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Onze Rêves de suie, de Manuela Draeger

Publié le par Nébal

Onze Rêves de suie, de Manuela Draeger

DRAEGER (Manuela), Onze Rêves de suie, [s.l.], Éditions de l’Olivier, 2010, 196 p.

 

Figure atypique du post-exotisme (pour ne pas dire énième avatar d’Antoine Volodine…), Manuela Draeger a longtemps livré des œuvres pour la jeunesse à l’École des Loisirs (et j’avoue être un peu curieux de ce que ça peut donner…). Onze Rêves de suie, cependant, est un roman « adulte », paru aux Éditions de l’Olivier. Et si ses « héros » sont pour l’essentiel des enfants, il n’a effectivement pas grand-chose à voir avec le cœur de cible habituel du pseudonyme – et de même pour ce qui est des contes le parsémant, d’ailleurs. À vrai dire, l’alias mis à part, on est bien ici en plein dans l’univers de Volodine, et ceux qui – comme moi – n’ont peu ou prou tâté du post-exotisme que via cette figure tutélaire (ma seule exception jusqu’ici était les Slogans de Maria Soudaïeva), ne seront pas dépaysés.

 

Nous sommes donc quelque part dans une Europe de l’Est fantasmée, naturellement post-soviétique – après la Première Union soviétique, mais aussi après la Deuxième, alors bon. Dans la grisaille des ghettos bétonnés, les pogroms à l’encontre des Ybürs sont encore assez fréquents. Nos héros sont des enfants, donc ; ou des adolescents, à la limite. Ils vivent dans un orphelinat, tassés les uns sur les autres, au milieu d’un bloc urbain borgne. Parmi leurs occupations fétiches – en-dehors de l’école imposée et pas toujours au mieux –, il y a les contes que leur narre la Mémé Holgolde, qui entend bien faire leur éducation prolétarienne au travers des histoires désabusées de l’éléphante Marta Ashkarot – qui erre inlassablement dans un monde quasi vidé de ses habitants hominidés. Et puis il y a la Bolcho Pride, interdite comme de juste – les autorités persécutent la doxa marxiste jusque dans ses épanchements les plus festifs, sachant bien qu’ils n’ont rien d’innocents –, mais à laquelle participent tous les enfants, chaque année, avec leurs costumes amoureusement préparés, à la mesure de leurs slogans.

 

Cette année, pourtant, la Bolcho Pride se passe mal ; à vrai dire, elle est même catastrophique… Les enfants ont en effet eu l’idée saugrenue de pénétrer dans un bâtiment interdit, bientôt dévoré par les flammes. Et ils n’en sortiront pas vivants. Cette incendie fatal a en même temps quelque chose d’une apothéose, ou d’une apocalypse peut-être (au sens originel de révélation) : les enfants, les victimes, en viennent à s’unir dans une entité collective, où les souvenirs de chacun sont revécus par tous, dans un état de conscience altéré. Et autant le dire de suite : à mon sens, le premier chapitre, à moins qu’il ne s’agisse de la première nouvelle, d’Onze Rêves de suie, fait partie des plus belles pages du post-exotisme (ou du moins de celles dont j’ai pu me régaler…).

 

Par la suite, on alterne ainsi ces souvenirs des enfants – souvent tragiques, et empruntant la voix d’Imayo Özbeg (primus inter pares ?) – et les contes de la Mémé Holgolde sur l’éléphante Marta Ashkarot. Ces contes sont pour le moins déstabilisants, de par leur côté contemplatif autant que désabusé notamment (ils ne ressemblent en rien à ce que l’on a pour habitude de qualifier de « contes »), teinté d’une sorte d’humour noir, à froid, évoquant là encore des paysages d’apocalypse (mais au sens plus moderne, cette fois, de fin d’un monde).

 

J’avoue cependant que ce sont bien les chapitres consacrés aux enfants et à leurs souvenirs qui m’ont le plus séduit dans Onze Rêves de suie, tant ils abondent en images fortes et personnages marquants en dépit de leur anonymat ou de leur banalité apparente. Ainsi, après avoir été exclus de l’école, de l’odyssée d’Imayo Özbeg et Rita Mirvrakis dans la longue rue interdite des Vincents-Sanchaise, en quête d’une tante inconnue et peut-être morte (si tant est qu’elle ait jamais existé), alors que la guerre frappe de nouveau sans prévenir, sous la forme de bombardements aléatoires.

 

Dans ces pages précieuses, la langue si poétique à sa manière d’Antoine Vo… pardon, de Manuela Draeger élabore de puissants tableaux riches en émotions et d’une plume sonore lorgnant vers la perfection, au-delà des contraintes formelles que l’on devine ici ou là – par exemple, des répétitions rythmant la narration d’une musicalité implacable.

 

Et c’est ainsi que l’on tourne les pages d’Onze Rêves de suie avec une délectation empreinte de fascination morbide, où l’espoir d’un monde plus juste, cet espoir porté par les enfants sur le point de disparaître dans les flammes, subsiste contre vents et marées, contre les diktats des puissants et la bêtise des miliciens ; espoir infime, presque systématiquement contredit par un sens de l’histoire qui n’a décidément pas grand-chose de marxiste et ne semble offrir pour consolation que le silence des tombes à venir, espoir qui reste là cependant. Contre le fil de la plume, ménageant le chaud et le froid. N’en déplaise à Marta Ashkarot ?

 

« — Bah, dit l’éléphante. C’est qu’une légende. Il n’y a plus personne dans la région depuis belle lurette. Plus de révolutionnaires, plus de résistantes héroïques, plus rien.

 

« — Sois pas défaitiste, dit Irina Wu. Autrefois, les défaitistes, on les collait au mur.

 

« — Il y a même plus de murs, fit remarquer l’éléphante.

 

« — Si c’est que ça, on les reconstruira, promit Irina Wu. »

 

Un livre aussi étonnant que beau, donc. Profondément touchant dans son authentique poésie, générateur d’images fortes, tantôt déprimant, tantôt enthousiasmant, toujours juste. Manuela Draeger confirme ainsi son importance dans le courant du post-exotisme. Va falloir que je creuse tout ça…

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Tables rondes de la Necronomi'Con lyonnaise (4 et 5 juillet 2015)

Publié le par Nébal

Tables rondes de la Necronomi'Con lyonnaise (4 et 5 juillet 2015)

Les 4 et 5 juillet derniers, c’était la Necronomi’Con, à Lyon, première convention autour de Lovecraft en France, et c’était bien sympathique, ma foi.

 

ActuSF a mis en ligne les enregistrements des tables rondes qui y ont eu lieu, vous trouverez ça ici.

 

(Pour ma part, je suis intervenu dans les deux dernières, sur le jeu de rôle et le cinéma.)

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L'Île des morts, de Mosdi & Sorel

Publié le par Nébal

L'Île des morts, de Mosdi & Sorel

MOSDI & SOREL, L’Île des morts, Grenoble, Vents d’Ouest, coll. Les Intégrales, 2009, 240 p.

 

Oui, c’était bien là une bande dessinée que je comptais lire depuis pas mal de temps. Parce que j’aime bien le graphisme de Sorel (surtout perçu à travers les couvertures qu’il avait réalisés pendant un temps pour le collection « Lunes d’encre » de Denoël), et parce que j’avais entendu dire que son contenu était passablement lovecraftien, ce qui s’est vérifié à la lecture du Guide des comics lovecraftiens de Patrice Allart, quand bien même il ne mentionnait cette œuvre qu’en passant. Aussi, quand je suis tombé sur cette intégrale à bas coût lors de la Necronomi’Con, tiens tiens, je me suis dit qu’il était bien temps de m’y mettre.

 

Tout part de la fascinante série de tableaux intitulés L’Île des morts et peints par Arnold Böcklin entre 1880 et 1886 – une bonne idée eu égard à la thématique. On s’excite beaucoup autour de ces tableaux, la rêverie morbide originale étant bientôt entachée de suspicions plus noires et dangereuses – pour ne pas dire indicibles, of course –, ainsi qu’un jeune peintre français vient à le découvrir assez rapidement, lui qui se retrouve plongé dans une sombre et complexe cabale.

 

Et…

 

Le problème, c’est que je ne peux pas vous raconter la suite, ne serait-ce qu’un tout petit peu. Car je n’y ai rien panné, mais alors rien du tout.

 

Enfin, pas tout à fait… Je peux bien témoigner, au minimum, du contenu lovecraftien de la chose, indéniable et affiché – ne serait-ce qu’au travers d’une session d’invocation de Grands Anciens, mentionnant Cthulhu et R’lyeh, mais sans doute plus encore, au-delà de ce passage très voyant, par ces sortes de goules au Père Lachaise et, essentielle, la tentative d’un vieux sorcier pour revenir du monde des morts via ses descendants, à la Joseph Curwen dans L’Affaire Charles Dexter Ward ; et puis, bien sûr, il y a cette ambiance globale, à base de cultistes déments et de livres interdits… Sous cet angle, donc, le contrat est rempli…

 

Mais ça ne change rien à l’essentiel, qui est que je n’y ai rien panné ou presque. Et, du coup, que je me suis horriblement ennuyé à la lecture de cette bande dessinée qui avait tout pour me plaire, mais s’est avérée terriblement décevante.

 

Le graphisme de Sorel est beau, indéniablement, et d’une singularité digne de bien des éloges. L’Île des morts séduit l’œil, et c’est déjà pas mal. Il n’en reste pas moins que la construction, la mise en page, rendent l’action un peu (et même plus qu’un peu) fouillie. Certes, en faisant quelques petits efforts et en ménageant son attention, cela ne devrait pas être insurmontable…

 

Le scénario de Mosdi, cependant, n’arrange rien à l’affaire. Car lui aussi m’a paru extrêmement confus. On passe sans cesse du coq à l’âne, comme si l’on était contraint d’obéir à la logique alambiquée des rêves. Ce qui serait certes tout à fait à propos… mais foire ici, à mon sens en tout cas, en témoignant plus d’une certaine maladresse que de tout autre chose. On se perd dans les protagonistes, et on doit perpétuellement s’y reprendre à deux fois pour comprendre qui dit quoi et fait quoi, sans garantie d’y parvenir. Mais peut-être ne puis-je parler ici qu’en mon nom propre, certes : Nébal est un con…

 

Il y a cependant une chose qui me paraît aller bien au-delà de ma petite personne et de mes défaillances !! Et c’est le texte ! Car… oui ! le texte use et abuse de points d’exclamation ! Ils sont presque systématiques ! Et c’est pénible… très pénible !! Et ça n’arrange rien ! La bande dessinée en est d’autant plus illisible !!

 

Et, accessoirement, tout cela m’a paru assez arrogant et prétentieux, sans en avoir les moyens…

 

Reste quoi, du coup ? Un artbook de Guillaume Sorel, dans un sens. Car, oui, c’est joli. Que le graphisme soit un peu confus, si on aborde L’Île des morts pour le seul plaisir des yeux, ça ne pose finalement plus de problème… Mais en tant que bande dessinée, ça n’a pas marché à mes yeux, la dimension narrative étant ratée. Je me suis ennuyé tout du long (enfin, quand je ne pestais pas sur les points d’exclamation !), et ce fut une bien triste déception…

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Les Faux Dieux, de Graham McNeill

Publié le par Nébal

Les Faux Dieux, de Graham McNeill

McNEILL (Graham), Les Faux Dieux, [False Gods], traduit de l’anglais par Julien Drouet, Nottingham, Black Library, coll. The Horus Heresy, [2006, 2008] 2014, 415 p.

 

Suite de la monumentale série « L’Hérésie d’Horus », située dans l’univers facho-bariolé de Warhammer 40,000 (et qui le fonde à bien des égards). Dans ce deuxième tome qu’est Les Faux Dieux, Graham McNeill poursuit sur les bases développées par son compère Dan Abnett dans L’Ascension d’Horus. Et si ce précédent volume tenait à bien des égards du prologue, avec un Horus bien loin de se vautrer dans l’hérésie jusqu’aux toutes dernières pages (où l’on voyait tout juste le Maître de Guerre rebaptiser ses Luna Wolves en Sons of Horus, vague présage de la suite), la donne change largement dans Les Faux Dieux, avec son assez joli climax en fin de volume, « à suivre… ».

 

Nous n’en sommes cependant pas encore là. En attendant cette grande révélation qui n’en est pas une et pour cause, Graham McNeill nous concocte un divertissement sympathique, reprenant pour l’essentiels les points de vue du premier tome. Le Space Marine Loken y joue donc un grand rôle, figure d’intégrité, de loyauté et, dans un sens, de pondération, qui tranche régulièrement sur la brutalité débile et beuglante de ses camarades de l’Astartes. Ceux-ci, en effet, ne cessent d’émettre d’éloquents témoignages de leur bêtise toute militaire, renforcée d’une bonne dose de puérilité… Loken est un peu plus fréquentable, même s’il se montre à l’occasion un peu couillon aussi. En tout cas, Loken flaire des choses qui ne lui plaisent guère, notamment en rapport avec la loge des Space Marines, sorte de Maçonnerie présageant du futur Culte Impérial, ou se compromettant dans une servilité à l’égard du Maître de Guerre Horus qui ne vaut guère mieux. Et il s’interroge notamment sur le rôle joué par le Word Bearer Erebus dans les événements en cours (je ne spoile rien, Erebus a écrit en gros « PUTAIN DE BATARD DE TRAÎTRE » sur son casque)…

 

Lesdits événements tiennent pour l’essentiel dans le retour de la Légion sur la planète Davin, précédemment visitée lors de la Grande Croisade. Ce devrait donc être en toute logique un monde fidèle à l’Imperium de l’Humanité, hein ? Ben non : parce que le gouverneur qu’avait laissé Horus sur place a trahi. C’est rien de le dire : Horus le prend mal, c’est une insulte personnelle tout autant qu’une critique éloquente de sa compétence et de ses choix… Alors Horus décide d’aller fritter la gueule au félon, réfugié sur la lune de Davin, et de le faire à la tête de sa Légion ; ce qui, oui, est d’une connerie monumentale… Et bien évidemment, tout cela tourne mal, et Horus est gravement blessé. Les médecins de la flotte n’arrivent pas forcément à grand-chose, la vie du primarque est menacée… et la Loge, sur les conseils moisis d’Erebus, succombe aux superstitions locales, en confiant le soin du Maître de Guerre à un étrange temple de Davin…

 

Horus lui-même, du coup – et à la différence de ce qui s’était produit dans le précédent tome –, est cette fois lui-même un personnage point de vue. Le Maître de Guerre, jusqu’alors une figure épique, aussi charismatique qu’admirable, se montre ici plus humain, affligé de doutes, commettant plus qu’à son tour des erreurs, résultant généralement de son arrogance et d’une sorte d’ambition frustrée, qui pourrait paraître étrange de la part d’un si puissant personnage, mais, comme disait l’autre, « le pouvoir absolu corrompt absolument »… On sait bien, donc, dès le départ, qu’Horus va faire une grosse boulette, et succomber aux murmures du Warp – on n’identifie pas encore les dieux du Chaos, même si un joli spécimen démoniaco-tentaculaire fait son apparition, combattu par la foi d’une commémoratrice…

 

Les commémorateurs, donc, sont le troisième point de vue essentiel des Faux Dieux. Et ces artistes et intellectuels – souvent imbus d’eux-mêmes, mais ils sont loin d’être les seuls dans ce cas – développent des politiques dépassant largement leur fonction, qu’il s’agisse de faire dans la Lectio Divinitatus, donc, ou dans la subversion poétique… On se doute que tout ne va pas très bien se passer pour eux.

 

On se doute de pas mal de choses, à vrai dire, à la lecture des Faux Dieux… mais, dans un sens, ça fait partie du plaisir. Et, par ailleurs, Graham McNeill parvient malgré tout à créer la surprise à l’occasion. Encore une fois, pour toutes ces raisons, le climax final est tout à fait convaincant.

 

Alors, certes, on y retrouve bon nombre de défauts déjà présents dans L’Ascension d’Horus ; ça ne brille pas exactement par le style, et la traduction est de toute évidence, euh, « critiquable »… Mais ça constitue bien, malgré tout, un divertissement tout à fait honorable, dans un très bel univers. Ma nostalgie takata-boum est pleinement comblée.

 

Suite : La Galaxie en flammes, de Ben Counter.

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Épées et sorciers, de Fritz Leiber

Publié le par Nébal

Épées et sorciers, de Fritz Leiber

LEIBER (Fritz), Épées et sorciers, [Swords Against Wizardry], traduit de l’américain par Jacques de Tersac, Paris, Temps Futurs – Pocket, coll. Science-fiction, [1968, 1982] 1986, 252 p.

 

« Cycle des épées », tome 4. L’occasion de retrouver ces aimables crapules de Fafhrd et le Souricier Gris pour de nouvelles aventures riches en hauts-faits héroïques et basses mesquineries. Épées et sorciers comprend quatre nouvelles, de taille très variable ; mais deux novellas dominent l’ensemble du recueil, la dernière en constituant à elle seule la moitié…

 

« Dans la tente de la sorcière », qui introduit brièvement le volume en quelques pages, n’a à vrai dire pas grand intérêt ; en fait, l’aventure du « Quai des Étoiles » y a déjà commencé, et il ne s’agit guère que d’une scène d’exposition tournant vite à la baston, au-delà d’une aimable satire de la superstition via la prophétie rimée de ladite sorcière, qui en impose nettement moins que Sheelba ou Ningauble.

 

Autant passer directement au « Quai des Étoiles », donc. Fafhrd et le Souricier Gris, interpellés par un message bienvenu promettant la découverte d’un trésor incomparable, se rendent, benêts qu’ils sont, dans les montagnes du Septentrion, peu ou prou la terre natale de Fafhrd, afin d’y escalader le Quai des Étoiles, montagne inaccessible et pétrie de légendes – on dit que c’est de là que les dieux ont lancé les étoiles dans le ciel, d’où son nom… Mais leur quête s’avère bientôt plus compliquée qu’une simple partie d’alpinisme… car ils ne sont pas les seuls à avoir été opportunément avertis de l’existence d’un butin à rafler. C’est ainsi dans une véritable course au trésor que se lancent tous ces personnages, une course sans foi ni loi, où tous les moyens sont bons pour l’emporter. Et, sans surprise, il pourrait bien se cacher un étrange dessein imprévu dans cette quête… car la montagne est habitée, et l’on compte bien réclamer quelque chose à nos héros avant qu’ils accèdent au sommet ; une chose dont ils pourraient volontiers se départir, d’ailleurs, mais il y a plusieurs méthodes pour la récupérer…

 

La novella, à mon sens, vaut surtout pour son ambiance assez délicieuse, notamment lors de l’arrivée de Fafhrd et du Souricier Gris au pied des montagnes, et dans les séquences de pur alpinisme, étrangement, qui sont très bien rendues. La rencontre avec les habitants du Quai aurait tout pour être savoureuse, elle l’est à certains égards, mais, se montrant nettement moins subtile – c’est rien de le dire –, elle m’a un peu moins convaincu… Cela reste cela dit une bonne novella du « cycle des épées ».

 

Côté saveur, j’ai tout de même nettement préféré la nouvelle de transition « Les Deux Voleurs de Lankhmar », où l’on retrouve temporairement la cité emblématique, et qui s’inscrit nettement dans la veine la plus humoristique du cycle. Fafhrd et le Souricier Gris, qui tendent à nouveau à se séparer, y cherchent des receleurs pour leur butin du Quai, et, comme de juste, se font pigeonner, « les deux voleurs de Lankhmar » n’étant bien évidemment pas ceux que l’on pourrait naïvement croire. Car nos héros, décidément, tendent à perdre tous leurs moyens devant un joli jupon à froisser… Amusant et très sympathique.

 

Le gros morceau, néanmoins, et qui fait le principal intérêt de ce quatrième tome, c’est « Les Seigneurs de Quarmall ». Une partie de cette novella avait été écrite en 1936, à l’origine, par Harry Otto Fischer ; et, des années plus tard, Fritz Leiber a construit tout un récit de Fafhrd et du Souricier Gris pour achever ce qui avait été laissé en plan, avec la bénédiction du premier auteur. Et cela donne un récit parfaitement cohérent, qui s’intègre à merveille dans le cycle. Quarmall tient du « donjon » tel qu’on l’envisagera ultérieurement dans les jeux de rôle de fantasy, et en premier lieu dans Donjons & Dragons. Cette forteresse est en effet essentiellement souterraine, riche en tunnels glauques et bourrés de pièges mortels. Il faut dire qu’elle est le théâtre d’un affrontement impitoyable entre ses seigneurs : le vieux maître Quarmal a en effet maille à partir avec ses deux fils, Hasjarl le brutal et Gwaay le taciturne, qui ne songent qu’à s’entretuer, afin qu’il n’en reste plus qu’un pour dominer le donjon. Mais dans les traditions – il y a des règles à respecter… Quoi qu’il en soit, ces différents membres d’une même famille sont entourés de sorciers passant leur temps à balancer des sortilèges sur le rival, et à protéger leur maître contre les tours de magie qui le visent. Mais Hasjarl recrute en outre Fafhrd pour se débarrasser de son encombrant de frère, tandis que Gwaay, comme de juste, porte son dévolu sur le Souricier Gris pour la même tâche (effet classique de la séparation des deux lascars ; dans un sens, c’est une reprise en plus brutale et violente de leur relation à Sheelba et Ningauble…). Et, accessoirement, nous sommes dans le « cycle des épées » : il y a donc en outre des jupons à froisser, qui viennent un peu tout compliquer…

 

« Les Seigneurs de Quarmall » est clairement une excellente novella, et Fritz Leiber a su achever le texte pour qu’il s’intègre au mieux dans son cycle ; je crois même que c’est – pour l’instant en tout cas – un de mes récits préférés de l’ensemble (mais probablement derrière « Jours maigres à Lankhmar », quand même). Aventure pleine d’astuces, riche en personnages hauts en couleurs mais malgré tout terriblement humains et en rebondissements imprévus, « Les Seigneurs de Quarmall » a un côté visionnaire, mais constitue aussi une jolie satire politique, tout en conservant une essentielle dimension de divertissement baroque ; on a rarement fait aussi bien, dans ce format, en matière d’heroic fantasy (ou sword’n’sorcery, comme vous voudrez).

 

Épées et sorciers constitue donc à nouveau une belle réussite, même si la longue dernière novella phagocyte un peu l’ensemble. Très chouette, globalement. Suite avec Le Royaume de Lankhmar

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La Nature des choses, de Lucrèce

Publié le par Nébal

La Nature des choses, de Lucrèce

LUCRÈCE, La Nature des choses, [De rerum natura], traduit [du latin] et présenté par Chantal Labre, Paris, Arléa, coll. Poche – Retour aux grands textes – Domaine latin, [1995] 2014, 312 p.

 

Lucrèce a pour lui de ne pas être grec (en ce moment, ça vaut mieux) ; mais il a surtout livré ce qui constitue à mon sens le plus grand joyau de la philosophie antique, avec son De rerum natura, fascinant poème philosophique, la principale – et presque la seule, à vrai dire – exposition des principes de la philosophie d’Épicure, loué à chaque livre comme le plus sage des hommes, qui a combattu les ténèbres et révélé la lumière à l’homme, en le délivrant notamment de la crainte de la mort. Ce qui n’est pas rien. Aussi, en dépit de son titre « physicien », renvoyant aux plus anciens des Présocratiques, La Nature des choses se révèle un exposé plus vaste, où la physique et la métaphysique débouchent sur l’éthique. Lucrèce, aussi, n’est peut-être pas un grand « créateur » (ou, du moins, on peut lui contester ce titre), lui qui expose avant tout Épicure, en remontant à ses influences antérieures tels Leucippe et Démocrite. Pourtant, La Nature des choses séduit et étonne de par la modernité de ses conceptions (atomistes et matérialistes), ce qui suffit déjà à en faire un livre unique en son genre ; mais si l’on y ajoute la forme poétique, toujours à la rescousse du fond, et qui transcende le texte en œuvre d’art aussi belle que profonde, on ne peut que s’avouer tétanisé devant l’incroyable habileté du texte, sa puissance phénoménale, sa subtilité, sa perfection même.

 

Je l’avais déjà lu, il y a de ça… longtemps. Et j’avais été conquis, déjà, par cette merveille. Un citoyen s’étant fait l’écho de cette nouvelle traduction, j’ai été pris de l’envie irrépressible de le lire à nouveau, avec un regard probablement plus mature (si, un peu, quand même). Et bien m’en a pris, puisque j’ai à nouveau été fasciné par la portée de ce classique.

 

Je crois me souvenir que Voltaire, cité dans la première édition que j’avais lue, disait de Lucrèce qu’il était grand poète mais piètre philosophe, ou quelque chose comme ça… Une histoire d’hôpital et de charité, ou de poutre et de paille. Car Lucrèce – à la différence de l’Arouet –, tout autant qu’un grand poète qui a fait suer des générations de latinistes (« Suave, mari magno… »), était bien un grand philosophe, aussi habile à la démonstration d’un système rigoureux qu’à son exposition lumineuse. Et son ouvrage, qui prend donc la forme d’un poème, dédié à l’ami Memmius, présente un système du monde unique en son genre, quand bien même il emprunte pour une bonne part à des doctrines plus anciennes. Le De rerum natura, seul en son genre, a traversé les siècles, ce qui est d’ailleurs un tantinet étonnant au vu de son contenu plus qu’à son tour blasphématoire…

 

Lucrèce part d’hypothèses foudroyantes, qui chamboulent tout ce que la philosophie antique – et notamment celle des « Physiciens » – prétendait. Un postulat essentiel affirme ainsi, dans un monde infini, l’infini de la matière, mais aussi l’existence du vide. Car seul le vide peut autoriser le mouvement des atomes. Deuxième intuition phénoménale, donc : la réalité est construite d’atomes, corpuscules infimes, aux formes diverses, dont on peut avoir une idée en observant les particules s’agitant dans un rai de soleil. Or il faut que ces atomes se meuvent, et la perception, notamment – d’une importance extrême aux yeux des épicuriens, car on ne peut se fonder que sur nos sens pour interpréter le réel –, résulte des mouvements des atomes qui se heurtent. Mais les atomes connaissent du coup un mouvement bien particulier, et fondamental dans la philosophie de Lucrèce : c’est la « déclinaison », le clinamen, qui génère les autres mouvements, et rend seul la vie possible. Et ce n’est pas la moindre merveille du De rerum natura que de placer ce clinamen au centre d’un système aux implications certes physiques et métaphysiques, mais aussi éthiques, cette déviation entraînant (au terme d’une démonstration que, je plaide coupable, je serais bien en peine de reproduire) la possibilité du libre-arbitre.

 

Ces considérations scientifiques étonnamment avancées décrivent effectivement La Nature des choses, avec un brio jamais constaté auparavant. Or c’est bien ici la nature le maître-mot. Et cette nature se passe des dieux. Lucrèce a beau faire quelques allusions ici ou là (à Vénus, notamment), il n’en reste pas moins que sa philosophie est agnostique, et tend vers l’athéisme. Nul besoin des dieux, ici, pour expliquer les phénomènes les plus étranges (ainsi les « météores » du dernier livre, qui sont tout autant les tremblements de terre, les éruptions volcaniques ou les épidémies – très fortes dernières pages, passablement abruptes, du poème philosophique, qui pour le coup ne manquent pas d’évoquer l’immense Thucydide – mon chouchou chez les Grecs) : ils trouvent tous leur raison d’être dans la nature, et donc dans le jeu incessant des atomes de matière à travers le vide.

 

L’ambition essentielle de Lucrèce – et donc à l’en croire de son maître à penser Épicure – est en effet de libérer l’homme de la peur et des superstitions qu’elle entraîne. Ce qui n’en fait pas pour autant un auteur « optimiste » (le dernier livre, notamment, est éloquent à cet égard) ; et il faut bien évidemment, en abordant le De rerum natura, se libérer des connotations improbables et stupides que des siècles de dénigrement et de mauvaise foi ont accolé à l’épicurisme : si le sage épicurien vit pour le plaisir, celui-ci, cette ataraxie, consiste en l’absence de douleur, et pas en un hédonisme sans frein (dommage ?).

 

Mais l’important, ici, est donc que les superstitions n’ont pas lieu d’être – et les dieux rentrent bien dans cette catégorie. La nature, observée par la science – par les sens, donc, mais il faut néanmoins faire attention aux « simulacres » et aux interprétations erronées de l’esprit –, explique tout, sans qu’il soit besoin de recourir à un plan déterminé, un « dessein intelligent » si j’ose dire. La nature progresse certes à tâtons, fait des erreurs, mais suscite d’elle-même à terme une harmonie dans l’évolution. Et, pour expliquer les phénomènes, bien loin de s’en tenir à une cause unique de l’ordre de la foi, Lucrèce recourt continuellement à des hypothèses multiples, scientifiques, et pas forcément exclusives les unes des autres – démontrant par là même que le recours à la superstition a quelque chose d’absurde.

 

La peur de l’homme génératrice de mythes se fonde essentiellement sur la terreur qu’il éprouve devant la mort. Lucrèce entend l’en libérer, en démontrant qu’il n’y a pas d’âme immortelle, et donc pas de jugement post-mortem conduisant le dévot dans un paradis et le méchant dans les enfers – pas plus qu’il n’y a de métempsycose, d’ailleurs. Cependant, la matière, pour être infinie dans l’univers, n’en est pas moins soumise aux cycles naturels de la vie et de la mort : oui, le corps – et l’âme avec – est amené à périr ; mais cette mort « rend » des atomes qui susciteront la vie ailleurs : harmonie de la nature, une fois de plus.

 

Aussi le sage épicurien, n’ayant plus à craindre le trépas et libéré des frissons que lui imposent les « météores », peut-il élaborer une éthique concrète, qui lui assurera, sinon le bonheur, du moins l’absence de douleur. Et c’est sans doute en cela que La Nature des choses dépasse toutes les œuvres antérieures de la philosophie antique (celles dont on a connaissance, du moins…) : il résulte de cette observation minutieuse de la nature un véritable système du monde, cohérent et rassurant en tant que tel.

 

La postérité de Lucrèce est énorme, bien sûr. Au fil des siècles, bien des penseurs se sont référés à cet ouvrage hors-normes (de manière parfois paradoxale : Chantal Labre évoque ainsi des philosophes très chrétiens, tels Bossuet ou Pascal, piochant çà et là dans le poème impie…). Sans doute les matérialistes des Lumières s’y sont-ils souvent référés, et ceux qui les ont suivi de même – et parfois des scientifiques plus que des philosophes (et peu importe que, dans le détail, certaines intuitions de l’auteur se soient avérées fausses : il faut bien évidemment remettre ici les choses dans leur contexte, il y a plus de 2000 ans de cela… et se prendre la baffe qui va avec).

 

Oui, La Nature des choses est une œuvre exceptionnelle, un livre rare et d’autant plus précieux, à vrai dire sans doute un des livres les plus importants de l’histoire des lettres. La philosophie y est aussi profonde que belle, aussi implacable que libératrice – et dès lors nécessaire.

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