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CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (08)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (08)

Huitième séance de la campagne de L’Appel de Cthulhu maîtrisée par Cervooo. Vous trouverez les premiers comptes rendus ici, et la séance précédente .

 

La joueuse incarnant la flingueuse Moira était absente. Étaient donc présents l’homme de main Johnny « La Brique », le bootlegger Clive, le perceur de coffres Patrick, et ma « Classy » Tess, maître-chanteuse.

 

Patrick, quand il s’est rapproché de la porte donnant dans le vide, a perdu ses sourcils et s’est retrouvé complètement chauve ; je n’ai pour ma part perdu que quelques mèches, une coiffure attentive devrait pouvoir dissimuler cette perte… Les rails dans le tunnel de gauche donnent l’impression d’être plus détériorés que les autres ; il y a des traces de sang sur la draisine, et les griffures ont clairement été faites par des ongles humains.

 

Clive, Johnny et Moira sont plongés dans une obscurité totale – et Moira est inconsciente. Johnny, en tâtant sa nouvelle arme, comprend qu’il s’agit en fait d’une hache à long manche – Clive, par contre a bien un cimeterre. Ils perçoivent des miaulements gémissants. Clive se penche sur Moira pour évaluer son état – son pouls est rapide, mais revient à la normale. Johnny tâte les murs – de vieilles pierres ; le sol est pavé. Il cherche un interrupteur, mais n’en trouve pas ; il y a par contre une torche ; Clive a une boîte d’allumettes, ils ont donc maintenant une source de lumière, et peuvent distinguer deux portes en bois, épaisses, l’une devant (donnant probablement sur l’extérieur), l’autre derrière – elles n’ont pas de serrure, juste une poignée. Johnny perçoit, provenant de la porte de derrière, des respirations humaines très basses. Il entrouvre cette porte, et voit qu’elle donne sur des cages ; dans celle qu’il distingue le mieux, il y a cinq ou six corps, entassés les uns sur les autres ; il entend à nouveau des miaulements, plus forts depuis qu’il a entrouvert la porte ; il l’ouvre maintenant complètement, et voit qu’il y a trois cages : au milieu, celle qu’il avait entraperçue ; sur sa droite, une autre cage contient des hommes debout horriblement écorchés, les lèvres cousues, des marques de trépanation sur le crâne, qui émettent une respiration faible entremêlée de beuglements et de gémissements ; ces créatures ne sont cependant pas tout à fait humaines, à y regarder de plus près : elles ont des petites cornes et des genoux inversés, comme les « satyres » du tableau de Shipley… La cage à sa gauche, avec des barreaux plus resserrés, abrite seulement un chat, très faible, émaillé de traces de brûlures, qui se relève péniblement et s’approche en gémissant des barreaux ; contrairement aux autres cages, celle-ci n’a pas de serrure, mais une simple poignée ; Johnny ouvre la porte…

 

Du côté de Patrick et Tess, le tunnel est assez large (quatre à six mètres). On distingue au sol des traces de pas récentes – les rails partant sur la droite sont rénovés, mais tout laisse à penser que la structure est autrement fort ancienne. Nous nous avançons prudemment dans cette direction ; la lumière étant suffisante, j’éteins ma lampe torche afin de l’économiser. Il y a une odeur de sang, de corps… Nous aboutissons dans une grande salle illuminée par des projecteurs (leur lumière crue et puissante nous agresse d’ailleurs les yeux). Il y a un peu partout des sortes d’ « étendoirs », sur lesquels on trouve des dépouilles humaines menottées ou ligotées avec du fil de fer barbelé – quelques agonisants au milieu des cadavres, tous ont visiblement des organes en moins, ou du moins de la peau. Le sol est strié de canalisations sanguinolentes qui se dirigent vers une grande cuve au centre de la pièce, au-dessus de laquelle se trouve une sorte de grue ; par ailleurs, de notre côté, il y a aussi un bac de liquide vert phosphorescent. Les bruits de pelle proviennent du couloir à l’autre bout de la salle. Il y a des sortes de cellules au nord ; je m’approche de la première, longeant des « étendoirs » où sont attachés des écorchés, à la façon des « vêtements » de peau humaine vus chez Templesmith. À côté de la cellule, il y a un entassement de chaînes et de menottes ; à l’intérieur de la cage, trois hommes, enchaînés, qui ne peuvent presque pas bouger – ils sont très amochés, et ont l’air enragés ; tout cela évoque une sordide banque de prélèvement d’organes et de peau… Patrick me rejoint, et sort son arme à tout hasard…

 

Clive interpelle Johnny, lui demande ce qu’il fait (il ne le voit pas). Johnny répond sans donner de détails : « Il y a des trucs enfermés… » Quelque chose de dangereux ? Il n’en sait rien… Clive laisse alors Moira inconsciente et rejoint Johnny ; il voit les cages, et notamment les « satyres » (uniquement des mâles, nus, alors que les autres corps comprennent autant d’hommes que de femmes ; les « satyres » eux aussi arborent des marques de prélèvement, mais moins nombreuses et moins pénalisantes – lobotomie exceptée…). Johnny ouvre donc la porte de la cellule du chat, qui se montre soulagé… au point de sourire… et parle : « Enfin ! » Il fait un pas hors de la cage… et disparaît d’un seul coup. Clive et Johnny entendent alors un cri d’enfant à l’extérieur – et Clive le reconnaît (un gamin issu d’une famille WASP pauvre ; ses parents alcooliques l’envoyaient se fournir chez Clive, qui les avait par ailleurs entendu battre le mioche). Ils étudient de plus près la cage du chat : elle pue la pisse et les excréments… mais ils remarquent que les barreaux, au sommet, se plient pour former des angles étranges – évocateurs des symboles de la tablette, etc. Clive s’attarde sur les corps nus – certains ont une fermeture éclair – tandis que Johnny se dirige vers la porte donnant sur l’extérieur ; Clive le suit enfin, en soulevant Moira toujours inconsciente. Dehors, ils tombent sur un cadavre d’enfant éventré – le chat est dessus et se repait de ses intestins, l’air ravi… Le chat semble par ailleurs un peu plus gros que quand il était dans la cage – ses griffes sont plus longues, les crocs proportionnels, et ses traces de brûlures semblent avoir été remplacées par un étrange pelage translucide, à la manière de cristaux… Clive remarque que le chat fixe Moira, l’air alléché. Puis il les regarde eux, visiblement amusé. Clive lui demande qui il est, et où ils sont. Le chat répond : « Tant de questions… À voir vos tronches, je suppose que vous n’êtes pas d’ici… » Il dit d’une voix fluette et mélodique qu’il ressent une certaine gratitude (il semble se contredire à ce sujet plus loin), et dit s’appeler Radzak. Il leur demande qui ils sont ; Johnny répond sans hésiter, mais Clive est visiblement perturbé… Le chat leur dit qu’il suppose qu’ils ne sont pas des alliés de 6X. Ils disent ne pas le connaître, mais en avoir entendu parler. « Vous n’êtes pas là par hasard, vous cherchiez quelque chose… » Le chat ajoute que leurs questions ne sont qu’un début. Clive lui demande qui est 6X : « Un très mauvais employeur… » Le chat dit qu’il est un bâtard, tout comme 6X – mais ce dernier négligeait ses besoins alimentaires… Clive lui demande si c’est 6X qui l’a enfermé ici. « Vous êtes perspicaces ! » Le chat lève alors sa patte droite en direction du ciel… et Clive et Johnny prennent enfin conscience de leur environnement – qui rappelle à Johnny le tableau de Shipley : le bateau, comprend-il, ne voguait pas sur de l’eau sombre, mais dans le vide spatial ! Ils sont en effet sur une sorte d’astéroïde en forme de disque, couvert d’un gazon bleu, et entouré d’astres divers – des bulbes palpitants, des sphères gazeuses d’où jaillissent des protubérances d’ampleur planétaire, des comètes çà et là (dont les trajectoires, entre virages et intersections, semblent indiquer une forme de conscience…) ; Johnny voit des bateaux d’ébène semblables à celui du tableau, qui naviguent à son instar dans l’espace. Cette révélation est terrible : Clive s’écroule, lâchant Moira, tandis que Johnny reste figé plusieurs minutes, comme en transe…

 

Patrick et moi nous dirigeons vers la deuxième cellule – la plus grande : s’y trouvent dix hommes et femmes nus (jeunes ou au plus entre deux âges) ; ils sont eux aussi lobotomisés, mais pas enchaînés, leurs lèvres ne sont pas cousues, et certains ont encore des yeux, des doigts, etc., même si leur peau a été arrachée (et ils ont eux aussi des fermetures éclair). Ils s’entrechoquent sans cesse, tombent, se relèvent… Nous en reconnaissons certains (des clochards notamment – des gens, globalement, dont la disparition passe inaperçue). Je me dirige alors vers la dernière cellule ; s’y trouve une femme seule, entre vingt et vingt-cinq ans, nue, en position fœtale ; ses cheveux blonds semblent déteindre, revenir à une coloration aile-de-corbeau ; elle ne présente pas de signes de prélèvements. Non loin, outre des produits de beauté (?), il y a un râtelier de lames et de scies chirurgicales, ainsi qu’une table de menuiserie avec des outils. J’interpelle la jeune femme, qui me regarde sidérée : « Vous… » Elle demande si c’est encore une mauvaise blague – je lui réponds que, si c’est le cas, nous en sommes les victimes. Patrick dit que cela n’a pas d’importance ; mais où sommes-nous ? Elle demande qu’on la libère si elle répond ; nous acquiesçons… et elle dit qu’elle pense que nous sommes à Boston ! Elle ajoute que c’est Templesmith qui l’a mise ici. Je lui demande si elle est Diane, elle répond s’appeler Fran. Patrick essaye de crocheter la serrure de la cellule ; la jeune femme n’a pas l’air d’y croire, elle essaye de toucher Patrick pour s’assurer qu’elle ne rêve pas ; Patrick se retire par réflexe, elle s’excuse, et il se remet au travail. Une fois la porte ouverte, la jeune femme se précipité sur un des « étendoirs », derrière nous, et se jette sur le corps qui y est attaché : « Papa… Papa… » Elle demande ensuite à Patrick s’il a une arme – il l’admet… mais ne semble pas très chaud pour la lui confier. Fran se rend au râtelier, et s’empare d’une lame chirurgicale, avant de revenir auprès de l’ « étendoir », et nous comprenons bien ce qu’elle compte faire. Patrick essaye de la tenir à distance d’une main ; par réflexe, elle bondit en arrière et le regarde ; Patrick lui dit de le laisser faire, elle le regarde sidérée ; il pointe son revolver sur le « père » de Fran et lui tire une balle dans la tête. Fran se rapproche à nouveau de la dépouille. Mais, de mon côté, j’ai remarqué que le bruit de pelle avait cessé après la détonation… Je me range contre le mur et me dirige prudemment vers l’angle du couloir… Fran demande à Patrick s’il sait où trouver des vêtements ; il dit qu’il va fouiller, et suggère à Fran de me rejoindre ; elle se donne une petite gifle, comme pour se réveiller, s’approche de moi et me demande de lui prêter ma veste – je la lui donne et elle me remercie. Patrick se met à fouiller dans la grande salle ; il passe notamment devant la grue – peut-être y a-t-il un corps à l’extrémité ? Je chuchote à Fran de rester en arrière, discrète, et arrive à l’angle du tunnel – je perçois des bruits de pas qui s’avancent vers nous ; j’y jette un œil : il y a, assez près, une fosse à cadavres, et plus loin un tas d’éboulements ; entre les deux se trouve une silhouette, une sorte de mannequin de bois traînant une pelle, qui avance lentement… Fran retourne s’armer auprès du râtelier, mais ne semble pas constituer une menace pour moi (je l’épie de temps à autre ; à la manière dont elle s’équipe, je suppose qu’elle est du métier…). Patrick passe à côté de la cuve – sans regarder à l’intérieur ; il perçoit des glougloutements… Il passe aussi à côté des générateurs, qui émettent un vrombissement sourd…

 

Clive se reprend, mais constate que Johnny est toujours figé. Radzak se rapproche doucement de Clive, avec un sourire amusé. Il lui demande s’ils savent maintenant où ils sont… Il pointe un astre, disant que c’est « sa » Saturne, et qu’il lui tarde d’y retourner… Mais il ajoute : « Vous n’êtes pas des alliés de 6X, nous pourrions avoir des intérêts communs. » Clive dit que c’est bien possible, et qu’il souhaiterait qu’ils collaborent. Mais le chat dit prendre grand-soin de son indépendance… Il dit qu’il va d’abord faire un tour chez lui, et qu’il repassera peut-être les voir – s’il y pense… et s’ils ont quelque chose à lui offrir ? Il regarde à nouveau Moira inconsciente en se léchant les babines… Clive lui demande qui a dépecé les cadavres : « 6X. Je l’avais aidé pour les premiers », répond le chat… À quoi ressemble 6X ? « Il a tellement de formes… La plus naturelle est abjecte même à mes yeux. Sa forme terrienne est plus jolie… » Johnny commence à reprendre ses esprits, mais manque encore de chavirer… Clive demande au chat s’il souhaite qu’ils éliminent 6X. « Avec grand plaisir ! » Mais qu’est-ce que cet astéroïde : une sorte de garde-manger ? « Oh, non, bien plus que ça… » Le chat recommence cependant à dévorer le cadavre d’enfant… « Aimez-vous les enfants ? » Le chat se tourne cependant vers « sa » Saturne, prêt à bondir. Clive aimerait le retenir encore un peu, lui demande s’il les aidera à trouver 6X et à partir d’ici… Le chat tient un discours plus sec que précédemment : « Vous m’avez humilié en me libérant… La gratitude n’est pas très répandue chez ceux de ma race… » Il repassera quand il le voudra, point. Il bondit dans l’espace… et ne retombe pas mais disparaît au fur et à mesure. Clive et Johnny regardent autour d’eux. À environ un kilomètre de là, ils distinguent quatre bâtiments rectangulaires, et aussi une surface d’herbe verte, une sorte de jardin (avec deux bâtiments hexagonaux). Ils s’avancent, et constatent qu’une sorte d’étoile semble les accompagner, éclairant leur chemin. De l’autre côté de l’astéroïde, ils distinguent aussi des sortes de quais… Le premier bâtiment sur leur route est une cabane de jardin (mais à côté de celui-ci) : on y trouve des ustensiles parfaitement normaux, des sacs de terreau, et, dans des petits tiroirs carrés, quelques graines (très peu). On lit sur ces tiroirs des sortes de « hiéroglyphes », évoquant aussi une écriture curviligne, donnant l’impression d’un langage raffiné… mais inconnu. Tous deux se dirigent alors vers les bâtiments hexagonaux du jardin, chacun le sien ; Johnny arrive le premier à destination – c’est une structure très différentes des autres bâtisses, composée de grandes surfaces vitrées au lieu de briques, mais il y a un voile qui empêche de distinguer l’intérieur ; Johnny tend l’oreille, n’entend rien, et va ouvrir la porte. Clive, en traversant le jardin, sent quelque chose d’étrange à sa jambe, et la secoue ; il aperçoit une sorte de plante faite d’ossements (les pétales sont des dents, la tige est constituée de vertèbres…), avec une pierre en son sein ; il la tranche d’un coup de cimeterre… mais voit d’autres plantes étranges, notamment une sorte de rose abritant un reptile embryonnaire entre ses pétales (comme si elle le portait avant de lui donner naissance) ; ou encore une plante mi végétale, mi carnée (les tiges sont des canines, les pétales de fines langues, avec un œil au centre – qui « pleure ») ; et il entend des chuchotements (pensées obscènes de torture et de souffrance)…

 

Patrick est arrivé dans une grande réserve, éclairée par deux projecteurs : on y trouve cinq caisses, ainsi que des amas de tiges de métal, et une étagère abritant des fioles – comportant des organes préservés dans un liquide transparent… De mon côté, je reste plaquée contre le mur, attendant que le mannequin sorte du tunnel, gardant mon arme pointée à hauteur d’homme (je jette parfois un œil à Fran, à quelque distance – elle est armée d’un couteau de boucher et me regarde, l’air inquiet). Patrick s’empare d’une barre de métal faisant un bon gourdin (d’un mètre environ) ; il garde son pistolet dans l’autre main. Il ouvre les caisses, qui sont toutes remplies aux deux tiers de bijoux anciens, parfois même primitifs (colliers, bagues, diadèmes…). Le mannequin débouche enfin du couloir dans la grande salle, et je le vois bien mieux : il est effectivement constitué de bois pour l’essentiel, avec des rivets ; le chiffre « 4 » est gravé sur son front, et, juste en dessous, on trouve une petite boîte, similaire à celles de l’armoire de Templesmith – il y en a une autre sur sa nuque ; au niveau du torse, il a un écriteau, auquel est attaché un marqueur ; on distingue enfin sur sa jambe droite une sorte de greffe de peau, avec des couches de gaze pour la protéger (on voit les artères), évoquant un travail en chantier… Quand il passe à côté de moi, je cherche à m’emparer de la boîte à l’arrière de son crâne – le contact est froid, la texture écailleuse… mais je ne parviens pas à la déloger. Quand je le réalise, je braque à nouveau mon arme dessus, souhaitant tirer dans la boîte, mais le mannequin réagit avant, lève son bras dans un geste de défense et me repousse ; il s’empare alors de son écriteau et utilise son marqueur dessus – tandis que je me recule en le braquant, sans tirer. Patrick a dû entendre quelque chose, il sort de la réserve et nous appelle, Fran et moi… Le mannequin me tend son écriteau : « Ordres ? » Derrière moi, Fran s’est reculée jusqu’au râtelier, visiblement terrifiée… Je dis à l’automate : « Aide-nous à sortir d’ici vivants. » Pas de réaction, comme s’il n’entendait pas (pourtant, la détonation auparavant ?) ; il me tend l’écriteau, et j’écris mes instructions dessus ; il le reprend et le soulève devant son « visage » (la petite boîte à son front lui sert semble-t-il d’œil). Il secoue la tête, de manière de plus en plus violente, efface ce que j’ai écrit, et y met à la place : « Ordres contraires. » Je reprends l’écriteau, y inscris : « Obéis. » Patrick se rapproche de nous, dans le dos du mannequin, qui reprend ses mouvements nerveux, et écrit enfin : « Ordres contrmot de passeaires. » Patrick comprend la situation (Fran dit que le mannequin ne peut pas entendre, et que c’est l’esclave de Templesmith) ; je reprends doucement l’écriteau, indiquant d’un geste la boîte à l’arrière du crâne à Patrick – ce dernier me comprend, et fracasse la tête du mannequin de son gourdin de métal. Il entend un craquement, et réalise avec dégoût que la boîte n’est pas cassée mais est encore plus enfoncée ; le choc a cependant délogé la boîte à l’avant : le mannequin a des mouvements nerveux, évoquant un aveugle ; Patrick le frappe à nouveau, mais le mannequin arrête son arme et s’en empare, comptant la retourner contre lui – Patrick esquive le coup et parvient à se reculer. Je tire alors à bout portant dans la boîte arrière : elle vole en éclats, projetant des esquilles de bois et des bouts de cerveau ; l’autre boîte, au sol, s’est ouverte, et abrite un œil – Fran piétine le mannequin avec rage, et lui donne vainement des coups de couteau à la gorge ; il reste immobile. Je demande à Patrick ce qu’il a trouvé. Très affecté, il ne cesse de répéter : « C’est l’Enfer ! » Puis il s’empare du mannequin au sol, et, entraîné par son instinct, le traine vers la cuve où il compte le jeter… Fran, quand elle le comprend, succombe à une crise d’angoisse. Je me précipite derrière Patrick, lui crie violemment d’arrêter : il ne sait pas ce qu’il fait ! Patrick atteint la cuve, non loin du bac au liquide vert phosphorescent. Fran hurle désormais. Je rattrape Patrick, l’intercepte et l’empêche de jeter le mannequin dans la cuve. Fran hoquète d’horreur : « C’est là qu’il le plonge, le ravive, celui sans tête ! »

 

Johnny ouvre la porte de la serre. Il voit une plante immense, d’un mètre cinquante à deux mètres de large, pour deux à trois mètres de hauteur, sans racines dans le sol (carrelé), mais reposant sur une succession de branches, en dégradés de bleu, reproduisant des signes similaires aux runes de la tablette. En dessous se trouvent des fragments humains : un visage à la mâchoire disloquée, un œil qui le fixe et pleure, des bras lacérés par les branches qui s’en nourrissent, une cage thoracique broyée d’où pendent des organes encore palpitants… Johnny a pour réflexe de refermer la porte, mais succombe à la folie furieuse et se jette sur la plante (il laisse tomber Moira, devant la serre). Clive, de son côté, ouvre la porte de la cabane où il se rendait : s’y trouve une sorte d’autel orné de statuettes en divers matériaux (bois, chair, os…), dont un poulpe humanoïde, une créature bipède dont la tête est remplacée par un long tentacule, un amas de chair informe d’où jaillissent des bouches, des yeux, des sabots de chèvre… Il y a, de gauche à droite, comme une progression dans l’achèvement. Mais Clive entend alors le hurlement de rage de Johnny, et le voit pénétrer furieusement dans la serre avec sa hache ; il se précipite alors vers lui… tandis que les portes du plus grand bâtiment s’ouvrent et qu’en sortent trois ou quatre enfants, en pyjama, qui semblent se réveiller tout juste : « Qu’est-ce qui se passe ? » Johnny massacre la plante à coups de hache, mais perçoit indistinctement que les fleurs émettent une sorte de pollen…

 

À suivre…

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Ashes and others, de H.P. Lovecraft & divers hands

Publié le par Nébal

Ashes and others, de H.P. Lovecraft & divers hands

LOVECRAFT (H.P.) & divers hands, Ashes and others [Crypt of Cthulhu, vol. 2, No. 2 (10)], edited by Robert M. Price, Bloomfield, NJ, Miskatonic University Press, coll. Crypt of Cthulhu, 1982, 56 p.

 

Ce petit volume signé (entre autres) Lovecraft (mais, en fait, plus ou moins de son fait et plutôt moins que plus…) correspond au volume 2, numéro 2 (ou numéro 10 depuis le début) du fanzine de Robert M. Price Crypt of Cthulhu ; avec son compagnon, le numéro suivant (consacré plus classiquement aux articles de fond), il se penche sur les « révisions » de Lovecraft – constituant dès lors une sorte d’annexe au recueil The Horror in the Museum and other revisions ; j’avais noté lors de ma récente relecture qu’il existait des « révisions » dans le genre weird au-delà de ce seul recueil fondamental, et Ashes and others en témoigne – encore que de manière pas vraiment brillante… mais non moins édifiante.

 

Il convient cependant et tout d’abord de noter que l’implication réelle de Lovecraft dans les textes ici rassemblés est plutôt minime, quand elle n'est pas inexistante : il y a bien plus de « divers hands » que de Lovecraft… En effet, seuls les premiers textes de ce recueil peuvent être qualifiés de « révisions », et encore : la contribution de Lovecraft à « The Sealed Casket » s’arrête en fait à la rédaction d’un exergue (tellement hors-sujet qu’il avait été giclé lors de la publication originelle de la nouvelle dans Weird Tales en 1935 sans que cela pose vraiment problème) ; quant à la « révision » de « The Sorcery of Aphlar », très bref récit, elle fait débat – et peut-être même n’a-t-elle en définitive porté que sur le titre et le nom du personnage… Rien de sûr à cet égard cependant. Mais les seules « vraies révisions » de ce petit recueil porteraient donc sur la nouvelle « Ashes », signée C.M. Eddy, Jr., et sur le poème « Dreams of Yith », signé Duane W. Rimel… Pourtant, quand nous en arrivons là, nous n’en sommes encore qu’au tiers du volume ; les deux tiers restants ne sont en rien dus à la plume de Lovecraft – il s’agit de textes originaux qu’on lui avait soumis pour « révision », dont on trouve les versions « retouchées » dans The Horror in the Museum and other revisions (avec une exception)… et qui permettent de mesurer l’apport personnel de Lovecraft dans ces travaux, autant que de jauger le terrible matériau avec lequel il devait parfois composer.

 

Passé une indispensable introduction de Robert M. Price qui remet chacun de ces écrits dans son contexte, le recueil s’ouvre donc sur la nouvelle « Ashes », signée C.M. Eddy, Jr. Cet ami de Lovecraft avait à plusieurs reprises « collaboré » ainsi avec le gentleman de Providence – et, outre l’affaire dont on a parlé récemment portant sur les premières ébauches de The Cancer of Superstition, projet du magicien Houdini, on en connaissait trois nouvelles « révisées » figurant dans The Horror in the Museum and other revisions : « The Loved Dead », « Deaf, Dumb and Blind », et « The Ghost-Eater ». « Ashes », pourtant révisée dans les mêmes conditions, et publiée dans Weird Tales en 1924, n’y figurait pas – et on peut bien se demander pourquoi. Je doute que la « qualité » soit une explication vraiment suffisante, The Horror in the Museum comprenant son lot de pathétiques ratages (dont les nouvelles compilées de C.M. Eddy, Jr., à vrai dire…), mais sait-on jamais ? Ce qui est indéniable, par contre, c’est la médiocrité voire la nullité de la présente nouvelle – une histoire de substance magi… scientifique réduisant les gens en cendres, sur laquelle se greffent une lutte vaguement virile et une amourette plate. La nouvelle n’a au mieux aucun intérêt, souffre d’une certaine puérilité sur toute sa longueur, et plus encore d’un pseudo-twist à moins de dix balles, destiné soit à sauver la morale, soit à poursuivre un peu plus la nouvelle jusqu’à lui conférer une longueur adéquate pour la publication… sans grand succès, disons poliment. C’est très mauvais – et ça n’a par ailleurs absolument rien de lovecraftien.

 

« The Sealed Casket » est une nouvelle de Richard F. Searight, en fait pas révisée par Lovecraft : celui-ci s’était contenté d’y adjoindre un exergue, à savoir un « fragment » des Eltdown Shards, énième « livre » du « Mythe », qu’il utilisera à nouveau dans le round-robin intitulé « The Challenge from Beyond » (et peut-être dans d’autres textes, mais je ne crois pas). Or cet exergue n’avait pas été conservé lors de la publication de la nouvelle dans Weird Tales en 1935… ce qui ne changeait pas grand-chose au fond, les Eltdown Shards n’apparaissant même pas dans le texte. Il s’agissait donc ici de rétablir le texte tel qu’il avait été conçu… Au-delà, rien à dire de ce « fragment », et pas grand-chose non plus de la nouvelle à proprement parler – variation sur la boîte de Pandore, avec un soupçon de vengeance posthume sans doute ; c’est passablement convenu, et ça se traîne bien trop longuement jusqu’à une fin indifférente.

 

Suit « The Sorcery of Aphlar », nouvelle signée Duane W. Rimel, publiée dans The Fantasy Fan en 1934. Ici, il y a un doute sur la portée réelle de la « révision » ; ce que l’on sait de source sûre, c’est que Lovecraft a changé le nom du personnage, et en conséquence le titre de la nouvelle : Rimel avait employé le prénom « Alfred », et Lovecraft trouvait que ça faisait un peu tâche et bien trop anglais au regard du cadre du récit – en effet une fantasy « dunsanienne » (peut-être par l’intermédiaire de Lovecraft, je ne sais pas) ; ce fait figure dans une lettre de Lovecraft à Rimel datée du 23 juillet 1934, où il évoque d’autres petites retouches, mais sans s’étendre sur le sujet – s’agissait-il à proprement parler d’une « révision » ? C’est ce que Robert H. Barlow semblait croire… Il est vrai que, le texte étant fort bref, la moindre retouche pouvait prendre une ampleur conséquente… Il n’en reste pas moins, au final, que cette vignette jouant la carte de l’onirisme (sans doute teinté d’allégorie) ne m’a en rien parlé – c’est considérablement moins évocateur que les récits « dunsaniens » de Lovecraft, sans même parler des contes et vignettes de Dunsany lui-même…

 

La dernière « révision » de ce petit recueil porte exceptionnellement sur un poème, « Dreams of Yith », toujours signé Duane W. Rimel… qui avait semble-t-il un problème avec les titres, nécessitant une nouvelle intervention de Lovecraft – assez cocasse, dans un sens : le poème s’intitulait à l’origine « Dreams of Yid », et Lovecraft, aheum, a fait, aheum, remarquer que, aheum… « Yid » était un terme d’argot, péjoratif, désignant les, aheum, Juifs (on traduirait par « Youpin »)… D’où le maquillage et l’invention de « Yith » (qui reviendra bien sûr dans l’œuvre de Lovecraft, en désignant sauf erreur le monde d’origine de la Grand-Race dans « The Shadow out of Time »). Du poème original, il ne reste ici qu’une seule strophe, reproduite juste après le poème « révisé » ; mon inaptitude est totale en matière de poésie – qui m’interdit de critiquer d’une manière ou d’une autre le poème « révisé », bien à la manière cependant du cycle de sonnets Fungi from Yuggoth. À vue de nez cependant, le poème « révisé » est effectivement bien meilleur que l’original, dont pas grand-chose n’a été conservé a priori… Des textes « révisés » de Ashes and others, c’est donc probablement celui-ci qui porte le plus la patte du gentleman de Providence.

 

Suivent, donc, des textes non révisés – au plein sens du terme, puisqu’il s’agissait de texte soumis à Lovecraft pour qu’il travaille dessus, le résultat figurant dans The Horror in the Museum pour l’essentiel, avec une exception notable pour la dernière nouvelle. Notons au passage que les textes une fois retouchés sont globalement plus longs, et parfois beaucoup plus, que les originaux.

 

On commence avec « The Diary of Alonzo Typer. Found after his mysterious disappearance », texte commis par William Lumley. Un drôle de bonhomme – habitué semble-t-il de « The Eyrie », le courrier des lecteurs de Weird Tales, où il avait à plusieurs reprises fait part, très sérieusement, de son idée que Lovecraft et son « cercle », dans leurs écrits « mythiques », n’inventaient rien mais décrivaient la réalité – sans forcément en être bien conscients. Ce qui faisait un brin ricaner lesdits écrivains… L’excentrique lecteur n’en est pas moins entré en relation avec Lovecraft, et lui a soumis ce texte pour « révision ». S.T. Joshi, qui l’évoque dans The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos, considère que le texte de Lovecraft, mauvais, ne brille – relativement – qu’au regard du catastrophique matériau original. Que ce dernier soit mauvais ne fait aucun doute : d’une plume pauvre et parfois maladroite, souvent puérile par ailleurs, d’une construction hasardeuse enfin, ce « journal intime » se traîne péniblement jusqu’à une bien fade conclusion… Ceci dit, j’ai tout de même l’impression que le texte suivant, au moins, est pire encore. Pas grand-chose de plus à en dire : sans forcer sur le lexique bizarre (on y trouve cependant la ville de Yian-Ho, employée par Lovecraft et semble-t-il dérivée de Chambers), la nouvelle s’efforce – déjà – de reprendre bien des procédés lovecraftiens, livre maudit inclus (un bien terne Book of Forbidden Things) ; Lovecraft en rajoutera encore des couches dans sa « révision », sans rien arranger au final – ou si peu…

 

Suit un… « document », disons, avec « The Automatic Executioner », nouvelle signée Gustav Adolf Danziger – qui prendrait ensuite officiellement le nom d’Adolphe de Castro, la nouvelle « révisée » étant re-titrée « The Electric Executioner » ; à l’instar du texte qui suit immédiatement, cette nouvelle avait en fait déjà été publiée sous cette forme, longtemps avant l’intervention de Lovecraft, et c’est peu dire : c’était en 1893, dans un recueil intitulé In the Confessional and the following. Ce qui n’a pas empêché le pénible personnage, qui n’avait plus Ambrose Bierce à disposition, de vouloir la « retoucher » plusieurs décennies plus tard, requérant pour ce faire les services de Lovecraft. Celui-ci, dans sa correspondance, s’est régulièrement plaint du pénible personnage, aussi dénué de talent qu’infernal à gérer, et sauf erreur mauvais payeur qui plus est… Réaction bien compréhensible à la lecture de cette nouvelle. Et rien d’étonnant à ce que « The Electric Executioner » soit un très mauvais texte – Lovecraft ne pouvait pas faire grand-chose pour récupérer la calamité originelle… C’est à n’en pas y revenir (si j’ose dire) ; on ne sait ce qui est le pire dans tout ça (mais peut-être bien, quand même, la conclusion expédiée, d’une absurdité invraisemblable). Ashes and others ne brille pas exactement par la qualité, sa nouvelle-titre en témoigne, mais ceci en est incontestablement le pire moment.

 

« A Sacrifice to Science », publié originellement dans les mêmes conditions, et longuement « révisé » par Lovecraft sous le titre « The Last Test », en bénéficie d’une certaine manière – sans être bon (faut pas déconner), c’est nettement moins mauvais, tout de même. Même sentiment, en définitive, que pour sa « révision » : ça aurait pu être pire… Par ailleurs, si Lovecraft a, autant que faire se peut, amélioré le matériau de base pour ce qui est de la caractérisation des personnages, notamment – et en prenant davantage son temps pour les inscrire dans un cadre évocateur –, il a sans doute péché en voulant à tout crin y insérer des allusions hors de propos à son « Mythe ». Mais la fin de la nouvelle était sans doute irrécupérable (Lovecraft ayant essayé de lui donner une ampleur vaguement « cosmique », mais sans grand succès).

 

Reste une nouvelle, « The Lord of Illusion », signée E. Hoffmann Price (publiée ici pour la première fois, elle dormait jusqu’alors dans les archives). Le cas est un peu différent : la version « révisée » (à moins qu’il ne faille vraiment y voir une « collaboration », pour une fois ?) ne figure pas cette fois dans The Horror in the Museum and other revisions, mais a intégré le corpus lovecraftien classique – en l’occurrence le « cycle de Randoplh Carter » (ou Démons et Merveilles chez nous), ou plus globalement les « Contrées du Rêve ». Il s’agit en effet de la première version de ce qui deviendra « Through the Gates of the Silver Key ». E. Hoffmann Price avait beaucoup apprécié la nouvelle de Lovecraft « The Silver Key », et souhaitait y donner une suite – idée peut-être un peu saugrenue, d’ailleurs, « The Silver Key » étant un texte allégorique, et passablement autobiographique, se suffisant tout seul (ceci étant, Lovecraft avait bien entretemps écrit The Dream-Quest of the Unknown Kadath, roman non publié alors, et revenant sur les aventures oniriques de Randolph Carter, mais d’une manière bien différente ; je ne sais pas si Price était au courant) ; le texte de Price s’inscrit d’ailleurs plus ou moins dans cette lignée (allégorique et « philosophique », avec plus ou moins de réussite, et peut-être plus ou moins de prétention – sans doute bien moins d’émotion, par contre), et laisse en définitive une image bien différente de « Through the Gates of the Silver Key » : rien, ici – à part une allusion sur laquelle Lovecraft, guère convaincu sauf erreur, a brodé, je suppose – sur l’étrange réunion où de bien étranges personnages, dont le mystérieux Swami Chandraputra et Etienne-Laurent de Marigny, discutent du sort du rêveur Randolph Carter… La nouvelle finale ne m’a jamais vraiment parlé (peut-être encore moins depuis que j’ai vu ce que Brian Lumley en a horriblement dérivé…), mais celle-ci pas davantage, et probablement moins encore…

 

Bref : tout ça n’est pas glorieux. Non que ce soit inintéressant, loin de là : en tant que tel, c’est un document édifiant pour les amateurs de Lovecraft et plus encore les lecteurs de Crypt of Cthulhu. Mais c’est une lecture critique – il ne faut pas en attendre de bons textes, mais des « pièces à conviction », disons, permettant de mieux comprendre la vie et l’œuvre de Lovecraft ; et en tant que tel, ça remplit pleinement son objectif.

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A Dance with Dragons, de George R.R. Martin

Publié le par Nébal

A Dance with Dragons, de George R.R. Martin

MARTIN (George R.R.), A Dance with Dragons, New York, Bantam Books, coll. Fantasy, [2011] 2012, 1112 p.

 

Avertissement préalable habituel : oui, il y a aura des SPOILERS dans ce qui suit, du moins à l'égard du cycle dans son ensemble. Forcément. Voilà.

 

« A Song of Ice and Fire » (ou « Le Trône de Fer » chez nous), suite, avec ce cinquième volet – pour l’heure le dernier publié : ça fait déjà quelque temps, les fans râlent, et sortent volontiers le fouet pour inciter George R.R. Martin à se mettre au boulot, feignasse, et plus vite que ça, non mais oh – insultant le bonhomme au moindre prétexte quand il semble, l’odieux personnage, faire autre chose qu’écrire le tome 6 (son investissement lors de la polémique des « Puppies », pour le dernier Prix Hugo, a suscité bien des interpellations consternantes, notamment…). Pour ma part, ainsi que je m’en étais expliqué dans mon compte rendu du tome précédent, A Feast for Crows, j’ai tendance à douter, de plus en plus, que cette série puisse être menée à terme, ou plus exactement jusqu’à une conclusion satisfaisante – tant l’auteur semble s’être fait dépasser par l’ampleur de son récit. Mais je suis prêt à faire avec… Parce que le plaisir, maintenant, est là et bien là.

 

Le « tome précédent », A Feast for Crows ? Et celui-ci, « cinquième volume » ? En fait, c’est peut-être discutable. Car A Feast for Crows était à certains égards, malgré sa taille imposante, un « demi-roman », dont A Dance with Dragons est du coup davantage un complément qu’une suite à proprement parler : en effet, ce cinquième volet se focalise pour l’essentiel sur des personnages qui n’avaient pas été traités (ou à peine) dans le précédent ; chronologiquement, il n’est donc pas postérieur, mais parallèle à A Feast for Crows – pour l’essentiel : dans les derniers chapitres, on envisage brièvement la suite au sens strict (je suppose que c’est la réapparition de Cersei – en mauvaise posture… – qui marque ce changement : Cersei, après tout, était un des personnages principaux du quatrième tome…).

 

J’étais en tout cas très curieux de lire ce dernier volume – même si j’ai pris mon temps pour l’engloutir : c’est une fois de plus un pavé dans les mille pages, hein… En effet, il devait se focaliser sur les personnages peu ou pas traités dans A Feast for Crows, dont mes deux chouchous : Tyrion Lannister et Daenerys Targaryen. Auxquels il faut ajouter Jon Snow, autre figure essentielle de ce volet.

 

On envisage cependant aussi quelques personnages relativement plus « mineurs », et notamment « Reek », que je ne qualifierais guère de « mystérieux », dans la mesure où l’on comprend très vite qu’il s’agit en fait de Theon Greyjoy – plus ou moins cru mort depuis un bail. Une fois de plus, d’une certaine manière, George R.R. Martin fait mentir sa réputation sans doute erronée de « psychopathe t’as vu ? » qui massacre ses personnages à tours de bras, cette « résurrection » (bien sûr pas au sens strict – il s’agit de révéler comme étant bien vivant un personnage que l’on croyait mort, à tort, ce qui est arrivé auparavant avec Bran et Rickon, notamment, et quelques autres – en jouant sur la rumeur, les fausses nouvelles, expédient plutôt intéressant dans l’absolu et certes « justifiable », mais dont je trouve quand même que Martin abuse un peu trop…) n’étant d’ailleurs pas la seule dans ce volume ; par ailleurs, elle se montre finalement plutôt intéressante, dans la mesure où l’auteur, toujours aussi habile à susciter l’empathie du lecteur, ou son dégoût, pour ses personnages si bien campés, dépeint maintenant l’arrogant jeunot du Royaume de Fer, autrefois haïssable, comme étant devenu la victime pathétique de bien pire que lui : Ramsay Snow, maintenant Bolton. Je suis nettement plus sceptique pour ce qui est d’une autre « résurrection », à vrai dire : celle de Mance Rayder…

 

Notons par ailleurs quelques escapades, autrement plus rares, auprès d’autres personnages : Bran et ses compagnons (ça se traîne et ne me passionne guère), Arya (toujours aussi chouette, la gamine débrouillarde), ou encore Asha Greyjoy (en demi-teinte…). Et d’autres encore, qui m’ont moins marqué (jusqu’à ce que Cersei revienne, du moins).

 

Mais les personnages principaux sont donc Daenerys Targaryen, Tyrion Lannister et Jon Snow. Ce qui a d’emblée une conséquence notable : dans l’ensemble du roman, nous sommes globalement loin des Sept Royaumes de Westeros – au mieux à leur frontière avec la Garde de Nuit, sur le Mur (ou Winterfell, certes, avec « Reek »)…

 

Autant commencer par là. Jon Snow, lord commandeur de la Garde de Nuit, se retrouve bien malgré lui au cœur de complexes intrigues politiques. Le prétendant Stannis Baratheon, frère du défunt roi Robert, en intervenant sur le Mur pour vaincre les troupes des « sauvages » emmenés par Mance Rayder, le Roi au-delà du Mur, a considérablement chamboulé les principes régissant la vie sur la frontière. Jon Snow, par principe, maintient que la Garde de Nuit ne prend pas parti dans la vie politique des Sept Royaumes… mais doit bien faire avec la présence de Stannis, et peut-être plus encore de sa « sorcière » Melisandre, prêtresse fanatique d’un Dieu de la Lumière avide de sacrifices – que Stannis quitte le Mur pour reprendre à terme Winterfell, l’ancien foyer de Jon Snow, n’arrange en fait absolument rien à cet égard, loin de là si ça se trouve… Par ailleurs, plus que jamais, l’hiver est proche, oui, ce qui entraîne bien des difficultés sur le pur plan des subsistances, d’autant que Jon Snow, depuis la défaite de Mance Rayder, doit composer avec un afflux de réfugiés inattendu (que je ne m’explique d’ailleurs pas très bien, à vrai dire) : les « hommes sauvages », ou le « peuple libre », d’au-delà du Mur, si nombreux, entendent toujours passer de l’autre côté, loin des Autres, mais la question doit cette fois se régler diplomatiquement, et non l’arme à la main – les ennemis d’hier deviennent subitement des alliés ; mais cette masse colossale est pour le moins difficile à gérer, et, là encore, Jon Snow doit faire preuve d’astuce autant que de volonté en matière de politique « politicienne », dans un sens… Ce qui n’est sans doute pas du goût de tous – euphémisme : ça n’est sans doute du goût de personne…

 

Jon Snow est donc amené à changer, du fait de circonstances qui ne lui laissent pas le choix. C’est là sans doute un thème essentiel de ce cinquième volume – il affecte en tout cas tout autant les deux autres personnages principaux que sont Tyrion Lannister et Daenerys Targaryen. Ce qui, d’ailleurs, peut déstabiliser… voire décevoir, du moins pour un temps – avant que l’on n’admette que cette nouvelle orientation de personnages ô combien charismatiques participe intelligemment de leur définition même.

 

Ainsi pour Tyrion Lannister : nous l’avions connu, jusqu’alors, rusé politique, bravant l’adversité et le mépris conséquence de sa difformité, son intelligence supérieure et sa (dangereuse...) virtuosité verbale compensant autant que possible ses faiblesses psychologiques et sentimentales, et l’ensemble composant un personnage d’une richesse et d’une complexité remarquables – un personnage qui, par ailleurs, et bien qu’étant par la force des choses dans le « mauvais camp », suscitait sans peine tant l’admiration que la sympathie du lecteur. Mais nous le voyons maintenant dans un cadre bien différent – adieu les nobles cours, leurs banquets riches en bons vins et leurs souriantes prostituées, le nain parricide se voit contraint à l’exil dans la fange des terres orientales au-delà de la mer, sous une fausse identité… pas forcément très efficace : en fait, nombre de ses compagnons de route, plus ou moins choisis, plus ou moins subis, ne manquent pas de le percer à jour – ce qui pourrait avoir des conséquences fatales, toujours à craindre : Cersei veut sa tête, voyant en lui, non seulement l’assassin de leur père Tywin, mais aussi celui de son détestable fils Joffrey, brièvement assis sur le Trône de Fer… Tyrion doit faire avec. Et l’adversité ne lui fait pas peur. Contraint à l’exil dans ces contrées exotiques, il se partage entre manigances politiques moins aisées à entreprendre du fait de son statut de paria, néanmoins toujours bonnes à prendre, et contraintes inhérentes à sa couverture – jusqu’à l’humiliation suprême, le noble nain tournant plus que jamais à l’attraction de foire, mais s’en accommodant finalement très bien. Il fait avec – pas le choix, et il est bien trop intelligent pour s’en offusquer. D’autant qu’à terme, il compte bien trouver le moyen de se protéger (ou de se venger ?) de sa méprisable sœur, en se tournant, soit vers Dorne, soit vers Daenerys Targaryen…

 

La Mère des Dragons, elle aussi, change du tout au tout dans ce cinquième volet – et c’est sans doute pour ce personnage que je reste en définitive le plus sceptique quant à cette évolution, tout en concevant bien ce qui peut la justifier. J’aime vraiment beaucoup cette figure hautement charismatique, depuis le premier tome. Et j’admire l’astuce avec laquelle George R.R. Martin a su la camper, mêlant avec une adresse remarquable une aura pleinement mythologique avec sa condition de femme, et ce au-delà de toute caricature – au sens où c’est, si j’ose dire, un vrai personnage féminin, dépassant les clichés qui ne sauraient envisager une femme pleinement féminine qu’en tant que conquête sinon épouse, voire mère en définitive, sans pour autant verser dans ce travers récurrent d’une certaine fantasy, où les héroïnes tendent à n’être véritablement admirables que dès l’instant qu’elles adoptent un comportement censément « viril » (ce qui est peut-être un peu le cas, ici, d’Asha Greyjoy, voire, au niveau enfantin, d’Arya Stark – outre Brienne dans le tome précédent ; mais Martin est trop malin pour bâcler ainsi ses personnages à coups de clichés machistes, et ces dames ont donc toutes un fond et une personnalité qui les sauvent, voire font plus que les sauver ; Ygritte, par ailleurs, était davantage dans la lignée de Daenerys, en versant « populaire », disons)… Et nous avons suivi cette femme remarquable dans sa complexe et parfois douloureuse éducation de reine, parmi les Dothraki puis au sein des fourbes cités-États de la Baie des Esclavagistes, et nous l’avons vu acquérir, au travers d’une authentique épopée d’autant plus foudroyante qu’elle jouait beaucoup du hors-champ et des rumeurs, un statut proprement légendaire – via ses dragons sans doute, via son mouvement de libération des esclaves aussi et peut-être plus encore, d’une certaine manière. Mais George R.R. Martin, à cet égard, a donc passablement changé la donne, cette fois : durant la majeure partie du roman, la reine que nous avions connue jusqu’alors fort vagabonde reste cantonnée dans la cité de Meereen. Et, loin de briller dans la haute politique, celle des principes, qui lui sont chers, elle aussi doit désormais composer avec une navrante « politique politicienne » : sa glorieuse ascension semble connaître un point d’arrêt, la reine aux dragons ne parvient pas à lutter efficacement contre les Fils de la Harpie qui massacrent « ses enfants », les esclaves qu’elle a libérés, et les troupes des Yunkai’i, composées pour l’essentiel de vastes contingents de mercenaires avides d’or et de massacres, approchent des portes de la ville (avec la maladie dans leurs bagages…) ; peu ou prou déchue, dans les faits du moins, de son statut de reine de légende par le seul jeu des circonstances, la jeune femme se retrouve contrainte au triste rôle qui ne saurait lui échapper dans une société on ne peut plus patriarcale – celui d’épouse, élevant par le mariage un homme au mieux douteux à son rang, mais qui, parce que homme, ne pourra à terme (ou du moins est-ce ce que l’on redoute) qu’imposer sa domination sur elle et sur son empire, prenant véritablement en mains les rênes du pouvoir, reléguant la quasi-déesse au triste rang d’accessoire d’une royauté « normale », masculine, ne pouvant s’encombrer d’ambitions féminines malvenues ; une évolution d’autant plus difficile à concevoir que la jeune reine, loin d’être une pure icône à la majesté glacée, se révèle avoir un cœur, et des sentiments – qui l’orientent vers un vilain bonhomme, le mercenaire Daario, certes ô combien viril, mais d’une loyauté au mieux douteuse, et dont les sentiments réels demanderaient sans doute à être éprouvés… Une adolescente se révèle derrière la jeune reine, ce qui m’a tout d’abord un peu peiné, même si j’ai bien dû admettre, à terme, que c’était dans l’ordre des choses – et pas inintéressant, au fond. Ceci étant, les derniers développements de la trame focalisée sur Daenerys et Meereen semblent devoir déboucher sur un nouveau changement – qui pourrait bien être un retour à la stature mythologique, et même une forme de transcendance… On verra.

 

Enfin, j’espère qu’on verra : sans vouloir pour autant rejoindre la horde des petits fans exigeants (rappelons-leur, comme disait Neil Gaiman, que « George R.R. Martin is not your bitch »), je ne peux que reconnaître avoir à nouveau pris beaucoup de plaisir à la lecture de ce cinquième volet – même si je l’ai fait durer ; ou peut-être justement pour cette raison ? J’y vois sans doute des défauts, des orientations qui me parlent plus ou moins, et redoute que l’ampleur de la chose (qui m’a à l’occasion un peu étouffé – j’avoue m’être perdu dans tous ces personnages secondaires…), débouchant sur des développements bien lents, prohibe donc tout achèvement satisfaisant… Mais je ne suis pas sûr, au fond, que ça ait la moindre importance. L’essentiel est sans doute le plaisir que l’on retire déjà de la saga en cours, sans se tourner nécessairement vers un avenir hypothétique ; l’essentiel, oui, c’est que Martin est un conteur brillant, que ses personnages sont remarquables, et ses dialogues peu ou prou parfaits. « A Song of Ice and Fire » mérite donc pleinement son colossal succès, pour une fois – c’est un modèle de feuilleton, aussi ambitieux que palpitant.

 

À suivre ? J’espère bien ! Mais on verra, donc…

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The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos, de S.T. Joshi

Publié le par Nébal

The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos, de S.T. Joshi

JOSHI (S.T.), The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos, second edition, New York, Hippocampus Press, [2008] 2015, 412 p.

 

(Splendide couverture, n’est-ce pas ?)

 

L’éminent exégète lovecraftien S.T. Joshi, on le sait, n’est pas exactement un tendre – mais c’est aussi pour ça qu’on l’aime, hein. Avec ses camarades, mais probablement plus encore du fait de son statut de patron de Lovecraft Studies et de ses très nombreuses publications faisant autorité dans le domaine (dont, s’il ne fallait en citer qu’une, son imposante biographie du Maître, la référence à l’heure actuelle : I am Providence, réédition bien bien augmentée de H.P. Lovecraft : A Life ; avouons, au passage, que Joshi, bien conscient de tout cela, se la pète quelque peu à l’occasion, sans doute…), il a participé d’un ample mouvement critique qui a passablement chamboulé le sujet, en déboulonnant bon nombre de… mythes. Aha.

 

Et, au premier chef, en fait, le prétendu « Mythe de Cthulhu » – même s’il s’en est trouvé quelques-uns pour se montrer encore plus violents à cet égard, David E. Schultz, par exemple (pour une brève synthèse de la question en français, voir Qu’est-ce que le Mythe de Cthulhu ?, paru chez La Clef d’Argent, sous la direction de Joshi, d’ailleurs). Ces divers critiques rechignent à vrai dire souvent à employer l’expression même de « Mythe de Cthulhu », trop connotée – en rappelant sans cesse, au cas où cela serait encore nécessaire, qu’elle n’est pas le fait de Lovecraft lui-même (qui parlait pour sa part de « yog-sothotheries » ou de « cthulhuïsme », ce qui en dit long, ou au mieux, de manière plus neutre sans doute, de « cycle d’Arkham »), mais est une pure création du « disciple » August Derleth, qui s’est longtemps posé en Gardien du Temple, ce qui était à n’en pas douter le meilleur des moyens pour assurer la pérennité de la nouvelle religion – sa religion, cependant, en rien orthodoxe, mais d’emblée hérétique…

 

Je ne vais pas revenir ici sur le détail de la « lutte » des critiques contre ce concept largement frauduleux – mais n’en recouvrant pas moins, qu’on le veuille ou non, une certaine réalité, et c’est bien le souci. Mais cet ouvrage, en tant que tel, témoigne tant de la « révolution critique » à ce sujet… que d’une réévaluation plus tardive, faisant peut-être davantage la part des choses, et évitant désormais de balancer systématiquement le bébé (sans doute un hybride de Profond il est vrai) avec l’eau du bain.

 

The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos est en effet une deuxième édition, d’un livre (pourtant récent) qui s’intitulait autrefois simplement The Rise and Fall of the Cthulhu Mythos (que j’avais d’ailleurs depuis un bon moment dans ma pile de lovecrafteries à lire – mais ce changement notable m’a incité à passer directement à la deuxième édition…). Joshi lui-même y confesse que le titre original n’était sans doute pas très bien choisi : voir, ainsi qu’il le faisait, la « grandeur » seulement du vivant de Lovecraft, et la « décadence » tout de suite ou presque, unilatéralement, était sans doute excessif ; après tout, lui-même, ô combien sceptique voire instinctivement hostile aux productions « mythiques » via Derleth, n’en avait pas moins l’envie de louer certains textes, voire plus globalement certains auteurs (par exemple, Robert Bloch, Fritz Leiber ou, un peu plus tard, Ramsey Campbell)… Et sans doute fallait-il de toute façon prendre acte du fait que la lovecrafterie, que ce soit dans une optique derlethienne ou, a fortiori depuis les bouleversements de la critique dans les années 1970, dans une lignée pouvant être, soit plus « orthodoxe », soit – et c’est finalement ce qui intéresse le plus Joshi, à l’en croire – plus personnelle, était plus que jamais devenue un sous-genre à part entière, suscitant une quantité incroyable de publications, dans un mouvement d’ampleur tendant même probablement à s’accélérer durant ces dernières années. Joshi lui-même n’était certainement pas épargné par cette vague de fond – lui qu’on avait connu globalement si sévère pour les pastiches suscités par l’œuvre originale du gentleman de Providence (qui, de toute façon, en prenait elle-même régulièrement pour son grade dans ses essais…), s’est fait ces dernières années de plus en plus souvent anthologiste de fictions lovecraftiennes, notamment au travers de sa série intitulée Black Wings (comprenant déjà quatre volumes – je n’en ai lu pour l’instant que le troisième, que j’avais trouvé fort sympathique)…

 

Il était donc bien temps de réévaluer tout ça – en partant de la base (Lovecraft lui-même) pour en arriver à l’état présent de l’édition, tout en étant bien conscient que le genre est en constante évolution (ce qui peut constituer une limite de l’ouvrage, d’ailleurs, encore que sa dimension sans doute davantage théorique, en partie du moins, par rapport au Guide du Mythe de Cthulhu de Patrice Allart, pour citer une publication française qui date un peu, lui évite de sombrer trop vite dans une inévitable obsolescence – mais il y a bien un aspect « catalogue » dans tout ça, hein).

 

Ce qui implique toutefois de se livrer à un tri – la masse de textes est telle qu’on ne peut humainement pas en faire une analyse exhaustive, qui serait par ailleurs sans doute absurde. D’où ces quelques précisions : tout d’abord, seule la littérature est ici envisagée (la BD n’y a pas sa place, pas davantage que le cinéma, sans même parler du jeu de rôle, etc.). Ensuite, le présent ouvrage ne traite que de la production anglo-saxonne (ce qui est humain et probablement inévitable, même si parfois fortement regrettable – à titre d’exemple, le Suédois Anders Fager, traduit chez nous avec Les Furies de Borås, aurait clairement sa place parmi les meilleurs auteurs contemporains du genre, mais tant pis…). Enfin, Joshi reste un critique passablement sévère (une histoire de naturel et de galop) et, s’il massacre à l’occasion tel ou tel tâcheron, ou du moins tel ou tel de ses textes, avec le cas échéant un brin de complaisance, il préfère néanmoins garder un silence charitable, globalement, pour nombre de sous-produits ne méritant certes pas qu’on en parle – déjà sombrés dans le néant de toute façon, ou en voie de le faire très rapidement et c’est tant mieux.

 

Ceci étant, même en prenant en considération tout cela, on peut relever quelques « oublis » étonnants, sans savoir d’emblée ce qui est censé les justifier – ainsi de certains auteurs par ailleurs notables, ayant leur propre univers, mais s’étant livré, parfois en passant, parfois plus régulièrement, à l’exercice lovecraftien, même et surtout à leur sauce : Stephen King n’est cité que deux fois (pour sa nouvelle « Jerusalem’s Lot », et pour son roman The Dark Half – Joshi, semble-t-il guère fan du Roi, reconnaît cependant dans les deux cas que c’est « bien fait »…), quand il aurait sans doute pu l’être davantage, mais admettons. J’admets cependant moins facilement que Neil Gaiman ne soit cité qu’une seule et unique fois (pour « Only the End of the World Again »), et de même pour Charles Stross (pour « A Colder War », excellente nouvelle il est vrai, mais on peut s’étonner que son cycle de la « Laverie » ne soit pas mentionné une seule fois…). Quant à China Miéville ou Jeff VanderMeer, par exemple, ils sont tout simplement absents… J’imagine qu’on pourrait évoquer d’autres cas, ceux-ci n’étant que les plus étonnants à mes yeux.

 

Mais passons. Le premier tiers de l’ouvrage en gros est consacré au « Mythe » chez Lovecraft lui-même – du coup assez classiquement qualifié de « Mythe de Lovecraft », pour le distinguer du « Mythe de Cthulhu » postérieur (en relevant cependant, histoire de simplifier les choses, que certains textes chez Lovecraft anticipaient en fait le « Mythe de Cthulhu » – j’aurai l’occasion d’y revenir, notamment pour « The Dunwich Horror » –, mais aussi que certains textes ultérieurs d’autres auteurs, souvent parmi les plus intéressants, pour être instinctivement rangés dans la nébuleuse du « Mythe de Cthulhu », tenaient en fait bien davantage du « Mythe de Lovecraft », eh eh…). L’œuvre du Maître est inspectée sous ce crible, en distinguant trois périodes : les anticipations ou présages de 1917 (« Dagon ») à 1926 (« The Call of Cthulhu »), l’émergence de 1926 à 1931, l’expansion enfin (avec parfois des allures de redéfinition ?) de 1931 à 1936.

 

On peut, à en croire Joshi, relever divers éléments constitutifs permettant de qualifier un texte de « mythique » dans ce sens ; au moins quatre : 1) la topographie d’une Nouvelle-Angleterre imaginaire (Arkham, Kingsport, Dunwich, Innsmouth, le Miskatonic, etc. – notons que ce critère, chez les héritiers, sera parfois directement repris, mais aussi susceptible d’adaptations personnelles, par exemple avec la vallée de la Severn chez Ramsey Campbell ou encore celle de la Sesqua chez Laird Barron) ; 2) un corpus de « livres interdits » imaginaires (en expansion rapide, chaque auteur ou presque s’étant senti tenu d’ajouter à cette bibliographie fantastique sa propre contribution, éventuellement multiple) ; 3) des « dieux » et/ou entités extraterrestres suscitant éventuellement un culte (avec là aussi nombre de rajouts par chacun – c’est sans doute l’aspect le plus « visible » du « Mythe ») ; 4) et enfin, une dimension « cosmique » (on est là en plein dans le domaine philosophique, et c’est souvent là que tout se joue selon Joshi – nombre des disciples de Lovecraft ne partageant pas sa conception du monde, ou du moins ne s’en embarrassant guère dans leurs fictions, quand c’est essentiel chez le Maître ; il ne s’agit pas nécessairement de blâmer ceux qui ont une vision différente, bien sûr, mais bien davantage ceux qui ne se posent même pas la question : à titre d’exemple, Joshi trouve certains textes de Colin Wilson d’autant plus intéressants et intellectuellement stimulants qu’ils adoptent une philosophie parfaitement contraire à celle de Lovecraft, et même… optimiste !). On peut, éventuellement, relever un cinquième élément (non, Luc, ce n’est pas l’Amour, et ta gueule), à savoir le narrateur ou du moins protagoniste « érudit » (mais, chez Lovecraft, on le croise bien au-delà des seuls récits « mythiques »).

 

Il est important cependant de noter la juste place du « Mythe » dans les textes : en effet, chez Lovecraft, le plus souvent sinon toujours, les histoires ne portent pas à proprement parler sur le « Mythe » – ces différents éléments sont avant tout des outils d’ambiance (sauf sans doute la dimension cosmique, et c’est bien là tout le propos), ce qui explique peut-être, à en croire Joshi, un certain malentendu ultérieur quant aux « autorisations » censément données par Lovecraft à ses camarades pour piocher dans ses trouvailles (tandis qu’il piocherait à son tour dans les leurs) afin de participer d’une sorte d’œuvre globale : Lovecraft lui-même n’envisageait tout cela que comme du « background material » ; l’intérêt de l’histoire devait être ailleurs – c’est en fait, là encore, Derleth qui se plantera dans les grandes largeurs, en faisant passer ces divers éléments au premier plan du récit…

 

S.T. Joshi, dans ces trois premiers chapitres, décortique donc l’œuvre lovecraftienne dans l’optique bien particulière du « Mythe » (qui change passablement la donne, et évite de trop sombrer dans la redondance par rapport à ses autres essais critiques – sauf, bien sûr, pour « The Dunwich Horror », sans doute…). Ce qui nous vaut bien des développements intéressants (dès le départ avec « Dagon », d’ailleurs, texte éventuellement médiocre en lui-même, néanmoins d’une importance cruciale et d’une influence déterminante pour la suite des opérations – encore que pas forcément pour les raisons que l’on croit, tant les malentendus sur ce texte sont nombreux), et à l’occasion d’un enthousiasme certain et ô combien communicatif (notamment, bien sûr, pour la pierre de touche, « The Call of Cthulhu » – récit fascinant que je ne cesse de réévaluer à chaque relecture, en le tirant toujours plus vers le haut…).

 

Néanmoins, c’est Joshi ; alors, à l’occasion, il tape… « The Dunwich Horror » est clairement sa bête noire au sein du corpus lovecraftien. Il déteste littéralement ce texte et, à l’en croire, c’est le cas de la majorité des critiques contemporains – avec bien sûr au moins une exception notable, à savoir Robert M. Price, et pour cause : le patron de Crypt of Cthulhu a une approche radicalement différente de celle de Joshi en ce qui concerne le sens et la production de pastiches du « Mythe de Cthulhu », et s’est même attelé à réévaluer positivement l’apport d’August Derleth… En fait, « The Dunwich Horror » est probablement la nouvelle de Lovecraft que préfère Price ! Rien d’étonnant, donc : pour Joshi, c’est avant tout ce récit qui fonde l’émergence d’un « Mythe de Cthulhu » distinct du « Mythe de Lovecraft »… Il pointe de nombreux problèmes, avec une pertinence indéniable – s’attardant notamment sur la morale manichéenne du texte (ici, contrairement aux meilleurs récits de Lovecraft – le plus bel exemple étant « The Colour out of Space » –, on distingue clairement un camp du « bien » et un camp du « mal », alors que Lovecraft lui-même avait souvent répété que notre morale anthropocentrée ne pouvait en rien s’appliquer à des entités extérieures, et que c’était justement ce qui faisait leur intérêt ; l’auteur trahissait donc ici rien de moins que ses propres principes ! L’indifférentisme cosmique, dès lors, ne pouvait que passer à la trappe…), le rôle de la « magie » (y compris chez les entités extérieures ; c’est donc un retour en arrière par rapport à la dimension matérialiste et « scientifique » des meilleurs récits du « Mythe », mais Lovecraft corrigera globalement cette erreur avec des textes essentiels de la troisième période), les « héros » croisés du « bien » mais pas moins (voire d’autant plus) ridicules, pompeux et bouffons (Armitage s’en prend plein la poire…), et une fin « anticlimax » à un point absurde, via les gesticulations ésotériques desdits guignols traquant la bébête sur la colline tandis que les bouseux les guettent à bonne distance, les yeux rivés sur des jumelles, alors même que Lovecraft ne cesse de répéter dans le texte même, notamment via Armitage d’ailleurs, que le véritable danger dans cette histoire était Wilbur Whateley et non son jumeau invisible – or Wilbur est déjà mort à ce moment du récit, qui perd donc sa dimension cosmique pour devenir une banale chasse au monstre on ne peut plus terre à terre… On pourrait continuer comme ça longtemps. Donald R. Burleson (autre éminent critique, même si son déconstructivisme à la Derrida me dépasse allègrement, c’est rien de le dire – aussi me laisse-t-il régulièrement au mieux perplexe…) a même pu avancer que cette nouvelle était une parodie (au-delà du seul gag sur la Passion du Christ à la toute fin)… Mais peut-être, plus raisonnablement, peut-on supposer que Lovecraft, au moins pour cette fois, avait essayé de coller davantage à l’agenda de Weird Tales après plusieurs refus (et non des moindres) ? On peut probablement y trouver un prédécesseur avec « The Horror at Red Hook », que Joshi qualifie de « tout aussi mauvais », mais qui l’est bien davantage à mes yeux… Car, je le confesse, même si j’accorde bien des points aux critiques hostiles, qui m’ont fait réévaluer mon opinion globale de ce récit (et de quelques autres), je continue cependant de bien l’aimer et d’y trouver de très bonnes choses – ne serait-ce que l’ambiance, notamment dans les premières pages, jouant à merveille de la thématique de la dégénérescence chez des ersatz de rednecks en Nouvelle-Angleterre ultra-paumée (Joshi admet qu’il y a là quelque chose d’intéressant, tout en maintenant que c’est moins subtil que dans « The Colour out of Space »… Oui, moins subtil, sans doute ; néanmoins très bien vu et très efficace), mais aussi d’autres choses, jusque dans les dernières pages grand-guignolesques : le frangin invisible qui ravage l’arrière-pays et dont on suit les déplacements sur les lignes partagées du téléphone, j’aime bien, par exemple… Et si l’aspect « magique » de « The Dunwich Horror » constitue bel et bien une trahison de l’orthodoxie lovecraftienne (si tant est qu’on puisse s’exprimer ainsi, ce qui revient en effet absurdement à se montrer plus lovecraftien que Lovecraft… mais bien des critiques me semblent sombrer à l’occasion dans ce travers !), il n’en est pas moins générateur de très bons et très effrayants passages.

 

Mais Joshi est sévère, donc – et au-delà de ce seul cas, d’ailleurs. Il décortique ainsi bien des nouvelles ultérieures, en mettant le doigt sur les faiblesses ou incohérences dont elles sont truffées, mais j’avoue avoir trouvé ça plus ou moins convaincant : je le suis volontiers pour ce qui est de « The Whisperer in Darkness » (nouvelle que j’apprécie par ailleurs, notamment pour sa très belle ambiance une fois de plus, mais qui n’en est pas moins effectivement percluse de « difficultés » pour ne pas dire d’incohérences, c’est indéniable), probablement aussi pour « The Thing on the Doorstep » (texte sympathique mais que je tends à trouver un brin mineur de toute façon), nettement moins pour « The Haunter of the Dark », probablement pas du tout pour « The Dreams in the Witch House »… Il a cependant sans doute raison quand il pointe combien ce sont précisément ces nouvelles « problématiques » qui définiront bon nombre des traits essentiels du futur « Mythe de Cthulhu » (même si, sans doute, il ne faudrait pas sous-évaluer l’influence de textes autrement plus convaincants aux yeux de Joshi comme aux miens, notamment « The Call of Cthulhu » bien sûr, et probablement « The Shadow over Innsmouth » aussi). L’idée, en tout cas, est que ces textes ont constitué une sorte de vulgate propice au pastiche, mais en s’accordant parfois (hélas ? Le jugement de valeur intervient bien ici) la facilité de « revenir en arrière » sur les implications du « Mythe » tel qu’il prenait progressivement forme chez Lovecraft – se pose au passage la question au mieux douteuse d’une éventuelle cohérence globale, probablement illusoire (en témoignent les confusions sur « Old Ones », « Great Old Ones », « Elder Ones », etc.) –, et tel qu’il trouvera son aboutissement dans les récits de science-fiction « démythologisant » en définitive le « Mythe » que sont notamment At the Mountains of Madness et « The Shadow out of Time » (auxquels on peut sans doute adjoindre « The Mound »).

 

Voici pour Lovecraft lui-même – inutile de développer davantage ici. Mais le « Mythe de Cthulhu » dépasse largement sa propre personne, c’est notoire – et c’est une particularité fascinante, débouchant sur une œuvre collective unique en son genre : certes, le « Mythe de Cthulhu » peut souvent faire grincer des dents tant il croule sous les mauvais pastiches d’un creux navrant, intrinsèquement médiocres, et d’une pauvreté esthétique comme d’une indigence intellectuelle ne faisant guère honneur au matériau de base… mais, et au-delà des arguties critiques par essence peut-être plus ou moins fondées, il constitue en tant que tel un phénomène des plus intéressants.

 

Joshi se penche donc ensuite sur le développement du « Mythe » chez les « pairs » de Lovecraft (Frank Belknap Long, sans doute médiocre à bien des égards, néanmoins celui qui a initié le mouvement ; Clark Ashton Smith, qui a toujours su garder sa singularité, et a influencé Lovecraft en retour, et qu’il faut vraiment que je lise, bordel ; Robert E. Howard, là encore plus ou moins dans un jeu d’influences réciproques – même si, aux yeux de Joshi, sa tentative de livrer un authentique pastiche de Lovecraft avec « The Black Stone » ne s’est guère montrée concluante, tant le style adopté était étranger au créateur de Conan ; Donald Wandrei, enfin, un peu en retrait sans doute, mais pas forcément pour de bonnes raisons), puis chez ses « héritiers » (Robert Bloch, sur lequel Joshi s’attarde volontiers et positivement, et qui reviendra par la suite – Les Mystères du Ver ne m’avaient pas emballé plus que ça, pourtant, et Retour à Arkham encore moins, mais Joshi en parle plus tard ; Henry Kuttner, semble-t-il guère convaincant dans le sous-genre – j’ai son Livre de Iod à lire, mais n’en fais décidément pas une priorité ; Fritz Leiber, que Joshi admire clairement et célèbre pour sa personnalité et sa finesse, et qui reviendra lui aussi par la suite ; quelques autres plus anecdotiques enfin, et sans forcément de lien direct avec Lovecraft, à la différence de ceux qui ont été cités jusqu’à présent – ce qui n’a pas empêché ces « inconnus » de puiser dans le « Mythe » en expansion, du vivant même de son créateur). On s’en doute, c’est ici que l’analyse de Joshi commence à emprunter des allures de catalogue – non exempt de subjectivité à l’évidence ; c’est néanmoins tout à fait intéressant, notamment en ce que ça « casse » relativement certains mythes (si j’ose dire, aha) et réévalue des œuvres pas forcément bien appréhendées dans le détail jusqu’alors.

 

Il convient maintenant de se pencher sur August Derleth, bien sûr – qui a comme de juste une position « à part ». Il s’agit dès lors de voir comment le patron d’Arkham House a trituré à sa sauce le « Mythe de Lovecraft » pour engendrer le « Mythe de Cthulhu », et en faire une doxa impossible à ignorer ou presque – pour un temps du moins. Et le tableau qui nous est livré de ce processus m’a un tantinet surpris, dois-je dire…

 

En effet, très vite après la mort de Lovecraft, Derleth commence à célébrer son ami (on ne doutera par ailleurs pas de sa sincérité, hein ! On peut lui reprocher bien des choses, mais son amitié et son estime pour son aîné sont indéniables) via de brefs essais, un peu partout, qui contiennent d’emblée nombre de déformations (mais Derleth en avait-il conscience ?). Dans ces articles, on trouve en effet bien des choses fausses – sur quatre points, notamment : 1) le « Mythe » trouverait ses sources chez des auteurs tels que Edgar Allan Poe, Robert W. Chambers ou encore Ambrose Bierce ; 2) Lovecraft serait lui-même à l’origine de la désignation « Mythe de Cthulhu » ; 3) il aurait donné à quelques auteurs de son cercle, nommément, la « permission » d’écrire des récits du « Mythe de Cthulhu » ; 4) surtout, son « Mythe » serait essentiellement similaire au « mythe chrétien », opposant notamment, et de façon cohérente et réfléchie, des « dieux mauvais » pratiquant la magie noire à l’instar de leurs adeptes, et des « dieux bons » qui auraient exilé ou enfermé les premiers, à la façon de Dieu et ses anges livrant combat contre Satan et ses démons (c’est sans doute le point essentiel, cette interprétation, que l’on ne peut que juger absurde et incompréhensible aujourd’hui, se fondant sur un document sans cesse mentionné par Derleth – mais dont il était bien incapable de produire l’original, et pour cause : c’est ce qu’on appelle la « black magic quote »).

 

Mais, en fait – et c’est surtout cela qui m’a surpris, je n’en avais pas bien conscience –, Derleth a commencé à bâtir le « Mythe de Cthulhu » à sa sauce (avec notamment l’idée de dieux « bons », et par ailleurs, de manière plus ou moins cohérente à défaut d’être pertinente, les attributs élémentaires des Grands Anciens, ce genre de choses…) du vivant même de Lovecraft, via plusieurs pastiches (qu’il n’avait pas manqué de communiquer au Maître) développant d’ores et déjà ces diverses conceptions – tout en étant à la limite du plagiat par d’autres côtés (Farnsworth Wright de Weird Tales lui en avait d’ailleurs fait la remarque, et assez sèchement à vrai dire, pour justifier un refus…). En fait, Lovecraft, à sa manière courtoise et bienveillante, avait lui-même laissé entendre à Derleth (qu’il qualifiait dans une lettre à un autre de ses correspondants de « earth-gazer », signifiant par là son inaptitude à envisager les choses à sa manière « cosmique » ; ce qui ne l’empêchait pas de l’apprécier par ailleurs) que leurs deux conceptions étaient très différentes, sans que cela pose nécessairement problème, même si, à son goût, celle de Derleth péchait sans doute, au moins sur le plan esthétique (j’y reviens) ; et, dans le « cercle Lovecraft », peu après la mort du gentleman de Providence, Clark Ashton Smith, au cours d’un échange épistolaire avec Derleth, a bien montré au jeune homme – désireux de rassembler très vite tout le corpus du « Mythe », et s’en enquérant donc auprès de ceux qui l’avaient pratiqué – en quoi il se trompait du tout au tout dans sa perception du « Mythe » et des intentions sous-jacentes de Lovecraft… Il s’était d’ailleurs montré très étonné, pour ne pas dire sceptique, quand Derleth avait évoqué dans une de ses lettres la « black magic quote »…

 

Attardons-nous un brin sur cette citation : « All my stories… » On a longtemps cru que cette dernière était une pure invention de Derleth, mais c’est semble-t-il plus compliqué que ça ; en fait, elle lui avait été communiquée par Harold S. Farnese, un compositeur qui avait brièvement été en correspondance avec Lovecraft (il avait adapté en musique des sonnets de Fungi from Yuggoth, et avait demandé à Lovecraft s’il ne lui serait pas possible d’écrire une œuvre originale à cet effet – mais l’écrivain avait vite signifié au musicien qu’il ne s’en sentait pas capable, faute de vraies connaissances en la matière) – mais cette « citation » n’apparaît pas dans les deux lettres de Lovecraft à Farnese qui subsistent ; elle pourrait bien sûr figurer dans les quelques autres qui ont été perdues, et on n’a pas manqué d’en faire la remarque dans le camp pro-Derleth, mais c’est peu probable – tout laisse à croire que Farnese a en fait forgé cette citation apocryphe (on a pu constater, dans d’autres lettres, qu’il avait trafiqué d’autres citations, au mieux parce qu’il citait de mémoire)… dans des conditions troubles, et avec des intentions éventuelles difficiles à déterminer. Ce qui vient dédouaner le catholique Derleth d’une certaine responsabilité à cet égard, mais pas totalement non plus : le fait est que la « black magic quote » était pour lui du pain-bénit, puisqu’elle allait dans son sens, conférant une légitimité indispensable à sa propre interprétation – qu’il avait cependant développée du vivant de Lovecraft, et donc avant d’avoir connaissance de cette forgerie. Il l’a dès lors acceptée sans le moindre regard critique, et contre l’évidence – une évidence qu’il était semble-t-il de toute façon incapable de bien saisir, quoi qu’on ait pu lui signifier à cet égard…

 

Joshi, cependant, voit venir la critique de sa critique, et précise donc, à bon droit, que le problème n’est pas qu’August Derleth ait revisité le « Mythe de Lovecraft » à sa façon – pourquoi pas, après tout, et bien d’autres auteurs par la suite ont joué du « Mythe de Cthulhu » en en tordant les préceptes plus ou moins affichés pour livrer des récits qui leur étaient propres (parfois bien meilleurs, d’ailleurs, que ceux qui prétendaient s’en tenir aux concepts originaux)… Ce qui n’est pas excusable, à son sens, c’est qu’il ait attribué, sans la moindre marge de manœuvre et d’une manière incontestablement aveugle au mieux, frauduleuse au pire, ses propres conceptions à Lovecraft lui-même ; ensuite, il en est résulté des histoires autrement faibles sur les plans esthétique et philosophique – ce qui, en tant que tel, ne serait pas forcément si grave que ça… s’il n’en avait pas, là encore, imputé la responsabilité à Lovecraft lui-même, en prétendant par exemple toute sa vie que ses médiocres voire calamiteuses « collaborations posthumes » n’étaient pas de son seul fait, mais bien conçues par Lovecraft – y compris dans leurs éventuelles implications philosophiques, donc, à mille lieues pourtant des véritables préoccupations du Maître (cette paternité supposée a d’ailleurs sans doute joué un rôle dans le développement et/ou la perpétuation d’une « mauvaise image » de Lovecraft auprès de la critique « généraliste », pas très bien renseignée…). Enfin, il paraît difficile d’exonérer Derleth pour ses emprunts tenant peu ou prou du plagiat, que ce soit dans les intrigues (bancales et faites de bric et de broc, un élément emprunté ici, un autre là, etc.) ou même dans le texte à proprement parler (des phrases entières sont directement pompées à la source) ; en résultaient des textes inévitablement mauvais, mais ne se contentant pas de cela, et devenant en fait carrément nuisibles (en parlant de « livres maudits » qui contaminent la réalité…).

 

Certains, cependant, ont bien tenté de prendre la défense d’August Derleth : j’avais évoqué plus haut Robert M. Price – Joshi, tout en relevant que leurs interprétations ne sauraient être plus divergentes, aucun doute à cet égard, se montre globalement « courtois », disons, à l’égard de son collègue critique (relevant bien à l’occasion quelques arguments précis qui paraissent « infondés », et qu’il écarte « poliment »…). Il en va différemment d’un certain John D. Haefele, auteur d’un récent ouvrage intitulé A Look Behind the Derleth Mythos… et que Joshi massacre littéralement, pulvérisant le moindre aspect de l’argumentaire du bonhomme, et éviscérant par ailleurs le bonhomme lui-même, avant de lui arracher la tête, de lui chier dans le cou, et de pisser sur son cadavre fumant (j’en rajoute à peine : ces pages sont d’une violence sidérante…).

 

Il n’y en a pas moins, selon le mot de Joshi, un « interrègne » où la conception derlethienne du « Mythe de Cthulhu » est prépondérante, sinon omniprésente. Ce qui n’a pas empêché la publication de bons textes chez de bons auteurs : à l’évidence, Joshi raffole de Ramsey Campbell, et, même si ce dernier fera ultérieurement bien mieux en affichant davantage sa personnalité (Joshi évoquera certains de ses textes dans chaque chapitre ultérieur ou presque), il y a à l’en croire déjà des choses intéressantes dans ses premières nouvelles, écrites plus ou moins par un adolescent doué, compilées dans The Inhabitant of the Lake (j’ai, il faut que…). Le cas de Colin Wilson est sans doute différent : l’auteur avait commencé à se faire connaître dans le monde lovecraftien sous un jour guère favorable, en se montrant très critique envers l’œuvre du gentleman de Providence (ne pas confondre pour autant Colin Wilson avec un autre critique hargneux, Edmund Wilson), et notamment en ce qui concerne son « cosmicisme indifférentiste » (qu'il percevait donc malgré tout), aux antipodes de son propre optimisme ; chose que Derleth avait prise personnellement, au point d’en parler vertement dans la préface de The Dunwich Horror and others, et de mettre au défi le critique d’écrire un texte lovecraftien… Chiche ! Ce sera The Mind Parasites (que j’ai dans un coin, de même que les titres suivants de Wilson, faudra quand même que je lise ça un jour), qui joue astucieusement du « Mythe », et pousse la blague jusqu’à inclure August Derleth parmi les personnages… lequel lui demandera alors une nouvelle pour Tales of the Cthulhu Mythos (ce sera « The Return of the Lloigor ») ; Wilson reviendra sur le thème, toujours à sa manière, dans The Philosopher’s Stone, et avec moins de réussite et nettement plus par la bande dans The Space Vampires… avant de se perdre dans l’occultisme. Autre hommage inattendu (et longtemps ignoré des « lovecraftiens » !), le Dagon de Fred Chappell a décidément l’air très intéressant (celui-là aussi, je l’ai, faut que je trouve le temps…) ; Joshi cite enfin, dans les Tales of the Cthulhu Mythos, « The Deep Ones » de James Wade (un des rares récits de cette anthologie à m’avoir marqué, sans doute). L’idée étant que tous ces auteurs (même si ça serait peut-être à débattre pour les premiers récits de Ramsey Campbell ?) étaient bien trop singuliers et talentueux pour gober le « Mythe de Cthulhu » façon Derleth…

 

Et on en arrive ainsi à la démolition progressive de l’emprise derlethienne sur les pastiches lovecraftiens, longue entreprise émanant d’une « révolution critique » à laquelle Joshi lui-même avait pris part. Il en place le début dans un très bref article (500 mots ; je devrais méditer cet exemple...) de Richard L. Tierney de 1972, développant donc, lapidairement, l’idée que le prétendu « Mythe de Cthulhu » était une création de Derleth et non de Lovecraft. D’autres critiques s’engouffrent bientôt dans la brèche, et au premier chef Dirk W. Mosig (voir ici, par exemple), bientôt suivi par une ribambelle de « disciples », parmi lesquels on pourra mentionner Donald R. Burleson, Peter Cannon, David E. Schultz, et bien sûr Joshi lui-même, entre autres. Ceux-ci (qui écrivent pour la plupart dans Lovecraft Studies, fanzine dirigé par Joshi – tandis que Crypt of Cthulhu, lancé parallèlement par Robert M. Price, se montre nettement moins hostile à Derleth, et prétend prendre ainsi ses distances avec la « nouvelle orthodoxie » du fanzine d’en face) ont dû s’atteler à la difficile tâche de réduire à néant la « black magic quote », l’endroit le plus sensible de l’édifice derlethien – à même, une fois atteint, de faire s’écrouler l’ensemble…

 

Il était bien temps, sans doute – on subissait alors les atrocités de Brian Lumley, le dernier auteur du « Mythe » à avoir été en rapport direct avec Derleth, et qui avait brodé sur cette base fragile et douteuse des romans et nouvelles pires encore (dont les abjects « Titus Crow »)… Il y avait cependant des choses intéressantes çà et là (même si moins fréquentes et autrement moins visibles) : Karl Edward Wagner s’était montré habile (à son habitude ?), Basil Copper et Walter C. DeBill, Jr., plus inconstants et capables du pire comme du meilleur, tandis que la perception « dunsanienne » de Gary Myers l’éloignait du lot commun. T.E.D. Klein, enfin, est loué pour son « Black Man With a Horn ». Il y avait aussi des auteurs qu’on avait déjà lus auparavant et qui revenaient au genre : Fritz Leiber pour « The Terror of the Depths », son seul « vrai » pastiche ; Robert Bloch pour Strange Eons (Retour à Arkham, chez nous ; Joshi concède que cela n’a rien d’un chef-d’œuvre, mais pour le coup c’est moi, cette fois, qui me montrerais autrement sévère…) ; Ramsey Campbell toujours (avec plus ou moins de réussite par rapport à quelques textes antérieurs témoignant plus pertinemment de sa fusion de l’horreur cosmique lovecraftienne avec ses propres conceptions d’une horreur « interne »). Le boom de l’horreur dans les années 1970 a pu jouer, par ailleurs – par exemple avec Stephen King pour « Jerusalem’s Lot » du côté des réussites (même si Joshi n’est visiblement pas très enthousiaste), mais aussi, hélas, avec Graham Masterton (pour Manitou, qui s’en prend plein la poire – et Joshi confesse ne pas avoir eu le masochisme d’en lire les suites), F. Paul Wilson pour The Keep (moins pire, néanmoins médiocre) ou encore Michael Shea pour The Colour out of Time, remake de « The Colour out of Space » complètement à côté de la plaque (mais Joshi relève que l’auteur s’est amplement racheté de ce péché de jeunesse ultérieurement). Dans un genre à part, enfin, et autrement plus confidentiel, Joshi mentionne Peter Cannon, notamment pour « The Madness out of Space » : l’auteur, critique lovecraftien notoire, a en effet commis nombre de pastiches et parodies bien foutus et souvent drôles (j’en ai lu quelques-uns çà et là, dont Pulptime, et j’ai notamment Scream for Jeeves qui m’attend).

 

Le mouvement a pris de l’ampleur, et les anthologies se sont multipliées, bonnes ou mauvaises (par exemples les « Cycles » compilés par Robert M. Price pour Chaosium, repris chez nous pour certains d’entre eux dans la collection Nocturne d’Oriflam – évidemment, on y distingue l’influence du jeu de rôle L’Appel de Cthulhu) ; le phénomène a touché aussi bien des gros éditeurs que des petits (pas seulement en langue anglaise, d’ailleurs, mais Joshi ne développe donc pas cet aspect). Au-delà des seules anthologies (où l’on peut relever, côté réussites, des noms tels que Brian Stableford, David Langford, Neil Gaiman, Nicholas Royle, Caitlín R. Kiernan, Steve Rasnic Tem, Kim Newman, Reggie Olivier, Adrian Cole, Conrad Williams ou Brian Hodge, outre des habitués comme Ramsey Campbell, ou Fred Chappell que l’on reconnaît enfin dans le milieu lovecraftien – il avait sa réputation au-delà), d’autres auteurs se distinguent de manière plus singulière, comme Thomas Ligotti (loin d’être populaire mais ô combien fascinant dans sa veine très personnelle), Stanley C. Sargent malgré quelques textes passablement faibles, ou encore W.H. Pugmire, plus régulier, qui a pu collaborer avec Jeffrey Thomas, lequel a également lovecraftisé en solo.

 

On en arrive au dernier chapitre de l’essai – celui qui, plus que tout autre, justifie son changement de titre. Joshi s’y montre en effet globalement très positif, très enthousiaste. Côté romans, il y a pourtant eu des déceptions, comme avec Richard L. Tierney (qui, après avoir sonné l’hallali anti-derlethien en 1972, a ici commis un pastiche étonnamment derlethien…), mais Joshi loue Résumé with Monsters de William Browning Spencer (pourtant, ce qu’il en dit ne m’emballe pas plus que ça…), un peu moins Mr. X de Peter Straub (sur une base comparable… mais cette fois, les aperçus m’intéressent davantage, bizarrement !), reconnaît la qualité de The Dark Half de Stephen King, est déçu par Nightmare’s Disciple de Joseph S. Pulver, Sr., loue le Alhazred de Donald Tyson (tout en le trouvant trop « timide » à l’égard du « Mythe de Cthulhu » et en appelant de ses vœux une suite, le roman s’arrêtant au milieu de la vie de l’Arabe dément – n’empêche que j’ai ça dans ma liseuse, faudra que ; je suis d’autant plus curieux que j’ai entendu des sons de cloches très divers concernant ce gros roman, et que l’intérêt pour l’occultisme de l’auteur m’effraie un peu… Cela dit, si Joshi a pu apprécier au-delà de cet obstacle, je devrais pouvoir le faire moi aussi, hein ?), apprécie The Cthulhu Cult de Rick Dakan, et enfin passe très vite (et un peu confusément ?) sur son propre The Assaults of Chaos (en parlant de lui à la troisième personne, c’est également le cas plus tard pour le Joshi anthologiste, alors qu’il n’hésite pas à employer la première personne dans le livre en tant qu’essayiste…). Mais c’est surtout du côté des nouvelles que tout se joue (avec des auteurs qui ont beaucoup écrit dans le sous-genre, parfois aussi des romans d’ailleurs) : Caitlín R. Kiernan, Laird Barron, Jonathan Thomas, Michael Shea (qui, avant son récent décès, s’est donc amplement rattrapé de son très mauvais The Colour out ot Time), Brian Stableford, Jason V. Brock, Donald Tyson, David Hambling, Ann K. Schwader… Autant d’auteurs qu’on retrouve régulièrement dans les anthologies que Joshi décrit par la suite, du moins les meilleures d’entre elles, et notamment bien sûr dans sa propre série des Black Wings ; il fait un peu sa promo en fin de volume, à vrai dire… mais son enthousiasme a l’air sincère.

 

Nous en sommes là. Au fil de cette longue et complexe histoire (plus complexe du moins que ce qu’on pourrait croire vu de loin), le « Mythe de Cthulhu » relooké par l’abandon du paradigme derlethien se porte bien, semble-t-il – quantitativement, ça ne fait aucun doute, mais on peut donc supposer que c’est aussi le cas qualitativement, en définitive… Disons, plus exactement, qu’il est possible de tirer d’excellents récits de la masse informe et protoplasmique des mauvais pastiches – car il y en a bien des mauvais, il y en aura toujours (enfin, à l’échelle insignifiante d’une civilisation humaine s’échinant à laisser une vague trace de sa misérable présence dans un cosmos indifférent, bien sûr), mais il n’y a donc pas que cela. The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos n’est certainement pas le meilleur essai de S.T. Joshi, qui s’y montre sans doute moins carré qu’ailleurs, et laisse, une fois franchies les indispensables considérations théoriques, sa subjectivité s’exprimer à plein ; on le trouvera donc plus ou moins juste, plus ou moins convaincant… Il n’en déblaye pas moins le champ de la fiction lovecraftienne, surtout contemporaine, avec un relatif enthousiasme, qui fait plutôt plaisir. J’ai relevé des noms… même si je ne sais pas quand je vais bien pouvoir trouver le temps de lire tout ça. Arf.

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CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (07)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (07)

Septième séance de la campagne de L’Appel de Cthulhu maîtrisée par Cervooo. Vous trouverez les premiers comptes rendus ici, et la séance précédente .

 

Le joueur incarnant le bootlegger Clive était absent. Étaient donc présents l’homme de main Johnny « La Brique », la flingueuse Moira, le perceur de coffres Patrick, et ma « Classy » Tess, maître-chanteuse.

 

Nous sommes chez moi, en fin de matinée. Alors que je me dirige vers ma porte d’entrée, où l’on vient de sonner, « La Brique », qui semble avoir entendu quelque chose, se précipite dans mon bureau (c’est là que se trouve le coffre où nous avons disposé la tablette…). À ma porte, je tombe sur Seth, le coursier, qui me donne une bouteille emballée dans un paquet cadeau : du champagne, offert par Big Eddie, qui se fend d’un mot d’excuses totalement hypocrite, conformément aux ordres d’O’Bannion…

 

Patrick et moi rejoignons alors « La Brique » dans mon bureau. Les parois du coffre ont l’air bombées, comme si elles abritaient quelque chose de trop grand à l’intérieur… « La Brique » dit à Patrick de braquer le coffre pendant qu’il l’ouvre ; mais, du fait des parois gondolées, il y a du jeu dans la serrure – il faudra la forcer. Je vais chercher quelque chose à cet effet (un pied de biche), et « La Brique » parvient à ouvrir le coffre. À l’intérieur, nous trouvons un amas de chair dégoulinante, de sang et d’organes qui suintent, avec quelques fragments de tissu – évoquant vaguement un corps humain condensé dans un espace bien trop étroit ; mais pas un corps d’adulte, plus probablement celui d’un des enfants associés à Mortimer (nous pensons forcément à Bridget…). La tablette est toujours là. Par contre, il est impossible de refermer le coffre…

 

On sonne à nouveau à ma porte : c’est encore un messager, mais cette fois un coursier privé, en uniforme, qui me tend une enveloppe de qualité ; je lui donne un pourboire, et il s’en va. J’ouvre alors l’enveloppe : c’est un carton d’invitation du Trèfle, nous mentionnant tous par nos prénoms, et nous demandant de passer dans l’après-midi (en employant la porte arrière, réservée aux « affaires »), en tenue élégante, pour nous entretenir avec Lila, la maquerelle de l’établissement (le carton est parfumé à la violette, ça fait partie de sa signature ; je sais que Lila a fait partie d’une troupe d’acteurs de théâtre, et longtemps été la « muse » de nombreux artistes, avant de se lancer dans le proxénétisme).

 

Patrick a un vieux coffre chez lui, et « La Brique » suggère d’y entreposer la tablette ; ils s’y rendent tous deux, en profitant pour s’habiller plus élégamment en vue de l’entretien de l’après-midi. Pour ma part, je nettoie un peu mon bureau, puis me change (je prête aussi des vêtements à Moira), et fais ma revue de presse quotidienne : j’y apprends que le gala où doit se rendre Hippolyte Templesmith ce soir débutera vers 20h ; surtout, on précise qu’il y aura un des célèbres « afters » du dandy, mais celui-ci aura lieu à Boston – où l’hôte et ses convives triés sur le volet se rendront à bord d’un « train festif »… Nous nous retrouvons tous chez moi, et nous rendons au Trèfle sur les coups de 14h.

 

En route, nous remarquons que la neige, abondante, a été entassée sur les côtés par les employés municipaux, mais il n’y a pas de problème de circulation. Nous arrivons devant la porte arrière, où se trouvent deux gardes qui ne manquent pas de nous siffler (nous ne les connaissons pas plus que ça) ; je leur dis que nous devons rentrer pour affaires, précise le nom de Lila, et, à leur demande, leur tends le carton parfumé. Ils nous ouvrent, nous nous avançons vers l’escalier repéré lors de notre visite pour l’inauguration, mais les gardes nous disent de passer par une autre porte plus discrète. Un escalier mène au premier étage – à gauche se trouvent des fenêtres fermées et teintes, à droite des vitres, teintes également (nous devinons qu’elles servent à la surveillance discrète de cette partie de l’établissement – je suppose qu’il s’agit probablement de gardes directement employés par Lila, et non de gorilles d’O’Bannion) ; en haut se trouve une porte ornée d’un bouquet de lilas – le parfum des fleurs couvre plus ou moins des odeurs humaines capiteuses… Je frappe à la porte, une voix joviale nous dit d’entrer. Nous sommes en plein dans le bordel du Trèfle, entourés de nombreuses prostituées (y compris des métisses) et même quelques gitons ; les clients sont de toute sorte ou presque (il y a bon nombre d’Irlandais et de WASP, mais, sans surprise, pas d’Italiens ou de Noirs). Cet endroit met d’emblée Moira mal à l’aise… On nous aiguille vers un bureau ; nous empruntons un couloir donnant sur plusieurs chambres, aux noms différents, et chacune avec son odeur spécifique.

 

Nous arrivons dans un petit salon faisant office de bureau, où se trouve Lila – une femme entre trente et trente-cinq ans, élégante, d’allure moderne et quelque peu bohême : elle n’a rien du stéréotype de la maquerelle. Elle nous accueille en nous disant que nous comme elle faisons partie du gratin des employés d’O’Bannion, et elle nous offre en conséquence une réduction si nous souhaitons bénéficier des services de son établissement… Mais, surtout, une cliente, qu’elle ne nomme pas, l’a contactée pour organiser une rencontre avec nous aujourd’hui. Nous suivons Lila, qui nous conduit dans un autre salon privé, destiné aux rencontres discrètes (la vue donne sur l’Université Miskatonic). Il s’y trouve Elaine, l’ex d’O’Bannion et dernière conquête en date d’Hippolyte Templesmith ; elle est un brin défoncée, et s’amuse à se moquer d’un serveur sourd et muet… Il y a aussi un peintre sur place, d’allure très bohême, et encore plus perché que son modèle… Elaine, très joviale, nous accueille chaleureusement et nous invite à prendre place pour discuter – elle s’assied et se « repoudre » à l’aide d’un rail de cocaïne… Elle demande des nouvelles d’O’Bannion : a-t-il parlé d’elle ? Je lui réponds qu’il semble bien plus intéressé par son nouveau chevalier servant… Elle nous dit que tout se passe très bien avec Templesmith… puis nous demande si nous savons garder un secret ; nous acquiesçons, je lui dis que nous ne serions pas dans cette profession si nous n’en étions pas capables, et elle nous confie que, si elle a l’habitude de larguer ses mecs quand ils la lassent, elle suppose que, cette fois, c’est elle qui va se faire lâcher… et ça la déboussole. Elle dit vouloir prendre ses précautions, et que c’est la raison de notre entrevue : elle nous aidera, mais il nous faudra l’aider en retour, la « protéger ». Elle nous impose cependant de nous livrer à un petit jeu : elle nous pose une question, nous répondons, et nous pouvons à notre tour lui poser une question (sur Templesmith), etc.

 

« Vous avez quelqu’un dans votre vie ? » Nous répondons tous que non… Patrick blague à propos d’un rat qu’il a eu l’occasion de fréquenter récemment, mais conclut : « Nous n’avons pas sympathisé. » Elaine semble prendre ça au sérieux… Nous l’interrogeons sur les gardes éventuels dans la demeure de Templesmith : elle nous confirme qu’il y a une guérite, pour le moment pas occupée, mais son amant lui a promis d’y remédier dans l’après-midi…

 

« Vous avez des amourettes entre vous ? » Non, nous sommes des professionnels, et ne mélangeons pas sentiments et travail…. Ça l’étonne, voire la secoue, elle a du mal à nous croire… Nous lui demandons s’il y a, dans la demeure de Templesmith, des pièces plus intéressantes que d’autres, et elle nous parle du bureau et de la chambre, au premier étage, toujours fermés à clef (se trouve aussi dans la chambre une vieille et massive armoire, toujours verrouillée, dont il ne lui a jamais laissé voir le contenu) ; elle nous explique par ailleurs que Templesmith lui-même, régulièrement, travaille sur les serrures avec sa propre boîte à outils (ce qui vaut aussi pour les deux portes du rez-de-chaussée, la principale et celle de derrière).

 

« Vous baisez qui ? » « La Brique » désigne plus ou moins le bordel, sans le dire ouvertement… Moira est de plus en plus gênée par les indiscrétions d’Elaine… Le peintre s’est mis de la peinture sur le visage, notre hôte discute avec lui en attendant notre prochaine question (avant de recommencer son cirque avec un serveur, qu’elle appelle en tirant sur une cordelette). Je l’interroge alors sur le comportement de Templesmith, il y a peu semble-t-il très timide, et maintenant chaud-lapin ; mais Elaine nous dit qu’en fait ils baisent très peu (et toujours avec une capote anglaise) ; en fait, Templesmith passe tout son temps à causer avec des vieux, des scientifiques (notamment un professeur à l’Université Miskatonic dont elle n’a pas retenu le nom – elle le décrit comme étant plutôt rond et doté d’une barbe garnie, ce qui pourrait correspondre à beaucoup de monde…) ; il écrit aussi énormément, à des scientifiques du monde entier…

 

« Quels sont vos fantasmes ? » « La Brique », tout de go, lui répond : « Toi… » Ce qui la prend par surprise – après quoi elle lui sourit… mais en restant bloquée un moment, à le déshabiller des yeux, et « La Brique » n’est du coup guère à l’aise. Moira dit qu’elle n’a pas d’autre fantasme que son mari (ce qui écœure littéralement Elaine…). Patrick dit qu’il rêve de fouetter la reine d’Angleterre, et Elaine, très sérieusement, lui demande s’il a déjà essayé (« Non, pas eu l’occasion de la rencontrer… »). Quant à moi, je commence par dire que j’ai beaucoup trop de fantasmes, mais, quand elle me demande des détails, je la baratine sur le sadomasochisme, en m’affichant dominatrice... C’est à nous de l’interroger : « La Brique » lui demande s’il y a, dans la demeure de Templesmith, une sortie cachée, un tunnel donnant sur la cave, ce genre de choses, mais ce n’est pas le cas. Tandis que le serveur revient pour une nouvelle commande (je me contente cette fois d’un jus de fruit… d’autant qu’Elaine m’est de plus en plus antipathique, et je crains que l’alcool me nuise), « La Brique », qui avait remarqué qu’Elaine avait des aphtes, réalise qu’il en a lui aussi, tout récent… Elle est assez perdue pour nous laisser poser d’autres questions avant de reprendre son questionnaire érotique. Je fais donc la remarque qu’elle doit fréquenter le gratin, avec Templesmith… C’est bien le cas : elle évoque notamment un certain Roger Carlyle, une très grosse fortune au niveau national, à la réputation de grand fêtard (Templesmith se vante de l’avoir coincé à plusieurs reprises, à Boston ou New York, et d’en avoir profité pour négocier de l’alcool de qualité à bon prix). Elle évoque à nouveau des érudits, dont elle n’a pas retenu les noms ; elle s’attarde enfin sur le domestique de Templesmith, un certain Howard, qu’elle décrit précisément – à l’en croire, il est toujours derrière Templesmith… à moins que ce dernier ne lui ait confié une tâche à accomplir à Arkham (il n’est pas toujours à la maison – chez ses parents ?). On lui demande alors s’il y a de l’alcool dans la demeure, et oui : il faut alimenter les soirées… Hippolyte a-t-il un vice caché ? « Parler de science avec des vieux… » Tout cela l’ennuie, elle se refait un rail de coke… « La Brique » lui parle des oies, ce qui, cette fois, la fait rire… Il y en a bien une vingtaine qui montent la garde – très efficacement ; elles sont généralement devant, mais il y en a toujours qui patrouillent un peu partout… Templesmith sifflote un air pour qu’elles le reconnaissent : Danny Boy, que tout Irlandais connait. Elle s’arrête là, se plaignant de ses aphtes qui la font souffrir, elle ne sait pas d’où ils viennent… Ça la ramène à son petit jeu des questions.

 

« Vous avez déjà essayé l’autre camp ? », dit-elle, évoquant clairement des relations homosexuelles, sur le ton d’une gamine gloussant sur un sujet cracra… Patrick dit qu’il connaissait des hommes qui l’auraient volontiers pris par derrière, mais que ça n’avait rien de sexuel… Elle s’en étonne, lui dit ce qu’on prétend des guerriers qui se redonnent du courage entre eux, mais Patrick l’assure que ce sont des légendes… Elle se tourne vers moi, je lui dis : « Pas jusqu’à présent… » Elle me demande si c’est une invitation, je lui réponds que non – de manière générale il faut prendre son temps et y mettre les formes ; mais ces protocoles l’ennuient profondément… Je comprends par ailleurs que, au-delà de cette discussion, elle est au fond très amoureuse de Templesmith – et elle n’en a vraiment pas l’habitude, c’est un sentiment nouveau pour elle. Patrick lui demande alors si elle a des suggestions pour nous aider à entrer dans la résidence du dandy, assurant Elaine que nous sommes « son assurance » ; mais Elaine n’a pas vraiment fait attention : elle confirme que les oies vont rarement derrière, et que le sifflement les calme – et il n’y a pas de garde dans la guérite, mais ça devrait changer dans la journée…

 

« Pour conclure l’accord », elle demande alors à « La Brique » ce qu’il compte faire dans les deux prochaines heures, et il est tout à fait volontaire pour rester en sa charmante compagnie… Patrick dit qu’il est temps de partir, et le suggère à Moira – qui acquiesce aussitôt, par ailleurs très irritée par le comportement de « La Brique »… Je me dis ravie de notre conversation et que, si elle a envie de parler, elle sait où nous trouver… Nous quittons donc les lieux, sauf « La Brique » qu’elle emmène dans une chambre (le peintre les suit… et peint leurs ébats – mais on ne peut pas y reconnaître « La Brique » tant c’est abstrait et fou, du moins à en croire le principal intéressé).

 

Il est environ 15h. Je me rends en voiture à la Bibliothèque de l’Université Miskatonic (avec Moira dans la voiture, tandis que Patrick a la sienne) ; en route, nous passons devant un commissariat, et nous reconnaissons quelqu’un, à 150 m de là, qui marche maladroitement dans cette direction, pas rasé, pas coiffé : c’est Harold (que « La Brique » avait trouvé traumatisé après le premier assaut de Drexler où nous avons été impliqués) ; il traverse sans faire attention, manque de se faire écraser. Je ralentis et l’interpelle : il tourne la tête dans ma direction, ouvre grands les yeux, presse le pas vers le commissariat et y pénètre. Peu désireuse de pénétrer dans le commissariat dans ces conditions, je poursuis ma route, dépose Moira chez elle, et vais à l’Université. Stanley, le bibliothécaire, n’est pas là – il a pris un congé. Je demande quand même à consulter le trombinoscope des professeurs de l’Université (on me demande pourquoi, je baratine, évoquant un colloque auquel j’avais assisté en dilettante : « Je me souviens de son visage, mais pas de son nom… ») ; je cherche en priorité dans les sections consacrées aux mathématiques et à l’histoire… mais la description faite par Elaine ne m’aide pas, trop nombreux sont ceux qui pourraient correspondre à ce profil. Je cherche alors au nom d’Andrew Stuart (le professeur de mathématiques et astronome intéressé par l’occultisme), et il figure dans le trombinoscope, où on signale qu’il a disparu depuis quelque temps (il ne correspond pas à la description faite par Elaine) ; ses publications sont mentionnées, mais sont bien trop compliquées pour moi – je note cependant les titres et m’imprègne de sa photo.

 

On se retrouve chez moi vers 17h (Clive ne nous rejoint que vers 20h). Patrick, entretemps, a maquillé la plaque de sa voiture. Nous nous habillons tous de vêtements plus sombres (des tenues de ville, néanmoins ; nous ne comptons pas jouer aux ninjas, même si « La Brique » se munie de gants et d’une cagoule). Nous emportons nos outils de base (et nos armes) – Patrick prend son matériel de crochetage ainsi que des jumelles, et confectionne un grappin pour « La Brique » ; ce dernier emporte un pied de biche, une épaisse couverture, et se procure aussi des grains de maïs pour les oies ; Moira prend un grand sac à dos ; quant à moi, je me munis d’une lampe-torche et d’un appareil photo. Nous patientons, dînons avec Clive quand il nous rejoint, puis partons pour la demeure d’Hippolyte Templesmith, où nous arrivons vers 22h30 ou 23h.

 

La route conduisant au quartier des luxueuses villas est très bien entretenue – elle dispose de lampadaires, et est parfaitement déblayée (la neige s’est pas ailleurs faite un peu moins forte, tenant presque de la bruine maintenant). On se gare assez loin et on marche, en restant discrets. « La Brique » aperçoit des phares qui s’allument puis se déplacent, et s’éloignent (on voit peu après qu’il s’agit d’une voiture de police, qui ralentit un peu devant les maisons, puis s’en va). Moira trébuche, elle essaye de se rattraper à moi, nous tombons toutes deux dans la neige… Nous parvenons à la lisière des bois – à un kilomètre environ de la résidence, sur l’arrière. Il y a de l’éclairage à l’intérieur, mais la maison est largement dissimulée par la hauteur des murs qui la ceignent (trois mètres environ) ; nous repérons cependant la guérite, où il y a également de la lumière.

 

Nous hésitons quant au plan à adopter : Patrick et Moira pencheraient pour faire une diversion, mais je redoute un peu que cela ne fasse que mettre davantage le garde aux aguets ; et sans doute faut-il prendre en compte nos compétences particulières pour déterminer qui fait quoi… « La Brique » n’aime pas patienter : au bout d’un moment, tandis que nous sommes toujours indécis, il rejoint le mur, use de son grappin pour escalader le mur, et dispose sa couverture sur les tessons ; il observe les environs avec ses jumelles, distingue une silhouette dans la guérite, a priori tournée dans la direction opposée, aperçoit quelques oies çà et là – et il reste encore bien 300 m de jardin avant d’atteindre le bâtiment. Je grimpe à mon tour, « La Brique » m’aide à descendre de l’autre côté ; Patrick, Moira et Clive font bientôt de même. Mais « La Brique » fait du bruit en tombant – nous entendons les oies, trois ou quatre d’entre elles se rapprochent de nous… Patrick se met à siffler Danny Boy ; les oies continuent de se rapprocher, mais nous considèrent silencieusement, et nous suivent sans un bruit quand nous avançons d’un pas normal vers la porte arrière de la demeure. Aucune réaction dans la guérite, par ailleurs. Au bout d’un moment, toutefois, Patrick se met à siffler faux ; paniqués, nous essayons de prendre sa relève, mais ça vire à la cacophonie… Je jette aux oies un de mes mystérieux bonbons, à tout hasard, mais elles l’écartent très vite et n’y font pas davantage attention… Les oies se font plus agressives, et mordent Moira, assez méchamment, ainsi que « La Brique ». Patrick parvient heureusement à se reprendre, et sa nouvelle interprétation de Danny Boy calme instantanément les volatiles hostiles ! Elles continuent cependant à nous suivre – certaines, du moins, tandis que d’autres s’en vont (et « La Brique » leur donne du maïs). Nous arrivons devant la porte arrière, de très bonne facture ; Patrick ayant besoin de toute sa concentration pour crocheter la serrure, Moira reprend la mélodie à sa place. Patrick comprend vite que la serrure est autrement plus compliquée que la norme : elle dispose de quatre ressorts au lieu de trois normalement ; le dernier n’est a priori pas lié à l’ouverture de la porte à proprement parler ; Patrick prend soin de le crocheter également… mais rate : la porte s’ouvre, mais il y a un flash lumineux à l’extérieur : nous avons été pris en photo par un mécanisme automatique (« La Brique » repère le creux où est dissimulé l’objectif). Nous entrons (toujours aucune réaction dans la guérite)…

 

Nous arrivons dans un salon superbement décoré : le mobilier est supérieur, et il y a de nombreuses antiquités et autres œuvres d’art anciennes – c’est un mélange culturel étonnant, on trouve des pièces de tous les continents. « La Brique » et Patrick repèrent en outre une décoration saugrenue, un vieux joug en bois – qui tranche d’autant plus avec le téléphone très moderne qu’on trouve non loin, ou avec l’encrier accompagné d’une plume à côté… L’anachronisme est total, équivalent à la diversité d’origine géographique des pièces qui ornent le salon.

 

Nous ne nous y attardons pas, et empruntons tous l’escalier pour accéder à l’étage. C’est ici qu’ont lieu les fameux afters de Templesmith : c’est un salon beaucoup plus moderne, orné de tableaux récents, et on y trouve aussi un très luxueux piano d’allure étrange, tenant de l’œuvre d’art pure et simple.

 

Patrick et moi nous dirigeons vers deux portes différentes, côté Est, mais les deux sont verrouillées. Patrick essaye de crocheter la sienne… mais rate à nouveau, ce qui déclenche un nouveau flash. « La Brique », là encore, repère un creux où se dissimule l’objectif – même chose pour la porte que j’ai essayé d’ouvrir ; il y glisse quelque chose pour l’obturer. Patrick essaye à nouveau d’ouvrir sa porte, et cette fois y parvient.

 

Ne pouvant crocheter ma porte, préférant laisser faire Patrick, j’explore avec Moira le reste de l’étage : je trouve une luxueuse salle de bain avec sauna, Moira une salle de jeu très bien équipée. Rien de particulier au-delà…

 

Patrick et « La Brique » pénètrent dans la pièce désormais accessible. C’est un bureau richement décoré… et au milieu y trône une sorte de « robot », ou plutôt d’ « automate », doté de quatre pattes, ainsi que d’un étonnant visage féminin artificiel (son caractère très réaliste est d’autant plus troublant, et nous met mal à l’aise…) ; on devine que sa bouche est animée ; l’automate dispose aussi d’un clavier, entre piano et machine à écrire (les touches correspondent à des syllabes – Patrick appuie sur l’une d’entre elles, la bouche de l’automate s’ouvre et prononce la syllabe indiquée d’une voix féminine) ; à côté se trouve une fente, semble-t-il destinée à ce qu’on y glisse des feuilles, peut-être des partitions ; il y a enfin une sorte de sac derrière la tête, pouvant abriter le mécanisme permettant la prononciation de mots…

 

Je finis de repérer l’étage, mais ne trouve guère que des WC et un grand débarras (n’abritant rien que de très commun).

 

Moira rejoint Patrick et « La Brique », elle étudie l’automate à son tour. Sur le bureau, dans un coin, il y a un coûteux memento mori en ivoire. On trouve par ailleurs beaucoup de papiers sur le bureau. Je rejoins à mon tour mes camarades, et remarque que la porte donnant sur le vide devrait se trouver dans cette pièce, mais on ne la voit pas ; cependant, le mur, de ce côté, est visiblement plus épais ; je toque, et ça sonne creux à un endroit précis. Je cherche un mécanisme, Moira de même – elle repère un très mince interstice, et m’interpelle ainsi que Patrick (fasciné par le robot…). « La Brique », de son côté, cherche un accès à l’appareil photo automatique de l’entrée ; il trouve un tout petit trou dans le mur, où l’on devrait pouvoir insérer un très fin cylindre métallique. Je cherche des connexions entre l’automate et le faux mur, mais rien. Je m’intéresse alors au contenu du bureau : essentiellement de la correspondance, dans de nombreuses langues (anglais, mais aussi chinois, français, néerlandais…) ; en parcourant le contenu, pour ce que je peux vaguement en comprendre, je devine que ces lettres portent sur des sujets scientifiques très pointus. La machine à écrire, juste à côté, n’affiche pas de marque, et sans doute a-t-elle été conçue « sur mesure », voire « faite maison ». Sous le memento mori, il y a une liste de noms – a priori de la main de Templesmith : Robert Carlyle, Herbert West, Tina Perkins, Pierce Hawthorne, Mortimer Campbell, Charles Reis. Patrick glisse une feuille de papier dans interstice repéré, mais ça ne produit rien. Moira me rejoint et fouille dans les tiroirs du bureau, mais n’y trouve rien de spécial (beaucoup de papier vierge, etc.).

 

« La Brique » retourne au rez-de-chaussée, et fait le tour de chaque pièce : il y a des WC, une salle à manger avec une très longue table, une cuisine, et surtout une immense bibliothèque, d’une densité impressionnante.

 

Je recopie la liste de noms, puis remets l’original à sa place ; je prends ensuite trois ou quatre photos de l’automate, afin d’en avoir la vision la plus complète possible. Une porte du bureau donne sur la pièce à laquelle nous n’avions pas encore pu accéder (la porte fermée à laquelle je m’étais rendue tout d’abord) : c’est la chambre, croulant sous les estampes japonaises passablement perverses (dont certaines où des dames… convolent avec des poulpes !) ; il y a aussi une épaisse et lourde armoire ancienne (à la serrure conséquente – Patrick s’attelle à la crocheter). Moira fouille dans la chambre, et y trouve plein d’accessoires érotiques et parfois sadomasochistes, une quantité impressionnante de capotes, quelques effets personnels d’Elaine…

 

Je redescends, et rejoins « La Brique » dans la bibliothèque – à ce stade, on dirait que Templesmith s’est tout bonnement approprié une aile entière de la Bibliothèque de l’Université Miskatonic… Le savoir entassé ici en est presque étouffant, et couvre tous les domaines – on y trouve aussi bien les livres qui font loi que des ouvrages anciens, à l’occasion des feuillets d’étudiants… « La Brique » est attiré par les étranges tableaux qui ornent la pièce. Je vois aussi de nombreux bustes, et reconnais quelques faciès – certains bustes portent de toute façon des noms : il y a des philosophes grecs (Platon…), des conquérants célèbres (Alexandre le Grand…), des chefs d’État, des savants (Pasteur…), etc. « La Brique » est stupéfait par un tableau intitulé Souper (de Richard Upton Pickman), remarquablement bien réalisé, qui représente une famille, en pleine lumière d’un côté, mais disparaissant de plus en plus dans l’ombre de l’autre – et, dans cette moitié, elle arbore des traits de plus en plus canins ; on trouve un os visiblement humain dans une assiette, ou encore un bout de pied qui dépasse… De mon côté, je suis attirée par un autre tableau, sans titre, d’un certain Shipley : on y voit des créatures humanoïdes très pâles, plus petites que des humains, sur le pont d’un navire d’ébène naviguant sur un océan d’obscurité – la peinture est globalement très sombre, on y perçoit d’autant mieux des litres de sang rouge vif qui ruissellent sur le pont du navire, provenant d’humains, attachés aux mats, et torturés par les créatures pâles – évoquant un sacrifice (d’ailleurs, certaines d’entre elles ont des livres, ou semblent faire des oraisons) ; à y regarder de plus près, les « humains » ont des allures de satyres (sabots de chèvre, cornes…), et tout ça me perturbe énormément…

 

Patrick s’écarte brusquement de l’armoire qu’il crochetait et dit à Moira de se coucher – mais il reçoit en plein visage une sorte de nuage de gaz propulsé par la serrure : ses yeux picotent, il est à vrai dire presque aveuglé, et ressent par ailleurs une saveur et une odeur très désagréables… Moira n’est pas affectée, c’était une légère pulvérisation, très concentrée, faite pour sauter à la gueule d’un éventuel crocheteur… Moira attrape un linge dans un tiroir et le tend à Patrick, qui s’essuie les yeux et essaye de cracher de la salive pour évacuer le mauvais goût qu’il a sous la langue. L’armoire est maintenant ouverte ; elle est pleine de linge. Mais Moira fouille, et comprend vite qu’il y a d’autres choses dans le fond – des sortes de cubes légers, d’un contact frais ; elle dégage le linge, et voit quatre boîtes : les deux les plus petites sont dans un sachet, il y en a ensuite une de plus grande, et une dernière plus grande encore ; elles sont recouvertes de sortes d’écailles, très bien réalisées. Moira s’en empare et essaye de les ouvrir.

 

« La Brique », secoué par le tableau de Pickman, me suggère de quitter la bibliothèque, mais je préfère m’y attarder encore un peu (je suis très troublée moi aussi, et attirée par les peintures…).

 

« La Brique » rejoint les autres à l’étage – il avait entendu Patrick grogner… Ce dernier redoutait d’avoir été empoisonné, mais il n’en présente pas de symptôme – juste une vague nausée, et son œil droit est toujours irrité. Il ne cesse de le répéter : Templesmith n’est pas un simple dandy… Moira ouvre une boîte, d’un cuir très froid – il y a de l’humidité sous la boîte, et des petits trous en dessous ; mais elle comprend que l’intérieur est un écrin de chair palpitante, arborant des veines gonflées de sang, tandis qu’au centre se trouve un bout de cerveau humain vivant… « La Brique » (surtout), Moira et Patrick sont horrifiés par ce spectacle… Moira range les boîtes dans son sac à dos, sans tenter d’ouvrir les autres.

 

Dans la bibliothèque, les livres sont classés par domaine, et je parcours les rayonnages tant bien que mal (je suis toujours perturbée), en fouillant en priorité le rayon consacré aux mathématiques ; je cherche notamment le nom d’Andrew Stuart sur les tranches des ouvrages – et j’en trouve un portant notamment sur les théories de l’espace-temps, et poussant les mathématiques aux limites de l’ésotérisme ; la table des matières m’interpelle de par les concepts qu’elle développe : franchissement d’espace, téléportation, utilisation des angles… Dans les remerciements figure en outre un jeune étudiant du nom de Mortimer Campbell ; je m’empare du livre, et cherche à tout hasard, parmi les feuillets d’étudiants, des notes de ce Mortimer – je trouve bel et bien quelques feuillets manuscrits qu’il a signés, que je prends également. Je jette un œil à la section ésotérisme : on y trouve des choses comme Le Marteau des Sorcières, des études des mythes et légendes du monde entier, ainsi qu’un livre sur Goody Fowler – je m’empare de ce dernier. Avant de rejoindre les autres à l’étage, je prends les tableaux et les bustes en photo.

 

Dans l’armoire, outre le linge banal et les boîtes, se trouvent de vieux vêtements luxueux (une tenue de femme, et une d’homme), mais leur poids est plus important qu’il ne le devrait – il y a quelque chose dedans. « La Brique » y jette un œil… et trouve des peaux humaines entières, parfaitement écorchées, avec une braguette au niveau du torse, qui part du cou pour finir à l’entrejambes ; il y a même les têtes et les cheveux… Nous en sommes tous très secoués ; Moira vomit, dit qu’elle veut arrêter cette fouille, que ça suffit… On glisse néanmoins les peaux dans son sac. Dans une poche, nous trouvons par ailleurs un couteau très ancien, en pierre taillée à vrai dire, orné sur la garde d’une rune similaire à celle de la tablette. Il y a aussi dans l’armoire une partition trouée ; Patrick l’étudie, et suppose que c’est le genre de choses qu’il faut insérer dans la fente de l’automate…. Enfin s’y trouve une enveloppe au nom de « Diane P. » (que j’ouvre : j’y vois des photos prises à l’improviste, un peu floues, mais quand même bien faites, d’une jeune fille dénudée – probablement Diane Petersen, mais je ne l’ai jamais vue et ne peux donc en être sûre ; elle a en tout cas l’air ivre, a parfois du champagne à la main, et, surtout, adopte des positions que la morale réprouve et qui pourraient lui causer bien du tort si elles venaient à être révélées au public…

 

Patrick glisse la « partition » dans la fente de l’automate, qui prononce des paroles, mais on n’en reconnaît pas le langage ; cela produit une certaine mélodie, pas forcément désagréable, mais relativement anxiogène… Les mécanismes du « robot » ont des mouvements de plus en plus violents, sa voix enfle, sa mâchoire inférieure se décroche, ou plus exactement s’ouvre bien plus bas qu’une mâchoire humaine ne pourrait le faire, produisant ainsi des sons impossibles pour tout être humain. Et puis ça s’arrête, tout net… On entend alors un raclement plus lourd : le faux mur s’entrouvre au niveau de l’interstice – on aperçoit un espace d’1m50 révélant la porte qui donne dans le vide, très belle également sous cet angle : à hauteur d’homme, plutôt que du simple verre, se trouve une sorte de globe ; en dessous de la poignée, il y a un espace cubique faisant office de serrure, correspondant au format d’une des petites boîtes récupérées par Moira. C’est cependant « La Brique » qui tient le sac, et il ne veut pas que Moira utilise la boîte sur la porte… Mais celle-ci veut maintenant savoir ce que tout cela cache. Patrick, paniqué, lui dit qu’on a déjà subi bien trop de pièges, et qu’il faut se méfier… Pour ma part, je suis également effrayée – mais je souhaiterais regarder dans le globe avant de tenter d’ouvrir la porte ; je m’avance, il y a une alcôve sur le côté du passage, où je discerne un symbole un peu similaire à celui qu’on a souvent croisé ; mais des cheveux roux me tombent sur le front – ce sont les miens ! Je m’écarte aussitôt, ayant perdu quelques mèches ; j’établis la relation avec le symbole… et n’ai maintenant plus du tout envie d’ouvrir la porte. « La Brique » non plus, qui dit qu’il va pour sa part récupérer les photos de nous prises par les pièges, et ce par tous les moyens – il sort son pied de biche… Patrick, qui rappelle qu’il est un spécialiste des serrures, demande à Moira de lui donner la boîte adéquate – il va prendre sur lui d’ouvrir la porte. Il nous dit, si jamais il se met à crier, de vite le ramener vers nous… « La Brique » suggère de l’encorder, par le pied – on fait le nécessaire avec les draps et lanières de Templesmith. Patrick s’engage dans le passage, il voit le symbole de l’alcôve tracé à la poudre, sent ses cheveux qui commencent à tomber, ses sourcils aussi, mais poursuit… Le globe de verre de la porte change d’allure, se divise en différentes couleurs, séparées par des tiges de métal stylisées évoquant des tentacules… Patrick loge la boîte dans le trou. Je me tiens à l’écart, effrayée – je sors mon arme en redoutant le pire ; « La Brique » est à l’autre bout du drap encordant Patrick, et le retient avec l’aide de Clive, qui s’accroche au bureau ; Moira est sur ses gardes…

 

Nous perdons tous connaissance quand Patrick met la main sur la poignée.

 

Moira reprend connaissance (sans savoir combien de temps s’est écoulé) dans un bureau inconnu ; elle entend à l’extérieur des voitures qui passent, des gens qui parlent… Il y a deux épaisses valises sur le bureau, qui ne sont pas verrouillées ; enfin, une porte sur le côté de la pièce, avec une serrure similaire à celle de la porte donnant dans le vide – à côté d’une autre porte « classique », verrouillée.

 

Patrick et moi nous réveillons en pleine chute, à deux mètres du sol (je m’écroule sur lui)… Le sol est de terre, remuée par de nombreuses traces de pas ; nous sommes semble-t-il dans un tunnel souterrain ; nous distinguons un vieux système de rails, avec une draisine. Au loin sur notre gauche, le tunnel est plongé dans l’obscurité, il s’en émane une puissante odeur de terre ; au loin sur la droite, il y a une faible lumière, laissant deviner un virage et une salle illuminée. Sur la draisine se trouvent des chaînes, arborant des cadenas (les clefs sont dedans)… mais aussi des sortes de traces de griffures.

 

Clive et « La Brique », pour leur part, ont atterri dans une sorte de cabanon, plongé dans une obscurité totale ; un vent très froid passe à travers les pierres… « La Brique » ne reconnaît plus la forme de son arme à feu dans son holster, il y a autre chose à la place… Il enlève sa veste et y regarde de plus près : son holster s’est déchiré, et, en lieu et place de son calibre .38, se trouve un cimeterre ! Même chose pour Clive… Il y a une porte derrière eux, au travers de laquelle ils perçoivent un léger miaulement plaintif…

 

Moira (qui a le sac à dos avec les boîtes) prend la clé de la porte « normale ». Elle fouille les valises : dans la première se trouvent plusieurs centaines de dollars, par liasses, ainsi que des bons au porteur, un permis pour une voiture, un autre de possession d’arme (au même nom), d’autres papiers légaux. Moira prend les papiers, ainsi que quelques liasses. Elle ouvre la deuxième valise : à l’intérieur, un calibre .45, des petites fioles très légères remplies d’un liquide inconnu (d’un vert phosphorescent), des clefs de voiture… et des « vêtements » de peau humaine. Elle prend tout sauf les peaux… Du côté droit de la pièce, il y a une fenêtre aux volets fermés ; elle les entrouvre, et cela donne sur une route très large (bien plus large que celles qu’elle connaissait à Boston) – elle comprend, à l’aides de panneaux de signalisation, qu’elle se trouve à New York… Et, dans son sac, il y a une petite boîte de la bonne taille pour la serrure – elle l’utilise (comme Patrick précédemment, elle perçoit une odeur de chair brûlée au moment d’insérer la boîte dans le trou – évoquant le sang consumé de Bridget)…

 

Moira apparaît subitement, évanouie, entre « La Brique » et Clive ! Elle se réveille bientôt – son colt et son calibre .45 ont disparu, remplacés par deux dagues de bonne taille…

 

J’éclaire avec ma torche (miraculeusement indemne après la chute) le couloir obscur. Rien – le tunnel se poursuit, puis disparaît dans un virage. J’entends un son régulier, de pelle contre de la terre ; un autre son également : des gémissements humains, très légers, en provenance de la salle éclairée. Je le signale à Patrick…

 

À suivre…

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