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"Central Europe", de William T. Vollmann

Publié le par Nébal

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N.B. : Compte rendu rédigé à un mauvais moment, je vous prie de m’excuser pour ses flagrantes insuffisances.

 

VOLLMANN (William T.), Central Europe, [Europe Central], traduit de l’américain par Claro, Arles, Actes Sud, coll. Babel, [2005, 2007] 2009, 1325 p.

 

Voilà ce qui s’appelle avoir de l’ambition, et pas qu’un peu : avec Central Europe, William T. Vollmann nous régale une fois de plus avec un monumental pavé aux frontières de la fiction et de la non-fiction (essai, journalisme) et d’une richesse inouïe. Bien éloigné cette fois de ses « sept rêves » américains, comme le très bon Les Fusils, l’auteur dresse le tableau pour le moins sinistre, du vieux monde en proie à la guerre et aux totalitarismes, au milieu du XXe siècle. Au travers d’une trentaine de récits enchevêtrés, nous découvrons ainsi le sort de quelques « figures » du temps, entre l’Allemagne et l’URSS pour l’essentiel.

 

Le Central Europe grésille ainsi d’innombrables communications plus ou moins cryptiques, que ce soit dans l’Allemagne du Somnambule ou dans la Russie du Réaliste. On y entend des voix perdues, comme celle de Paulus coincé à Stalingrad, ou celle de Kurt Gerstein, l’homme qui savait mais n’a presque rien fait, et tous deux sont ainsi confrontés à leurs responsabilités. Idem pour le touchant traître Vlassov…

 

Plus à l’est, le Central Europe résonne de musique : non pas le Ring de Wagner, mais celle de Chostakovitch pour l’essentiel, dont on peut à bon droit faire le « héros » du roman, et qui se retrouve impliqué dans un triangle amoureux imaginaire avec le cinéaste Karmen et la belle Konstantinovskaïa. Un moment de bravoure parmi tant d’autres : la composition d’une fameuse symphonie dans Leningrad assiégée. « Ce n’est pas Leningrad qui a peur de la mort, c’est la mort qui a peur de Leningrad ! » C’est rien de le dire, mais Central Europe, dont certaines pages sont un régal pour mélomanes avertis, donne une furieuse envie de découvrir ou redécouvrir l’œuvre de ce compositeur russe (qui n’achevait pas ses phrases).

 

Mais l’aventure se poursuit au-delà de la guerre, et réserve là encore d’impressionnantes figures, telle cette « Guillotine Rouge » qui aboit à la mort dans les combinés du Central Europe.

 

Petite sélection, certes pas exhaustive, des destins que nous serons amenés à suivre dans cet immense roman aux allures de monstre titanesque.

 

Avec Central Europe, William T. Vollman nous offre ainsi une prodigieuse radiographie du vieux monde pendant une de ses plus sombres périodes. Le projet est d’une ambition démesurée, mais parfaitement maîtrisé, en dépit de sa tendance à la dispersion (mais comment fait-il ?), et le résultat, irréprochable, ne peut que convaincre du magnifique talent d’écrivain de Vollmann, superbement servi par la traduction de Claro. C’est certes un pavé, mais il se dévore, et ne contient pas une ligne de trop.

 

Ouvrage d’une densité rare, Central Europe s’inscrit dans une vaste réflexion sur les totalitarismes et la création artistique. Le mélange entre pure fiction et « reportage » fonctionne remarquablement bien, à tel point que le non-initié ne saura bientôt plus faire la différence (mais Vollmann précise bien le caractère fictionnel de son œuvre, tout en nous en livrant ses volumineuses sources, précieuses au lecteur curieux).

 

D’une intelligence rare, bouleversant d’empathie, et ce notamment du fait de l’authenticité et l’humanité des personnages, ce roman émeut autant qu’il choque par les horreurs qu’il décrit, de la surveillance omniprésente des âmes damnées du Somnambule et du Réaliste aux atrocités de la guerre.

 

Ces derniers temps, j’ai lu beaucoup de pavés, et beaucoup de bons bouquins. Mais je place celui-ci sans hésiter au pinacle, c’est vraiment quelque chose d’exceptionnel.

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"Transcendance", de Stephen Baxter

Publié le par Nébal

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BAXTER (Stephen), Transcendance, [Transcendent], traduit de l’anglais par Dominique Haas, Paris, Presses de la Cité – Pocket, coll. Science-fiction, [2005, 2008] 2010, 794 p.

 

J’avais beaucoup aimé Coalescence, et plus encore Exultant, à mon sens un des tout meilleurs space opera qu’il m’ait été donné de lire. Il était donc bien temps pour moi d’achever enfin ce cycle des « Enfants de la destinée » par ce volumineux ultime tome qu’est Transcendance, un roman qui, ainsi que l’on va pouvoir le constater, ne manque pas d’ambition – c’est rien de le dire.

 

Nous sommes au milieu du XXIe siècle, alors que la Terre commence à se prendre en pleine gueule les effets du changement climatique (par exemple, la Floride devient un archipel), et ce malgré d’importants bouleversements politiques (suscités par l’administration américaine, comme de juste), hélas survenus trop tard. C’est le Siphon, prélude à une éventuelle Extinction…

 

Michael Poole (le neveu de George et Rosa, les héros de Coalescence), veuf inconsolable obnubilé depuis toujours par des visions de sa femme morte en couches, prend conscience d’une grave menace pesant sur la Terre, reposant pour l’heure sous les pôles, et qui pourrait bien précipiter les événements. Ceci à l’occasion d’un accident survenu en Sibérie à son fils, avec lequel les relations sont plutôt froides. Mais Michael, en partie poussé par le désir de renouer des liens avec son gamin, se lance dans un gigantesque projet d’ingénierie planétaire qui pourrait bien… eh bien, sauver le monde. Rien que ça, mais oui mais oui, ma bonne dame.

 

Car Michael Poole est quelqu’un d’important. Il a un destin et est appelé à devenir un personnage historique. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il soit Observé, à un demi-million d’années de distance, par la post-humaine Alia, dans son vaisseau générationnel Nord. Mais Alia à son tour n’est pas n’importe qui : elle est une élue, destinée à devenir une Transcendante, stade suprême de l’évolution humaine, et entame ainsi un long périple initiatique… riche en surprises et découvertes parfois déplaisantes sur ce que cache au fond la Transcendance.

 

Alors, certes, Transcendance pèse bien ses 800 pages. Pourtant, s’il est une chose dont on ne saurait accuser Stephen Baxter, c’est bien de tirer à la ligne : bien loin de faire des pages et des pages sur une seule idée, aussi brillante fût-elle, il procède par accumulation et son roman déborde littéralement de trouvailles géniales, des plus anecdotiques aux plus vertigineuses (et décidément, il s’y connaît, le sieur Baxter, en matière de vertige – il n’est que de voir les distances tant spatiales que temporelles franchies par le roman… le pire étant que Baxter fait tout pour les relativiser à l’échelle de l’univers !). Aussi Stephen Baxter fait-il figure, en quelque sorte, d’auteur de science-fiction idéal – d’autant que depuis ses premiers romans, il a fait de considérables progrès pour ce qui est du style et des personnages (la comparaison avec, au hasard, Gravité est éloquente).

 

Cependant, il faut bien le reconnaître, Transcendance n’est pas… eh bien, transcendant (aha). Il a en effet les défauts de ses qualités : ce roman se disperse énormément, part dans toutes les directions, sans grand souci (apparent) de cohésion interne. Le lecteur, qui se voit offrir ainsi plusieurs trames, peut en privilégier quelques-unes et se retrouver frustré ou lassé par les autres, selon qu’elles sont plus ou moins développées ou lâchées en cours de route. Les défauts de ses qualités, donc, pour l’essentiel.

 

Mais ce n’est pas tout. On avouera en effet que si Stephen Baxter sait concocter de fort jolies pages sur la post-humanité (c’est même un très bon roman sur ce thème), il n’en reste pas moins que le périple initiatique d’Alia prend régulièrement de bien tristes atours de mysticisme à dix balles et de philosopheries plus dignes (?) d’un Bernard Werber que de tout autre « être human pensant »©. Et on ne s’étendra pas sur la scène « d’exorcisme », pas plus que sur la coalescence scato visitée par Alia…

 

Un peu dommage, donc. Si Transcendance ne manque pas de qualités, il n’en reste pas moins qu’il est comparativement le volume le moins réussi du cycle – très relâché, par ailleurs, même si Baxter essaye ici, sur le mode du souvenir, de relier à sa trame les éléments fondamentaux de Coalescence et d’Exultant, ce qui ne convaincra pas grand-monde.

 

Nous avons donc au final un bon Baxter, et donc un bon roman de science-fiction, mais l’auteur britannique nous a maintes fois bluffés avec davantage de talent pour davantage de vertige (lisez Évolution et Les Vaisseaux du temps, c’est un ordre !).

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Trois délicieuses chinoiseries

Publié le par Nébal

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HUGHART (Barry), La Magnificence des oiseaux, [Bridge of Birds], traduit de l’anglais (U.S.) par Patrick Marcel, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, [1984] 2000, 348 p.

 

HUGHART (Barry), La Légende de la pierre, [The Story of the Stone], traduit de l’anglais (U.S.) par Patrick Marcel, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, [1988] 2001, 333 p.

 

HUGHART (Barry), Huit Honorables Magiciens, [Eight Skilled Gentlemen], traduit de l’anglais (U.S.) par Patrick Marcel, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, [1991] 2001, 300 p.

 

 À cause d’une malédiction chinoise et du temps qui s’est écoulé depuis ma lecture de ces trois succulentes enquêtes de Maître Li et Bœuf Numéro Dix, je ne suis pas en mesure d’en faire aujourd’hui un compte rendu correct (bouhouhou). Mais je peux vous assurer d’une chose : c’est de la bonne. Précipitez-vous dessus, ça le mérite vraiment.

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"La Peau froide", d'Albert Sanchez Piñol

Publié le par Nébal

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SÁNCHEZ PIÑOL (Albert), La Peau froide, [La pell freda], traduit du catalan par Marianne Millon, Arles, Actes Sud, coll. Babel, [2002, 2004, 2007] 2010, 259 p.

 

Nébal est heureux, HEUREUX, de ce bonheur unique que l’on ressent au sortir de la lecture d’un excellent bouquin, et ça fait du bien des fois, quand même. Le bouquin en question, c’est La Peau froide du Catalan Albert Sánchez Piñol, roman qualifié en quatrième de couv’ de « véritable événement éditorial en Espagne », qui y a reçu le prix Ojo Crítico de Narrativa 2003 et a été depuis traduit dans une vingtaine de langues. Gros succès, donc, mais autant le dire de suite, c’est amplement mérité. Parce que ce petit roman d’horreur (dans une veine vaguement science-fictive mais chut, nous sommes dans une collection de littérature générale) est un vrai bijou du genre, un authentique chef-d’œuvre, même, oserai-je dire (soyons fous). En ce qui me concerne, et vous m’excuserez l’anachronisme, c’est ma meilleure lecture dans le domaine depuis le bien postérieur Terreur de Dan Simmons, roman avec lequel il partage plus d’un trait.

 

Pourtant, vu de loin, ça ne paye pas de mine. Le pitch, à le résumer excessivement, tiendrait même sur une feuille de papier OCB, puisque, autant le dire d’ores et déjà, c’est bien d’un bon vieux survival des familles dont il est question ici. Sauf qu’on remplace les rednecks dégénérés ou les zombies typiques du genre par des bébêtes qui évoquent passablement Lovecraft, même si le nom du pôpa de Cthulhu n’est avancé nulle part en quatrième de couv’ (qui préfère parler des « grands romanciers du XIXe siècle »… mouais, franchement, bof…).

 

Le roman se déroule quelque temps après l’indépendance irlandaise, pour laquelle le narrateur anonyme s’est battu ; mais, déçu par le résultat des événements, il a préféré quitter sa « patrie » (façon de parler pour un orphelin…), et a accepté un poste de climatologue sur un îlot perdu au fin fond de l’Atlantique Sud, non loin du cercle polaire. Mais, arrivé sur place, il ne trouve pas le précédent climatologue, qui a mystérieusement disparu, tandis que sa maison est dans un état épouvantable. Seul individu sur l’île : un homme qui dort dans le phare à l’autre bout, et qui dit répondre au nom incongru de Batís Caffó, mais ne pas être en mesure de le renseigner sur le sort du précédent climatologue. Le narrateur décide de rester néanmoins…

 

… Et dès la première nuit sur l’île – et donc très tôt dans le roman, qui démarre sur les chapeaux de roue –, il doit repousser l’assaut d’une horde de créatures humanoïdes amphibies, un peu à la manière des Profonds lovecraftiens, et n’en réchappe que par miracle. Très vite se fait jour une évidence pour lui : le seul moyen de survivre dans ce trou perdu, c’est de tenir le phare… où se trouve Batís Caffó, qui ne se montre a priori pas prêt à partager son refuge contre les « faces de crapauds ». Cependant, il existe un moyen de pression sur lui : « la Mascotte », une « face de crapaud apprivoisée ». Bientôt, les deux hommes que tout oppose devront cohabiter dans le phare et s’unir pour survivre face aux assauts incessants des hordes sous-marines…

 

Soyons francs : dès les premières pages, nous savons comment tout cela va finir. Mais peu importe, tant c’est bien fait. L’horreur et la folie suintent littéralement des pages de ce roman cauchemardesque à souhait, qui ne connaît aucune baisse de tension, et happe le lecteur dès les premières lignes pour ne plus le lâcher jusqu’à la fin. C’est d’autant plus impressionnant que l’on pouvait craindre le côté répétitif de l’action, mais non : Albert Sánchez Piñol sait très habilement user de tous les registres de l’horreur, de la plus insidieuse et psychologique aux déferlements de violence et de gore, et jouer tant sur le suspense que sur l’action.

 

Les personnages sont en outre magnifiquement campés – condition indispensable à la réussite de cet oppressant huis-clos. La folie psychopathe mêlée de pragmatisme de Batís Caffó fait réellement froid dans le dos, tandis que le moralisme et l’humanisme désespéré du narrateur suscitent, tantôt la compassion, tantôt un vague dégoût devant ce qui peut passer pour une forme suprême d’hypocrisie, surtout quand la rivalité pour « la sirène » entre en jeu – ce qui amène de superbes scènes érotiques poisseuses (si j’ose dire…) et glauques, qu’on rêverait de voir filmées par un Cronenberg. Car le narrateur n’est pas un saint, en dépit des apparences : sa violence bien réelle, sous ses airs de ne pas y toucher, en fait un personnage finalement très complexe, de même que Batís Caffó ne saurait être réduit à un vulgaire archétype. Si La Peau froide est indéniablement un roman très cinématographique, on se dit qu’il faudrait néanmoins des putains d’acteurs pour tenir ces deux rôles…

 

On ne s’étonnera cependant pas qu’un projet d’adaptation soit en cours, malgré cette difficulté : le visuel est en effet d’une importance capitale dans ce livre, et on voit littéralement les assauts des « faces de crapauds » contre le phare, de même que l’on voit les « héros » préparer leurs pièges et assurer leurs défenses, ou forniquer avec « la Mascotte ». Et on voit les éléments déchaînés sur cette île perdue de l’Atlantique Sud, les vagues fouettant le phare, les premières neiges annonciatrices des bien trop longues nuits d’hiver, les soudaines tempêtes de printemps…

 

Mais on « voit » aussi les « paysages intérieurs » du narrateur, à la psyché riche et complexe. Albert Sánchez Piñol a su se faire le peintre d’une personnalité ambiguë et très humaine, à laquelle on s’identifie d’autant plus aisément. On vit ainsi l’action de l’intérieur, à proprement parler : le lecteur est sur place, dans le phare, à tirer sur les « faces de crapauds » depuis le balcon, ou à regarder terrifié la porte de cette timide forteresse céder sous les coups de boutoir des hordes qui se jettent dessus. L’effet est garanti…

 

Et, cerise sur le gâteau, ce roman d’horreur merveilleusement efficace et bien ficelé a oublié d’être con, même si le thème abordé n’a rien de surprenant : évidemment, c’est de la peur de l’autre qu’il s’agit ici, pour l’essentiel. L’auteur sait en traiter avec une certaine finesse, et s’autoriser même quelques scènes authentiquement émouvantes, et, sans surprise là encore, désespérantes.

 

 Bref : La Peau froide, c’est bon, mangez-en. Pour ma part, je me suis vraiment régalé, et je place illico ce court roman parmi mes romans de terreur fétiches. Parce que, même en Babel, c’est bien de ça qu’il s’agit, Madame. Quant à moi, je m’en vais de ce pas lire d’autres œuvres de l’auteur, qui m’a décidément l’air fort intéressant : à suivre (peut-être) avec Pandore au Congo

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Je hais Pierre Michon !!!

Publié le par Nébal

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Pierre Michon.

 

Je hais cet homme.

 

Je le hais, je le hais, je le hais.

 

Contexte. Je l’ai découvert sur le tard et – comme beaucoup de monde j’imagine – à l’occasion de l’attribution du Grand Prix du Roman de l’Académie française à sa dernière œuvre, Les Onze (2008). Or, ce prix, je lui accorde une certaine confiance depuis qu’un certain patron m’a recommandé Court Serpent de Bernard du Boucheron, qui l’avait également obtenu ; autre atout, c’était très bref (comme Court Serpent, d’ailleurs) ; enfin, le sujet m’intéressait,  tout simplement.

 

Les Onze n’est pas un livre (on vous a menti !), Les Onze est un célèbre tableau exposé au Louvre, que tout le monde connaît (c’en est après tout la plus fameuse pièce !), et qui est dû au pinceau virtuose de François-Élie Corentin, « le Tiepolo de la Terreur ». Les Onze, ce sont les membres du Comité de salut public de l’an II : Billaud, Carnot, Prieur, Prieur (oui, y’en a deux, c’est normal), Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Mais si l’on connaît relativement bien la biographie du peintre, qui occupe en gros la première partie du « roman », on ne sait pas qui fut le commanditaire du tableau, ni dans quelles conditions et pourquoi il a été réalisé.

 

Ce que Pierre Michon nous propose dans Les Onze, c’est donc une superbe leçon d’histoire de la Révolution française à-la-Michelet, le Jules s’incrustant d’ailleurs dans le « roman », et d’histoire de l’art fantasmée, autour d’un tableau magnifique qui n’a jamais existé. Et une investigation passionnante sur les motifs cachés de l’art, a fortiori quand la politique s’en mêle… mais un grand art est-il véritablement concevable sans politique ? Tout cela n’est donc pas si léger qu’on voudrait bien nous le faire croire, et ce malgré la brièveté du « roman » (137 pages ; cette brièveté est caractéristique de Michon, qui n’aime d’ailleurs guère le terme de « roman »… mais visiblement encore moins celui de « nouvelle », alors bon, on fait comment ?).

 

Mais ce qui frappe avant tout, pourtant, dans Les Onze, c’est la plume de Michon, une plume extraordinaire, virevoltante, extrêmement travaillée, baroque et ludique. Son texte donne irrésistiblement envie d’être lu à voix haute, avec son goût prononcé pour la scansion et pour les phrases longues… à l’extrême limite de la compréhension, parfois. C’est un peu maniériste, diraient les mauvaises langues, et on pourrait les comprendre ; pour ma part – mais peut-être dis-je des bêtises –, cette stylisation aux bornes de l’outrance, mêlée assez souvent d’un profond sentiment du « sacré » et du « divin » (quand bien même l’auteur se décrit, dans les Vies minuscules, comme « un athée mal convaincu », et l’on trouve en contrepartie tout un champ lexical opposé, de la boue, du vide, etc.), m’ont plus d’une fois fait penser à Joris-Karl Huysmans, goût du mot rare en moins : dans ma bouche, c’est un compliment ; mais je comprendrais très bien que cela ne passe pas pour tout le monde…

 

En tout cas, pour moi, ça a HORRIBLEment bien marché, ça a IGNOBLEment fonctionné, à tel point que c’en est un SCANDALE, à tel point que c’en est ÉCŒURANT.

 

Et voilà pourquoi je hais Pierre Michon. Cet homme écrit beaucoup trop bien. Ce n’est pas humain, d’écrire aussi bien. Ce n’est pas très gentil pour ses petits camarades en littérature. Ni pour ses pauvres lecteurs qui, de temps en temps, se verraient bien pousser des ailes de plumitifs, et là, PAF ! se voient durement ramenés à la triste réalité, à leur dure condition de rampants, de vermisseaux insignifiants.

 

Et tout ça, c’est de votre faute, monsieur Michon. Je ne vous félicite pas, non, non. Je vous déteste !

 

Et je vous aime… Oh, oui.

 

Du coup, après Les Onze, j’ai voulu poursuivre l’expérience. Et comme le monsieur – l’infâme – a le bon goût d’écrire bref (après le néanmoins excellent pavé de Mulisch, ça me faisait des vacances…), je me suis retrouvé à en prendre trois d’un coup, qui ont intégré mon étagère de chevet… et l’ont quittée presque aussitôt, tant je ressentais le besoin de prendre ma dose de Michon.

 

J’ai commencé par le vraiment très court La Grande Beune (1996). L’histoire est quasi abstraite, réduite à sa plus simple expression : un instituteur s’installe dans un petit village au fin fond de la Dordogne, non loin de Lascaux ; c’est notre narrateur, il a la vingtaine, et les hormones en ébullition. Là, dans ce monde presque troglodyte, hanté par le souvenir des hommes des cavernes, il nous parle de femmes : un peu de sa petite amie (à peine), un peu plus de l’aubergiste Hélène, « mère emblématique » nous dit la quatrième de couverture, et surtout d’Yvonne, son fantasme, celle qu’il épie avec toute la passion maladive et quelque peu malsaine d’un Humbert Humbert échappé de Lolita… pour, il est vrai, une proie plus « légitime ». Mais c’est bien de « proie » qu’il s’agit dans ce pays de chasseurs ; sauf que notre instituteur ne chasse pas vraiment, mais se contente d’observer, et de rêver. Violemment. Furieusement.

 

Et c’est superbement écrit, bien entendu. Moins passionnant que Les Onze – le thème en est moins saisissant, à mes yeux en tout cas –, mais d’une beauté certainement comparable, La Grande Beune (77 pages en poche…) se dévore, et frustre un peu. On en veut encore, du Michon.

 

Du Michon ! Du Michon ! Du Michon ! C’est que la plume de cet homme – ce sinistre personnage – a un aspect terriblement addictif pour ses pauvres victimes…

 

Aussi, troisième assaut avec Rimbaud le fils (1991). Notre auteur semble décidément amateur de biographies, réelles ou fantasmées. Ici, il s’attaque à (cliché) « l’homme aux semelles de vent », le désacralise et le re-sacralise, pour notre plus grand plaisir, et en tout cas pour le mien.

 

(Aparté nébalien : je hais la pouésie ; j’exècre les pouètes ; tous, sauf Rimbaud. Parce que Rimbaud était jeune. Parce que Rimbaud a écrit Une saison en enfer. Parce que Rimbaud a cessé d’écrire.)

 

Michon sur Rimbaud, donc. Une histoire de père absent (motif michonien par excellence, ça revient tout le temps). Et une succession de saynètes en biais, le personnage n’étant jamais envisagé frontalement, mais toujours par un intermédiaire : sa mère, Izambard, Banville, Verlaine, etc. La mère exceptée, une belle collection de médiocres, d’ailleurs : Michon n’est pas un tendre… Le style est à la hauteur du sujet – faut le faire, tout de même – et les passages grandioses abondent ; pour ma part, j’en retiendrais surtout deux : la fameuse photographie de Rimbaud (un exercice auquel Michon s’était livré également dans Corps du roi, m’a-t-on dit, sur une photographie de Beckett, plus précisément), et, en guise de conclusion, Rimbaud composant « la Saison ». C’est de toute beauté.

 

Et comme je suis quelqu’un de foncièrement logique, j’ai fini par où tout a commencé, c’est-à-dire par Vies minuscules (1984), la première publication de l’auteur, et la plus longue (250 pages en poche ; oui, c’est très relatif…). Un texte assez difficile à qualifier, d’ailleurs : autobiographie ? auto-fiction ? roman ? nouvelles ? Il y a sans doute un peu de tout cela dans ces huit « vies » que nous rapporte l’auteur, qui tournent toutes autour de sa famille ou, de plus en plus, autour de lui, et se rappellent à sa mémoire au hasard d’une rencontre ou de la redécouverte d’un objet, ou en raison de la logique implacable du temps qui s’écoule. Un texte où Michon, une fois de plus, ne se montre guère tendre, mais surtout envers lui-même, cette fois. Et qui contient plus d’une merveille. Je relèverais pour ma part trois Vies minuscules particulièrement émouvantes : la « Vie d’Antoine Peluchet », l’ancêtre perdu, dont on ne sait trop s’il est aux Amériques, à Limoges ou au bagne, et dont on défend l’honneur avec ses poings s’il le faut ; la « Vie du père Foucault », au lent démarrage, mais au finale bouleversant ; et enfin la poignante « Vie de la petite morte » qui conclut l’ouvrage, texte cathartique sur la sœur aînée de l’auteur, morte à l’âge d’un an, et sur les enfants morts en général. D’une beauté à couper le souffle. Et, déjà, si l’on excepte les deux ou trois premières « vies » où le style reste encore relativement sobre mais néanmoins excellent, il y a cette patte michonienne immédiatement reconnaissable, qui fait ses grands textes brefs, ses sales petits chefs-d’œuvre de style, d’intelligence et d’émotion, ces petites merveilles de prose qui font à leur tour assurément de Pierre Michon l’un des plus grands écrivains français contemporains.

 

Et pour toutes ces excellentes raisons, je le hais.

 

 En plus, je vais devoir lire ses œuvres complètes ; si c’est pas scandaleux, ça…

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"La Découverte du ciel", de Harry Mulisch

Publié le par Nébal

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MULISCH (Harry), La Découverte du ciel, [De Ontdekking van de Hemel], traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin avec la participation de Philippe Noble, Paris, Gallimard, [1992, 1999, 2002] 2009, 1143 p.

 

 On devrait toujours se méfier des conseils « désintéressés ». Surtout quand ils proviennent d’un patron potentiel. L’autre jour, ainsi, un sinistre individu dont je tairai le nom pour d’évidentes raisons me tint à peu près ce langage :

  

— Dis-moi, très cher, as-tu lu La Découverte du ciel d’Harry Mulisch ?

 

 — Euh… ben… non.

 

— Ah. « On » m’en a dit le plus grand bien. Je crois que tu devrais le lire.

 

— Ah. Ben, peut-être, alors. Et, euh, ça parle de quoi ?

 

— « On » m’a dit que c’était le plus beau des romans sur l’amitié.

 

— Ah. Bon. Ben, je vais y jeter un œil, alors. Ça fait quelle taille, à peu près ?

 

— Oh, environ l’épaisseur de trois bibles. Mais…

 

— QUOI ?

 

— … mais ce ne sera pas un problème pour toi, n’est-ce pas ? mmmh ?

 

— …

 

Bon.

 

Je lis La Découverte du ciel d’Harry Mulisch (qui, en poche, fait effectivement 1143 pages, ah oui tout de même).

Nouvelle conversation :

 

— Alors, Mulisch ?

 

— Excellent.

 

— Bien. Je veux un article pour telle date, telle heure.

 

— …

 

Et me voilà bien embêté. Car, avouons-le sans fausse honte, il est des ouvrages plus aisés à chroniquer que ce pavé (au sens strict du mot : pris en pleine tronche, ça doit faire mal au plus solide des CRS, mais j’y reviendrai), que l’on qualifiera souvent, selon l’usage, de « roman total ». C’est qu’il y en a des choses, là-dedans, ma bonne dame. Dont sans doute un certain nombre qui ont échappé à votre serviteur (ainsi, une rapide recherche sur Internet a régulièrement relevé une ressemblance entre cet imposant roman et au moins certaines œuvres de Thomas Mann, mais je serais bien en peine de le confirmer…).

 

Procédons autrement, et commençons par dire quelques mots de l’auteur : Harry Mulisch, donc, est – et cela ne saute pas forcément aux yeux – un auteur néerlandais du triste XXe siècle, né en 1927 d’un père austro-hongrois et collabo et d’une mère juive (chaude ambiance à la maison – mais on aura là encore l’occasion d’y revenir). Son premier roman fut publié en 1952, et il a depuis écrit une œuvre abondante et variée dont La Découverte du ciel  (1992) constitue probablement le point d’orgue (on en a paraît-il fait en 2007 le « meilleur roman néerlandais de tous les temps » – gnu ? c’est Wikipedia qui le dit, en tout cas…) ; on notera par ailleurs que ce roman a été adapté au cinéma – entreprise audacieuse ! – en 2001 par Jeroen Krabbé, ancien acteur et protégé de son compatriote autrement plus célèbre Paul Verhoeven.

 

Mais passons donc au roman. Tout commence, nous dit-on, la nuit du 13 février 1967, quand…

 

Mais non, ce n’est pas tout à fait vrai. Il est un certain nombre d’éléments antérieurs à prendre en compte. Et avant d’en venir à cette date effectivement fatidique, il nous faut tout d’abord nous arrêter sur une conversation que l’on sait ultérieure, puisque c’est celle qu’entretient notre mystérieux narrateur avec un interlocuteur tout aussi étrange. Encore que le mystère ne dure guère : nous comprenons bien vite que ces deux-là sont des anges, et que le « chef » qu’ils évoquent avec crainte et adoration n’est autre que Dieu (désolé pour ceux qui s’attendaient à un roman « réaliste »…). Et que Dieu leur avait confié une mission ; il s’agit désormais de voir quelle était cette mission, et comment notre narrateur emplumé – puisque c’est essentiellement de lui qu’il s’agit – est parvenu à ses fins…

 

Retour, donc, à la nuit du 13 février 1967, qui voit la rencontre entre deux hommes, Max Delius prenant alors en stop Onno Quist sur la route d’Amsterdam. Max Delius est orphelin, né d’une mère juive déportée et d’un père collabo (tiens, tiens…) ; c’est un astronome, mais aussi (et surtout ?) un jouisseur, grand coureur de jupons devant l’éternel (si j’ose dire). Onno Quist, quant à lui, est issu d’une riche et austère famille calviniste pour laquelle la politique est une activité naturelle. Les deux hommes ne sont pas forcément ce qu’il y a de plus proche au monde. Pourtant, ils vont connaître un véritable coup de foudre sur le mode de l’amitié, en tout bien tout honneur, et rapidement devenir inséparables. Et, pendant un bon moment, La Découverte du ciel sera effectivement un très beau roman sur l’amitié entre ces deux individus, une amitié décortiquée sous tous ses angles, et analysée dans toutes ses conséquences, des plus simples aux plus complexes, des plus bouffonnes aux plus tragiques.

 

 Mais, bien évidemment, une femme va venir se glisser entre Max et Onno (sinon, ça serait trop facile) : la violoncelliste Ada, d’abord amante de l’hédoniste Max, puis épouse d’Onno, au moment où celui-ci se lance dans une carrière politique (mais à gauche, pour faire chier papa).

 

Ce triangle amoureux donne parfois à La Découverte du ciel d’étranges allures de « comédie de mœurs », teintée, de manière plus moderne et « télévisuelle », de « soap opera » ; j’assume l’expression, tout en précisant qu’il s’agit d’un « soap opera » de grande classe. Mais il vient en tout cas rajouter une dimension supplémentaire à La Découverte du ciel qui, de roman sur l’amitié, devient roman sur le passage à l’âge adulte, avec ses responsabilités et ses désillusions.

 

L’impression en est encore renforcée par le contexte choisi par l’auteur pour raconter son histoire (ou plus exactement cette partie de son histoire) : la fin des années soixante, période de troubles sociaux, culturels et politiques à l’échelle mondiale. Un nouvel épisode fondamental de la saga Delius/Quist aura lieu à Cuba, où ils auront été invités grâce à Ada, et ce n’est pas un hasard. Ici, pour ma part, je n’ai pu m’empêcher de penser à un autre grand roman sur le passage à l’âge adulte dans un contexte révolutionnaire : L’Éducation sentimentale de Flaubert, bien sûr. Et sans doute n’y a-t-il là aucun hasard…

 

 On se gardera bien d’en dévoiler davantage. Sachez juste que l’histoire est riche en rebondissements, toujours palpitante, et que l’on ne s’ennuie pas un seul instant le long de ces plus de mille pages. Avec toutefois une question qui revient de temps en temps, tel un fil rouge, à chaque interlude, quand les anges marionnettistes reprennent la parole : mais où va-t-on au juste ? Cela, on le découvrira dans la quatrième et dernière partie, bien évidemment. Je ne lâcherai certes pas le fin mot de l’histoire (et vous suggère instamment de vous méfier des chroniques sur Internet du livre comme du film, qui n’ont pas toujours cette délicatesse…), mais vous préviendrai cependant d’une chose, qui justifiera peut-être d’autant plus la présence de La Découverte du ciel en ces pages : l’auteur, avec une érudition exemplaire – dont il ne se privait pas d’ailleurs de faire étalage, mais pour notre plus grand plaisir, au fil du roman, au travers de passionnantes digressions sur la politique, la théologie, l’histoire de l’art, etc. –, verse en définitive dans « l’histoire secrète » (et fantastique) avec un brio qui relègue toutes les davincicoderies au fin fond des plus sinistres oubliettes, qu’elles n’auraient jamais dû quitter. Surprenant, mais délicieux.

 

Reste à évoquer la plume de l’auteur. Ici, on va pouvoir faire vite : c’est un régal de simplicité et – surtout – de limpidité. Ça coule tout seul, sans demander le moindre effort, et ainsi sur plus de mille pages. À tel point qu’arrivé au bout de ce monumental pavé, on en reprendrait volontiers encore un peu…

 

Et ce n’est quand même pas tous les jours que cela arrive, une chose pareille.

 

Alors, oui, on devrait toujours se méfier des conseils « désintéressés ». Ils sont à même de rendre toxicomanes.

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Ecrous et boulons : le cycle des Robots, d'Isaac Asimov

Publié le par Nébal

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ASIMOV (Isaac), Le Grand Livre des robots, 1. Prélude à Trantor, préface de Jacques Goimard, [Paris], Presses de la Cité / Omnibus, [1967, 1976, 1978, 1980, 1986] 1990, XXI + 998 p.

 

ASIMOV (Isaac), Le Grand Livre des robots, 2. La gloire de Trantor, préface de Jacques Goimard, [Paris], Presses de la Cité / Omnibus, [1950-1952, 1973-1974, 1983-1986] 1991, XVIII + 1183 p.

 

Mon article, qui porte sur le « cycle des Robots » stricto sensu, se trouve dans le Bifrost n° 66, dans le dossier consacré à Isaac Asimov, pp. 136-142.

 

Je vais tâcher de le rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant un an.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

1. Les robots sont nos amis

 

« Première Loi : Un robot ne peut nuire à un être humain ni laisser sans assistance un être humain en danger.

 

« Deuxième Loi : Un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par les êtres humains, sauf quand ces ordres sont incompatibles avec la Première Loi.

 

« Troisième Loi : Un robot doit protéger sa propre existence tant que cette protection n’est pas incompatible avec la Première ou la Deuxième Loi. »

 

Si, comme disait l’autre, le propre du génie est d’inventer les clichés, alors il y avait à n’en pas douter du génie chez Isaac Asimov. Incontestablement, il y a, dans la science-fiction américaine, et au-delà mondiale, un avant et un après Asimov, tout particulièrement en ce qui concerne le thème si essentiel au genre des robots et de la robotique (le bon docteur s’attribuant la paternité de ce dernier terme avec son arrogance et son autosatisfaction  coutumières).

 

Les fameuses « Trois Lois de la robotique » que nous venons de citer sont devenues incontournables pour le thème, bien au-delà de la seule production d’Asimov : nombre d’œuvres de science-fiction, qu’elles soient littéraires ou cinématographiques (sans se limiter au navrant I, Robot supposé inspiré par l’auteur…), etc., ont repris à leur compte ces Trois Lois ou les ont pastichées (on pourrait citer Roland C. Wagner ou Xavier Mauméjean, de par chez nous, ou encore Cory Doctorow dans deux nouvelles de son recueil  Overclocked, dont l’une figure dans le présent numéro de Bifrost), et l’on sait aussi – lieu commun à nouveau – que certains chercheurs en intelligence artificielle et en robotique ont confessé s’en inspirer. C’est toujours le cas aujourd’hui, plus de 70 ans après les premiers textes du « cycle des Robots » (« Robbie » date de 1940).

 

Plus généralement, au-delà des seules Trois Lois de la robotique, mais en bonne partie grâce à elles, c’est la figure même du robot qui a changé – figure par excellence de l’altérité chez Asimov, qui n’a que très rarement recours aux extraterrestres. La plupart des premiers exemples de « robots » que nous a fournis la littérature avaient quelque chose d’inquiétant, constituaient largement une menace : on pourrait remonter jusqu’au golem ou à la créature de Frankenstein, mais, pour s’en tenir aux « robots » au sens strict (encore que…), ceux de  R.U.R. de Karel Čapek, la pièce où le terme apparaît pour la première fois, en sont une bonne illustration. Expression éclatante de l’hybris humaine, et plus particulièrement des scientifiques jouant à être Dieu, les robots sont contre-nature et menaçants pour l’humanité qu’ils singent, que le danger prenne un aspect individuel ou collectif (la fameuse révolte des robots). Il y avait certes des contre-exemples, et Asimov le premier évoquait volontiers ces lectures qui l’enchantaient tant où l’on trouvait, déjà, des robots amicaux, voire émouvants. Mais c’est en grande partie son œuvre qui a changé la donne : Asimov a, plus que quiconque auparavant, fait du robot un produit industriel de masse, auquel on était obligé de s’adapter, mais tout en offrant les garanties nécessaires pour prévenir tout danger à l’égard des humains en particulier ou de l’humanité en général ; d’où les Trois Lois. Aussi, si l’obsession de la menace, ou « complexe de Frankenstein », touche toujours bon nombres de personnages humains d’Asimov (on y reviendra), on ne trouve que rarement des robots menaçants dans son œuvre (même s’il en existe : pensez aux « automatobiles » de « Sally », ou aux androïdes de « Assemblons-nous » ; de manière plus subtile, et plus convaincante, citons aussi « Le Robot qui rêvait » et « Pour que tu t’y intéresses ») et, de manière générale, la figure même du robot menaçant s’est faite plus rare (même si l’on en conserve aujourd’hui des exemples non négligeables, dont les plus flagrants sont probablement Terminator et Battlestar Galactica). Par contre, la figure autrefois rare du robot sans danger (version a minima du simple produit industriel), éventuellement amical, et même potentiellement émouvant – human after all ? voyez « L’Homme bicentenaire » – s’est généralisée.

 

2. De Susan Calvin à la Loi Zéro

 

Le « cycle des Robots » constitue ainsi un des deux grands piliers de l’œuvre science-fictive d’Asimov, l’autre étant le « cycle de Fondation » ; mais très tôt s’est dessiné un vaste projet d’unification de ces deux ensembles (même si sa réalisation n’a été que tardive), dessinant une « histoire du futur » sans commune mesure, dépassant en ampleur les travaux similaires de, par exemple, Robert Heinlein et Cordwainer Smith. C’est cependant le seul « cycle des Robots » qui retiendra ici notre attention, même si les textes les plus tardifs le composant comportent des passerelles vers « Fondation ».

 

Stricto sensu, le « cycle des Robots » est composé d’une grosse trentaine de nouvelles (publiées en français dans divers recueils, le plus complet étant Nous les robots dans l’omnibus Le Grand Livre des robots, I. Prélude à Trantor) et de quatre romans : le diptyque policier composé des Cavernes d’acier et de Face aux feux du soleil, et les plus récents Les Robots de l’aube et Les Robots et l’Empire (Le Grand Livre des Robots comprend également Les Courants de l’espace, Poussière d’étoiles et Cailloux dans le ciel, mais il s’agit là, assez clairement, d’un autre ensemble, le « cycle de l’Empire galactique », entre les « Robots » et « Fondation »).

 

Le volumineux Nous les robots (plus de 500 pages au format omnibus), traduction augmentée de The Complete Robot, est organisé thématiquement et non chronologiquement. On y croise toutes sortes de robots, y compris certains pour lesquels ce terme paraît d’une application contestable (les « robots immobiles » sont clairement des ordinateurs), même si l’essentiel renvoie bien aux fameux robots positroniques chers à l’auteur.

 

Y figurent quelques personnages récurrents : outre les flics Elijah Baley et R. Daneel Olivaw, héros des polars SF du cycle, qui font une brève apparition dans « Effet miroir », on pourra ainsi citer les techniciens de terrain Powell et Donovan, inspirés de personnages de Campbell, et, surtout, la géniale robopsychologue Susan Calvin, qui figure, avec ses collègues de l’U.S. Robots, dans un tiers de ces nouvelles, et est apparue dès la troisième histoire de robot de l’auteur, « Menteur » (après une mention anecdotique dans la première de ces nouvelles, « Robbie », qu’on supposera être un rajout ultérieur).

 

On y retrouve régulièrement un schéma qui traverse l’ensemble du cycle : un problème est soulevé qui concerne l’application des Trois Lois de la robotique, rendant éventuellement un robot « fou » ou en tout cas « anormal » (de manière très concrète ou bien seulement en apparence – voir par exemple « Le Correcteur »), problème qu’il s’agit dès lors de résoudre, souvent en faisant face à l’hostilité humaine à l’encontre des robots (complexe de Frankenstein, qui conduit notamment à bannir – temporairement – les robots de la Terre). Bon nombre de ces nouvelles prennent ainsi l’aspect d’un jeu logique, où Asimov s’amuse à explorer, ou à contourner, toutes les ambiguïtés des Lois (voir notamment « Le Petit Robot perdu »).

 

Prenons par exemple les nouvelles de Powell et Donovan (en passant sur « Évasion ! », qui est avant tout une nouvelle de Susan Calvin, et « Première Loi », qu’Asimov lui-même qualifie de « plaisanterie », mais qui applique bien ce schéma… tout en s’intégrant mal dans un cycle il est vrai non exempt de contradictions – ce n’est d’ailleurs pas la seule nouvelle dans ce cas, un autre exemple flagrant étant la très blagueuse également « Victoire par inadvertance ») : dans celle intitulée « Cercle vicieux », un robot, Speedy, tourne en rond au lieu d’effectuer sa mission, pourtant vitale pour les humains que sont Powell et Donovan ; on découvre que ceci résulte d’instructions contradictoires (double bind, si l’on y tient), la Troisième Loi ayant été renforcée chez ce robot, et entrant ainsi en conflit avec les Première et Deuxième Lois ; une fois cette prise de conscience effectuée, il ne s’agit plus que de ramener le robot « fou » à la raison… « Raison » qui, cependant, comme dans la nouvelle éponyme, peut avoir des conséquences inattendues, voire « folles » : cogito ergo sum… Quant à « Attrapez-moi ce lapin », qui conclut ce « cycle dans le cycle », on y retrouve une fois de plus un robot « fou » qui n’obéit pas aux ordres qu’on lui a donnés : il s’agit donc de trouver pourquoi la Deuxième Loi est mise en échec… ou semble l’être.

 

Ce jeu logique peut être poussé très loin, et constituer à vrai dire l’ensemble de la nouvelle, comme dans « Effet miroir », où l’on retrouve dans un sens le paradoxe du menteur.

 

Tout ceci s’effectue très souvent dans le cadre de nouvelles « à chute », mais ce caractère vaut également au-delà de ce seul schéma primordial. « Ségrégationniste », « Assemblons-nous » ou encore « L’Incident du tricentenaire » en sont de bons exemples.

 

Aussi nombre des nouvelles composant Nous les robots ont-elles un parfum de policier classique. On sait qu’Asimov appréciait le genre, et s’y est livré parallèlement à sa production science-fictive (voir « les Veufs noirs »). Rien d’étonnant, donc, dans un sens, si la suite du cycle est constituée par deux romans symétriques mêlant science-fiction et polar à l’ancienne, Les Cavernes d’acier et Face aux feux du soleil, mettant en scène le duo d’enquêteurs composé d’Elijah Baley et R. Daneel Olivaw.

 

Les Cavernes d’acier se situe plusieurs milliers d’années après l’époque héroïque des travaux de Susan Calvin. L’humanité s’est scindée en deux camps bien distincts : les Terriens, restés sur la planète bleue, ont développé la culture « civique », et vivent entassés dans de gigantesques Cités communautaires coupées de l’extérieur (ambiance claustrophobe garantie) ; les Spaciens sont les habitants des Mondes Extérieurs, descendants des premiers colons envoyés par la Terre à travers la galaxie : peu nombreux, ils sont résolument progressistes, et habitués aux robots. Ce n’est pas le cas des Terriens, chez qui existe un fort courant réactionnaire, dit « médiévaliste », qui en veut terriblement aux Spaciens comme aux robots, accusés de tous les maux…

 

Le roman se déroule à New York, et dans la minuscule enclave voisine de Spacetown. Le flic new-yorkais Elijah Baley, qui ne porte pas vraiment les Spaciens dans son cœur, se voit confier une enquête sur un mystérieux meurtre commis à Spacetown. Aussi lui a-t-on adjoint un collègue spacien : R. Daneel Olivaw, qui, comme son nom l’indique, est un robot (et accessoirement la dernière création, à son image, de la victime, ardent partisan de la culture « C/Fe » où humains et robots vivraient en harmonie). La cohabitation n’est pas évidente entre ces deux personnages que tout oppose… d’autant qu’Elijah Baley est porté à chercher le coupable à Spacetown, et R. Daneel Olivaw à New York. Mais cette enquête sera pour Baley l’occasion de prendre conscience de ses préjugés et d’en balayer quelques-uns.

 

Le roman, au-delà de la seule enquête policière, et sous l’éventuelle allégorie anti-raciste, offre ainsi une sorte de périple initiatique, qui est également l’occasion d’une réflexion sur la nature du progrès et des échanges inégaux entre cultures radicalement différentes.

 

Face aux feux du soleil se déroule un an plus tard, et prend le contre-pied des Cavernes d’acier. Si l’on retrouve le même duo d’enquêteurs – encore que R. Daneel Olivaw ne fasse guère ici que de la figuration –, c’est dans un cadre totalement opposé : des Cités cloisonnées de la Terre, on passe aux vastes étendues désertiques d’un des Mondes Extérieurs, Solaria, qui n’est peuplé que de 20 000 habitants (humains, s’entend ; les robots sont par contre extrêmement nombreux). Elijah Baley, qui souffre méchamment d’agoraphobie, se voit requis par les Spaciens – néanmoins toujours aussi méprisants à son égard, mais il le leur rend bien – pour résoudre un crime impossible : un meurtre a été commis, sur cette planète où les gens ne se rencontrent jamais physiquement, mais communiquent par stéréovision. Gladïa, la femme de la victime, bien obligée de croiser son époux de temps à autre malgré qu’elle en ait, est donc un suspect tout désigné. Mais les choses ne sont bien entendu pas aussi simples…

 

La dimension « policier classique » est ici particulièrement marquée, avec cette logique de crime impossible (un peu « Chambre jaune », dans un sens). Roman plein d’astuce et offrant un cadre riche et dépaysant, Face aux feux du soleil soulève de nouveaux questionnements sur les Lois de la robotique, tout en accentuant la thématique de « choc culturel » des Cavernes d’acier.

 

Le cycle se conclut sur Les Robots de l’Aube et Les Robots et l’Empire, deux romans publiés dans les années 1980, parallèlement à Fondation foudroyée et Terre et Fondation. De même qu’avec ces deux derniers livres, il s’agit ici pour Asimov de parachever son entreprise d’unification, avec pour figures centrales les robots quasi divins R. Daneel Olivaw et R. Giskard (ça ne s’invente pas).

 

Les Robots de l’aube (entamé dans les années 1950 mais achevé bien plus tard) débute deux ans après Face aux feux du soleil. Il s’agit à nouveau d’un polar SF, dans lequel Elijah Baley, secondé par R. Daneel et R. Giskard, doit enquêter sur un éventuel « roboticide » commis sur Aurore, la plus vieille planète spacienne. L’affaire a en fait des résonances politiques importantes, puisqu’en découle indirectement l’avenir de la colonisation de la galaxie, par la Terre ou non, par des robots ou par des humains ; c’est le terrain sur lequel s’affrontent le Dr Fastolfe, que l’on avait déjà croisé dans Les Cavernes d’acier, et qui se pose ici en précurseur de la psycho-histoire, et le Dr Amadiro, qui défend les intérêts aurorains. On y retrouve également Gladïa de Face aux feux du soleil, qui a décidément un don pour se mettre dans les ennuis jusqu’au cou.

 

Les Robots et l’Empire se situe 200 ans plus tard. Fastolfe et a fortiori Elijah Baley sont morts depuis longtemps. Mais on retrouve les autres personnages du volume précédent, auxquels il faut ajouter notamment le mystérieux Dr Mandamus, descendant de Gladïa, et D.G. Baley, descendant d’Elijah. Les projets de Fastolfe se sont concrétisés : la Terre entreprend à nouveau son expansion à travers la galaxie, et, aux Terriens et Spaciens, il faut donc ajouter dorénavant les Coloniens (comme D.G., de Baleyworld). On aura l’occasion de découvrir cet univers suite à un long voyage de Gladïa, Daneel et Giskard, qui les conduira d’Aurore à Solaria, puis à Baleyworld et sur Terre. Mais les vrais héros du roman sont bien Daneel et Giskard, qui enquêtent sur une terrifiante mais indicible menace planant sur la Terre. Il en résultera le développement de la « Loi Zéro » et l’apothéose de Daneel, idées que l’on retrouvera dans les derniers tomes de « Fondation ».

 

3. Sacrifions Isaac (sans intervention divine de dernière minute, parce que bon)

 

On connaît la blague : « What is the golden age of science-fiction ?

 

Thirteen. »

 

Celle-ci s’applique à bon nombre d’auteurs du fameux (fumeux ?) « Âge d’Or de la science-fiction »©, et en tout cas très clairement à Isaac Asimov, du moins pour ce qui est du « cycle des Robots ». Sans aller nécessairement jusqu’à en faire un auteur « jeunesse » (mais pourquoi pas, après tout ? il ne serait pas le premier à avoir franchi la barrière au fil du temps), on avouera que ces textes gagnent à être découverts tôt. Ils constituent même à cet égard une très bonne introduction à la science-fiction, ainsi que peut en témoigner votre serviteur, qui avait lu et relu et re-relu Les Cavernes d’acier à l’âge des premiers boutons sur la gueule. Le ton (relativement) léger de l’ensemble, l’humour dont fait généralement preuve l’auteur (on y reviendra, ceci dit…), sa plume souvent louée pour sa simplicité et sa clarté dans l’expression (n’oublions pas qu’Asimov fut aussi un très grand vulgarisateur), ses thématiques universelles et très morales, son astuce enfin, tout cela joue en faveur du « cycle des Robots » auprès des plus jeunes lecteurs, qui pourront à bon droit se régaler de ce qu’il convient bien d’appeler un monument de la science-fiction mondiale.

 

Mais pour des lecteurs adultes, c’est une autre histoire… Votre serviteur (encore lui) avouera que cette relecture, entamée dans l’enthousiasme et avec plein de souvenirs émerveillés en tête, s’est très vite avérée un véritable calvaire. Aussi ne pourra-t-on que difficilement conseiller ce cycle à des lecteurs qui seraient passés à côté durant leur enfance, et ce malgré son caractère séminal. C’est qu’il est riche de défauts qui, pour être plutôt moins gênants que plus quand on est un ado, ne passent plus au-delà d’un certain âge, et ne supportent pas la relecture.

 

Inévitablement, on commencera par pester sur le style. Disons-le franchement : c’est abominablement mal écrit (et sans doute traduit, ce qui n’arrange rien) ; la plume purement utilitaire d’Asimov, qui n’avait certes aucune autre ambition ici que celle de la simplicité, ambition parfaitement louable en elle-même, nous réserve en effet bien des mauvaises surprises, tels d’innombrables et fort maladroits dialogues d’exposition (qui constituent à vrai dire à eux seuls la quasi-totalité des textes). Et on peine régulièrement devant ces écrits sans apprêt, finalement plus lourds que simples. Le « cycle des Robots » est une véritable caricature de la science-fiction de cette époque, écrite avec les pieds, où le fond seul importe, la forme n’ayant qu’une fonction de véhicule.

 

Cette lourdeur, hélas, vaut aussi pour le ton de l’ensemble : l’humour du bon docteur, élément récurrent du cycle, est à peu de choses près imbitable, et terriblement gamin. Tout cela est en outre d’une candeur affligeante, d’une naïveté à faire peur, tout bonnement inacceptable pour un lecteur adulte. Enfin, Asimov, toujours sans doute à la recherche de la clarté, se montre d’un didactisme fort pénible, à expliquer tout, absolument tout, même le plus évident (prenez par exemple la fin de « Victoire par inadvertance », particulièrement éloquente à cet égard).

 

Nous les robots, notamment, s’est avéré très rude à la relecture, celle-ci se montrant très difficile, à la limite de l’impossible. Passé un certain âge, bon nombre de ces histoires courtes ne fonctionnent tout simplement plus. Certes, ce n’est pas totalement de la faute d’Asimov : les clichés aujourd’hui si horripilants dans ces textes n’en étaient pas au moment de leur rédaction, et lui reprocher de faire dans le lieu commun serait très clairement sombrer dans l’anachronisme. Mais ça n’en facilite pas la lecture… De même que la construction de l’ensemble : les nouvelles « à chute », nombreuses, voient leur effet totalement anéanti par leur prévisibilité et le didactisme à gros traits de l’auteur. Ces textes, qui n’offrent plus aujourd’hui la moindre surprise, ne présentent dès lors plus guère d’intérêt, voire plus du tout, si ce n’est à titre de témoignage d’une époque où la science-fiction pouvait se permettre de se montrer aussi innocente. Si l’on ajoute à tout cela le caractère très répétitif des intrigues et des structures, on aboutit à un gros recueil finalement plutôt indigeste.

 

Les personnages, hélas, n’arrangent rien : au mieux parfaitement creux, réduits au simple rôle de pourvoyeurs de dialogues (voyez Powell et Donovan, par exemple – et quels dialogues, mes aïeux !), ils sont au pire agaçants et/ou ridicules. Susan Calvin en est un très bon (et triste) exemple : personnage féminin dans un monde très masculin, elle n’en relève pas moins de la caricature machiste ; dans la mesure où elle se montre « géniale », elle ne saurait par voie de conséquence être ni séduisante, ni sympathique ; et Asimov de préciser, goguenard : « il est évident qu’elle est sexuellement insatisfaite. Mais on ne peut pas tout avoir. » Imaginerait-on pareille allusion pour un personnage masculin ? Et la robopsychologue de se trouver ainsi artificiellement « féminisée » à outrance, façon vieille harpie frigide – amoureuse jalouse (« Menteur ») ou complaisante (« Satisfaction garantie »), mère frustrée (« Lenny »), etc. Aussi ce personnage central dans le cycle se révèle-t-il très vite absolument insupportable et hélas souvent ridicule (surtout dans les premiers textes où elle figure, disons ; les autres personnages féminins, quand il y en a, se contentant généralement d’être superficiels – voyez encore « Satisfaction garantie » ; et de manière générale, la nouvelle « Intuition féminine » est assez éloquente, malgré son ambiguïté supposée).

 

À la plus grande surprise et déception de votre serviteur (toujours lui), les choses ne se sont pas vraiment améliorées avec Les Cavernes d’acier, roman qui, pour être riche de bonnes idées, n’en a pas moins terriblement mal vieilli. L’enquête est poussive, faite de rebondissements grotesques, généralement dus à la bêtise insondable et aux préjugés d’Elijah Baley (difficile de s’identifier à ce héros, du coup). Et les aspects les plus intéressants du roman sont noyés dans une soupe peu ragoûtante, au style déplorable, aux dialogues ineptes, aux personnages caricaturaux, aux situations téléphonées. Quant à la conclusion, on dira poliment qu’elle n’est guère satisfaisante… Autant dire que ce roman n’a pas supporté lui non plus la relecture.

 

Si l’on retrouve la plupart de ces défauts dans Face aux feux du soleil, ce second roman policier passe néanmoins mieux dans l’ensemble, du fait de son astuce et de son cadre foisonnant : les idées fourmillent, qui l’emportent sur les traits les plus pénibles de l’écriture d’Asimov… sans les gommer pour autant. Jusqu’à la conclusion, disons, où là, ça ne passe vraiment plus, tant c’est d’un ridicule achevé.

 

Pour la suite, les réserves seront plus franches : Les Robots de l’aube est à n’en pas douter un roman raté, reposant sur un postulat bancal, atrocement bavard – des pages et des pages de dialogue d’exposition et de digressions saugrenues (on notera une étrange fascination pour les toilettes) – et d’un ennui mortel. Et les choses empirent (aha) avec le volume suivant, mal construit et verbeux au possible.

 

« Brûle ce que tu as adoré, fier sicambre ! », comme disait l’autre. À l’évidence, relire « les Robots » fut une erreur. Mieux vaut en garder les bons souvenirs d’une lecture enfantine, que de se risquer à relire le monstre d’un œil plus mature et critique, sauf à vouloir faire dans l’histoire du genre. Car Asimov est bel et bien un monument de la science-fiction, cela, nul ne le niera. Mais les monuments, avec les années, ça s’abîme, ça prend la poussière, et parfois, parfois, à les avoir sempiternellement sous les yeux, on en arrive à vouloir les déboulonner…

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