme cela semble aller de pair – de la drogue, en l’occurrence la Gloire – lire LSD –, qui a toujours Tim Leary pour apôtre, mais en France essentiellement. Dans les années 1960, au Ritz à Paris, d’abord, puis à Biarritz lors du fameux « Été insensé », la Gloire génère un mouvement alternatif prônant la non-violence et la libération des mœurs au milieu de tout un fatras mystique. On parle bientôt des « vautriens » – lire (putains de) hippies (« Die, hippie, die ! »), mais avant l’heure –, « vauriens toujours vautrés ». Vautriens qui, évidemment, ne plaisent pas plus que ça au pouvoir en place, et se retrouvent pour bon nombre d’entre eux déportés en Algérie (terre de déportation depuis les tout premiers temps de la colonisation, j’en ai bouffé). Là-bas, le rock « gymnase » va progressivement, sous l’influence de la Gloire, se muer en rock « psychodélique », et générer toute une culture vautrienne. Bien évidemment, là encore, l’histoire ne s’arrête pas là – on assistera également à l’émergence du punk, mais bien à l’étranger cette fois, les « tsibis » s’opposant aux « British »… –, mais le mouvement vautrien, avec son discours utopique, est bien au cœur du roman, et la Commune de l’Algérois en est dans un sens un reliquat, tout comme l’attitude des Chaouïas dans les Aurès (là où c’était pas très cool d’avoir 20 ans), influencés par le mystérieux « Prophète ».

 

Pour nous conter tout ça, Roland C. Wagner a – brillamment – élaboré un roman choral, où l’on change sans cesse de narrateur, pour suivre plusieurs fils rouges. Mais le plus important d’entre eux concerne un collectionneur de disques, de nos jours, qui s’emballe pour une pièce rare, un 45t des intrigants Glorieux Fellaghas intitulé Rêves de Gloire, et sur lequel il semble impossible de mettre la main. Autant dire qu’il s’agit là d’un véritable Graal pour un collectionneur dans son genre. Le problème est que ce disque tue… au sens propre.

 

On ne peut que se prendre d’enthousiasme pour Rêves de Gloire. Pendant la majeure partie du roman, on en tourne les pages sans se lasser un seul instant, emporté par l’adresse narrative de Roland C. Wagner, dont la plume se révèle qui plus est tout à fait sympathique. Le sujet brûlant de l’Algérie – là encore, expérience familiale, j’en ai bouffé… – est traité judicieusement, avec une profonde empathie et, on le sent, beaucoup d’investissement personnel ; quant à l’histoire alternative du rock, elle est tout simplement (encore que le mot « simplement » ne convienne guère) jubilatoire. Alors oui, sans aucun doute oui, Rêves de Gloire est un (putain de) bon bouquin, qui mérite assurément le détour. C’est, de ce que j’ai pu en lire, de très loin ce que Roland C. Wagner a fait de mieux, et ça mérite d’entrer illico dans une bibliothèque idéale de la science-fiction française. Un grand, très grand roman.

 

Pas sans défauts, ceci dit, même si je n’y verrais rien de rédhibitoire. Et sans doute ces « défauts » n’en sont-ils pas pour tout le monde – ce livre fait l’unanimité –, et pourra-t-on, hélas, y voir de ma part une certaine mauvaise foi… Boarf, m’en fous, je sais ce qu’il en est véritablement.

 

Donc. Une chose très personnelle tout d’abord : au bout d’un certain temps – oui, disons le milieu du roman à peu près –, j’ai commencé à trouver pénibles les développements sur la Gloire et sur Tim Leary. Mais je dois reconnaître que cela n’engage que moi, ce thème ne me parlant tout simplement pas.

 

Plus gênant, et en prolongement direct de cette remarque préliminaire, j’avoue avoir trouvé le roman trop long. 700 pages, c’est quand même du gros… et, à mon avis, ça ne se justifiait pas pleinement ; j’ai trouvé le roman redondant, par moments, et j’ai du coup peiné par endroits, notamment sur les, disons, 200 dernières pages – celles-ci apportent leur lot de nouveaux développements, c’est le moins qu’on puisse dire, mais j’avais pour ma part dépassé le seuil de saturation… Je sais que la comparaison va plaire à l’auteur, mais pour moi, Rêves de Gloire, toutes choses égales par ailleurs, c’est un peu comme La Horde du Contrevent : en l’état, c’est un très bon bouquin, parmi ce que l'on a fait de mieux dans l'imaginaire français ces dernières années ; avec 100 ou 200 pages de moins, ç’aurait été un chef-d’œuvre. Dommage…

 

Dernière réserve, enfin, qui n’engage à nouveau que moi : j’ai trouvé regrettable l’intrigue façon « thriller » (un genre que je n’ai jamais apprécié, en littérature s’entend) sur ce disque qui tue. Je trouve qu’elle nuit au propos du roman, qui aurait gagné à s’en débarrasser. Autant le dire clairement : j’ai trouvé dommageable que ce roman ait « une histoire », là où il me semble qu’il se suffisait à lui-même. Manque d’audace, peut-être, pour le coup, sur le plan narratif veux-je dire… Car on se doute très vite que la résolution de cette « énigme » ne pourra être que décevante. Tout ça pour ça ? Ben oui. Et si la fin du roman rassemble plutôt adroitement les divers fils rouges du livre, bel et bien en rapport avec le disque des Glorieux Fellaghas, je n’en ai pas moins trouvé fort plate la conclusion de la traque du collectionneur de disques (d’autant qu’elle ne lésine pas sur le deus ex machina). Non, décidément, je pense que le roman aurait gagné à un peu plus d’abstraction. Mais, encore une fois, cela n’engage que moi.

 

 Et, finalement, seule la réserve concernant la longueur excessive du roman peut, j’en suis bien conscient, avoir le moindre caractère « d’objectivité » (encore que…). Alors le bilan est malgré tout clair : Rêves de Gloire est un très bon roman, une brillante uchronie comme on n’en soulève pas tous les quatre matins. C’est bien le grand-œuvre de Roland C. Wagner ; l’Arlésienne n’a pas déçu, on a bien fait d’attendre. À lire, sans aucun doute.

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"Le Cycle de Dunwich", de Robert M. Price (dir.)

Publié le par Nébal

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PRICE (Robert M.) (dir.), Le Cycle de Dunwich, [The Dunwich Cycle], traduit de l’anglais par Emmanuel Paillet, Montiny-les-Metz, Oriflam, coll. Nocturnes, [1995] 1999, 283 p.

 

En son temps, Chaosium, l’éditeur américain du jeu de rôles L’Appel de Cthulhu, avait publié toute une série de recueils et d’anthologies de nouvelles lovecraftiennes, qui furent reprises en français par Oriflam (ce qui explique sans doute, hélas, que l’on y retrouve quelques défauts caractéristiques de l’édition de jeu de rôles, à savoir un nombre de coquilles assez conséquent et des traductions parfois approximatives…). Le Cycle de Dunwich n’en est qu’un parmi tant d’autres (j’ai mis la main sur six d’entre eux à des prix modiques), mais qui adopte une forme un peu particulière : en effet, il se focalise tout particulièrement sur la nouvelle de Lovecraft « L’Abomination de Dunwich » (pas la pire) ; les autres textes du recueil sont pour la plupart tournés vers ce texte unique, qu’ils en constituent des influences (pour les deux longues nouvelles d’Arthur Machen qui le précèdent) ou des suites ou variations – s’attardant généralement sur la famille Whateley. L’ensemble est préfacé et présenté par Robert M. Price, qui, on aura l’occasion de le constater dans ce recueil, se révèle à mes yeux bien meilleur « essayiste » qu’auteur de fictions…

 

Passons sur la couverture hideuse et passablement hors-sujet, et abordons directement les textes. J’avoue, j’ai dans un premier temps eu du mal à voir ce que « Le Grand Dieu Pan » d’Arthur Machen, que j’avais déjà lu il y a de cela une éternité, foutait là. Certes, je me souvenais – pour avoir relu récemment « L’Abomination de Dunwich » dans Les Terres de Lovecraft : Dunwich – que ce fameux texte était cité dans la nouvelle de Lovecraft, mais cela me paraissait une bien pauvre raison pour l’inclure dans ce recueil… Or, il y est en fait tout à fait à sa place : la démonstration de Robert M. Price qui en fait une influence déterminante du texte lovecraftien parle d’elle-même, et ne saurait être contestée ; nous avons bien là « l’ancêtre » (féminin) de Wilbur Whateley et de son frère jumeau, et Lovecraft, à vrai dire, ne s’en est pas caché. Dès lors, c’est à bon droit que le recueil s’ouvre sur ce texte séminal. On pourra le juger un tantinet artificiel, dans sa tendance à accumuler les coïncidences, mais ça n’en reste pas moins de la belle ouvrage, délicieusement « fin de siècle » et tout à fait efficace.

 

« Le Peuple blanc », toujours d’Arthur Machen, constitue là encore à l’évidence une inspiration de « L’Abomination de Dunwich » (ne serait-ce que pour son vocabulaire, et l’idée du journal). Si la nouvelle débute assez mal, par un dialogue verbeux et confus sur la notion de péché, l’essentiel, constitué par le journal intime d’une enfant, est tout à fait intéressant, et, une fois de plus, bien à sa place.

 

Suit – bien évidemment – « L’Abomination de Dunwich » d’H.P. Lovecraft. Je ne reviendrai pas ici sur la qualité de cette nouvelle – je m’étais déjà répandu à ce sujet en traitant de Les Terres de Lovecraft : Dunwich –, mais je noterai cependant cette très intéressante et pertinente remarque de Robert M. Price, montrant que ce texte, pourtant un classique du Mythe, n’est finalement, et étrangement, guère « lovecraftien », mais plutôt, tout anachronisme mis à part, « derlethien »… Pas faux. Je n’y avais jamais réfléchi, mais ça se tient.

 

Quoi qu’il en soit, avec ces trois seuls textes, nous en sommes déjà à la moitié du recueil. Et, à ce point, c’est une lecture tout à fait recommandable. C’est sans surprise après que les choses se gâtent dans l’ensemble… Je ne reviendrai pas ici sur les difficultés inhérentes au pastiche lovecraftien – j’en avais déjà rapidement traité pour le très mauvais HPL 2007 –, mais les nouvelles qui suivent en sont presque toutes un témoignage édifiant.

 

Nous parlions d’August Derleth : c’est lui qui ouvre le bal des « continuateurs » avec « La Chambre close » (qui fut adaptée au cinéma, aspect surnaturel en moins… et reprise en livre par la suite). Une nouvelle assez peu convaincante, avec de grosses ficelles, et une tentative que l’on retrouvera souvent par la suite d’unifier les « mythologies » respectives de Dunwich et d’Innsmouth. Ça se lit sans trop de douleurs, mais ce n’est quand même qu’une série B de base, peu digne de son sujet – même si la décrépitude et la dégénérescence de Dunwich y sont plutôt bien rendues.

 

Robert M. Price livre ensuite un curieux texte avec « La Tour ronde (ou le récit d’Armitage Harper) ». L’auteur part du constat que, parmi les « suites » de « L’Abomination de Dunwich », la plus longue – et la plus célèbre –, à savoir le roman d’August Derleth Le Rôdeur sur le seuil (que j’avais lu tout gamin, je n’en ai plus aucun souvenir… c’est une des « collaborations posthumes » de Derleth), pèche dans sa construction, en raison d’une troisième et dernière partie peu convaincante et sans véritable rapport avec ce qui précède. D’où l’idée – qu’on pourra trouver un tantinet gonflée, mais, après tout, c’est dans un sens ce que Derleth lui-même faisait avec Lovecraft, et cela participe du caractère mythologique des écrits lovecraftiens – de « refaire » la fin du roman, d’une manière plus « logique » : le résultat est cette nouvelle. Fâcheux problème : ne me souvenant pas du tout du Rôdeur sur le seuil, j’ai eu du mal à me plonger dans cette suite… malgré les tentatives atrocement bavardes et pénibles de l’auteur pour raccrocher les wagons en rappelant « ce qui précède ». Au final, on s’emmerde méchamment à la lecture de cette « nouvelle » verbeuse au possible et pas crédible pour un sou. Un ratage en beauté.

 

« Le Saut du Diable » de Richard A. Lupoff ne mérite guère qu’on s’y attarde. Très maladroite, cette « variation » est dénuée du moindre intérêt.

 

Une bonne surprise ensuite avec « La Route de Dunwich » de Ben Indick : rien de très original – une « variation » de plus –, mais l’auteur a le bon goût de ne pas s’essayer à pasticher le style de Lovecraft, et a su donner à sa nouvelle une ambiance plutôt réussie, pour un résultat aussi émouvant qu’horrifiant.

 

« La Maison dans l’arbre », de W.H. Pugmire & Robert M. Price, commence plutôt bien, de manière guère originale là encore – la trame est typiquement lovecraftienne, entre Innsmouth et Dunwich, à nouveau –, mais s’achève hélas sur un grand moment de ridicule – sans douté non dénué d’humour, c’est après tout ce que la dernière phrase suggère, mais néanmoins très frustrant… Dommage.

 

C.J. Henderson, avec « Vous ne l’emporterez pas avec vous », tente de mêler mythologie lovecraftienne – Dunwich et Innsmouth, là encore – et polar hard-boiled – ce que Kim Newman avait très bien fait dans sa nouvelle reprise dans Les Nombreuses Vies de Cthulhu. Mais c’est ici nettement moins convaincant (euphémisme) : tout est grotesque dans ce récit maladroit au possible, et qui ne convainc pas un seul instant. Raté.

 

Le recueil se conclut enfin sur « Wilbur Whateley rêve et attend » de Robert M. Price (toujours), nouvelle partant du postulat que ledit Wilbur Whateley n’est pas véritablement mort dans la bibliothèque de l’Université Miskatonic. Le voilà donc qui revient à notre époque – c’est relativement humoristique, et, on va dire, bon prince, correct.

 

 Pas de miracle : Le Cycle de Dunwich est un livre très bancal, qui contient le pire comme le meilleur. L’ensemble – surtout, il faut bien le dire, grâce à Machen et Lovecraft – est cependant moins médiocre que ce que l’on pouvait craindre. Et, à défaut d’être un recueil véritablement séduisant sur le pur plan littéraire, on peut y voir une aide de jeu éventuellement utile pour un Gardien des Arcanes désireux d’ancrer une campagne dans l’arriérée Dunwich. Pourquoi pas…

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"Häxan", de Benjamin Christensen

Publié le par Nébal

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Titres alternatifs : La Sorcellerie à travers les âges, Witchcraft Through the Ages.

Réalisateur : Benjamin Christensen.

Année : 1922.

Pays : Danemark – Suède.

Genre : Documentaire / « Docu-fiction » / « Mondo » / « Historique » / « Fantastique » / « Horreur »

Durée : 87 min. / 76 min. / 104 min.

Acteurs principaux : Benjamin Christensen, Maren Pedersen, Clara Pontoppidan, Elith Pio, Oscar Stribolt, Tora Teje, John Andersen…

 

Une fois n’est pas coutume, c’est un véritable bijou que Potemkine (à qui on devait déjà le DVD de l’extraordinaire Requiem pour un massacre) et Agnès B. DVD ont exhumé avec Häxan. Un film muet suédois assez unique en son genre, réalisé par Benjamin Christensen entre 1919 et 1921, pour sortir l’année suivante : oui, certes, un documentaire ; mais sous la forme d’un étrange « docu-fiction d’horreur », plus ou moins lointain précurseur du « mondo », dont les images d’une rare poésie et d’une force non moindre marquent durablement. Le sujet ? La Sorcellerie à travers les âges, nous dit l’autre titre de ce film ; mais surtout, en fait, la sorcellerie médiévale et sa poursuite inlassable par l’Inquisition, au cours de ce que d’aucuns ont qualifié de véritable « sexocide » – il est vrai que la lecture, à titre d’exemple, du tristement célèbre Marteau des sorcières est pour le moins éloquente à cet égard.

 

Le film présente, à sa manière, une thèse, certes non dénuée de préjugés anticléricaux, et plus particulièrement anti-catholiques – rappelons que le « grand flamboiement » d’Allemagne est en fait postérieur à la Réforme. L’idée maîtresse est celle d’un délire obsessionnel – attesté –, relatif en fait, d’une part à des fausses accusations témoignant tant d’une conception « primitive » du monde que de la peur et de la « mauvaise foi » pure et simple, et d’autre part à des pathologies mentales bien réelles, au premier rang desquelles se trouve bien entendu l’hystérie. En sept chapitres édifiants, Benjamin Christensen nous amène ainsi à nous interroger sur la réalité des faits de sorcellerie au Moyen Âge, sur la superstition qui règne toujours quand sort son film, et sur la cruauté aveugle dont ont toujours fait preuve ceux qui ont chassé les sorcières… ou interné les hystériques, au travers d’un parallèle audacieux sur lequel se clôt la projection.

 

Mais c’est en usant d’une forme pour le moins unique, qui rend ce film à la fois difficilement classable et particulièrement savoureux. Le premier chapitre, composé pour l’essentiel de documents d’époque et de saisissants automates, adopte une forme de documentaire « classique ». Mais c’est pour mieux céder la place, dès le chapitre suivant et jusqu’à la fin, à des « reconstitutions » mises en scène avec un brio poétique certain, teinté d’un racolage non moins certain – promettant belles dénudées (de manière très prude, n’exagérons rien), blasphèmes à foison et cruautés multiples, dans une veine très sado-masochiste. L’implication du réalisateur – qui use de la première personne dans les intertitres… et s’attribue rien de moins que le rôle de Satan dans son film ! – participe de cette étrange atmosphère, qui confère au métrage des allures de « mondo » avant l’heure, en nettement plus respectable que la plupart, certes, et l’idéologie nauséabonde d’un, au hasard (eh eh), Suède enfer et paradis en moins. Häxan, « documentaire d’exploitation » ? Tout anachronisme mis à part, il y a en effet un peu de ça dans ce film précieux, très avant-gardiste à sa manière.

 

Häxan alterne ainsi tableaux « historiques » et fantasmagories bien « dans l’esprit d’un Jérôme Bosch et de Goya » ; le résultat est imparable, tour à tour expressionniste – c’est l’époque –, baroque et gothique. La poésie du film éclate lors de scènes particulièrement marquantes, du sulfureux rêve de la vieille saoularde Apolone au sabbat tel que décrit par la pauvre Maria, victime de l’Inquisition (sans oublier, sur un plan plus « réaliste », une remarquable scène d’hystérie au couvent, qui ne manque pas de faire penser au superbe film de Ken Russel Les Diables… voire plus généralement à une « nunsploitation » bien postérieure…). Mais les scènes « historiques » ne manquent pas non plus de force : difficile de rester de marbre devant la présentation des instruments de torture utilisés par les juges pontificaux – qui n’hésitent pas par ailleurs à user de la méthode « gentil flic – méchant flic », entre autres entourloupes… –, et la douleur des « sorcières », celles, plus ou moins authentiques, du Moyen Âge comme les malades mentales du dernier chapitre, est palpable. Mis en scène avec brio, dans des décors fascinants et à l’aide de costumes étonnants – les démons sont de toute beauté, à la fois effroyables et burlesques –, et bénéficiant d’une photographie sublime, Häxan envoûte plus certainement que les « sorcières » qu’il évoque. Tantôt « piquant », tantôt pathétique, toujours fort et beau, le film de Benjamin Christensen est un régal de la première à la dernière image.

 

Il nous est ici proposé dans trois versions différentes. La première, sur un nouveau master restauré (et teinté), dure 87 minutes, et bénéficie d’une très belle bande son composée par Bardi Johannsson, du groupe islandais Bang Gang, et interprétée par le Bulgarian Chamber Orchestra (2006).

 

La deuxième, intitulée La Sorcellerie à travers les âges, est une version de 1968 durant 76 minutes, en noir et blanc « pur » (ce que je préfère pour ma part aux versions teintées, plus sombres), narrée par nul autre que William S. Burroughs – ce qui en dit long sur le caractère du film –, et bénéficiant d’une bande son entre jazz et musique contemporaine, due, non pas à Jean-Luc Ponty, comme le prétend le DVD, mais au percussionniste Daniel Humair – Jean-Luc Ponty est au violon, et bien entouré : Bernard Lubat, Michel Portal, Guy Petersen. C’est de très loin la version la plus « dynamique », et celle qui permet à mon sens le mieux d’apprécier la photographie du film. Mais j’avouerai que la bande son, si elle ne manque objectivement pas de qualités, ne colle pas toujours (souvent ?) très bien aux images, l’anachronisme ne passant pas toujours…

 

Reste enfin une dernière version sur le nouveau master restauré, la plus longue (104 minutes – est-ce dû à une plus longue insistance sur les intertitres ? Je ne saurais autrement expliquer ce décalage d’avec la première version, qui ne vient en tout cas pas d’images supplémentaires) et peut-être ma préférée (malgré la teinte), dans la mesure où elle bénéficie d’une excellente bande son de Matti Bye (2007), lorgnant plus qu’à son tour vers le dark ambient.

 

En bonus, nous avons également droit à une présentation du film par son réalisateur, datant de 1941.

 

 Un bien bel objet, donc, pour un film génial et fou, rare et précieux. Jetez-vous dessus, c’est une merveille.

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"Dissidia 012 [duodecim] Final Fantasy"

Publié le par Nébal

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Dissidia 012 [duodecim] Final Fantasy (PSP)

 

(Tiens, pour une fois, je fais à peu près dans l’actualité…)

 

Il y a de cela quelque temps – pas énormément, d’ailleurs –, Square Enix, à qui l’on doit décidément pas mal des meilleurs jeux sur PSP, avait créé la surprise avec Dissidia Final Fantasy : non pas un jeu de rôle, pour une fois et malgré les connotations du titre, mais avant tout un jeu de baston, proposant d’incarner dans son mode « histoire » les dix héros principaux des dix premiers Final Fantasy (respectivement Warrior of Light, Firion – redoutable avec son arc, c’est avec lui que j’avais « fini » le jeu au niveau 100 –, Onion Knight, Cecil Harvey, Bartz Klauser, Terra Branford, Cloud Strife, ce gros con de Squall Leonhart, Zidane Tribal et Tidus), auxquels il fallait ajouter leurs principaux antagonistes jouables par ailleurs (Garland, Emperor, Cloud of Darkness, Golbez, Exdeath, Kefka, Sephiroth, Ultimecia, Kuja et Jecht), plus deux personnages « débloquables » (Shantotto de Final Fantasy XI et Gabranth de Final Fantasy XII). Ce qui faisait du beau monde, mais ne garantissait en rien un bon jeu. Sauf que les petits malins de Square Enix avaient su truffer leur soft de bonnes idées ici ou là, pour lui donner un caractère unique au milieu des jeux de baston « classiques », y compris un certain caractère « RPG » (limité, mais présent : expérience, équipement, accessoires, invocations, etc.). Le résultat était un excellent jeu, superbement réalisé, et doté d’une durée de vie incomparable pour ce genre de titre. Une bien belle réussite, qui avait su séduire au-delà du public traditionnel des jeux de baston – votre serviteur en témoigne.

 

Dissidia Final Fantasy, à travers un scénario que l’on reconnaîtra cependant « minimaliste », contait ainsi la lutte entre les guerriers invoqués par Cosmos, déesse de l’harmonie, et ceux de Chaos, dieu de la discorde. Un conflit éternel, dans lequel les personnages ne sont à bien des égards que des pantins, et qui doivent – tiens, justement – se frayer un chemin contre des hordes de Manikins – des simulacres – pour obtenir chacun leur cristal, réceptacle de l’énergie de Cosmos, avant d’être en mesure de livrer combat au dieu maléfique lui-même. Pour ce faire, les personnages devaient progresser de chapitre en chapitre en se promenant sur des sortes « d’échiquiers » où apparaissaient leurs adversaires, en sus de divers autres éléments (trésors, potions de guérison, etc.)

 

Le gameplay était relativement original, outre les éléments « RPG » évoqués plus haut, dans la mesure où chaque personnage, entièrement configurable, se voyait attribuer deux types d’attaques : les attaques de bravoure (touche rond) renforçaient la puissance du personnage et diminuaient celle de l’adversaire (éventuellement jusqu’à la syncope), puis les attaques de pouvoir (touche carré) permettaient de diminuer les points de vie de l’adversaire, en fonction du score de bravoure. Il faut y ajouter la jauge EX, qui se remplit au fur et à mesure, et permet, une fois à son maximum, de lancer une attaque spéciale propre à chaque personnage et particulièrement dévastatrice. La prise en main était cependant immédiate.

 

Et le tout donnait de superbes combats, très dynamiques et généralement brefs, bien dans l’esprit de certains « films de sabre » ou de kung-fu, où les personnages, très rapides, couraient sur les murs, quand ils ne s’envolaient pas carrément. Un régal.

 

Dissidia 012 [duodecim] Final Fantasy, sorti il y a peu, ne change pas grand-chose aux principes généraux du jeu, mais apporte néanmoins son lot d’innovations, de plus ou moins grande importance. Il propose tout d’abord, dans son mode « histoire », d’incarner lors d’une « préquelle » six nouveaux héros : Kain Highwind (Final Fantasy IV, dont je vous parlerai sans doute un de ces jours), Tifa Lockhart (Final Fantasy VII), Laguna Loire (Final Fantasy VIII), Yuna (Final Fantasy X), Vaan (Final Fantasy XII) et Lightning, de loin la plus charismatique et la plus puissante à mon sens (Final Fantasy XIII). Ceux-ci viennent bien entendu s’ajouter aux 22 personnages jouables du premier opus, et il faut encore y ajouter deux personnages « débloquables » (Gilgamesh de Final Fantasy V, et Prishe de Final Fantasy XI). Soit trente personnages jouables en tout, plus un autre – eh eh – débloquable en tant qu’antagoniste uniquement.

 

Le scénario de la préquelle est à nouveau assez minimaliste (pour ne pas dire concon…), mais éclaire utilement celui de Dissidia Final Fantasy… qui devient « rejouable » une fois le scénario 012 achevé. Bon, on aurait préféré sans doute accéder ainsi à une autre histoire que celle du premier opus (j’avoue avoir trouvé que cette solution tenait un peu du foutage de gueule…), mais on doit bien faire avec, en comptant les diverses innovations apportées. Notons également qu’une « préquelle de la préquelle » est « débloquable », mais réservée à des personnages de haut, voire très haut niveau. Par ailleurs, le joueur a progressivement accès à des « rapports », éclairant là encore l’histoire, dont certains impliquent des combats – dans lesquels on joue éventuellement des personnages liés à Chaos, d’ailleurs.

 

Pour le reste, outre les nouveaux personnages et les nouvelles arènes qui vont plus ou moins avec, voyons un peu ce que ce jeu nous apporte de neuf (dans le mode « histoire » essentiellement, c’est quand même ce qu’il y a de plus intéressant). Celui-ci est toujours découpé en chapitres, mais réorganisés de manière plus logique (et donc pas dans la seule chronologie des Final Fantasy). Grosse nouveauté : dans chaque chapitre, la dimension « RPG » se voit renforcée par l’apparition d’une carte du monde (celle du premier Final Fantasy, si je ne m’abuse) sur laquelle se promène le personnage : il peut y rencontrer des Manikins ou récupérer des coffres, etc., mais surtout doit trouver des « portails » qui lui permettent de progresser dans l’aventure. Les portails blancs, facultatifs, sont « rejouables » autant de fois qu’on le souhaite ; les portails rouges, obligatoires, sont ceux qui font avancer l’histoire. À l’intérieur des portails, on retrouve « l’échiquier » de Dissidia Final Fantasy. Les « compétences » y sont toutefois plus variées et utiles que dans ce dernier titre – acquises soit grâce à des coffres, soit en récupérant des « esprits » sur la carte. Autre innovation sur ce plan : la présence de « pions multiples », engageant le (ou les, du coup) personnage(s) dans une sorte de tournoi, chacun combattant à tour de rôle ou jusqu’à ce que mort s’ensuive, au choix du joueur.

 

Lors des combats, la principale innovation – je passe bien évidemment sur les pouvoirs des personnages, et notamment des nouveaux – consiste en la présence d’une deuxième jauge, dite « Assist », permettant de faire intervenir temporairement dans le combat un camarade pour nous aider – l’adversaire dispose bien entendu lui aussi de cette faculté… Au premier cran, « l’ami » vient faire une attaque de bravoure, au second une attaque de pouvoir. Non négligeable.

 

À l’instar de tous les changements apportés au jeu. Cependant, on reconnaîtra qu’il a quelque chose d’un peu frustrant, qui en fait plus un Dissidia 1.5 qu’un véritable Dissidia 2 ; ceci, à cause de la répétition du même scénario 013 (même s’il bénéficie bien entendu des nouveautés introduites de manière générale), et, finalement, du petit nombre des nouveaux personnages, d’autant que ceux-ci ne sont jouables, en mode « histoire », que dans le cadre du scénario 012, assez court. Dommage…

 

 Mais ça n’en fait pas moins de Dissidia 012 [duodecim] Final Fantasy un très bon jeu de combat mâtiné de RPG. Simplement, sachez qu’il rend obsolète son prédécesseur, et que ceux qui y ont déjà joué pourront trouver les ajouts de ce nouveau titre un peu limités… Les « nouveaux » joueurs, par contre, n’ont vraiment aucune raison de se priver : c’est de la bonne.

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