"Un privé à Babylone", de Richard Brautigan
BRAUTIGAN (Richard), Un privé à Babylone. Roman policier, 1942, [Dreaming of Babylon], traduit de l'américain par Marc Chénetier, préface de Claude Klotz, Paris, Christian Bourgois – 10/18, coll. Domaine étranger, [1981, 1983, 2003], 2010, 244 p.
Ce roman-là, il me faisait de l'œil depuis un sacré bout de temps. Enfin, celui-là, et d'autres titres de Brautigan, d'ailleurs, dont on ne cessait, de part et d'autre, de me vanter les mérites. Alors, quand je l'ai vu figurer dans la sélection de Fabrice Colin, libraire invité à l'indispensable Charybde – je n'étais pas présent, hélas –, je me suis dit que c'était enfin l'occasion de sauter le pas.
Donc. San Francisco, 1942, alors que les Californiens s'attendent à voir débouler les Japonais d'une minute à l'autre. C. Card est – nécessairement – un détective privé, modèle Sam Spade. Enfin, en théorie. En pratique, ça fait des mois qu'il ne s'est pas vu confier la moindre affaire, et là, il touche le fond, harcelé par sa propriétaire, rejeté par tous ses amis et rendu responsable par sa mère de la mort de son père, alors qu'il n'avait que quatre ans... Mais peut-être la roue de la fortune va-t-elle enfin tourner ? Un mystérieux client le contacte, et lui propose un rendez-vous, avec cette condition particulière que Card doit venir armé.
Or Card n'a plus de balles pour son flingue, et pas un sou vaillant, du reste... L'essentiel de ce roman à fausse intrigue (merci, McGuffin) consiste donc à suivre les démarches de notre loser de héros pour se procurer des balles ou un peu de caillasse.
Et, entre-temps, Card rêve de Babylone. C'est quand même vach'ment mieux. Là-bas, il peut être la star de la saison de base-ball de l'an 596 avant Jean-Claude. Ou – mieux encore – endosser l'identité de Smith Smith, le privé de Babylone, et combattre les ombres-robots du sinistre Dr Abdul Forsythe !
Ah – et puis il y a des coïncidences troublantes aussi, tournant autour d'une pute découpée au coupe-papier. Mais c'est un pur hasard, hein ?
Sous couvert de nous livrer un « roman policier », comme nous l'assure le sous-titre du roman, Richard Brautigan se livre donc ici à une lumineuse et réjouissante parodie du polar hard-boiled, à grands renforts de brefs chapitres tous plus hilarants les uns que les autres. Bien entendu, tous les codes propres au genre y passent, mais en pire. C. Card est ainsi un loser magnifique, dans une enquête qui n'a pas de sens, et se révèle au final une sorte de piège burlesque sans queue ni tête.
Et ça marche parfaitement. Déjà parce que Brautigan écrit fort bien, et nous livre un véritable festival de punchlines, certaines particulièrement savoureuses. On lit Un privé à Babylone avec un sourire indécrochable, et le roman, très court il faut dire, se dévore à toute vitesse. Et on se prend d'affection pour le pathétique C. Card, rendu d'autant plus attachant par son caractère lunatique. Que ce soit à San Francisco ou à Babylone, le lecteur est ainsi assuré de passer un bon moment en compagnie de ce Sam Spade au rabais.
Mais la parodie relève aussi de l'hommage, et là, je dois avouer manquer de clés – je ne connais absolument rien au polar, hard-boiled ou pas, d'ailleurs, lacune qu'il faudra bien que je comble un jour. En attendant, cela ne m'a pas empêché de prendre mon pied à la lecture d'Un privé à Babylone, petit bijou d'humour mi-cynique mi-éthéré. Une lecture-friandise, certes pas bouleversante – faut pas exagérer –, mais qui donne assurément envie d'en savoir plus ; m'est donc avis que ce n'est pas là le dernier Brautigan que je lis...