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Une bien étrange compagnie, de Thierry Cladart

Publié le par Nébal

Une bien étrange compagnie, de Thierry Cladart

CLADART (Thierry), Une bien étrange compagnie, Paris, L’Harmattan, coll. Écritures, 2016, 302 p.

 

Un premier roman, paru chez L’Harmattan : autant dire que, si on n’avait pas attiré mon attention dessus, je n’aurais probablement jamais été conscient ne serait-ce que de l’existence de la chose… Pour tout dire, la recommandation a été essentielle pour que je lise cet ouvrage, même dans ces conditions : au-delà de ma méfiance instinctive concernant L’Harmattan (qui n’a pas tardé, hélas, à être « justifiée »), la quatrième de couverture quelque peu maladroite n’avait pas grand-chose pour m’attirer – sans même parler de ce titre bien terne et guère à propos, à vrai dire anti-bandulatoire au possible… Mais on m’avait suggéré d’y jeter un œil ; alors pourquoi pas ?

 

Une bien étrange compagnie est pour l’essentiel un roman post-apocalyptique, qui reprend l’essentiel des codes du genre. On notera une bizarrerie, qui aurait pu singulariser le roman : s’y ajoute en effet une dimension uchronique, puisque le roman suppose une terrible épidémie (due au mystérieux virus Wang) à l’aube des années 1950 – et c’est aussi le cadre temporel de l’action à proprement parler, qui débute en 1951 pour s’achever en 1953. Sans doute y avait-il là matière à quelque chose d’intéressant – sans même s’arrêter à Fallout, référence instinctive en la matière, qui use bien de ce principe de base, mais en le mêlant d’un certain rétrofuturisme qui change encore la donne (rien de la sorte ici). Le problème est que, en fin de compte, le roman ne joue guère de cette dimension, peu ou prou insensible quant à l’ambiance, et aux implications, au-delà, finalement très limitées – à moins de considérer que les apparitions, vers la fin, de Staline et Beria en guest-stars suffisent à justifier le procédé ; j’en doute…

 

La dimension post-apocalyptique est autrement essentielle. Nous avons donc ce virus Wang qui a ravagé la planète – mais en laissant en vie quelques rares individus, pour des raisons inconnues ; mais sans doute y a-t-il toujours des « chanceux » (ou « malchanceux » ?) pour être immunisés à ce genre de vilaines grippes… Parmi eux, Jean – durablement marqué par le drame, et qui n’a pas manqué d’être directement affecté par les ravages de l’épidémie (sa femme Éléonore fait partie des innombrables victimes, notamment). Il se retrouve seul survivant dans le patelin normand de Saint-Benoît, où il s’est aménagé une routine (à base de recherches, notamment) qui lui permet de continuer à avancer dans un monde plus que jamais privé de sens…

 

Il y a ici quelque chose d’intéressant – pas forcément très singulier, mais plutôt bien vu : le roman, à plusieurs reprises, évoque ainsi des personnages qui se retrouvent à vivre seuls, en ermites, dans les ruines de villes désormais fantômes, qu’ils arpentent quotidiennement sans même véritablement entretenir l’espoir de rencontrer, un jour, quelque autre survivant. Au fil du roman, nous verrons d’autres cas similaires, à Bayeux sauf erreur, à Nantes enfin. Le roman, globalement, ne se montre guère habile pour ce qui est de l’ambiance (et sans doute, comme dit plus haut, n’a-t-il pas toujours tiré le meilleur parti de ce que ses présupposés pouvaient entrainer), mais, lors de ces scènes en tout cas, il parvient bien à susciter quelque chose.

 

Quoi qu’il en soit, Jean n’est pas destiné à rester éternellement seul. Un jour, un petit groupe d’individus ô combien louches déboule dans Saint-Benoît. À leur tête, un inquiétant et charismatique Moldave, Andrei ; les autres sont trois Croates, dont un certain Drago qui fait l’interface entre le patron et les larbins. À l’évidence, il ne s’agit pas là des inévitables pillards associés au genre : ce sont des professionnels, et Jean comprend bien vite qu’ils ont une mission à accomplir, aussi secrète soit-elle. Notre Français se fait tout petit, espérant passer inaperçu, mais c’est peine perdue : la petite troupe met la main sur lui. Elle n’est pas du genre à laisser des témoins potentiellement gênants derrière elle… mais, pour des raisons pas forcément très claires (le mensonge de Jean quant à sa situation y participant, mais sans convaincre), les mercenaires épargnent le « petit » Français, à la condition qu’il les accompagne sur la route. Jean n’a guère le choix, et rejoint contraint et forcé la bande – qui prend la direction de Nantes, où Andrei doit « faire quelque chose », avant de s’embarquer pour le Canada, loin de l’Europe ravagée par l’épidémie (à ceci près que nous n’avons bien sûr aucune certitude de ce que le continent américain ait été épargné, et c’est même très improbable…). Au fil de leurs pérégrinations, Jean et Andrei en viennent à nouer des liens inattendus…

 

J’ai entamé la lecture d’Une bien étrange compagnie avec un certain scepticisme, mais en voulant bien croire qu’il y avait là quelque chose qui méritait d’être lu, ainsi qu’on me l’avait affirmé. Et, je dois dire, le premier contact a été étrangement positif. Même si le roman ne joue donc guère des spécificités de son cadre uchronique, même s’il a tendance à se disperser, aussi, dans des chapitres d’exposition qui ne lui apportent pas forcément grand-chose (quelques flashbacks, notamment impliquant Éléonore, ou une houleuse séance de l’OMS), il témoigne dans ses premières pages d’une certaine ambition, passant notamment par une attention bienvenue au style. Celui-ci est sans doute bancal à l’occasion, ou globalement inégal, disons, mais ce soin dans le choix des mots est d’abord plutôt enthousiasmant.

 

Mais un problème, d’emblée, se fait sentir – qu’on pouvait supposer à la base, et il est vrai que je ne m’en étais pas privé. Dans ces premiers chapitres par ailleurs plutôt corrects, Une bien étrange compagnie souffre d’emblée d’un manque de travail éditorial – ce qui, hélas, n’a sans doute rien d’étonnant de la part de L’Harmattan, qui, de quelque manière que l’on tourne les choses, n’a sans doute rien d’un véritable éditeur, à moins de supposer que ce statut s’arrête à imprimer un texte sous une couverture… L’expression aurait dû être lissée, afin d’éviter les pains stylistiques et autres maladresses qui ne tardent guère à se montrer envahissants ; la construction aurait peut-être bénéficié elle aussi de quelques révisions occasionnelles ; et, a minima, on comprend bien vite que le roman n’a même pas été relu : les coquilles sont innombrables, et, hélas, il en va de même d’autres fautes plus ennuyeuses encore – avec notamment une concordance des temps pour le moins aléatoire, ce qui devient vite très pénible, et plombera le roman jusqu’à la dernière page, et de plus en plus… De même pour ce qui est de la ponctuation, ce genre de choses (les dialogues, presque systématiquement, se paument dans les tirets, et ça devient bien vite très agaçant, à la limite de l’illisible…).

 

Pourtant, ces premiers chapitres s’en tirent bien mieux que ceux qui suivent… En fait, le roman, non relu par « l’éditeur » à l’évidence, se scinde bien vite en deux périodes : les premiers chapitres me font l’effet d’avoir été lus et relus, et travaillés encore et encore, par l’auteur lui-même – ça ne marche pas toujours, mais on y devine bien un certain soin (trait commun aux débutants, revenant sans cesse sur les premières pages ?) ; ultérieurement, hélas, ce soin n’est plus de mise : l’expression devient de plus en plus lourde, achoppant régulièrement sur de bien tristes maladresses, et sombrant régulièrement dans une affectation à la limite du pédantisme, qui nous épargnait globalement dans les premières pages, mais devient de plus en plus prégnante – impression sans doute renforcée, bien sûr, par l’appareil de notes en fin d’ouvrage, au mieux superflu, au pire agaçant d’étalage de culture malvenu…

 

L’expression est ainsi de plus en plus maladroite – contraignant bientôt le lecteur (ou en tout cas votre serviteur) à réévaluer toujours à la baisse un premier jugement éventuellement positif. Hélas, la maladresse ne s’arrête pas là – et la trame ainsi que les personnages en souffrent à leur tour, tous affectés d’autant de pénibles boulettes, qui achèvent d’éloigner le lecteur du texte. L’intrigue principale, bien faible, se tire mollement au fil de rebondissements ternes au possible, jusqu’à une conclusion en forme de « MacGuffin » insipide et tristement prévisible – mais pas moins absurde. Les incohérences abondent, que ce soit dans le plan d’ensemble, ou sous la forme de bévues plus anecdotiques, mais qui ne manquent pas de faire soupirer – prenez par exemple ces mercenaires croates qui semblent s’exprimer devant Jean, non seulement en français, mais encore dans un argot dont je doute qu’il soit bien connu dans les Balkans… Et pourquoi et comment tous les pontes soviétiques ont-ils survécu dans ces conditions, au point de toujours mener des intrigues secrètes dans un monde qui s’y prête moins que jamais ? Quant au fond, il est bien convenu – la nature humaine, le poids des circonstances, les atrocités commises au nom de l’idéologie… –, et au final desservi par tous ces pains qui empêchent de le prendre vraiment au sérieux.

 

Une bien étrange compagnie commençait plutôt bien – à même, peut-être, de constituer la bonne surprise qu’on m’avait recommandée. Mais, au fil des pages, il m’a semblé perdre de plus en plus d’intérêt… jusqu’à ce que sa lecture devienne peu ou prou un calvaire. Il ne fait aucun doute que ce roman aurait grandement bénéficié d’un véritable travail éditorial ; cela aurait-il cependant suffi à en faire un bon livre ? J’ai longtemps voulu le croire, mais, en définitive, j’en doute…

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Danse macabre, de Stephen King

Publié le par Nébal

Danse macabre, de Stephen King

KING (Stephen), Danse macabre, [Night Shift], préface de John D. MacDonald, traduit de l’anglais (États-Unis) par Lorris Murail et Natalie Zimmermann, Paris, J.C. Lattès – LGF, coll. Le Livre de Poche – Fantastique, [1976-1978, 1980, 2010] 2012, 537 p.

 

Comme je l’avais mentionné en causant de Revival, assez récemment, je n’ai étrangement lu que très peu de bouquins de Stephen King depuis que j’ai commencé à tenir ce blog. C’est d’autant plus étonnant que c’est un auteur qui a beaucoup compté pour moi, et dont la production de ces dernières années n’est semble-t-il pas forcément déshonorante au regard de ses œuvres antérieures et si célèbres – j’ai notamment 22/11/63 dans un coin, dont des gens bien m’avaient dit beaucoup, beaucoup de bien, va falloir, quand même…

 

Ado, en tout cas, je le révérais. Je ne suis plus tout à fait sûr de ma première lecture kingienne : je sais que, pour quelque raison improbable et incompréhensible, son recueil de nouvelles Brume se trouvait dans la bibliothèque parentale, et peut-être ai-je commencé par là – ou par les extraits qui en avaient été tirés pour donner des petits bouquins de Librio, collection que j’ai beaucoup pratiquée ? J’en avais en tout cas lu Le Singe et La Ballade de la balle élastique… Ce dont je suis certain, c’est que le premier roman de King que j’avais lu était Shining (sous-titré étrangement L’Enfant-lumière), sans doute en raison de la célébrité du film de Kubrick, que j’avais par ailleurs vu assez gamin (et qui m’avait traumatisé comme de juste…). Mais dans quel ordre, tout cela ? Je n’en sais rien…

 

Ce dont je me souviens par contre très bien, c’est d’une anecdote assez improbable impliquant ma prof de français de troisième. J’ai peut-être déjà eu l’occasion d’en parler ici : la dame haïssait littéralement la science-fiction, sauf Robert Silverberg qu’elle adulait – son discours haineux m’a marqué au point de me faire prendre en grippe le célèbre auteur, qui n’y était pour rien, par pure opposition puérile, et il en est résulté cette bizarrerie que je n’ai toujours pas lu, des années plus tard, le moindre bouquin de Silverberg (alors que plusieurs patientent dans ma bibliothèque de chevet…). Ceci étant, à l’époque, j’étais déjà un gros lecteur, ce qu’elle ne manquait pas de savoir – et sans doute d’apprécier. Nous nous sommes retrouvés, dans des circonstances que j’ai oublié, à échanger des livres, à plusieurs reprises, même (je crois) ; je me souviens très bien, en tout cas, de quand elle m’avait prêté La Trilogie new-yorkaise de Paul Auster (auteur que je n’avais alors jamais lu, même si, sauf erreur, j’en avais entendu parler notamment dans Les Inrockuptibles – oui, c’était une des époques où je lisais Les Inrockuptibles…) : ce fut une très belle découverte, très marquante, aussi ne puis-je pas totalement rejeter ladite prof dans les limbes, malgré l’anecdote sur Silverberg… et celle qui suit : quand j’ai été amené à mon tour à lui prêter un livre… Pour une raison que j’ignore, dans un contexte oublié, je lui avais justement filé Shining de Stephen King. Quelques jours plus tard, elle a fait son retour de lecture… mais pas en privé : devant toute la classe ! Et ce fut proprement une lapidation. Elle a massacré l’auteur et son livre, avec un dégoût visible, dénonçant l’infamie débordant de sang « et autres sécrétions corporelles », mentionnant enfin, comme à regret, le sperme – avec l’effet que vous pouvez imaginer devant une classe d’ados. Sur le moment, j’étais submergé par la honte – mais j’ai bien vite pris conscience que ce n’était pas en raison de ce que j’avais lu et aimé ce livre, cela relevait plutôt d’une vague confiance qui avait été aussi salement trahie ; en fait, j’en suis venu à me dire que je ne rougissais pas seulement pour moi, mais aussi pour elle, et peut-être davantage encore, pour sa haine, ses œillères, son incompréhension fondamentale d’un livre qui ne méritait certainement pas cette démolition en règles, pour de si mauvaises raisons, quand s’y trouvent tant de choses autrement plus saisissantes…

 

Le fait que King soit un auteur à succès n’était sans doute pas pour rien dans cette diatribe, bien sûr – réflexe très commun, et qui sans doute ne m’épargne pas moi non plus, à l’occasion… Mais, pour moi, en même temps, cela avait un avantage indéniable : ma petite ville, étonnamment, n’était pas un vrai désert culturel en matière de littérature – on y trouvait deux librairies plus qu’honnêtes, où je me ruinais régulièrement. Mais quand je sortais du collège, mon premier refuge, c’était les Nouvelles Galeries juste à côté, où le rayon consacré aux livres, assez peu fourni mais que j’ai beaucoup parcouru, abritait pour l’essentiel des J’ai lu (et Librio, donc), et notamment – sur le rayonnage, cela avait un effet impressionnant, les couvertures noires tranchant sur le reste – plein de best-sellers de Stephen King, aux couvertures souvent très, très gores : celles des trois tomes de Ça et des trois tomes aussi du Fléau m’ont marqué à jamais, notamment…

 

Et ce n’est sans doute pas pour rien si, à l’époque, j’ai dévoré plein de bouquins de Stephen King – qui restent associés pour moi à cette adolescence désireuse de s’affirmer, quitte pour ce faire à se vautrer dans ce que les bonnes âmes ne pouvaient qualifier que de « mauvais goût »… Peut-être, à l’époque, avais-je même envie d’insister sur cette dimension ? Façon « j’aime Stephen King et je vous emmerde »… C’est très possible. L’auteur, de toute façon, mais c’est sans doute le lot commun de ceux qui vendent, n’avait alors guère la réputation d’un « grand écrivain », et je m’en accommodais très bien. C’est pourtant une erreur ; car, au-delà du don certain du Roi pour façonner de « bonnes histoires », il ne fait maintenant à mes yeux aucun doute qu’il est bien plus qu’un « vulgaire » (allons bon…) « raconteur » : il est bien un grand écrivain. Quelqu’un qui sait manier les mots avec une aisance remarquable pour un effet optimal ; quelqu’un qui sait poser un univers en quelques pages à peine, qui sait camper des personnages authentiques en quelques lignes ; un maître de la communication des sentiments, ce qui va bien au-delà de la seule terreur associée à son nom…

 

Tenez, un autre souvenir – quelque temps plus tard, toutefois. J’étais en Dordogne, en pleine crise d’insomnie, que je comblais en lisant Jessie – là encore, quel pitch ! Concevoir un roman entier sur cette base presque grotesque a quelque chose de stupéfiant, révélant l’artisan hors-pair… Quoi qu’il en soit, à mesure que les heures défilaient, j’engloutissais les pages avec un plaisir constant. Pour « égayer » ma lecture, j’avais eu l’idée saugrenue de l’accompagner d’un fond musical – dont, du coup, je me souviens très précisément : il s’agissait du deuxième CD de la compilation Ant-Hology du label Ant-Zen (qui, à la différence du premier, louchait plus sur le dark ambient que sur l’indus), et que j’avais mis en boucle. Au bout d’un certain temps, le sommeil me gagne enfin, insidieusement, même si je somnole plus que je ne dors… La musique et le texte se mêlent dans mon semi-endormissement… Et quand le Japonais fou Aube, trafiquant des bruits d’eau, augmente discrètement puis moins discrètement le volume, une image m’apparaît : celle de ce curieux homme, si inquiétant, cet inconnu portant une valise que l’on sait instinctivement lourde de menaces indicibles… L’homme apparaît à ma fenêtre, il l’ouvre – mais comment ? – de l’extérieur, pénètre un peu gauchement dans ma chambre, et s’approche de moi, sans un mot, tandis que l’eau se fait plus envahissante, noyant mes oreilles… Je ne sais pas si j’ai alors hurlé, mais n’en serais guère étonné. Ce souvenir est resté ; sans doute l’association entre la lecture et la musique y a-t-elle joué un grand rôle, mais c’est bien là que j’ai compris combien les mots pouvaient faire peur… Cela reste mon expérience de lecture la plus terrifiante. J’avais pourtant abondamment lu dans le genre, et pas des moindres (Lovecraft en tête, dont certains récits, comme notamment « La Maison de la sorcière », ne me laissaient certainement pas de marbre ; et, enfant, dans un tout autre genre, j’ai entendu les tambours de la Moria résonner dans ma tête, annonçant l’irrémédiable assaut…), mais jamais, au grand jamais, je n’ai eu aussi peur en lisant un livre – le souvenir de l’apparition de l’homme à la valise dans ma chambre ne me quittant dès lors plus jusqu’à la dernière page du roman…

 

Cette expérience, je ne lui connais qu’un seul équivalent personnel : ma lecture du Procès de Kafka, dans des conditions somme toute assez proches (insomnie, notamment) – quand j’ai ressenti une terrible nausée à la lecture des errances paniquées de Joseph K dans le Greffe. Un livre qui rend malade… Il n’est donné qu’aux meilleurs de susciter des ressentis pareils chez le lecteur.

 

Il y a cependant une étrangeté dans mon rapport à King : j’ai beau avoir dévoré bon nombre de ses romans, dont de sacrés pavés tels que ceux cités plus haut, j’ai toujours eu la conviction de le préférer en tant que nouvelliste. Peut-être est-ce le souvenir émerveillé de Brume, qui fut donc peut-être, ou peut-être pas, ma première lecture du maître de l’horreur ? C’est très possible… Car je me suis rendu compte que ce jugement, que je ne manquais pas de reprendre régulièrement, ne se fondait finalement que sur bien peu de lectures. Je disais priser avant tout les nouvelles de King, mais qu’en avais-je lu ? Bien peu, au fond – nombre des recueils les plus essentiels m’ayant jusqu’alors échappé. Et c’est bien pourquoi je me suis procuré il y a quelque temps de cela deux de ses recueils les plus fameux, qu’étrangement je n’avais jamais lus, mais illustrant l’art de nouvelliste de King de manière bien différente : Danse macabre, dont je vais vous entretenir aujourd’hui, et Différentes Saisons

 

Danse macabre (ou Night Shift en VO) est le premier recueil de nouvelles de Stephen King, rassemblant des textes écrits sur une dizaine d’années, dont la plupart avaient été publiés auparavant, d’abord dans des revues universitaires, ultérieurement dans des magazines plus traditionnels (et autrement influents). Quand le recueil paraît aux États-Unis, en 1978, King est déjà une star : il a publié Carrie, qui a déjà été adapté au cinéma par Brian De Palma, puis Salem et Shining, qui le seront bientôt, respectivement par Tobe Hooper et Stanley Kubrick ; c’est aussi l’année de parution du Fléau. Un début de carrière pour le moins stupéfiant… Danse macabre est pour lui l’occasion de rendre « visible » un autre aspect de son art, sa maîtrise de la forme courte. Sans doute l’auteur, encore jeune, y fait-il toujours un peu ses gammes, et nous aurons l’occasion d’y revenir ; le recueil, à vrai dire, est régulièrement critiquable, et je ne manquerai bien sûr pas de pinailler ici ou là sur tel ou tel aspect qui me convainc « moins » ; mais voilà : « moins ». Car, dans l’ensemble, c’est là une très étonnante collection qui, dépassant sans peine les quelques écueils qu’on peut y relever ici ou là, s’affirme bien vite comme un vrai modèle du genre, témoignant ô combien de ce que son auteur est un grand écrivain.

 

La préface moche et bête signée John D. MacDonald (auteur à succès qu’admirait semble-t-il profondément King), mal écrite et mal construite, laisse pourtant craindre le pire, en faisant l’apologie des seules « bonnes histoires » au-delà de la qualité d’écriture ou « style »… Peut-être, ado, vaguement rebelle et à plus ou moins bon droit comme le sont tous les ados, aurais-je adhéré au propos, mais ce n’est certes pas le cas aujourd’hui. Ce bref texte, à mon sens, dessert en fait King, en colportant d’emblée ou presque cette image de l’habile artisan n’ayant que mépris pour ce que les autres envisagent comme étant art, et bien plus « noble »… Le fait est que, déjà à l’époque, King écrit bien mieux qu’on n’a longtemps voulu le dire… et probablement bien mieux, au passage, que ce préfacier – à se fonder sur cet unique texte tout du moins, que j’ai trouvé profondément désagréable, en plus d’être malvenu.

 

L’avant-propos de Stephen King lui-même est autrement plus intéressant, consistant en une réflexion, vue de l’intérieur, sur le genre horrifique et ses implications – passant notamment par le mépris affiché de certains critiques pour ces textes évoquant à les en croire un conducteur voyeur et avide de sang et de douleur, ralentissant à proximité d’un accident… « Sang et autres sécrétions corporelles… » Mais King ne voit en fait aucun inconvénient à ce qu’on l’envisage de la sorte ; il y discerne, et à bon droit, une dimension essentiellement humaine, et sans doute bien plus riche de connotations que le vague dégoût qu’on ne manque pas d’exprimer par réflexe à l’égard de ce comportement « bassement matériel »… Il y cite par ailleurs bon nombre d’auteurs, dont certains sans doute peuvent être vus comme des influences (Lovecraft inclus), mais aussi d’autres correspondant à une conception large du « fantastique » (on dirait sans doute plutôt « imaginaire » aujourd’hui et chez nous), relevant en fait davantage de la science-fiction ou de la fantasy (Tolkien y figure à plusieurs reprises, par exemple).

 

Une chose m’a cependant inquiété dès ce paratexte : j’ai eu l’impression d’une traduction (par Lorris Murail et Natalie Zimmermann) parfois très lourde… On a souvent dit que King n’avait guère été gâté par ses traducteurs dans la langue de Guillaume Musso, et tout récemment encore (beware the Nadine), et j’ai craint que ce soit aussi le cas pour ce recueil… Mais, heureusement, ces préventions plus ou moins fondées ne se sont pas vérifié au cours des nouvelles. Ouf. Détaillons donc par le menu, et dans l’ordre.

 

Le recueil s’ouvre sur « Celui qui garde le ver », que je n’ai pas relu cette fois, puisqu’il s’agit de la traduction de « Jerusalem’s Lot », que je venais tout juste de lire dans l’anthologie Tales of the Cthulhu Mythos « révisée ».

 

J’ai donc commencé par « Poste de nuit » (« Graveyard Shift ») : la nouvelle prend place dans une usine glauque, où des employés se voient accorder une rémunération supplémentaire à condition de participer au nettoyage du sous-sol, fort propice à la terreur – tant il est d’une puanteur fétide, d’une obscurité angoissante, et lourd de menaces indéfinies, quand bien même on s’inquiète au premier chef de ce qu’il est envahi par des rats d’une taille étonnante et qui n’ont certainement pas peur des humains… La nouvelle bénéficie surtout de son ambiance prolo-sordide, avec des personnages esquissés en quelques traits à peine mais bien suffisants pour leur donner de la chair – un aspect essentiel de l’art du Roi ; le personnage point de vue, tout ouvrier qu’il soit, n’en est pas moins, aux yeux de son contremaître, un « intellectuel »… et la relation entre les deux hommes virera au cauchemar lors de cette excursion chthonienne. La nouvelle n’a sans doute rien d’un chef-d’œuvre, mais témoigne d’emblée de l’art de Stephen King pour poser rapidement une ambiance et susciter bien vite de délicieux frissons. On notera par ailleurs que la nouvelle soulève bien plus de questions qu’elle n’offre de réponses, mais c’est très bien comme ça.

 

« Une sale grippe » (« Night Surf ») est une nouvelle aux allures de fragment – débutant sur une attaque en force, mais sans véritable conclusion – sur un groupe de jeunes gens errant sur une plage, dans un monde ravagé par une très vilaine grippe ; et peut-être même sont-ils les seuls survivants ? Mais pour un temps seulement… On pense forcément au Fléau (qui paraît la même année que Danse macabre) mais sur un format tout autre, et plus que jamais centré sur les personnages, à bout de nerfs, et leurs relations tendues autant que désespérées. Ce qui fonctionne bien.

 

« Comme une passerelle » (« I Am the Doorway ») est une nouvelle relativement surprenante – elle affiche une certaine dimension SF, en traitant d’un programme d’exploration spatiale (avec une dimension uchronique ?) aux conséquences imprévues. Le narrateur, astronaute revenu en pièces d’une expédition autour de Vénus, dissimule ses mains sous des bandages – convaincu qu’il est qu’une entité incompréhensible, à un moment ou un autre de son vol, a infiltré son corps, y générant des yeux extraterrestres à la perception foncièrement différente de la sienne ; le pire étant peut-être que son corps, dès lors, constituerait une « passerelle », permettant à ces intrus d’agir sur ce monde humain qu’ils ne peuvent que juger incompréhensible et, en conséquence, répugnant… Une nouvelle riche, où le background initial cède peu à peu la place à une forme d’horreur psychologique – bien vite illusoire cependant : après tout, le lecteur sait, à l’instar de l’astronaute lui-même, que ce qu’il dit est la pure vérité, n’est-ce pas ?

 

On passe à « La Presseuse » (« The Mangler »), nouvelle qui me laisse profondément perplexe… Le fait est qu’elle ne manque pas d’efficacité, et se montre joliment horrifique à la base – l’histoire de cette machine industrielle qui semble s’animer et avoir soif de sang, dans les premiers temps du moins, ne laisse pas indifférent. Le problème… c’est que les personnages en viennent très vite (et sans doute beaucoup trop vite) à supposer que la machine est littéralement possédée. Ce qui les amène bientôt à concocter un rituel d’exorcisme parfaitement délirant… Il est heureux, sans doute, que (SPOILER !) ce rituel s’avère foireux si ce n’est pire, mais cette nouvelle, d’ici-là, exige beaucoup trop de ma suspension volontaire d’incrédulité – je n’y crois pas ; dès l’instant que le flic et son pote le professeur d’anglais se mettent à tripper sur le sang de vierge, les sabots de chevaux et la mandragore, je ne peux plus suivre, je ne peux m’empêcher de trouver cela beaucoup trop ridicule… Je suppose que King souhaitait délibérément user de cette impression de corde raide, toujours à deux doigts de sombrer dans le grotesque achevé, et probablement non dénuée sans doute d’un certain humour noir, mais je trouve que ça ne fonctionne pas – malgré quelques belles scènes d’horreur, avec des vrais morceaux de gore, et une angoisse miraculeusement perpétuée au milieu des bêtises magiques. Le thème de l’objet hanté est sans doute relativement commun chez King – ça m’a fait penser à Christine, par exemple (mais le film de John Carpenter, je ne suis pas certain d’avoir lu le bouquin, je ne crois pas – on m’a signalé, en tout cas, que le contexte et l’histoire de « hantise » étaient en fait bien différents), mais, ce que je parviens à gober avec satisfaction et jouissance dans Christine (qui s’embarrasse nettement moins d’explications saugrenues, faut dire – le film, hein), je me sens contraint de le rejeter en bloc ici… alors que je n’en ai pas vraiment envie, tant il y a malgré tout de très bons moments. Diantre…

 

« Le Croque-mitaine » (« The Boogeyman ») obéit sans doute à une structure très classique : nous y voyons un homme – un gros beauf bien macho et bien violent comme il faut – s’entretenir avec un psychiatre de la mort de ses trois enfants, qu’il impute nommément au « croque-mitaine », le monstre dans le placard qui fait si peur aux enfants – et pas qu’aux enfants, à en croire l’inquiétude du « patient » jetant un œil en biais au placard du bureau du psychiatre… Il est vrai que c’est là, d’une certaine manière, la plus terrible des peurs (enfantines ou pas), en raison de son abstraction même, qui la rend d’autant plus insaisissable… À partir de là, il n’y a sans doute guère de possibilités : soit l’homme est un fou et/ou un menteur (auquel cas il est peut-être le vrai meurtrier, on ne manque pas de le supposer – c’est l’approche « psychologique », je suppose), soit le fantastique se réalise, et c’est bien le croque-mitaine le grand responsable de tout ça. Je vois plutôt Stephen King (et peut-être d’autant plus, comme ici, quand il reprend des monstres « classiques » pour les adapter à sa sauce) dans la deuxième catégorie, globalement, même s’il y a sans doute bien des exceptions – ici, en tout cas, ça semble se vérifier bel et bien ; même si, bien sûr, la nouvelle joue longtemps de l’ambiguïté, essentielle, au point de fonder le récit, d’ailleurs. Jusqu’à ce que la pirouette supplémentaire à la chute, qui a probablement quelque chose de grotesque, mais fonctionne néanmoins – avec un sourire en coin –, ne laisse finalement plus de place au doute… Par ailleurs, elle n’a pas manqué de me faire penser à Lovecraft, « Celui qui chuchotait dans les ténèbres », je tends à croire que ce n’est pas un hasard, même si la nouvelle n’a rien de « mythique ». Elle bénéficie en outre, au-delà, du talent de King pour la caractérisation des personnages – et peut-être plus particulièrement encore quand celui-ci est un clampin de base, tel que cet homme aux abois (qui n’en a pas moins une vie, une âme, une chair, au-delà du seul stéréotype), et qui, pour être globalement désagréable, parvient cependant à susciter un semblant d’empathie plus ou moins aisé à admettre (et parfois mêlé de haine, avec un désir inavoué pour la punition du sinistre personnage ?) : c’est bien pour ça que ça marche. Le résultat final est sans doute relativement anecdotique, mais ça fonctionne plutôt bien.

 

« Matière grise » (« Gray Matter »), ensuite, ou les dangers de la bière… Bon, ce n’est pas exactement Street Trash, hein – même si, globalement, la nouvelle m’a paru assez rigolote. Ce qui n’est sans doute pas si évident que ça, parce que, derrière cette histoire saugrenue de vieux pochards, il y a probablement quelque chose de très grave, au fond – et au-delà même du seul caractère horrifique au sens le plus courant, délibérément fantastique : le fait que ce poivrot se mue en bactérie est sans doute relativement secondaire, par rapport aux thématiques de l’alcoolisme, voire de la dépression dans sa forme la plus apathique, avec de fâcheuses conséquences dans la relation père-fils, qui baignent ce récit, perpétuellement sur la corde raide ; autant de thèmes classiques de King. En tout cas, je l’ai trouvé drôle, oui, mais tout en me disant qu’au fond il ne l’est pas vraiment, voire pas du tout… Bizarre.

 

Les deux nouvelles qui suivent, là encore, après « La Presseuse » plus haut, jouent du principe des « objets » s’animant et acquérant une conscience homicide. Dans « Petits Soldats » (« Battleground »), un tueur à gages, qui a récemment abattu un industriel, fabricant de jouets, reçoit une boîte de G.I. Joe « Vietnam », des petits soldats accompagnés d’hélicoptères qui l’attaquent bien vite ; en dépit de leur taille minuscule, ils présentent un danger à ne pas négliger – tout particulièrement ceux armés de bazookas… Assiégé dans son appartement, le tueur à gages (qui fait preuve d’un sang-froid assez étonnant, acceptant bien vite et sans faire davantage de chichis une situation par essence irrationnelle – ça reviendra dans la nouvelle suivante) livre bataille contre le régiment… et, bien sûr, ne pourra que perdre en définitive, dans une conclusion qu’on voit venir, et pour le moins grinçante. C’est amusant…

 

J’ai cependant bien davantage apprécié « Poids lourds » (« Trucks »), où des automobilistes sont contraints de se réfugier dans la boutique d’une aire d’autoroute : les camions, dont ici beaucoup de semi-remorques, se sont rebellés contre leurs maîtres humains… mais peut-être leur réservent-ils un sort pire encore que l’extermination. La nouvelle, qui a débouché sur le film Maximum Overdrive, réalisé par King lui-même et de mauvaise réputation (mais je ne l’ai pas vu), est, dans ce registre, assez efficace ; la situation de huis-clos tandis qu’une menace inconcevable rôde à l’extérieur, a pu me faire penser, chez le même auteur, à « Brume », même si avec moins d’ampleur… Et là encore, bizarrement, un peu comme « La Presseuse », la nouvelle questionne mes capacités à la suspension volontaire d’incrédulité – d’une manière troublante : le postulat de base est par essence (aha) improbable, mais je joue volontiers le jeu – sinon à quoi bon ? Pourtant, j’ai du mal à admettre certaines conséquences de ce postulat, les jugeant « invraisemblables » (ici, notamment, les camions qui communiquent avec les humains en émettant des messages en morse avec leurs klaxons)… et je me rends compte qu’il y a sans doute quelque chose d’absurde dans mon rapport tout ça, à vouloir trier l’acceptable et ce qui ne l’est pas sur des bases aussi fragiles… Bizarre. Par ailleurs, l’orientation que prend à terme la nouvelle, quand se pose la question du carburant, m’a plus ou moins convaincu au départ, mais l’essentiel est sans doute qu’elle suscite en définitive de saisissantes visions d’apocalypse…

 

Puis nous avons « Cours, Jimmy, cours… » (« Sometimes They Come Back »). La nouvelle débute assez joliment, et déploie bien vite une ambiance oppressante à souhait, un vrai régal. Nous y suivons un jeune professeur, toujours traumatisé par l’assassinat de son frère aîné quand ils étaient gamins, par une bande de voyous juvéniles. Il enseigne maintenant dans des collèges assez difficiles – une classe tout particulièrement… où des élèves décèdent, pour être remplacés par trois des voyous d’antan, pas le moins du monde vieillis. Contrairement à ce qui se produit dans certaines des nouvelles qui précèdent, le héros commence tout naturellement par douter de ses perceptions et plus généralement de sa santé mentale, même s’il est bien amené à terme, devant l’évidence, aussi invraisemblable soit-elle, à accepter le fait accompli. Jusque-là, mais en incluant cette dernière évolution, c’est proprement excellent. Mais c’est là, à mon sens, que les choses dégénèrent… SPOILER, donc : le jeune professeur se retrouve subitement avec un Traité de démonologie dans les pattes, qui a le bon goût de comporter un rituel efficace pour convoquer les puissances des ténèbres (?!), et, usant du mal contre le mal, il bannit les trois voyous, morts depuis longtemps, en sacrifiant ses index au démon. Et franchement, ça ne passe pas… Pour moi, en tout cas : là encore, je trouve que King tire trop sur la corde de la vraisemblance, même avec une base pareille – ce que j’admets par nécessité autant que par jeu, et avec un grand plaisir, dans le dispositif de la nouvelle me paraît ne pas tenir le choc de ces pirouettes plus ou moins grotesques qui la concluent. Des fois, je me dis que j’ai peut-être été trop formaté, ces dernières années, par mes lectures de Lovecraft via Joshi, toujours au mieux sceptique, sinon carrément hostile, quand la magie, les fantômes et les démons entrent en scène… Mais pas sûr : si, pour Lovecraft, cette attitude me paraît globalement fondée (attention aux excès toutefois), ce n’est sans doute pas le cas pour King, qui use souvent d’un registre de l’horreur totalement différent ; aussi, à la base, j’y accepte magie et fantômes sans souci (et même les démons, mais faut voir comment, quoi…), mais la scène du rituel m’a ici complètement bloqué, et déçu. D’autant que, dans un sens, c’est pire que pour « La Presseuse », puisque nous y voyons un type lambda, pas le moins du monde impliqué dans l’occultisme, trouver d’emblée – au supermarché du coin peut-être ? – pile ce qu’il lui faut pour invoquer vraiment Satan ?! Même en tordant le machin, par exemple en envisageant d’emblée une manipulation diabolique ayant justement pour but d’amener le professeur à ce sacrifice rituel, ou, en sens totalement inverse, en forçant une lecture « psychologique » de la nouvelle (qui me paraît à vrai dire impossible)... Non, ça ne fonctionne pas. Et c’est vraiment dommage…

 

Les deux nouvelles suivantes sont certes horrifiques, mais pas fantastiques. « Le Printemps des baies » (« Strawberry Spring »), expression désignant un phénomène météorologique similaire à « l’été indien » (un redoux trompeur laissant croire à la fin de l’hiver, quand celui-ci n’a en fait pas dit son dernier mot), traite des assassinats commis sur un campus par un mystérieux serial killer jamais arrêté, et désigné par les médias sous le nom de « Jack des Brumes » ; le narrateur s’en souvient, alors que le printemps des baies, après une longue absence, surgit à nouveau… La fin se conçoit vite, mais l’ambiance est correcte ; sans doute un texte assez mineur, cela dit (c’est semble-t-il un des plus vieux textes de l’anthologie, encore que considérablement réécrit depuis sa première publication… dans une revue universitaire – mais il y en a d’autres dans ce cas).

 

« La Corniche » (« The Ledge ») tourne autour (si j’ose dire) d’un défi sadique lancé au narrateur, un prof de tennis avec un casier judiciaire, par le caïd de la pègre dont il a eu l’imprudence de « piquer » la femme : s’il parvient à faire le tour de l’immeuble sur la corniche du dernier étage, à plus de cent mètres d’altitude, il repartira libre et riche, et pourra convoler avec l’épouse infidèle… Inutile sans doute d’en dire plus ici, et le retournement final se devine, mais sans que cela nuise au texte. Ce « truc » de la corniche se trouvait déjà plus haut dans le recueil, où c’était un élément accessoire de « Petits Soldats » – mais ici, c’est la base du dispositif suscitant l’angoisse, et avec une certaine réussite : si l’introduction en forme de conversation lourde de menaces entre le narrateur et le truand instaure bien le malaise, avec une habileté indéniable, celui-ci prend de suite une autre dimension dès l’instant qu’il s’agit d’accomplir le défi. Inévitablement, par contre, ça m’a fait penser à l’un des histoires courtes concluant V pour Vendetta

 

La suite immédiate est on ne peut plus différente. « La Pastorale (travaux des champs et des jardins) » (« The Lawnmower Man ») est un texte clairement humoristique, même si pas dénué d’aspects cauchemardesques – encore que d’un genre bien différent de tout ce qui précède ou presque : l’absurdité quasi surréaliste de la situation, le grotesque des personnages, tirent bien cette nouvelle vers le rire, sans l’ombre d’un doute ; la tripaille et l’hémoglobine n’y changent rien, participant pleinement de la plaisanterie tordue. Une simple tondeuse y est censée devenir objet de terreur, mais, si elle semble s’animer d’elle-même, ce n’est pas dans un contexte comparable aux précédentes nouvelles du recueil à base d’objets possédés – dans la mesure du moins où se trouve bien quelqu’un qui semble la diriger, juste à côté, et qui participe pleinement du délire. C’est hautement improbable, une idée pour le moins saugrenue, mais amusant… Ce n’est cependant pas le registre où King excelle.

 

« Desintox, Inc. » (« Quitters, Inc. ») ne présente pas le moindre élément surnaturel, et traite d’une méthode pour le moins drastique afin d’arrêter de fumer. Je n’ai pas été très convaincu, cette fois : si le manque du fumeur désireux de lâcher la clope mais toujours tenté au point d’en souffrir est relativement bien transmis, et si la méthode génère à l’occasion une paranoïa correcte, j’ai le sentiment que King, ici, ne va en fait pas assez loin dans l’horreur – tout se passe finalement trop bien. Sans doute s’agissait-il – c’est bien le propos, après tout – de laisser planer en l’air la menace de sanctions terribles, sans la concrétiser nécessairement, mais je trouve que ça ne fonctionne pas ; d’autant plus, peut-être, que certaines implications de l’intrigue ne sont pas suffisamment développées et « justifiées » ? Ce n’est pas forcément mauvais, mais pas suffisant…

 

« L’Homme qu’il vous faut » (« I Know What You Need ») traite d’une jolie étudiante qui rencontre un moche jour un jeune homme à l’allure incongrue, qui s’avère bientôt, sans qu’elle en prenne bien conscience, savoir toujours ce dont elle a besoin. Ses sentiments évoluent, et celui qu’elle tendait instinctivement à prendre pour un énième lourdaud de dragueur devient à terme pour elle un homme idéal dont elle tombe éperdument amoureuse… Au début, j’avais l’impression d’un texte anticipant Bazaar, roman bien plus tardif, mais c’est en fait encore autre chose. La nouvelle joue plus sur l’inquiétude que sur la peur à proprement parler. Son ambiance est plutôt appréciable, même si, une fois de plus, je trouve que King tire peut-être un peu trop sur la corde à l’occasion – notamment quand la coloc de l’héroïne prend sur elle d’embaucher un détective privé pour enquêter sur le curieux petit copain, moui… Le point de vue féminin apporte peut-être quelque chose ; la thématique de l’obsession est plutôt intéressante (et inquiétante, oui), itou pour ce qui est de la frustration (et le viol ?) ; et la nouvelle se finit étonnamment bien… Je reste quand même un brin sceptique, ça se lit très bien, mais ne m’a pas emballé plus que ça. Pour l’anecdote, on y trouve une mention totalement gratuite du Necronomicon – mais la nouvelle n’a bien sûr absolument rien de lovecraftien.

 

Tout autre chose avec « Les Enfants du maïs » (« Children of the Corn »). Un couple en grosse, grosse crise, et qui n’a rien trouvé de mieux pour y remédier que de traverser les États-Unis en voiture, s’égare sur une route paumée du Nebraska, environnée d’immenses champs de maïs (une note amusante des traducteurs dit qu’il s’agit de la « route de la Bible », traduction qu’ils ont retenue pour « Bible Belt », disant quand même que c’est la région où s’est répandue « la secte ʺfondamentalisteʺ », sic…). Le chauffeur en pleine dispute roule sur un enfant… mais découvre que « sa victime » avait été préalablement égorgée. Le couple se dirige alors vers le seul patelin à des dizaines de kilomètres à la ronde, en quête d’un agent de police, mais la petite ville semble complètement abandonnée… à moins que les enfants...? Un texte très fort, très efficace, où se mêlent des thématiques importantes, notamment le fanatisme religieux et l’enfance « monstrueuse ». King concocte avec minutie l’angoisse, qui grandit page après page de mystères, avant de lâcher toute bride à l’horreur, et d’en ajouter sans cesse de nouvelles couches, tout en donnant l’impression appréciable de ne jamais en faire trop pour autant. Je ne peux m’empêcher de trouver à cette nouvelle un certain climat lovecraftien – renvoyant pour l’essentiel au « Cauchemar d’Innsmouth » –, mais mitonné à une sauce très personnelle, voire subvertissant les thématiques originelles, et pour le mieux. Et, tant qu’à avancer des noms, ce texte m’a aussi forcément fait penser à Brian Evenson, plus tard… On peut aussi mentionner, contemporain du texte cette fois, l'excellent film de Narciso Ibáñez Serrador très bêtement titré en français Les Révoltés de l'an 2000 (¿Quién puede matar a un niño?)... Quoi qu’il en soit, et au-delà des références éventuelles, j’ai vraiment beaucoup aimé ; c’est un texte brillant, probablement un des meilleurs de l’anthologie.

 

Suivent deux nouvelles en rien surnaturelles. L’enchaînement, ici, est splendide : « Le Dernier Barreau de l’échelle » (« The Last Rung on the Ladder ») est une pure merveille. C’est aussi un texte extrêmement dur, traitant du suicide (on s’en doute très vite, je ne pense pas révéler quoi que ce soit)… Le récit est bâti sur un souvenir d’enfance : le narrateur et sa petite sœur jouant à un jeu dangereux dans la grange, qui a bien failli coûter la vie de la gamine, n’en réchappant qu’en raison de la confiance absolue qu’elle vouait à son grand-frère, certaine qu’il la protègerait. L’évocation de l’enfance, et du lien unissant le frère et la sœur, est d’une belle finesse, d’une acuité dans les sentiments pour le moins remarquable, tandis que les dernières pages, avec ce lien se délitant insidieusement, sont d’une morosité douloureuse peu ou prou insoutenable… Un texte aussi fort que délicat. Le préfacier, dont le ton m’avait tant agacé, y voyait la meilleure nouvelle du recueil – c’est bien possible, même si « Les Enfants du maïs », dans un genre on ne peut plus différent, rivalise sans doute en qualité ; mais c’est surtout pour moi la démonstration, pourtant, que Stephen King n’est pas un « simple » raconteur d’histoires, aussi bonnes soient-elles, comme il semblait le prétendre (ou plus exactement il le louait pour ce seul fait). Pour susciter tant d’émotion avec tant de justesse, King se doit d’être pleinement écrivain et habile à manier les mots au-delà du seul récit…

 

« L’Homme qui aimait les fleurs » (« The Man Who Loved Flowers ») est un court texte sans doute bien plus anecdotique. Un jeune homme que tout le monde sait amoureux rien qu’à voir son expression béate va acheter des fleurs pour la femme de sa vie, Norma ; j’ai tendance à croire que ce nom précis n’a pas été choisi au hasard, mais je dis peut-être n’importe quoi… Reste que le jeune homme en question a une conception de l’amour pour le moins violente, car obsessive – on s’en doute, hein… Oui, correct, mais anecdotique.

 

« Un dernier pour la route » (« One for the Road ») a un statut un peu à part, puisque ce texte est directement lié à une œuvre antérieure de Stephen King, le roman Salem (ou Salem’s Lot en VO), dont il constitue une sorte d’épilogue. Il y a sans doute une ambiguïté dans le nom du patelin, mais rappelons que, si Jerusalem’s Lot figure dans tous ces textes, la nouvelle inaugurant ce recueil et portant ce titre en anglais (mais titrée « Celui qui garde le ver » en français) n’a pourtant absolument rien à voir avec les deux autres (j’ai beau tenter bien des contorsions, au cas où, je ne vois pas comment le contraire pourrait s’avérer vrai). La nouvelle, très référentielle, se construit lentement : nous y voyons un homme trouver refuge contre la tempête de neige dans un bar du Maine, où deux petits vieux, le tenancier et le narrateur, plus qu’un habitué, papotent à leur habitude tandis que dehors les flocons ne cessent de tomber. L’intrus – à demi gelé et par ailleurs fort désagréable – les presse de retourner neuf kilomètres en arrière, pour y sauver sa femme et sa fille, qu’il a dû abandonner dans sa voiture immobilisée par la neige pour chercher du secours. Le problème est que c’est précisément la région de Jerusalem’s Lot : la ville a beau avoir entièrement brûlé deux ans plus tôt, et avoir été laissée à l’abandon depuis, les autochtones savent bien qu’elle est toujours hantée par ce qu’ils n’osent le plus souvent pas qualifier de vampires… J’ai lu le roman il y a beaucoup trop longtemps pour juger de la pertinence de cette brève suite. À vue de nez, ça m’évoque quand même pas mal un pur « fan service », manquant d’intérêt pour lui-même… L’ambiance de tempête de neige teintée de fatalisme n’est certes pas dégueu, et l’idée de confronter le naïf conducteur du New Jersey à ce qu’il ne peut percevoir que comme les superstitions ineptes de bouseux dégénérés du Maine est plutôt convaincante, mais le texte demeure anecdotique et sans surprise – on peut néanmoins en apprécier le semblant d’héroïsme au quotidien qui caractérise les vieillards du bar…

 

Et le recueil se conclut sur « Chambre 312 » (« The Woman in the Room »), texte résolument à part là encore, en rien fantastique, et probablement pas non plus horrifique au sens où on l’entend usuellement. Nous y voyons un homme, passablement ivre – il a plus que jamais besoin de se saouler –, rendre visite à l’hôpital à sa mère affligée d’un cancer et souffrant horriblement, en dépit d’une opération supposée la soulager, mais dont l’effet secondaire de paralysie est autrement plus flagrant. Jamais sa situation ne s’améliorera, elle est sur la pente ultime… Il s’agit donc pour le bon fils d’euthanasier sa mère, ou si l’on préfère de l’assister dans son suicide. Situation assurément terrible… C’est un texte très personnel – résultant directement de l’expérience de l’auteur, ô combien douloureuse, à la mort de sa propre mère. Sa forme est déstabilisante, adaptée à la condition mentale du fils se préparant à commettre ce qu’il ne peut envisager que comme un « matricide », tout en sachant que c’est là ce qui doit être fait – quoi qu’on en dise autour de lui : les points de vue changent sans cesse, la chronologie et les temps s’emmêlent, les idées sont brusquement interrompues tandis que d’autres font surface… Formellement, l’idée, pour être bienvenue et justifiée, a un rendu plus ou moins convaincant (ici, du moins, je ne sais pas ce qu’il en est en anglais). Mais le texte reste très fort ; et sans doute sa position terminale dans ce recueil dédié à l’horreur sous toutes ses formes a-t-elle quelque chose d’une nécessité, rappelant en définitive combien la peur, l’angoisse et la souffrance n’ont pas besoin de fantômes, de démons ou même de simples tueurs pour nous affecter au quotidien…

 

Le bilan est sans appel : Danse macabre est un gros recueil brillant, sans doute a-t-il même quelque chose d’un modèle du genre. À bien des égards, King y fait encore ses gammes, recyclant des poncifs à la pelle, mais son talent ne fait déjà aucun doute, son don pour raconter des histoires et provoquer l’émotion et l’empathie sont d’ores et déjà stupéfiants, et apparaissent aussi çà et là quelques singularités augurant de son œuvre à venir – par exemple l’utilisation des machines pour susciter la peur, ça revient souvent, ou bien sûr le thème de l’enfance, avec une ambivalence victime/monstre.

 

On pourrait sans doute s’étonner de ce que je me livre en définitive à cet éloge, tant j’ai pinaillé régulièrement dans mes comptes rendus nouvelle après nouvelle… Je ne le nierai pas, sous peine de me contredire : King, parfois, en exige un peu trop de ma suspension volontaire d’incrédulité – c’est le principal souci avec un certain nombre des nouvelles du recueil. Mais il s’agit là d’une analyse à froid, après coup, bien différente du pur ressenti sur le moment, à chaud. Le fait est que ces nouvelles sont, au pire, anecdotiques, et bon nombre sont bien plus que cela, jusqu’à atteindre, pour certaines d’entre elles (disons au moins « Les Enfants du maïs » et « Le Dernier Barreau de l’échelle »), le statut envié de chefs-d’œuvre. La lecture de Danse macabre, en dépit de nombreuses failles que l’on est tenté de critiquer pour se montrer honnête, ce que je n’ai donc pas manqué de faire, reste un plaisir rare, un vrai bonheur de littérature enthousiasmante, coulant tout seul et si souvent à même de susciter les délices du lecteur captivé… Ce sont généralement de bonnes à très bonnes histoires ; mais c’est souvent aussi davantage encore. Ici, je me sens envahi par le fantôme envahissant des pubs Rozana – horrifiques en leur genre – et ne peux donc conclure autrement : combien d’autres recueils peuvent-ils en dire autant ? Danse macabre est émaillé de faiblesses, oui – et il est quand même excellent. Longue vie au Roi !

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Sandman, vol. 5, de Neil Gaiman

Publié le par Nébal

Sandman, vol. 5, de Neil Gaiman

GAIMAN (Neil), Sandman, volume 5, [Sandman #50-56, The Absolute Sandman Volume 3, Sandman : The Dream Hunters #1-4, The Sandman Companion], illustré par P. Craig Russell, Bryan Talbot, Mark Buckingham, Alec Stevens, John Watkiss, Michael Zulli, Dick Giordano, Michael Allred, Shea Anton Pensa, Vince Locke, Gary Amaro, Tony Harris, Steve Leialoha, Dave McKean et Yuko Shimizu, préface de Stephen King, traduction [de l’anglais] de Patrick Marcel, [s.l.], Urban Comics, coll. Vertigo Essentiels, [1991-1993, 1998-1999, 2008] 2014, 384 p.

 

Sandman, suite, avec ce cinquième volume construit pour l’essentiel autour de l’arc La Fin des Mondes, que Gaiman tend à présenter comme une ultime respiration à base de ces histoires courtes qu’il affectionne tout particulièrement, avant de s’acheminer vers la fin de la série en enchaînant les récits plus directement en rapport avec la trame générale des aventures et déboires de Morphée. D’où un côté disparate (à relativiser toutefois), et l’emploi de très nombreux dessinateurs, pour des raisons que l’on détaillera plus tard. Le volume est en outre introduit par l’épisode 50 de la série, conçu pour marquer le coup (et un petit peu plus long que les autres) : il s’agit du fameux « Ramadan », très joliment illustré par P. Craig Russell, et qui est l’épisode de la série qui a connu le plus grand succès commercial, et peut-être aussi critique ; on retrouve enfin P. Craig Russell, à l’autre bout du volume, pour la mini-série bien plus tardive Les Chasseurs de Rêves, élaborée dans un contexte tout différent.

 

Commençons donc par « Ramadan », qui est le dernier des Distant Mirrors (intégrés dans Fables & Reflets) mettant en scène des chefs d’État et questionnant la politique au regard du rêve (notons que le titre, chaque fois, désigne un ou des mois) : après Robespierre (dans un épisode que j’ai tendance à juger un peu faible), Auguste (plus intéressant) et l’Empereur Norton (là, une belle réussite, mais par essence différente), trois épisodes figurant dans le troisième volume de cette intégrale, Neil Gaiman se penche cette fois sur le calife Haroun Al-Rachid, régnant heureusement sur un immense empire, au centre duquel se trouve une Bagdad parfaite. Enfin, « heureusement »… C’est à voir. Car le monarque est troublé. Nous le voyons ici convoquer, puis, résigné, mander une audience, auprès d’un autre roi, celui des rêves, afin de parachever la gloire de son règne. L’histoire, comme de juste, use des procédés et images associés aux Mille et Une Nuits pour susciter une féerie orientale sans pareille – entrant forcément en résonance avec la situation géopolitique d’alors : la guerre du Golfe… Cet épisode a été conçu différemment des autres : Neil Gaiman avait travaillé dessus sur une période plus longue, ajoutant touche après touche à son récit tout en travaillant sur d’autres épisodes plus immédiats, sachant que le n° 50 devrait être hors-normes, et s’y mettant donc à l’avance. « Ramadan » a globalement été écrit plus comme une nouvelle que comme un épisode de bande dessinée. Mais quand Gaiman a raconté ce qu’il avait pour l’heure écrit à son camarade P. Craig Russell, celui-ci lui a demandé de le laisser illustrer l’épisode – à sa manière. Aussi, Gaiman n’a-t-il pas élaboré cette fois de script précis, contrairement à son habitude – laissant la tâche de l’adaptation, pour l’essentiel, à son camarade dessinateur. P. Craig Russell s’était déjà fait remarquer pour des adaptations de contes, nouvelles et opéras, et a procédé de la même manière pour « Ramadan ». Le résultat touche à la perfection – la féerie visuelle associée aux astuces narratives qui, pour le coup, tiennent cette fois plus du dessinateur que du scénariste, aussi beau son récit soit-il, suscite un grand moment de la bande dessinée : oui, « Ramadan » a bien marqué le coup du n° 50… On retrouvera plus tard P. Craig Russell et cette manière de procéder pour Les Chasseurs de Rêves – encore que dans un contexte un brin différent, appelant quelques développements supplémentaires.

 

D’ici-là, nous avons donc l’arc en six chapitres La Fin des Mondes. Il s’agit, comme dit plus haut, d’une nouvelle et ultime séquence d’histoires courtes, mais Gaiman a toutefois pris le soin d’y insérer un liant absent des précédents arcs disparates, une sorte de « méta-récit » (encore que c’est sans doute plus compliqué que ça) « justifiant » et/ou sous-tendant les contes. Nous y voyons deux collègues de travail, sans plus de lien, un homme et une femme engagés dans un long trajet sur les routes américaines. Survient une tempête de neige (en juin ?), qui ne manque pas de déboucher sur un accident. L’homme, affligé, et la jeune femme blessée trouvent alors refuge dans une étrange « auberge », La Fin des Mondes donc, où de bien curieux personnages (on ne manque pas de repérer bien vite le centaure médecin Chiron, notamment) patientent au coin du feu, en attendant que la tempête s’achève, leur permettant enfin de reprendre leur route ; une route différente pour chacun, car la « libre maison » est à la croisée des mondes – des mondes bien réels, mais peut-être amenés à disparaître, donc… Et quoi de mieux pour passer le temps que de raconter des histoires ? Tous (ou presque…) y passeront, régalant leur auditoire, toujours ravi d’écouter un bon conte, de leurs mystères et secrets, mythes et légendes, dans des contextes ô combien différents, du plus prosaïque au plus fantasque (mais avec sans doute une préférence pour ce dernier, hein…). Dès lors, La Fin des Mondes joue ainsi des récits enchâssés (on a souvent fait le lien avec Les Contes de Canterbury de Chaucer) : Gaiman nous raconte une histoire, dans laquelle des gens racontent des histoires, histoires pouvant faire intervenir d’autres gens encore racontant encore d’autres histoires, et ainsi de suite, dans un vertige d’accumulation tenant pour partie de la mise en abyme, mais pouvant aller bien plus loin, jusqu’à une sorte de boucle de rétroaction assommant le lecteur (ébahi, ravi) de virtuosité narrative ; car, assurément, Gaiman est quelqu’un qui sait raconter des histoires – ce qui fait l’objet, tout naturellement, de la préface d’un autre grand raconteur, Stephen King… Ici, plus que jamais, la narration se fait transmission, avec tous ses mystères, la sublimant en un art suprême.

 

Les cinq premiers épisodes usent tous de la même structure : si le premier pose d’abord le cadre, chacun commence donc et s’achève également à La Fin des Mondes, un univers à part entière dessiné par Bryan Talbot, tandis que le récit qui y est narré par un client de l’auberge fait chaque fois intervenir un autre dessinateur – d’où la longue liste des participants, même si Sandman a employé dès le départ bien des artistes, se relayant sans cesse ; mais peut-être jamais avec autant d’à-propos.

 

Le tout premier de ces récits est d’emblée brillant : « Un conte de deux villes », très joliment illustré par Alec Stevens (dans un style graphique très personnel et parfaitement approprié au conte, c’est sans doute, de toutes les prestations des dessinateurs invités sur cet arc, celle qui me parle le plus, et de loin) est un très étonnant et subtil récit mêlant onirisme et horreur, ne cachant en rien son inspiration lovecraftienne (jusque dans l’emploi référentiel de l’adjectif « cyclopéen ») ; Gaiman avait d’ailleurs repéré le dessinateur dans une adaptation de Lovecraft… Une horreur « cosmique » à maints égards, donc, étrangement abstraite aussi. L’histoire angoissée de cet homme errant dans le rêve d’une ville, aussi fascinant qu’oppressant, déploie des trésors d’ambiance pour un résultat imparable.

 

Suit « Le Conte de Cluracan », illustré par John Watkiss, où nous retrouvons l’arrogant et amoral prince de Féerie déjà croisé dans La Saison des Brumes ; le personnage, égal à lui-même, aussi agaçant que fantasque, en fait des caisses pour raconter sa dernière aventure, aux accents de fantasy épique teintée de haute politique, dans un cadre urbain là encore, où la collusion entre pouvoirs spirituel et temporel suscite bien des infamies. Neil Gaiman, dans les toujours précieux commentaires concluant chaque volume de cette intégrale, se montre très sévère pour ce récit – qu’il a condensé dans un unique épisode, là où la matière aurait sans doute nécessité bien plus de place ; aussi, pour lui, ça ne fonctionne tout simplement pas. C’est possible – et il est vrai que la dimension de cape et d’épée qu’il envisageait à l’origine n’en ressort guère (en dehors d’une seule case, par ailleurs très amusante justement parce qu’elle est gratuite, le conteur lui-même s’en expliquant après coup). On admettra que, des cinq histoires narrées dans la « libre maison », c’est sans doute la moins intéressante, et celle qui marque le moins – peut-être du fait d’un manque d’âme, de personnalité, résultant de cette condensation ? Mais, pour ma part, je n’irais pas jusqu’à le considérer raté – à moins bien sûr de supposer que chaque épisode de Sandman devrait par nature être époustouflant, ce qui se défendrait sans doute… Mais ça se lit très bien, si c’est relativement anecdotique.

 

On passe bien à quelque chose d’autrement plus intéressant avec « Le Léviathan de Hob », illustré par Michael Zulli, et faisant donc intervenir à nouveau Hob, l’homme immortel déjà croisé auparavant – « l’ami » de Dream. C’est un récit maritime, riche de références sans doute – et convoquant dès la première case Moby Dick. Le secret derrière le récit n’en est guère un – on comprend bien vite ce qu’il en est du narrateur –, mais l’évocation de l’appel de l’océan, empreinte d’une liberté rêvée, à la fin de l'âge des grands voiliers, suscite de beaux moments, dont une phénoménale double page (elles sont rares dans Sandman) exprimant plus que jamais toute la démesure des mythes, telle qu’elle peut être transmise au cours d’un récit, quand le conteur emporté par sa passion emporte à son tour ses auditeurs dans son rêve…

 

« Un garçon en or », dessiné par Michael Allred, est probablement la plus étonnante des histoires narrées à La Fin des Mondes (en privé, pour une fois, et non devant l’assistance rassemblée autour du feu dans la grande salle), voire la plus déconcertante. Nous y suivons Prez Rickard, un jeune homme blondinet idéal, incarnant la politique dans ce qu’elle a de plus enthousiaste et de plus noble – destiné dès le départ à devenir président des États-Unis, et le meilleur que le pays ait jamais connu. Un personnage étonnant, qui aurait sans doute tout pour être agaçant, mais suscite pourtant une affection et une admiration de tous les instants – en tant que type-idéal d’un homme politique trop parfait pour être réel. Rien que de très logique, alors, à ce que l’évocation de son parcours emprunte au style des Évangiles… jusqu’à sa destinée hors-normes même au-delà de la mort – que tout le monde ressent sans pourtant savoir ce qu’il en est au juste –, le jeune horloger parcourant une infinité d’Amériques pour y faire ce qu’il peut pour arranger les choses… Je n’en avais pas idée lors de mes précédentes lectures, et ça me stupéfie toujours, mais j’ai appris dans les commentaires que Prez n’est pas une création de Gaiman, c’est un personnage apparu chez DC au début des années 1970… Gaiman, cependant, dans son récit diablement malin, en extrait toute la sève avec une habileté consommée. Le conte est étrange, baigné d’une irréalité bien différente des connotations usuellement associées à ce terme dans le cadre précis de Sandman, mais il fait indéniablement son effet. Je relève aussi la présence de l’improbable Boss Smiley, qui me fait l’effet d’un des personnages les plus terrifiants de la série, au coude à coude avec le Dr. Dee et le Corinthien, inoubliables monstres apparaissant dans le premier volume de l’intégrale, même si c’est d’une manière bien différente : nul gore ici, nulle horreur à vrai dire, simplement la conviction que cet être d’allure impossible (sa tête est un smiley, donc) a quelque chose de fondamentalement louche et menaçant…

 

Le dernier des grands contes narré à La Fin des Mondes (car il y a d’autres petits récits çà et là, bien sûr) s’intitule « Linceuls », et est dessiné par Shea Anton Pensa. C’est celui où la virtuosité narrative de Gaiman s’exprime le plus, aboutissant à la vertigineuse rétroaction évoquée plus haut, tant les récits s’y entrecroisent, ou, plus exactement, s’y emboitent comme des poupées russes. C’est aussi, sans doute, mon préféré de tout l’arc… Gaiman y use d’un nouveau cadre urbain, mais plus que jamais incroyable, avec la Nécropole de Litharge, ville tentaculaire entièrement dédiée à l’exécution des rites funéraires. Le don de Gaiman pour susciter tout un univers en quelques cases à peine est proprement stupéfiant. Il m’est impossible de rapporter tout ce que cette histoire contient – à supposer même que ce soit bien une histoire, car, au fond, il ne s’y passe pas grand-chose… si ce n’est que les participants, l’un après l’autre ou peut-être même en même temps, y racontent de nouveaux récits, toujours plus, dans une parabole ahurissante sur la mort et l’héritage. On y croise par ailleurs les Infinis, pour un cortège funèbre en annonçant un autre… C’est phénoménal. Je n’ai pas d’autre mot.

 

Le dernier épisode de l’arc reste pour l’essentiel dans la « libre maison », où les personnages échangent au-delà des contes – notamment parce que, quand une histoire est narrée, elle n’est pas nécessairement finie pour autant : le plaisir d’en discuter, de commenter l’histoire en elle-même (dont ses traits « masculins » ?) autant que la façon de la raconter, fait pleinement partie du jeu. Car le conte est donc transmission, mais aussi échange, et une histoire peut bouleverser au point de tout transformer. La « libre maison », parce que libre, offre des opportunités de choix inespérées, et plusieurs des intervenants ne manquent pas d’en faire bon usage… Reste, pour ceux qui la quittent enfin – après un saisissant aperçu des Infinis –, la tempête s’achevant et leur route disparaissant vers l’horizon, le souvenir des paroles échangées au coin du feu, et du pouvoir incommensurable du récit. S’y ajoute, plus ou moins consciente, cette idée merveilleuse : que nous le sachions ou non, nous avons tous quelque chose à raconter – et il y aura toujours quelqu’un pour écouter.

 

La Fin des Mondes est un arc absolument splendide. Des histoires courtes glissées dans la trame de Sandman, ce sont peut-être bien celles qui me séduisent le plus – le liant y étant pour beaucoup, transcendant les contes pour leur conférer une dimension insoupçonnée, au-delà du seul contenu et de l’art de la narration constituant « une bonne histoire »…

 

Après quoi nous avons les quatre épisodes constituant la mini-série Sandman : Les Chasseurs de Rêves, publiée après la fin de la série principale – et que je n’avais jamais lue, c’est une complète découverte. À l’origine, Les Chasseurs de Rêves n’est pas une bande dessinée, mais un récit en prose sur le Sandman, écrit par Neil Gaiman, et illustré par Yoshitaka Amano – une œuvre dont j’avais entendu parler, mais sans jamais avoir eu l’occasion de la lire, et qui est reprise dans le septième et dernier volet de cette intégrale.

 

Il s’agit d’un conte japonais (pure création de Gaiman, qui avait cependant mentionné des références fantaisistes, que bien des lecteurs auraient pourtant prises au sérieux…), traitant pour l’essentiel de la relation entre un moine bouddhiste et une renarde qui en devient follement amoureuse ; aussi, quand un spécialiste du Yin et du Yang, désireux de remédier à la peur qui le hante nuit après nuit en dépit de son immense richesse et de ses immenses pouvoirs, choisit de sacrifier ce moine qu’il ne connaît même pas pour obtenir enfin la paix que lui promettent les esprits, la rusée renarde passe un pacte avec Dream – sous forme de renard bien sûr – afin de subir la malédiction à la place de son amour impossible, en lui volant son rêve… Chose que le moine, quand il comprend ce qui s’est produit, ne peut bien sûr pas accepter. Le récit, très juste et très fin, empruntant des thèmes à l’Extrême-Orient pour les mêler d’allusions à la mythologie personnelle de Gaiman (outre le Sandman, on y croise des versions nippones de Caïn et Abel, ou encore les trois sorcières), est d’une beauté certaine, et profondément émouvant – avec sans doute quelque chose de douloureux à l’occasion, comme il va de soi, et pourtant quelque chose de plus positif en ligne de mire. La fable est saisissante, et je m’en suis régalé : faut dire, Sandman + Japon + renarde, je vois difficilement comment j’aurais pu y rester indifférent…

 

C’est donc à nouveau P. Craig Russell qui est au dessin (notons cependant les très belles couvertures de Yuko Shimizu), et, cette fois, il s’agit sans ambiguïté aucune de l’adaptation d’un récit en prose (à ce compte-là, on peut considérer que Neil Gaiman n’en est donc pas le scénariste à proprement parler) ; je ne suis pas encore en mesure de comparer le résultat avec l’œuvre initiale (que je lirai en son temps, dans le septième et dernier volume de Sandman), et ne saurais donc dire avec précision quelle est la valeur ajoutée de cette mini-série. Ce que je peux en dire, toutefois, c’est que là encore le dessinateur fait des merveilles, avec un style sobre et faussement simple, parfaitement approprié au conte, mêlant à son trait des influences nippones à la façon des estampes, pour un résultat plus que séduisant ; en fait, à titre très personnel, je trouve ce travail encore plus parlant que pour « Ramadan » (mais il est vrai que je suis nettement plus attiré par la culture japonaise que par celle des Proche et Moyen-Orient, ce qui peut assurément fausser mon jugement).

 

Ce cinquième volume est donc excellent, une fois de plus – comment aurait-il pu en être autrement ? Prochaine étape, le sixième volume, avec le long arc des Bienveillantes

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CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (13)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (13)

Treizième séance de la campagne de L’Appel de Cthulhu maîtrisée par Cervooo, dans la pègre irlandaise d’Arkham. Vous trouverez les premiers comptes rendus ici, et la séance précédente .

 

Tous les joueurs étaient présents : le bootlegger Clive et la flingueuse Moira n’apparaissent en tant que PJ qu’au tout début, leurs joueurs incarnant désormais Michael Bosworth et un nouveau personnage, la chanteuse Leah McNamara ; les autres PJ sont Dwayne (qui remplace l’homme de main Johnny « La Brique »), le perceur de coffres Patrick, et ma « Classy » Tess, maître-chanteuse.

 

Clive se trouve au centre de l’astéroïde, entouré par les cadavres d’enfants et de bêtes lunaires – mais s’y trouve aussi celui de Johnny « La Brique »… Il entend des voix étranges, surtout en raison de leur accent bizarre, en provenance des cales du bateau. Il ramasse l’arme d’une bête lunaire, et se dirige vers le bateau (dont le pont est désert). Il remarque des traces de pas félines sur le chemin. Arrivé sur le quai, il monte prudemment à bord du navire, et comprend mieux les voix : ce sont des appels à l’aide. Le bateau est globalement très bien entretenu, notamment ce que Clive suppose être la cabine des bêtes lunaires. Il entend aussi, désormais, des bruits de chaînes agitées nerveusement. Il y a des ornements sur la coque intérieure ainsi que sur le mat : des représentations grossières de scènes de torture, de mutilation, de viol, de meurtre… On trouve des taches de sang séché brunes un peu partout, et une vingtaine de menottes au pied du mat. Clive trouve une écoutille entrouverte ; en y jetant un œil, il voit deux grandes cellules dans la cale, dont les occupants ont l’air vivants pour la plupart : trois humains, plus un cadavre, d’un côté (qui semblent porter des vêtements « médiévaux » ?), de l’autre six individus humanoïdes mais présentant des détails troublants dans leur anatomie, évoquant les satyres (et ils sont davantage enchaînés). Les humains aperçoivent Clive et l’appellent à l’aide…

 

Moira et le gamin Peter se trouvent dans le manoir d’Hippolyte Templesmith. Elle sait que l’homme ayant donné des ordres dans la pièce d’à côté correspond à la description qu’on lui avait faite quand elle avait enquêté sur le Corail d’ébène. Quant aux hommes qui l’entourent, engoncés dans leurs grands manteaux et chapeaux, ils sentent le poisson pourri… Moira et Peter ont tenté de fuir vers la fenêtre, mais se sont gênés dans leur course au point de s’affaler dans le bureau. Ils se relèvent tant bien que mal, et tentent à nouveau de gagner la fenêtre… Peter dépasse Moira, qui a pu lui donner un peu d’élan, et il atteint la fenêtre, tandis qu’elle reste en arrière : un des sbires, le plus vif, l’attrape par l’épaule, après que ses collègues ont repoussé un des leurs qui les gênait dans leur déplacement. Moira essaye de lui donner un coup de pied bien placé… mais il esquive sans même la lâcher. Les autres la rejoignent, et commencent à la ruer de coups, tandis qu’elle crie à Peter de sauter par la fenêtre. Elle finit par s’évanouir… Elle a le temps, toutefois, d’entendre le donneur d’ordres, ravi : « Excellent. » Elle croit aussi voir des objets qui bougent tout seuls, et c’est comme si une créature invisible retenait Peter tentant de franchir la fenêtre, avant de lâcher prise : Peter s’écrase par terre, dehors, et la dernière chose qu’entend Moira est les cris des oies du jardin…

 

À la ferme de Danny O’Bannion, je réveille tout le monde en sursaut en hurlant… Michael se précipite dans ma chambre, armé – même chose pour Patrick. Je cligne des yeux, leur raconte mon cauchemar, avant tout à Patrick ; je suis confuse, parlant de rêve, de visite, de menace, de message (je transmets à Patrick). Michael est plus perplexe encore que Patrick et dit que, menace ou pas menace « psychique », l’état physique de ce dernier est à soigner en priorité de toute façon… Il le tance d’ailleurs un peu pour ses prises de risque à la ferme abandonnée des Tulliver… Je leur dis également que j’ai vu le cadavre de Johnny « La Brique » dans mon cauchemar. Michael est déstabilisé, mais a bien conscience que je n’arbore pas de « masque » à mon habitude, je suis parfaitement sincère, véritablement troublée… Je vérifie régulièrement que j’ai toujours mes cheveux… Un des gardes monte, Michael lui dit que ce n’est rien, il s’en occupe – et je ne suis pas du genre à apprécier qu’on me dorlote trop, il ne faut pas trop en faire avec moi, je pourrais finir par riposter avec un coup de genou bien senti… Le garde s’en va – après avoir signalé que j’ai également réveillé Stanley, particulièrement affolé…

 

Il est environ 6h, et je ne compte certainement pas me rendormir : je vais me préparer un café très corsé. Les ouvriers agricoles, déjà debout, n’osent pas s’adresser à moi – je les inquiète –, mais ils demandent à Michael ce qui s’est passé (ils précisent que j’ai même réveillé Jerry, le simplet de la ferme) ; mais Michael n’épilogue pas… Dwayne nous rejoint vers 7h. Seth arrive lui aussi, un paquet de journaux sous le bras, qu’il dépose dans le salon (j’avais demandé à en avoir régulièrement) ; il nous présente aussi Leah McNamara, une jeune artiste/chanteuse irlandaise (on la connaissait vaguement, sans savoir spécialement qu’elle était liée au milieu – au-delà du fait qu’elle chante dans les speakeasies, du moins), que Danny O’Bannion nous envoie pour compléter notre petit groupe. Elle est joviale, resplendissante, mais peut-être un peu timide ; elle porte des vêtements à la mode, est très élégante ; elle fait penser à une sorte de poupée plantureuse… Michael espère qu’elle n’a pas froid aux yeux, vu ce que nous vivons ; Leah avoue qu’elle ne connaît pas forcément grand-chose en dehors de la scène et de sa maison… Faut-il y voir un message de Danny O’Bannion, préférant plus que jamais qu’on la joue discrètement ? C’est un remplacement inattendu pour la brute Johnny « La Brique » et la flingueuse Moira… Michael est curieux de ma réaction, se demandant si je ne ressens pas une pointe de jalousie pour la jeune femme ; mais, à me voir, je suis plutôt vaguement méprisante et incrédule… Sans me montrer hostile ou méchante toutefois.

 

Michael parle alors de la « boite postale » de Herbert West ; Dwayne lui dit qu’il ferait bien de se montrer plus discret, s’il y a donc une « taupe »…

 

Après quoi Dwayne va voir si on a des nouvelles de Fran et de celui qui l’avait accompagnée en ville – un certain Jamie. Il va se renseigner auprès des ouvriers agricoles, partis dans les champs armés de pelles. Il semblerait qu’ils ne soient pas rentrés. Les ouvriers disent que Jamie ne sera pas payé à rien foutre…

 

Je fais ma revue de presse, pour me changer les idées : je tombe tout d’abord sur une interview de Carol, haineuse et puérile : elle a rejoint avec enthousiasme le camp des adulateurs de Templesmith, et se répand dans la dénonciation de faits gênants me concernant (par exemple, un jour, au collège, où j’étais arrivée saoule de la veille – ce qui est exact –, mais elle rajoute des détails complètement faux et graveleux : je me serais uriné dessus, je ne portais pas de culotte…). On évoque aussi la préparation d’un gala de financement à Boston ; la date n’est pas encore précisée, mais il y a de beaux noms dans la liste des invités, dont les Carlyle (le frère, la sœur, les deux ?), les Petersen, les Hardwicke (en provenance du Pays-de-Galles), le « conseiller municipal » d’Arkham Potrello (mais son rival O’Bannion, lui, n’y figure pas)… On évoque la construction d’une usine de Miska-Tonic ! à Arkham (on loue Hippolyte Templesmith pour cette boisson « légale »)… J’en parle aux autres – sauf pour ce qui concerne Carol…

 

Michael dit que nous devrions peut-être faire notre rapport à O’Bannion concernant la mort de Drexler ; mais Dwayne et moi ne sommes pas si sûrs de sa fin, il ne faudrait pas crier victoire trop tôt… Peut-être faudrait-il voir ce qu’il en est à la ferme abandonnée des Tulliver ? En faisant attention : l’incendie a pu attirer du monde… Dwayne envisage pour sa part de poursuivre ses recherches dans les registres de la mairie, à partir de la liste de noms trouvée chez Hippolyte Templesmith. Patrick se demande s’il ne faudrait pas rédiger un message pour West, et Michael dit qu’il va s’en charger, et essayer d’obtenir un rendez-vous. Il ne cesse cependant de taquiner/draguer lourdement Leah, un peu perdue – il va jusqu’à dire que nous avons croisé de « beaux chiens », qui lui auraient plu (il parle en fait des créatures du cimetière, ce qui ne nous échappe pas : Patrick lui fait les gros yeux tandis que je lève brièvement les miens au ciel…). Quand nous nous demandons si nous devons tous nous entasser dans une seule voiture pour nous rendre à la ferme incendiée, Michael persévère, avançant que Leah est menue ; celle-ci lui demande enfin s’il se moque d’elle…

 

Nous sortons, au moment où arrive une voiture. Un homme en sort, le cou serré dans une minerve et l’air énervé par sa situation : c’est Vinnie, le bras droit de Danny O’Bannion, que celui-ci avait violemment tabassé il y a quelque temps de cela… Il est accompagné d’un petit enfant roux à l’air perdu, les yeux dans le vague, les joues creusées : c’est Peter O’Reilly, qui aurait des choses à nous dire. Il s’avance vers nous, bredouille, confus. Leah se montre gentille et maternelle avec lui, il s’approche instinctivement d’elle, se serrant contre ses jambes – rien de salace, cela donne plutôt l’impression d’une régression à une enfance encore antérieure. Danny lui a dit qu’il devrait nous parler de certaines choses… Michael l’incite à le faire. Le petit, dans un discours très perturbé, évoque ce qu’il a vécu sur « l’astéroïde » (qu’il ne désigne pas ainsi) : il était amoureux de la petite Bridget, qui l’avait mis au défi de la suivre là-bas… Mais ce qu’il a vu sur place ne lui a pas plu, et l’a même bien vite effrayé. Il dit avoir passé deux ou trois jours à se terrer comme un rat dans les sous-sols, s’aménageant des cachettes. Puis il parle de l’arrivée de nos camarades, et de ce qui s’en est suivi, dont le massacre des enfants, et l’arrivée de ceux qu’il appelle des « collègues commerçants de Templesmith ». Quand il évoque Johnny « La Brique », je lui demande, très pressante, de me décrire précisément ce qui lui est arrivé – avançant moi-même des éléments : son trou dans le crâne, son bras flasque, sa gorge tranchée… Peter est surpris par ma réaction, mais confirme tout cela (sauf l’égorgement, il n’a pas fait attention) ; je me tourne vers Patrick et hoche la tête d’un air entendu… Après quoi Peter (qui dit que Moira l’a sauvé ?) ajoute qu’il s’est endormi dans la voiture de Vinnie, en route pour ici ; il avait mal au ventre, et a senti comme un « chat » se poser sur lui… et qui lui a parlé, se présentant comme étant « Radzak » ; le chat a affirmé que Moira lui avait promis de tuer Templesmith ; si elle n’est pas en mesure de le faire, a-t-il ajouté évasivement, alors c’est à nous d’honorer cette promesse – sinon, il y aura des comptes à rendre… Le « chat » a alors donné à Peter un cristal destiné à « l’appeler », et l’enfant nous le montre ; Michael le prend et le garde. Peter est visiblement à bout de force. Il en vient à nous supplier de le laisser rentrer chez ses parents (le fait que je me sois montrée aussi sèche et pressante en a rajouté dans son état) ; il sait que son père va lui filer une rouste pour avoir fugué, mais peu importe… Michael dit à Vinnie de le ramener – le bras droit lui adresse un regard noir, il ne se voit guère en commis… Il s’en va cependant avec Peter.

 

Nous avons une nouvelle voiture. Patrick et moi, recherchés, préférons éviter pour le moment de nous rendre à Arkham, nous pensons donc aller à la ferme abandonnée des Tulliver. Je donne la deuxième clef de l’appartement de French Hill à Michael, à tout hasard ; lui, Dwayne et Leah se rendent donc en ville : ils vont déposer un message à la boîte postale, passer à l’état civil, se renseigner pour ce qui est de la salle d’opération de l’Université Miskatonic…

 

En arrivant à Arkham, ils voient une petite foule, rassemblée autour d’une sorte de tribune, ornée d’affiches « artisanales » en faveur de Hippolyte Templesmith. Il y a aussi deux flics sur place. Dwayne continue à rouler – mais il aperçoit un petit vieux qui, lors d’un précédent contrat, l’avait pris en flagrant délit, l’arme au poing encore fumante, après qu’il avait éliminé un livreur indélicat ; il avait voulu l’abattre également, mais le vieil homme avait pu s’échapper… Or ce témoin gênant le reconnaît lui aussi, et il se met à hurler : « Assassin ! Saleté d’Irlandais ! » La foule se tourne progressivement vers eux, surprise d’abord, puis en colère… Dwayne continue de rouler (lentement, il ne peut pas faire autrement), mais la vitre arrière de la voiture est soudain brisée par une brique jetée par un citoyen en colère – Leah reçoit même des éclats de verre, sans gravité cependant. Et les policiers ne réagissent pas… Dwayne pile, Michael lui dit qu’il pense que ce n’est vraiment pas une bonne idée… Mais Dwayne veut que les flics fassent quelque chose : on a caillassé sa voiture sous leurs yeux et ils n’ont pas réagi ! Il les interpelle… mais repart aussitôt, tandis que le vieux accoste les policiers stupéfaits, voulant visiblement faire un témoignage direct contre Dwayne ; un flic sort un calepin, et note ce que lui dit le vieux….

 

Patrick et moi arrivons aux abords de la ferme des Tulliver vers 9h30, et nous arrêtons à 500 mètres environ de là : nous voyons une voiture de police qui s’en va ; mais restent un homme et une femme sur place, sans uniforme, qui rentrent dans la ferme (entourée de banderoles de police désignant une scène de crime) – nous supposons qu’il s’agit de journalistes, une fourgonnette arborant le logo de la Gazette d’Arkham. Patrick me suggère de m’éloigner, et de trouver un endroit d’où les observer ; je vais me garer dans une ferme en ruine un peu plus loin, d’où nous pourrons surveiller la scène à loisir. Nous entrapercevons de temps à autre des flash lumineux – sans doute prennent-ils des photographies. Ils ne s’en vont qu’au bout d’une heure et demie environ. Je leur laisse cinq minutes de marge, puis me rends à la ferme en voiture. Patrick et moi franchissant les banderoles, non sans remarquer des traces de véhicule – sans doute un gros camion a-t-il été nécessaire pour embarquer tous les cadavres… Ceux-ci ont en effet disparu – y compris le corps de Drexler. Nous trouvons quelques traces de craie çà et là (notamment pour Drexler, justement). Je me rends dans la pièce au-delà de la grande porte de fer – c’est une salle de taille moyenne, creusée à même la terre : on y trouve quelques chaînes, des poteaux fichés dans le sol, quelques colliers aussi – mais très peu nombreux, finalement. Il y a aussi une sorte de bac renversé et brisé, d’où partent des tuyaux s’achevant par des aiguilles, avec des résidus d’un liquide vert et légèrement phosphorescent (qui nous rappelle ce que nous avions vu dans le souterrain « infernal », et aussi les créatures du cimetière). Après quoi je me rends dans le laboratoire, où le matériel médical a été emporté ; il y a quelques traces de passage devant le tunnel d’évacuation, et de fumée au plafond.

 

La plaque d’immatriculation de la voiture de Dwayne a visiblement été notée. Il décide donc de se rendre aux garages Hammer pour y laisser sa voiture, afin de changer la plaque et la vitre arrière, et de modifier la peinture… Michael, Leah et lui se rendent alors en taxi à la boîte postale, pour y déposer le message conçu par Michael : « Les chiens sont tombés, nous souhaitons vous voir au plus vite et obtenir notre os. » Mais, quand ils ouvrent la boîte, s’y trouve déjà un message de West, disant qu’il est prêt à honorer sa promesse, dès qu’on pourra lui fournir une adresse pour l’opération de Patrick, et la confirmation que les « problèmes d’information » ont été « désinfectés »… Il ne laisse pas d’adresse.

 

Dwayne veut retourner à l’état civil. Michael et Leah se décident pour l’Université Miskatonic, afin le cas échéant d’effectuer des recherches dans la bibliothèque, mais d’abord de trouver la salle d’opération.

 

Le taxi dépose d’abord Dwayne, qui croise le fonctionnaire de la veille – lequel n’a cette fois aucune raison de lui faire payer l’accès aux registres… Il cherche des informations concernant Pierce Hawthorne : il s’agit d’un professeur d’histoire et d’anthropologie à l’Université Miskatonic, âgé de 55 ans – c’est a priori quelqu’un de respecté ; Dwayne trouve une adresse dans un quartier bourgeois d’Arkham ; Hawthorne est un vieux célibataire, ses parents sont décédés, on ne lui connaît pour famille que de lointains cousins à New York.

 

Michael et Leah sont à leur tour déposés devant l’Université Miskatonic. L’accès aux parcs est libre, mais on trouve une petite guérite avec un garde devant chaque bâtiment, ainsi qu’aux entrées principales. Leah, qui a 22 ans, se fait passer pour une étudiante ; Michael, un peu plus âgé (la trentaine), envisage d’abord d’incarner son petit ami… mais le contraste entre leurs apparences (Leah est superbe, Michael plutôt laid…) rend leur couple quelque peu improbable, et il décide donc de se faire passer pour un simple ami en visite, venue soutenir la jeune femme dans sa découverte du campus. Ils ont pensé contacter l’étudiant en médecine Lewis Garden, mais celui-ci n’est notoirement disponible qu’en soirée, aussi se dirigent-ils d’eux-mêmes vers le grand bâtiment abritant les amphithéâtres et autres salles de cours.

 

Patrick et moi quittons la ferme des Tulliver – je jette un coup d’œil à la sortie du tunnel d’évacuation, qui est un peu élargie, mais rien d’autre à signaler. Les démangeaisons de Patrick à l’œil droit le reprennent, provoquant une légère migraine et de vagues troubles de la perception. Que faire, maintenant ? Mais à peine nous posons-nous la question que Patrick repère, malgré sa condition, à l’endroit où nous nous étions cachés pour guetter les journalistes, un visage qui s’éclipse derrière une « meurtrière » ; à regarder de plus près, il distingue aussi l’arrière d’une voiture qui dépasse d’un mur en ruine… Il me le signale, et nous nous rendons sur place, en voiture (courir serait bien trop douloureux pour Patrick, toujours affecté par un inconfort dans ses viscères). Je m’arrête à côté d’une Ford T qui vient de démarrer. Deux types en sortent aussitôt, qui profitent du couvert offert par leur véhicule pour sortir leurs armes – ils sont vêtus de grands manteaux, et portent des chapeaux enfoncés sur leur crâne. Patrick et moi sortons de son côté pour nous abriter, et dégainons également nos armes (Patrick n’avait pas emporté la Thompson). Les hommes en planque nous tirent dessus, mais ils ratent, la voiture nous protégeant ; nous sentons une odeur de poisson pourri, qui nous rappelle les marins du Corail d’ébène – ils ont les mêmes yeux globuleux, l’un des deux n’a plus de nez mais une simple arête dotée d’énormes narines. Je tire deux balles à mon tour, mais rate – eux aussi bénéficient d’un abri… Patrick est autrement plus efficace, et parvient à loger une balle en plein cœur dans un des sbires, qui s’écroule d’un seul coup ; il touche aussi l’autre à l’épaule – qui nous insulte alors d’une voix clapoteuse, avec un curieux problème d’élocution laissant supposer des malformations internes… Il tire à son tour, et une balle m’érafle légèrement à la hanche. Je riposte, lui loge une balle en haut du torse, après quoi mon arme s’enraye… Notre cible se terre derrière la voiture ; on entend la portière côté passager qui s’ouvre, et des bruits précipités de fouille. Patrick se rapproche en contournant la voiture ; il entend un gloussement « spongieux » quand le type, après avoir sorti beaucoup de choses inutiles de la voiture… met la main sur une grenade ! Il la dégoupille aussitôt, mais sans relâcher la sécurité. Un gloussement plus sauvage, il prend une grande inspiration, et se jette sur Patrick pour le plaquer au sol. Toutefois, en plein mouvement, sa douleur le fait s’interrompre. J’en profite : je contourne la voiture par l’autre côté, et lui tire dessus – la balle lui traverse la gorge, et il s’effondre… en lâchant la sécurité de la grenade. Je parviens à éviter le souffle de l’explosion sans souci… mais Patrick, déjà submergé par la douleur, n’est pas en mesure de s’éloigner suffisamment ; heureusement, le type adopte un comportement inattendu dans les dernières fractions de seconde de sa vie : il plaque la grenade contre son torse et encaisse l’essentiel du choc – Patrick a le sentiment que c’est comme s’il l’avait « reconnu », s’était souvenu de quelque chose, et avait su qu’il fallait l’épargner… Patrick, en conséquence, n’est donc pas blessé par l’explosion. Je suis pour ma part très perturbée – me rendant bien compte que ça n’est pas passé loin pour lui, et que j’y ai sans doute eu ma part… Notre audition est temporairement affectée par un sifflement. Une fois certaine de ce que Patrick va bien (ou du moins qu’il n’a pas été victime de l’explosion, car d’autres douleurs l’affligent), je prends soin de me calmer, prenant de grandes inspirations, et vais voir ce qu’il reste des cadavres…

 

Dwayne, à l’état civil, fait maintenant des recherches sur Charles Reis : c’est un métis de 33 ans, un gardien de nuit à l’asile d’Arkham (il y est employé depuis sept ans, après avoir achevé ses études à Boston) ; il a disparu il y a trois ou quatre jours de cela ; on lui connaît une tante, Marla Reis, qui vit dans le ghetto afro-américain d’Arkham ; Dwayne note les deux adresses.

 

Michael et Leah pénètrent dans le grand bâtiment abritant les salles de cours. Ils se dirigent vers les salles de recherche de la faculté de Médecine. Il y a un garde à l’entrée, la quarantaine, empâté… Michael et Leah le baratinent sans souci, et entrent dans la section ; les salles qu’ils cherchent sont tout au fond. Mais une femme dans la quarantaine (portant un badge la désignant comme étant Kate) les interpelle, et leur demande où ils vont : elle ne les reconnait pas… Leah dit être une nouvelle étudiante, ce qui surprend Kate : à cette époque de l’année ? Sans se montrer forcément inquisitrice ou hostile, elle lui demande son nom, ajoutant qu’il lui faudra un badge. Michael se présente sous le nom de Dexter Miller, venu accompagner sa camarade ; la femme lui dit que cela ne se passe pas comme ça, et attend que Leah se présente : elle dit être Susan Braugan. Kate trouve bien une Braugan dans la liste des étudiants, mais pas de Susan – une relative ? Leah dit que c’est peut-être une erreur de l’administration, que le prénom est mauvais… Kate appelle une collègue : « Tu connais cette jeune fille ? » Et une troisième collègue approche. Michael dit qu’il doit y avoir eu une erreur… Leah précise qu’elle rejoint le cours aussi tard en raison de problèmes de santé. Kate lui demande le nom de son professeur ; Michael dit que c’est Finch… La femme est de plus en plus méfiante : Finch est en congé maladie… Elle leur dit alors de la suivre à l’administration pour tirer ça au clair… Michael dit qu’il veut bien, mais qu’ils ne comprennent pas ce qui se passe… Ils la suivent, toutefois ; elle dit au garde de la section (qu’elle appelle Joseph) qu’il lui faut vérifier quelque chose, et qu’elle l’informera s’il y a un problème. Ils sortent du bâtiment, prenant la direction de l’administration. Michael, en chemin, se plaint un peu : « Ce n’est pas dans nos habitudes d’être reçus de cette manière… » Mais Kate insiste sur la rigueur de l’Université, la nécessité d’en suivre strictement les règles. Arrivée au bâtiment, elle interpelle des collègues, leur disant de chercher tout ce qui pourrait concerner une Susan Braugan. Leah fait mine de patienter… Kate leur dit d’attendre pendant que ses collègues poursuivent, et va quant à elle voir son supérieur. Leah tente alors une autre approche : l’erreur est peut-être de son fait… Pourrait-elle avoir un nouveau formulaire d’inscription ? Mais c’est un procédé bien cavalier, et ce n’est pas la période des inscriptions… Leah dit qu’il s’agit seulement de s’inscrire pour le prochain semestre, au cas où ; s’il y a un souci… On lui donne enfin un formulaire (et lui demande de régler 5$ de frais de dossier). Michael et Leah entendent parler dans le bureau du supérieur. Michael dit qu’il comprend ces difficultés, mais avec un air déçu… Il veut maintenant s’en aller – mais les fonctionnaires protestent : Kate leur a dit d’attendre ! Michael dit vouloir aller voir ce qu’il en est à la bibliothèque, supposant qu’il faudra y accomplir d’autres formalités, du coup… Les collègues de Kate trouvent visiblement ça très louche, mais Michael et Leah s’en vont néanmoins – mais pas pour se rendre à la bibliothèque : ils s’empressent de quitter le campus, et retournent aux garages Hammer pour y attendre Dwayne…

 

Je vais voir ce qui reste des cadavres ; je trouve diverses choses : 10$, un cran d’arrêt, un couteau de chasse, un carton vide de Miska-Tonic !, des tabloïds divers, une revue pornographique vendue sous le manteau… Pas de papiers. En écartant leurs vêtements pour les fouiller, je vois leur corps difforme et d’une texture étrange – évoquant plus des écailles que de la peau, un tissu squameux, abrasif, rêche ; leurs chaussures sont d’une taille spéciale (au moins du 50, et prévues pour de gros orteils) ; le bas du corps du cadavre le mieux conservé a quelque chose de marin, tandis que ce qui est au-dessus est plus humain. Celui qui s’est fait sauter présente pour sa part une dichotomie entre la gauche et la droite – sa peau est bleutée et pâle d’un côté. Sur lui, je trouve un plan grossièrement dessiné au crayon, figurant les champs aux alentours d’Arkham ; une croix y désigne la ferme des Tulliver, tandis qu’un rond englobe la direction de la ferme de Danny O’Bannion (mais elle n’est pas localisée précisément ; il y a plusieurs points d’interrogation en périphérie). Je montre tout ça à Patrick, en prenant soin de le préparer au peu ragoûtant spectacle… Je fouille alors la voiture, y trouvant des chargeurs de .38 et de .45, ainsi que des cannettes de Miska-Tonic !. Patrick me dit qu’il pense que ces types ne sont pas liés à Hippolyte Templesmith, mais je n’en suis pas si sûre ; je me demande même, à reculons et sans trop savoir moi-même ce que j’avance, si les désagréments internes de Patrick ne seraient pas la cause de la réaction incompréhensible de son assaillant – est-ce qu’ils ne l’auraient pas changé à leurs yeux ? Patrick n’est pas convaincu : c’est interne, comment pourraient-ils le savoir ? Je n’en sais rien…

 

Je me demande alors si ramener la voiture et les corps à la ferme de Danny O’Bannion ne pourrait pas nous aider à débusquer la « taupe » – peut-être quelqu’un aura-t-il une réaction particulière à cette découverte ? Nous manquons de pistes… Patrick veut bien tenter le coup. Je rentre avec la voiture qu’on nous a prêtée, tandis que Patrick conduit la Ford T, les cadavres dans le coffre. Arrivée à la ferme, je prends bien soin de guetter les réactions de chacun. Un des gardes – Cagney – nous approche, intrigué par l’odeur, qui lui fait penser, à ce qu’il nous dit, à une virée dans la région d’Innsmouth qu’il avait faite il y a quelque temps de cela… Lui et ses deux collègues (Eric et Mathias) sont viscéralement écœurés quand ils voient les cadavres dans le coffre. Que faut-il faire des corps ? Faut-il les faire disparaître ? Je demande s’il n’y aurait pas une chambre froide à la ferme, mais ils n’en savent rien ; il faudrait demander aux ouvriers agricoles… Patrick suggère de faire venir ces derniers et de leur montrer les corps. Cagney, narquois, comprend très vite que nous cherchons à identifier une « taupe »… ce qui ne manque pas de l’inquiéter : il veut en savoir davantage, pour remplir au mieux sa mission de sécurité. Je comprends, à son attitude, que O’Bannion leur a dit de nous laisser gérer les « trucs bizarres », et de s’assurer pour leur part de la sécurité de manière plus « traditionnelle ». Mais cette situation le met mal à l’aise – il adresse çà et là des regards nerveux… Quand on a commencé à parler par allusions de la possibilité d’une « taupe », j’ai même relevé chez lui un regard assez antipathique… À côté de lui, Mathias, joufflu et un peu benêt, contemple ses pieds, l’air de réfléchir avec difficulté… Le troisième garde, Eric, se plaint de l’odeur, et dit qu’on serait fous de ramener les paysans voir ça. Mathias demande alors si nous avons des preuves qu’il y a une « taupe » ; je lui demande si lui en a ; il s’en offusque, comprenant que c’est une suspicion… Mais, à bien l’observer, il me paraît trop bête pour remplir ce rôle. Cagney, clairement, ne me revient pas, mais je ne peux rien en déduire. Quant à Eric, c’est quelqu’un qui suit les ordres et la hiérarchie, qui veut bien faire les choses sans prendre de risques. Patrick a en gros la même image de Mathias et Cagney, mais Eric lui paraît bien trop lèche-bottes, au point d’en être suspect – il disait vouloir téléphoner à O’Bannion, mais n’était-ce pas un prétexte pour s’éclipser et éventuellement communiquer avec quelqu’un d’autre ? Patrick leur dit d’aller rassembler les ouvriers agricoles. Eric va cependant téléphoner à O’Bannion, comme il l’avait dit. Patrick et Cagney échangent des mots violents, en parlant de « coopération »… Puis Cagney va prendre le guet devant la route de la ferme, en adressant des regards méchants à Patrick. Je m’éloigne de mon côté pour épier Eric au téléphone. J’entends ses répliques : « Seth est là ? Big Eddie ? Pas Vinnie ? » Il semble obtenir enfin ce dernier : il lui dit qu’on aurait une « taupe », et qu’il ne sait pas quoi faire, et s’il faut nous croire – il demande des instructions ; après quoi il acquiesce à quelques réponses, et raccroche enfin, sans s’attarder dans la salle. Patrick, qui tourne le dos à Cagney, s’avance dans ma direction tandis qu’Eric sort de la ferme. Lui aussi s’offusque de ce qu’on semble le soupçonner : on ne lui fait pas confiance ? C’est un type réglo, qui fait juste son job… L’ambiance est assurément pesante.

 

Mathias revient avec les ouvriers agricoles, curieux de ce qu’on les appelle. Patrick dit à Eric de surveiller les cadavres, et me rejoint – mais il s’interrompt en chemin : il a une vision…

 

Mais j’entends exactement au même moment des vomissements à l’étage, et m’y rends : c’est Fran, visiblement en train de cuver… Je lui dis que je suppose qu’elle a passé une nuit agitée ; c’est bien le cas, elle a la migraine et me dit de parler moins fort… Elle dit s’être bien amusée – mais je perçois un fond de tristesse inavouée… Elle s’excuse de son comportement ; je lui dis que ce n’est pas à moi de la juger, mais qu’il vaudrait sans doute mieux que ça ne se reproduise pas trop souvent – pour elle… Fran me remercie de ma gentillesse, et va se reposer, promettant d’être fraîche et disponible pour la soirée, quoi qu’on compte faire.

 

Puis j’entends Patrick crier : « Non ! » Je redescends précipitamment. Patrick me dit qu’il vient de voir Moira sur une table de dissection, et un scalpel qui s’approchait d’elle… Je suis troublée par cette vision – j’ai tendance à croire Patrick après mon cauchemar… Mais je dois m’occuper des ouvriers : à la réflexion, je préfère qu’ils ne voient pas les cadavres… Je leur dis que c’est bon, qu’il me faudrait seulement savoir s’il y a une chambre froide. C’est bien le cas, mais ils me disent aussitôt qu’avec cette odeur atroce, ça va tout gâcher ! J’essaye d’étudier leurs réactions, mais rien de suspect a priori. Je leur dis de disposer et ils s’en vont, pour partie perplexes, certains visiblement un peu courroucés…

 

Dwayne, Michael et Leah rentrent à leur tour. Ils ressentent bien la tension qui affecte tout le monde à la ferme…

 

Nous discutons en privé de l’identité possible de la « taupe ». Michael aurait plutôt tendance à suspecter, en dehors de la ferme, quelqu’un qui nous connaîtrait bien : surtout Seth, messager au courant de tout, mais peut-être aussi Big Eddie, qui a clairement une dent contre Patrick et moi ? À ce compte-là, je dis que Vinnie aussi pourrait être suspect, lui a des raisons d’en vouloir à O’Bannion… Mais Dwayne et moi, globalement, penchons plutôt pour quelqu’un de la ferme : après tout, nous nous étions décidés au dernier moment pour aller voir le docteur East, et a priori personne d’extérieur ne pouvait le savoir… Dwayne suggère de tendre un piège afin de débusquer la « taupe », en donnant une fausse information pour voir qui va la transmettre. Par ailleurs, peut-être Elaine pourrait-elle nous renseigner, elle qui voit avec qui Hippolyte Templesmith s’entretient ? Hypothèse guère discutée cependant.

 

Harry descend nous rejoindre, il dit qu’il aurait besoin de me parler ; je lui suggère de le faire en public… Stanley lui a dit, en se pissant dessus, qu’il aurait besoin de « détente », ce qui le fait beaucoup rire… Je lui dis que je vais voir ça avec lui. Harry me donne alors les derniers travaux de Stanley, et je me mets à les étudier avant de monter le retrouver.

 

Patrick ressent de nouveau son trouble à l’œil, provoquant la même migraine – et une vision, du souterrain « infernal », reconnaissable avec ses cages, ses mutilés, ses peaux écorchées… Mais il voit aussi, cette fois, la silhouette de Templesmith, de dos, habillé très soigneusement, et qui danse avec élégance ; il se retourne subitement… mais son visage est celui de « La Brique », qui lui adresse un sourire et un clin d’œil ! Patrick hurle : « Salopard ! Salopard ! » Michael lui demande, interloqué, si ça va, et Patrick lui répond avoir eu une autre vision « infernale »… Il se calme un peu, puis dit qu’il faut à tout prix retourner chez Templesmith, chercher Moira et liquider ce type ! Michael lui dit qu’il n’est pas en état, que ce ne serait pas sage – il faut d’abord l’opérer… Mais Patrick se sait condamné : si l’opération n’a pas lieu bientôt, il y ira – et seul s’il le faut…

 

Michael continue de s’interroger sur la « taupe »… et avance qu’il suspecte aussi Fran. Je prends tout d’abord sa défense, mais quand Michael me demande si nous sommes bien certains qu’elle nous a dit la vérité, le fait est que je ne sais pas quoi lui répondre – et je suppose enfin qu’on ne peut pas exclure cette possibilité. Pour Patrick, c’est impossible, et cette suspicion le choque profondément – il se souvient du père de Fran, qu’il avait fallu achever… J’avance timidement que je n’y crois pas trop, notamment en raison de son rapport à Otto quand nous sommes retournés à Boston, et de la visite que le garagiste a ensuite subie… Mais je suis perplexe.

 

Je décide de me replonger dans les trouvailles de Stanley sur Magie véritable : le chasseur de sorcières y évoque sa rencontre avec Goody Fowler quand il arrive à Arkham ; Stanley mentionne de longs passages sentimentaux, montrant que l’auteur avait été séduit par la sorcière… Elle lui aurait proposé de participer à un rituel d’ « échange » avec des êtres supérieurs, permettant d’atteindre une forme de transcendance ; le chasseur de sorcières a refusé, mais à regrets… Et il a retranscrit l’intégralité du rituel permettant d’entrer en contact avec les « ailes savantes » : il faut le faire dans un endroit où il y a beaucoup de métal, et y psalmodier des mots difficiles à rendre en anglais, en employant des aimants frottés et posés sur front ; plus il y en a, plus on en retire de « vérités » du contact, des « révélations », ou l’opportunité de « voyages inattendus »…

 

Vinnie arrive à la ferme, semble-t-il un peu moins énervé que tout à l’heure – mais c’est son état qui l’affecte, il ne nous fait pas forcément la gueule. Il pose un papier avec un stylo sur la table autour de laquelle nous sommes assis. Danny veut les noms des suspects pour la « taupe » – et les raisons de le croire. Nous comprenons qu’il nous faut y inscrire quelque chose, sinon O’Bannion risque de mal le prendre… Vinnie va se faire un café, et veut la réponse quand il reviendra. Nous expliquons nos raisons de croire qu’il y a une « taupe », et supposons enfin qu’elle se trouve à la ferme, mais nous ne pouvons pas donner véritablement de noms pour le moment…

 

Dwayne entend alors quelqu’un qui parle au téléphone du salon de la partie de la ferme réservée aux ouvriers agricoles ; moi aussi, et je reconnais la voix de Cagney : « Sont tarés, j’vous jure… OK, demain à l’Université. Quelle heure ? N’oublie pas ce dont on avait parlé. » Cagney note un rendez-vous et raccroche. Je le dis aux autres. Dwayne attend que Cagney s’en aille, et va au téléphone – il rappelle l’opératrice afin d’identifier le dernier correspondant ; c’est un numéro à l’Université Miskatonic, ne renvoyant à aucun nom spécifique, et simplement désigné par le numéro « 3 ». Dwayne demande à être mis en communication. Après huit sonneries, quelqu’un décroche – une voix jeune et féminine… Il demande à qui il a l’honneur de parler – et la femme lui répond que c’est une cabine publique de l’Université…

 

Je monte voir Stanley. Je le taquine cruellement sur la « détente » dont il a besoin, faisant l’innocente, comme si je ne comprenais pas ce qu’il veut dire par là… Ce qui le fait rougir et le met très mal à l’aise – je lui fais peut-être même plus peur que Harry, désormais… Il finit par lâcher qu’il fréquente des prostituées aux Lilas ; je poursuis mon petit jeu, disant qu’il a des goûts de luxe, et avançant que sa maman n’est probablement pas au courant… Je lui demande s’il a une préférence particulière, et il nomme enfin une certaine Jasmine, une prostituée métisse. « Exotique. C’est intéressant… » Je le quitte en lui donnant de petites tapes amicales à la joue – il se sent profondément humilié… Mais je compte bien lui procurer sa Jasmine et en parle à Harry.

 

Michael, en bas, déchiffre les empreintes dans le calepin du téléphone : il peut comprendre ce qu’a noté Cagney : « Demain 8h, dortoir 3B. » Puis le téléphone sonne ; Dwayne, toujours là, décroche ; la voix féminine et jeune est cette fois un brin outrée ; elle demande : « Oui ? Vous êtes qui ? Cagney est là ? » Dwayne dit qu’il va le chercher… et essaye de se faire passer pour lui. Mais la femme lui dit alors : « T’as fait le coup à combien de personnes ? Je suis pas la seule, c’est ça ? Tu peux m’oublier, demain ! Salopard ! » Et elle raccroche.

 

Nous évoquons nos pistes : il faudrait donc rendre une visite à Tina Perkins, comme prévu ; nous avons aussi les adresses concernant Charles Reis (dont nous avons aussi les notes, trouvées par Patrick dans le souterrain « infernal ») ainsi que Pierce Hawthorne. Par ailleurs, les noms de Mortimer Campbell et Kristen Johnson n’ont pas fait l’objet de recherches dans les registres. Sans doute aussi faudrait-il fouiller les archives des journaux ?

 

Je redoute de me rendre à Arkham… Mais, au cas où, je prends soin de me grimer pour avoir l’air très différente de ce que je suis en temps normal, moins élégante, portant des vêtements plus simples, avec une perruque noire à frange, et un maquillage plus vulgaire…

 

Nous décidons de mettre en place un leurre. Dwayne part avant nous pour surveiller la route. Patrick joue alors le malade, et s’écroule par terre. Michael lui donne des petites claques pour essayer de le « réveiller ». Nous entendons un pas lourd du côté du réfectoire, non loin ; Jerry le simplet en sort, avec un bandage à l’avant-bras gauche. « Problème ? » Michael dit qu’il va falloir emmener Patrick chez le médecin… Harry descend, demande si nous nous en chargeons. Michael lui dit que nous allons voir le docteur East. Leah joue la comédie pour amplifier la mise en scène. Je viens aider Michael pour monter Patrick dans la voiture…

 

Mais Dwayne, qui s’est éloigné de la ferme, voit bientôt une voiture qui fonce dans sa direction. Il tourne pour l’éviter, mais la voiture – sans conducteur ! – bifurque pour l’emboutir… Il klaxonne.

 

Nous voyons alors la silhouette de Cagney qui se précipite vers nous ; il dit qu’il a entendu un klaxon et qu’il a vu dans ses jumelles une voiture avancer à toute vitesse vers la ferme. Il gueule : « Eric ! Mathias ! À vos postes ! » Et il sort son arme. Michael met notre voiture en travers de la route pour faire barrage. Eric et Mathias arrivent, armés de Thompson. Patrick, à ce stade, arrête de faire l’inconscient… Harry descend à son tour.

 

La voiture, d’allure renforcée, cherche clairement à défoncer celle de Dwayne. Il tente donc de l’esquiver en passant dans le chemin trop rapidement pour être intercepté… mais rate, et l’autre véhicule lui rentre dedans de plein fouet – Dwayne s’en sort quand même bien pour ce qui est des blessures… mais son front heurte le pare-brise et il s’évanouit. L’autre voiture repousse alors celle de Dwayne et poursuit sa route vers la ferme à toute vitesse.

 

On voit qu’il n’y a personne au volant, mais il y a une petite boîte au-dessus du tableau de bord… Nous nous sommes tous écartés du chemin, et notre voiture est disposée en travers ; le véhicule-bélier lui rentre dedans de plein fouet et explose aussitôt, repoussant l’autre, qui fait plusieurs tonneaux en arrière et prend feu – elle ne va pas tarder à exploser à son tour. Michael et moi avons cependant distingué une silhouette massive sauter du siège arrière dans les hautes herbes (ce n’est pas la même carrure que Drexler – quelqu’un de costaud, entre 1m80 et 2m, bardé d’objets métalliques). Je le signale aux autres, et dis à Cagney d’aller jeter un œil. Eric et Mathias le suivent, très professionnels. Nous voyons alors la silhouette se lever… et nous reconnaissons le corps de Johnny « La Brique ». Dans sa main droite, il tient une Thompson, et dans la gauche une grande hache. Mais ce n’est pas la tête de Johnny… C’est celle de Moira, greffée sur le corps de « La Brique » ! Les gardes lui tirent tous dessus, en pleine tête – celle-ci ne tarde pas à se détacher et à tomber ; mais le corps de « La Brique », toujours animé, se met face à Cagney et fait feu… Le garde se fait littéralement déchirer, et tombe dans un immonde gargouillis…

 

À suivre…

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Vie de Joseph Roulin, de Pierre Michon

Publié le par Nébal

Vie de Joseph Roulin, de Pierre Michon

MICHON (Pierre), Vie de Joseph Roulin, Lagrasse, Verdier, 1988, 72 p.

 

J’ai découvert Pierre Michon avec Les Onze, très court texte (roman ? Du moins en avait-il reçu le Grand Prix de l’Académie française) qui m’avait tout bonnement fasciné – merveille d’écriture d’une musicalité saisissante dont je ne soupçonnais même pas la possibilité, et qui m’a sans doute incité à réévaluer toutes les faibles notions que je pensais avoir du style. Cette heureuse rencontre m’avait très vite incité à lire d’autres ouvrages du même auteur, ceux que j’avais alors dénichés en poche chez Folio, à savoir La Grande Beune, et Rimbaud le fils, enfin sa première publication, plus ample, Vies minuscules, à n’en pas douter un des plus beaux livres que j’ai jamais lus. Mais Pierre Michon est largement associé aux éditions Verdier, et je n’ai guère tardé par la suite à me procurer la plupart de ses ouvrages parus sous ces typiques couvertures orangées – tous très brefs… mais pas moins intimidants, à certains égards – et c’est sans doute pourquoi j’en ai retardé finalement la lecture, ayant la conviction que je les aimerais voire adorerais sans doute, mais ne saurais pas en parler.

 

C’est un des mauvais aspects de mon activité de blogueur – un qui me navre profondément, dont je perçois bien la bêtise, mais qui ne m’en affecte pas moins. Parti dès le départ sur l’idée un brin stupide – contrainte que je m’impose tout seul et qui ne rime à rien – de parler de tout ce dont je lirais, je renâcle parfois à m’engager dans des œuvres que je sens « difficiles » pour la seule mauvaise raison que j’en ai le compte rendu final en ligne de mire ; l’œuvre en question me laissant craindre, en dépit de mes envies irrépressibles de partage, que je ne parviendrais qu’à produire laborieusement un texticule inepte, ne faisant guère honneur au sujet, qui mériterait tellement mieux… À vrai dire, c’est sans doute bel et bien le cas, de manière générale – y compris pour des ouvrages théoriquement plus accessibles : je ne sais souvent pas en parler, et commets de vagues comptes rendus à côté de la plaque, hérissés parfois de mes sentiments de lecture les plus exacerbés, en bien comme en mal – le genre d’articles qui, quand par quelque hasard j’y retourne après des années de refoulement plus ou moins conscient, me font honte…

 

Pourtant, je continue – parce que cela tient de la compulsion, parce que j’aime ça, à l’évidence, et que, dans un invraisemblable sursaut d’optimisme qui ne me correspond pourtant guère, mais sans doute est-ce en fait quelque prétention de ma part, vilain trait qui fait sans doute bel et bien partie de ma personnalité, celui-là, je veux garder l’espoir de transmettre quelque chose – au moins d’intéresser un très éventuel lecteur, au-delà de ma prose maladroite, et lui donner l’envie de lire des choses qui me dépassent, mais me parlent pourtant ; peu importe alors, peut-être, si je n’en disserte que naïvement : ce qui compte, c’est bien de passer quelque chose, si possible une envie…

 

Mais parler de Pierre Michon ? C’est dur… Les quatre titres cités plus haut avaient ici fait l’objet d’un bête article, initialement destiné à un autre support ; j’avais sans doute baissé les bras pour ce qui est d’expliquer en quoi Pierre Michon est merveilleux – je me contentais peu ou prou de dire qu’il l’était, croyez-moi sur parole, et hop ! C’est sans doute assez désolant…

 

Mais, par un étonnant hasard (ou pas), c’est en fait un thème essentiel de cette Vie de Joseph Roulin, très courte encore une fois, qui fut la deuxième publication de l’auteur, et, je crois, la première chez Verdier : l’ouvrage traite largement de la valeur des choses (dès l’exergue emprunté à Claudel), et tout particulièrement des œuvres d’art – en l’espèce les peintures de Vincent Van Gogh, prisées à titre posthume, et posant la question difficile de savoir pourquoi et comment elles méritent d’être louées, et par qui sans doute, a fortiori quand l’estime de l’œuvre, dépassant les seules notions toujours relatives du goût et de la culture (les miennes, en matière de peinture, étant peu ou prou inexistantes, au passage), dépassant enfin les rapports personnels, voire intimes, à l’art (au cœur du propos cependant), ne s’exprime plus, de manière peu ragoûtante, qu’en dollars passant d’une main à l’autre, l’achat de l’œuvre, quelque part, ne différant ici en rien de l’achat d’une propriété ou d’une boîte de haricots verts.

 

Pour traiter de ce thème, Pierre Michon use d’un procédé qu’on peut supposer récurrent chez lui, qu’on trouvait déjà bien sûr dans Vies minuscules, juste avant, et qui imprègnera toujours des récits ultérieurs, dont bien sûr Rimbaud le fils et Les Onze, pour m’en tenir à ceux que j’ai lus, mais on pourrait semble-t-il en citer d’autres : la biographie littéraire, reconstitution parfois plus ou moins fantasmée (ou totalement dans le cas des Onze) car artiste d’une vie pour ce qu’elle vaut, et qui est sans doute immense, aussi minuscule soit-elle en apparence – car Joseph Roulin est bien, sans doute, aux yeux de l’histoire, un minuscule relatif – encore que doté d’une étonnante célébrité posthume, via Van Gogh tout d’abord… et via Pierre Michon ensuite ; il n’en est pas moins le sujet qui permettra, en biais, de questionner Van Gogh – géant en puissance quand se déroule le récit, colosse inaccessible à l’heure où on le lit – et plus encore de questionner, au-delà, ce qui fait l’art, et aussi, en filigrane et qui n’est peut-être pas tout à fait la même chose, ce qui fait qu’une œuvre est « bonne » (on voit bien ici tout le dérisoire de ce qualificatif…).

 

(Procédé qui, au passage, a pu donner de très bonnes choses ailleurs, et je pense ici notamment à un autre ouvrage paru chez Verdier, Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, d’Emmanuel Venet, très court texte – plus court encore que celui-ci – qui n’avait pas manqué, par contamination, de m’évoquer Pierre Michon.)

 

Joseph Roulin était un facteur, à Arles puis à Marseille. C’est à Arles qu’il a rencontré Van Gogh – ou plutôt Vincent – et qu’il est devenu son ami. On le connaît aujourd’hui – avant le livre de Pierre Michon, mais on le connaît néanmoins – pour avoir fait l’objet de plusieurs portraits réalisés par le grand peintre ; qui était alors peintre, sans doute, mais pas forcément « grand », l’estime venant après, mais du moins, ce qui est peut-être plus essentiel au fond, un ami, et peut-être d’autant plus quand, confronté à ses difficultés et aux tourments d’un psychisme fragile, il en venait à chercher en d’authentiques camarades un soutien nécessaire, via une compagnie sincère ; et c’est là une relation que Joseph Roulin, parmi d’autres, ont bien volontiers entretenue avec lui, au fil des rencontres puis des lettres, jusqu’à ce que le décès ignoré de l’artiste y mette un terme – ou pas tout à fait, puisque le souvenir persiste, avec parfois des traits plus ou moins assumés de légende.

 

Sans doute Joseph Roulin n’avait-il pas grand-chose d’un critique d’art, et, quand il lui était donné de voir ce que peignait son étonnant camarade, et notamment ses propres portraits, n’y comprenait-il pas grand-chose (et je ne lui jette certainement pas la pierre, c’est aussi mon cas après tout), émettant peut-être le vague sentiment que c’était « bizarre », et gardant sans doute pour lui que ce n’était pas forcément très « joli »… Sans doute ne faut-il pas se baser sur ce fait, et sur le procédé global employé par Pierre Michon, pour en déduire une vague et bête condescendance du cultivé à l’égard de celui qui ne l’est pas – le questionnement de l’appréciation de l’art implique bien de relativiser voire anéantir les catégories instinctives que l’on peut être tenté d’établir en la matière, tant elles paraissent futiles, bien vite.

 

Et, après tout, en écrivant la Vie de Joseph Roulin, Pierre Michon grandit à sa manière la figure – sans naïveté pour autant, bien sûr, mais avec quelque chose d’un mythe : le facteur devient ainsi « prince républicain », lui qui, né sous l’Empire, adule La Marseillaise et le drapeau tricolore, encore que son attirance pour la Sociale et le portrait de Blanqui, passé, affiché sur son mur l’incitent sans doute à envisager un avenir meilleur, plus ou moins bien admis, à la seule couleur du drapeau rouge. Quant à sa barbe étonnante, au cœur de ses portraits, elle en fait bientôt quelque réincarnation d’un Assyrien idéal, ou peut-être un moujik féroce, si l’on y tient…

 

Mais nous sommes ici dans le domaine de l’image, et du mythe ; au-delà, il s’agit bien de rendre Joseph Roulin, le facteur d’Arles, pour ce qu’il était – ou ce que l’on suppose qu’il était, au gré d’une reconstitution plus ou moins fantasmée car littéraire et, sans doute, servant un propos. Son goût de l’absinthe, par exemple, n’en fait certainement pas quelque esthète décadent prisant les paradis artificiels, et la cirrhose qui l’emportera n’a rien d’un blason d’honneur. Sans condescendance, certes, mais Joseph Roulin est bien un quidam – c’est, au-delà du mythe aussi savoureux soit-il, ce qui lui confère une certaine authenticité. Sa Vie, telle que supposée, est bien celle d’un homme. Et c’est peut-être là qu’il brille ?

 

Surtout, en fin de compte, quand toque à sa porte quelque courtier en art, promettant une somme folle au facteur en échange d’un portrait de lui qu’avait réalisé son ami – sans même véritablement cacher qu’il en obtiendra bien davantage auprès de tel ou tel capitaliste de l’art, désireux à tout prix d’incorporer à sa collection le portrait du simple facteur d’Arles, au motif dérisoire qu’on lui a certifié que c’était là du grand art, du meilleur ; alors qu’au fond il serait bien en peine de dire pourquoi… Est-il dès lors si différent du quidam Joseph Roulin, sous cet angle du moins ? Et du lecteur… Mais le facteur l’emporte sur lui, ou sur eux, en définitive, parce que son sentiment n’est pas un artifice imposé par un bon goût devenant conventionnel, et même une mode – il se fonde sur un lien autrement plus authentique, sans doute. Et le « prince républicain », peut-être amusé à l’idée de ces riches « amateurs » engageant des sommes folles pour la possession de choses qu’ils ne comprennent pas plus que lui – lui qui les avait reçues comme témoignage d’une indéfectible amitié – envisage peut-être, plus ou moins consciemment, la légende qui le perpétuera bien au-delà de sa mort.

 

« Qui dira ce qui est beau et en raison de cela parmi les hommes vaut cher ou ne vaut rien ? » La question demeure à terme, suscitant pourtant à la conclusion une litanie de possibles – où l’argent, sans doute, la « valeur » au sens le plus triste, est noyé dans l’infamie qui lui sied, laissant entrevoir bien d’autres raisons d’apprécier et de chérir, avec une tout autre noblesse.

 

Arrivé ici, j’en reviens au point de départ… J’ai essayé de parler de ce livre, mais peut-être – sans doute – n’y suis-je pas vraiment parvenu. J’ai tenté des choses… Mais, si ça se trouve, je suis une fois de plus à côté de la plaque. Ne reste plus que cet artifice un peu vain du jugement de « valeur » (tiens…) lapidaire, instinctif, inexplicable peut-être, le « croyez-moi sur parole » si dérisoire et si commun…

 

Croyez-moi sur parole : la Vie de Joseph Roulin de Pierre Michon est un très bel ouvrage, où la virtuosité artistique, la musicalité des mots, leur poésie, participent d’un propos fort et touchant et juste – un propos de « valeur ». C’est admirable.

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Un chant de pierre, de Iain Banks

Publié le par Nébal

Un chant de pierre, de Iain Banks

BANKS (Iain), Un chant de pierre, [A Song of Stone], traduit de l’anglais (Écosse) par Anne-Sylvie Homassel, gravures de Frédéric Coché, Paris, L’Œil d’or, coll. Fictions & fantaisies, [1997] 2016, 220 p.

 

Si j’ai eu l’occasion de lire du Iain M. Banks – en commençant d’ailleurs par le bizarroïde Efroyabl Ange1, chez le même éditeur et déjà excellemment traduit par Anne-Sylvie Homassel, puis en passant à son célébrissime « cycle de la Culture » (mais seulement les cinq premiers romans pour le moment) –, Un chant de pierre est ma première tentative d’aborder l’œuvre de Iain Banks : le « M. » disparaissant, la science-fiction aussi… Ou du moins est-ce ainsi que l’on présente le plus souvent les choses, par commodité peut-être ? Un chant de pierre peut sans doute à bon droit être qualifié de roman de « littérature générale », mais au sens où le vaste fourre-tout de cette anti-catégorie accueille de manière coutumière des œuvres qui, pourtant, ne coupent pas nécessairement tous les ponts avec le genre, quel qu’il soit. À vrai dire, demeure sans doute une part d’imaginaire dans ce roman – mais un imaginaire abstrait à bien des égards, s’éloignant sans doute des codes du genre pour témoigner d’une ambition tout autre ; rien d’étonnant, sans doute, si la quatrième de couverture rapproche ce roman du Rivage des Syrtes de Julien Gracq (et on a pu avancer, comme l’excellent Hugues Robert, d’autres références à cet auteur) ou Le Désert des Tartares de Dino Buzzati (qu’il faudra bien que je lise un jour, il serait temps…). Il en va de même sans doute pour la référence nécessaire au roman gothique, dont Un chant de pierre emprunte bien des thèmes et des manières – pouvant par ailleurs renvoyer aux frontières originelles du genre (j’ai inévitablement pensé à Sade, par plus d’un aspect finalement), ou, peut-être, à quelques excroissances plus tardives (c’est peut-être infondé, et le rapport à l’imaginaire est sans doute différent, mais je n’ai pu m’empêcher de penser à « Gormenghast » de Mervyn Peake – encore que mes souvenirs en soient un peu flous, il me faudrait relire tout ça un de ces jours…).

 

Ceci étant, un aveu s’impose : Iain M. Banks (je m’en tiens à sa science-fiction, me replaçant ainsi dans ma situation quand j’ai entamé la lecture d’Un chant de pierre) est un auteur avec lequel j’entretiens une relation un peu ambiguë – non exempte d’une certaine gêne issue du désappointement… Le problème est sans doute que j’en attendais beaucoup trop – ou peut-être m’en étais-je formé une image quelque peu illusoire ? Car c’est un auteur que l’on m’a beaucoup vanté, depuis longtemps, et des gens d’un goût sûr – son approche comme ses sujets me paraissaient « idéaux », dans un sens, correspondant en fait pleinement à ce que je recherchais en science-fiction. Ces attentes élevées, du coup, ont suscité, à chaque lecture ou presque, une certaine déception – je suis sans doute passé à côté d’Efroyabl Ange1, et les premiers romans de la « Culture » m’ont souvent déstabilisé, mais d’une manière finalement négative : à l’exception peut-être d’Excession, qui reste celui qui m’a le plus parlé, les romans du cycle que j’ai lus n’ont jamais pleinement répondu à l’image glorieuse que je m’en faisais… Banks est sans doute un auteur que je devrais aduler, j’ai toutes les raisons de le faire – ou presque ; car, en dépit de tout, et même si je ne me l’explique pas toujours très bien (sauf pour ce qui est du tirage à la ligne ?), il ne m’a jamais ou presque totalement convaincu. Je reconnais que ses livres sont « bons » (c’est sans doute indéniable), mais j’en espérais une excellence qui m’a pour l’heure toujours échappé…

 

Mais, de temps à autre, je suis pourtant curieux et volontaire pour retenter l’expérience. La publication d’Un chant de pierre m’y a ramené – elle me faisait de l’œil, et j’étais curieux de voir si ce « M. » en moins allait susciter d’une certaine manière quelque chose en plus… Autre atout potentiel : le roman est bien plus court que les pavés de la « Culture » – ce qui me faisait supposer que l’écueil du tirage à la ligne ne l’affecterait pas.

 

Nous sommes dans un cadre largement indéfini, une contrée anonyme qui pourrait être l’Écosse natale de l’auteur, ou tout autre chose – ce qui n’a sans doute pas la moindre importance ; l’époque, de même, est difficile à préciser : à en juger par le niveau technologique (notamment via les armes et les véhicules évoqués), nous pouvons supposer un contexte relativement contemporain, disons quelque part entre la Deuxième Guerre mondiale et aujourd’hui – même si quelques anachronismes, peut-être, l’affectent à l’occasion : ainsi notamment de l’usage des chevaux, encore courant, et, bien sûr, de l’aristocratie décalée du narrateur, notamment dans sa relation à son château.

 

Le narrateur, Abel, est donc un noble – même si l’on ne sait guère, au fond, ce que ce qualificatif implique, ou si cette appartenance à un ordre a une quelconque importance dans ce cadre abstrait. Sa compagne Morgan, par essence silencieuse, et à laquelle il ne cesse de s’adresser, au fil de son récit, à la deuxième personne (procédé qui m’a plus d’une fois laissé sceptique, mais qui fonctionne très bien ici), est semble-t-il sa propre sœur (je ne suis pas certain que cela soit rapporté explicitement ?). Leur union incestueuse a probablement quelque chose d’un peu douloureux – l’amour fou d’Abel balaye sans doute les convenances, mais n’est pas exempt de connotations de décadence et de « fin de race », peut-être embrassées comme un blason, en même temps… Le passé, d’une empreinte étouffante, décide peut-être paradoxalement de cette relation vécue à l’occasion comme un privilège dû au rang.

 

Et le pays est plongé dans la guerre – une guerre abstraite, là encore : on ne sait pas qui sont les belligérants, pourquoi ils s’affrontent, ou depuis combien de temps… Mais, pour être affligée de ce caractère presque « idéal », la guerre n’en a pas moins des conséquences très concrètes, affectant le quotidien de tout un chacun, et Abel comme ses gens. Au début du roman, nous les voyons ainsi emprunter les routes de l’exode – abandonnant leur château menacé, avec sans doute des sentiments ambigus : quelque chose, peut-être, comme une extase – la libération de ce cadre oppressant, suscitant des possibles inespérés –, mais teintée de remords, d’un sentiment que la vie ne saurait avoir de sens en dehors du château, auquel nos aristocrates campagnards sont nécessairement liés, au point de n’avoir jamais véritablement envisagé qu’ils pourraient s’en extirper.

 

Quoi qu’il en soit, cette tentative de fuite, plus ou moins sincère, est bien vite avortée – et peut-être, donc, avec un soulagement inavoué ? Abel, Morgan, et ceux qui les accompagnent, sur les routes encombrées par les réfugiés, tombent en effet sur une petite troupe de soldats – à l’évidence des irréguliers, et il est impossible de savoir, là encore, pour qui ils se battent, et pour quoi, et depuis combien de temps. Les soldats sont nommés (des surnoms, sans doute ?), mais ce n’est pas le cas de leur chef, qui en devient d’autant plus une figure presque mythologique : le Lieutenant, puisqu’on ne l’appellera jamais autrement, est une femme de poigne, dont on ne sait trop, quand elle achève un soldat mourant après avoir déposé un baiser sur ses lèvres, si c’était un acte de charité ou l’assouvissement d’une pulsion irrépressible, essentiellement sanguinaire. Son charisme certain, son cynisme s’exprimant souvent dans des répliques d’une ironie cinglante et lourde de menaces, en font un personnage hors-normes, avec quelque chose d’insidieusement effrayant, et la beauté du Diable – bien plus qu’un succube. En tout cas, le Lieutenant et ses hommes interceptent nos aristocrates en fuite, et les contraignent – pour des raisons plus ou moins compréhensibles, à vrai dire, et peut-être la cruauté, et le désir d’humiliation, y ont-ils d’emblée leur part – à revenir en arrière, et à les accueillir dans le château qu’ils pensaient naïvement pouvoir délaisser.

 

En résultera un jeu vicieux du chat et de la souris entre Abel et le Lieutenant – changeant de rôle au fil d’une complexe sarabande. Le point de vue, étant celui d’Abel, est forcément biaisé ; mais témoigne, encore que la langue du noble (j’y reviendrai) procède souvent par allusions voire ellipses, d’une fascination renforcée par la haine – a fortiori celle que suscite à terme la jalousie, le Lieutenant s’emparant sans vergogne de tout ce qui fait la vie d’Abel, le château n’étant qu’une première étape, et Morgan la suivante, aussi nécessaire qu’inacceptable ; mais, comme souvent si ça se trouve, cette jalousie peut renvoyer à sa manière à des sentiments d’un autre ordre – et même à de l’amour ? Un amour issu de la haine, cruel sans doute, perturbant à l’évidence, inavouable peut-être, mais rampant, accompagnant la fascination, voire l’admiration.

 

Le château en souffre, théâtre de cet affrontement larvé, mais aussi proie du Lieutenant et de ses irréguliers, qui l’asservissent et l’humilient, blessant les sentiments qui ont fait Abel. La vaste bâtisse immémoriale, et qu’on aurait voulu croire éternelle, est bientôt livrée au pillage et au vandalisme – comme autant d’étapes dans la dégradation d’Abel, ou plus exactement sa déchéance. Le Lieutenant impitoyable, jour après jour, et avec une délectation toute sadique, attaque sans cesse la place-forte qu’est Abel au moins autant si ce n’est plus que sa demeure ancestrale. Et Abel est ainsi entraîné lui aussi dans la guerre – pas tant celle qui fait rage à l’extérieur, encore que le Lieutenant le force à y prendre part, que celle qui oppose dans les murs vénérables ces deux êtres supérieurs, affichant l’ambition irréconciliable d’être le seul seigneur du château, et comme par voie de conséquence le maître asservissant l’autre à ses désirs, au point d’en faire sa propriété.

 

Ces deux figures ont peut-être, et d’autant plus du fait de l’abstraction qui les entoure, quelque chose d’archétypes, mais n’en sont pas moins complexes et d’une psychologie fouillée. Leur affrontement délaisse bientôt tout manichéisme, même si, pour employer un autre terme qui en pète, il y a pourtant peut-être une part d’eschatologie dans ce combat aux proportions insoupçonnées, et qui ne cesse, au fil des joutes et des humiliations de plus en plus resserrées, de témoigner de la fin d’un monde, si ce n’est du monde en son entier – à moins qu’il n’y ait pas de différence significative entre les deux. Si les soldats ne sont que des esquisses, et les domestiques et réfugiés tout juste des silhouettes à peine entrevues, et sans doute inséparables de l’arrière-plan où elles se fondent, les personnalités farouches et envahissantes d’Abel et du narrateur n’en ressortent que davantage – ailleurs on dirait qu’elles bouffent l’écran. Morgan, sans doute, ne peut pas en dire autant – mais peut-être est-ce en fait qu’Abel ne le lui permet pas ?

 

Le château, par contre, semble habité d’une certaine forme de conscience – qu’elle lui soit propre, ou simplement le résultat des obsessions du narrateur ; en tout cas, la sensibilité de ces pierres ne semble guère faire de doute – on les sent souffrir, et tendre vers la mort… Parasitage d’Abel, là encore ? C’est possible… Mais demeure le sentiment que cela va au-delà, et que la pierre est, d’une certaine manière, vivante – autant si ce n’est davantage que ses occupants, et peut-être d’autant plus que c’est là un présupposé, une condition sine qua non, de l’agonie que rapporte Abel… qui n’est peut-être pas lui non plus épargné par une forme de délectation aussi sadique que masochiste au spectacle de cet ultime effondrement.

 

Abel, pour témoigner de cette catastrophe, livre un récit à l’aune de sa condition d’aristocrate échappé du temps : sa langue est riche et subtile, précieuse souvent, ampoulée même à l’occasion – tout en laissant l’image d’une nécessité presque naturelle, dépassant amplement la pure affectation : il est ainsi, et ne saurait être autrement. Iain Banks fait des merveilles, ici – avec un style « voyant », exubérant même, mais d’un à-propos certain. J’ai cru comprendre que l’auteur y employait des manières spécifiquement écossaises ? Je n’en sais rien… Mais la langue est belle, et le rendu en français remarquable – sans surprise, le travail d’Anne-Sylvie Homassel est bien digne d’éloge. Le résultat est savoureux, il a une majesté qui sied bien au propos, mais n’exclut pas pour autant un humour acerbe et sarcastique, venant compenser heureusement les envolées poétiques et philosophiques auxquelles Abel est prompt – le narrateur a de la chair et une âme ; il se veut sans doute distant, affichant la réserve de gentilhomme de province qui sied à son rang, ce qui explique suffisamment sa tendance à l’allusion (éventuellement perfide, oui, mais sans jamais vraiment offrir de prise à la critique), et plus globalement son goût des ellipses : certaines choses ne se disent pas. Pourtant, et en dépit de la maîtrise qu’il entend exercer là comme ailleurs, en habile artisan d’un discours se devant d’être sophistiqué sous peine de déroger, il tend peut-être, à terme, à se faire dépasser par son récit, dont il ne devient plus qu’un élément comme les autres, jusqu’à disparaître – nécessairement. Quoi qu’il en soit, on est ici très loin du style de la « Culture » ; à l’opposé de la discrétion tendant à l’effacement qui caractérise souvent, à ce qu’on dit, les plumes les plus talentueuses, Banks donne ici dans l’archaïsme élégant, qui pourrait être à la limite, voire au-delà, de l’épate, mais s’affiche bien plus justement en résurgence tardive d’une autre littérature, et d’un autre temps, qui en fait des tonnes sans trop en faire, et c’est pour le moins admirable.

 

Un chant de pierre est à n’en pas douter un bon roman, et peut-être plus que ça. Si je n’irais pas jusqu’à en faire un chef-d’œuvre, il ne fait cependant guère de doute que j’en ai apprécié la lecture – probablement bien plus que de la plupart des romans de la « Culture » que j’ai lus jusqu’à présent ; mais, au fond, cela n’a rien à voir, et rend la référence malvenue… Un beau témoignage, en tout cas, d’un auteur qui avait plus d’une corde à son arc – ça tient même quelque peu de la démonstration, sans perdre en sincérité pour autant. Très recommandable.

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CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (12)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (12)

Douzième séance de la campagne de L’Appel de Cthulhu maîtrisée par Cervooo, dans la pègre irlandaise d’Arkham. Vous trouverez les premiers comptes rendus ici, et la séance précédente .

 

La joueuse incarnant la flingueuse Moira était absente. Étaient donc présents le bootlegger Clive (mais il passe ici très vite à un nouveau personnage, Michael Bosworth), Dwayne (qui remplace l’homme de main Johnny « La Brique »), le perceur de coffres Patrick, et ma « Classy » Tess, maître-chanteuse.

 

Sur l’astéroïde, Clive a été laissé en arrière par Moira – il s’était planqué dans le grand bâtiment, prêt à faire feu sur quiconque se présenterait, et ne s’est pas manifesté depuis ; à entendre ce qu’il percevait de l’extérieur, il supposait que des individus inconnus étaient arrivés sur l’astéroïde – des esclavagistes, semble-t-il ? Il a ensuite entendu des cris de combat… et puis les miaulements de Radzak. Le calme plat s’en est suivi depuis une bonne heure. Au bout d’un moment, toutefois, Clive décide d’appeler Moira et Johnny, sans succès ; il sort, et voit les dépouilles des bêtes lunaires, massacrées, puis entend des voix humaines en provenance du bateau …

 

À la ferme d’O’Bannion, outre Harry, que j’ai assigné à la surveillance et l’assistance de Stanley, et Pete, autre figure connue, il y a un nouveau venu, assigné à notre groupe « d’élite » : il s’agit de Michael Bosworth, un homme de taille et de carrure moyennes et aux traits quelconques ; il est plutôt bien habillé, mais toujours de vêtements sombres ; son comportement, enfin, est discret – mais peut-être nous jauge-t-il ? Nous l’avions déjà croisé à l’occasion, mais il n’est pas du genre à se mettre en avant ; nous savons toutefois qu’il a fait de la prison, et qu’il a des tatouages qui peuvent en témoigner. Fran, quand elle l’aborde, conserve son comportement asexué destiné aux relations professionnelles ; peut-être est-elle un peu intimidée, en outre.

 

Nous entendons les ouvriers agricoles évoquer des actes xénophobes à l’encontre de la communauté irlandaise, suite aux déboires et au populisme de Templesmith… Quand j’entre dans la cuisine, à la suite de Dwayne, l’un d’entre eux me regarde avec un grand sourire et lâche : « Ah, voilà enfin une serveuse ! » Je lui adresse un regard noir qui le calme direct, et ses camarades se foutent un peu de sa gueule… Patrick se réveille à peu près au même moment et les odeurs de nourriture l’attirent ; il est toujours un peu dérangé, mais semble s’en accommoder – il a trouvé comment se déplacer sans trop souffrir. Les ouvriers se moquent également de lui – du fait de sa calvitie récente ; mais il n’y prête pas attention. Dwayne et Michael voudraient en savoir davantage sur ce que nous avons vécu, Patrick, Fran et moi – mais nous demeurons rétifs à évoquer les éléments surnaturels (sauf peut-être en ce qui concerne Drexler – les rumeurs vont de toute façon bon train le concernant) ; Patrick, par exemple, dit qu’il ne se sent pas assez en forme pour parler de « l’enfer »… Il me demande ensuite ce que j’ai pu dégoter lors de ma virée à Arkham, et je lui dis que mon réseau de femmes de ménage est sans doute hors-service pour un moment, que je ne peux pas leur faire confiance, quand ça comptait beaucoup pour moi… Fran, subitement, alors qu’elle mangeait une boîte de haricots, se met à cracher un peu de sang ; elle dit que « ça recommence », et demande vite s’il y a une pharmacie dans la ferme – c’est bien le cas, les ouvriers la lui indiquent et Fran s’y rend ; elle parle de ses aphtes… et je fais le lien avec le Miska-Tonic ! ; j’avoue à mes camarades que je m’en méfie énormément…

 

Dwayne envisageait de se rendre au domicile de Tina Perkins, mais, finalement, tous m’accompagnent pour le moment à la ferme abandonnée des Tulliver, afin de nous entretenir avec le docteur East, que nous soupçonnons d’être le docteur Herbert West figurant sur la liste de noms trouvée dans le bureau de Hippolyte Templesmith. Je prends ma voiture (ou plus exactement celle qu’on m’a prêtée – la mienne est toujours du côté de la demeure de Templesmith, ou du moins c’est là que je l’avais laissée…), et Patrick monte avec moi (il a pris soin de se munir de la Thompson et de deux chargeurs), tandis que Michael monte dans la voiture de Dwayne. Nous commençons à rouler sur les chemins de terre séparant les deux fermes… mais je dois bientôt m’arrêter, victime d’une panne totale que je ne m’explique pas (le moteur fume, le capot est brûlant) ; Dwayne et Michael s’arrêtent à mes côtés, mais nous ne pouvons visiblement rien tenter sur place pour dépanner cette voiture à la mécanique déjà drastiquement bidouillée… Nous l’abandonnons donc sur place, montons tous dans la voiture de Dwayne (Patrick y transfère son matériel), et reprenons la route à travers champs.

 

Non loin de la ferme abandonnée, Patrick dit à Dwayne de s’arrêter – il a vu quelque chose, et comprend que c’est aussi le cas de Michael : une ombre sur le bord du chemin, qui se serait abaissée lors de notre passage, une vingtaine de mètres en arrière… Dwayne fait demi-tour, Patrick sort pour y jeter un œil (Michael lui demande s’il s’en sent capable, mais Patrick lui répond qu’il est parfaitement apte à se déplacer et à appuyer sur la gâchette le cas échéant…) ; il sent une très légère odeur de cadavre, bientôt dissipée par le vent… Nous attrapons discrètement nos armes, aux aguets. Patrick ressent brièvement une vive douleur, après quoi, il lance : « Hey ! » Mais pas de réponse… Michael murmure, demandant ce qui se passe, et lâche à Dwayne que Patrick et moi avons dû vivre des trucs vraiment bizarres…

 

Nous reprenons la route, la ferme est toute proche maintenant. Il n’y a pas de lumière – mais nous savons que East a pris soin d’aménager son repaire pour que la lumière ne donne pas sur l’extérieur, rien que de très normal, donc. Patrick a un temps l’impression de discerner une lumière rouge en provenance de la porte d’entrée… mais non, ça vient sans doute de lui. Il nous suggère alors d’arriver avec un « motif », à savoir un malade – lui-même…

 

Dwayne toque à la porte. Une vingtaine de secondes plus tard, East l’ouvre. Je repère une réaction minime et brève sur son visage froid et sec – un haussement de sourcil, peut-être accompagné d’un semblant de sourire ? Mais je ne peux pas en déterminer le sens… Il regarde plus particulièrement Patrick et moi, et dit que, au vu des conditions, ses tarifs ne peuvent qu’augmenter… Nous entrons, il referme derrière nous, puis nous conduit jusqu’à son laboratoire, en sous-sol – on y accède via une trappe, donnant sur un tunnel, au bout duquel se trouve une grande porte en fer forgé – tandis que sa « salle d’opération », ou laboratoire, se trouve sur notre droite, au bout d’un petit couloir : elle bénéficie d’un équipement médical plus que correct, et consciencieusement entretenu. East demande à Patrick ce dont il souffre, et il lui répond qu’il se sent « déstructuré de l’intérieur », avec l’impression que ses organes seraient « broyés » ; East le palpe avec grand soin (sans provoquer de douleurs), et il a l’air intéressé par ce qu’il constate : « Dites-moi, où étiez-vous donc pendant mes premières années de médecine, quand je m’ennuyais à mourir ? » Patrick lui dit qu’il a vécu des choses étranges, mais n’ose pas en dire beaucoup plus ; East l’invite cependant à en dire autant que possible, ce qui pourrait s’avérer très utile, et Patrick évoque alors les « portes »… East le regarde fixement : Patrick a captivé son attention de médecin. Puis il émet un diagnostic : les organes de Patrick ont été déplacés – son foie et sa vessie, notamment, qui se sont dissimulés au niveau de l’intestin grêle. À l’en croire, Patrick ne survivra guère longtemps dans cet état… Une semaine ou deux seulement, si ça se trouve… East est captivé ; Dwayne essaye d’en profiter pour quitter la salle, mais East l’intercepte aussitôt et le lui interdit : soit il reste ici, soit East le raccompagne dehors, et il n’y a pas d’alternative. Puis il revient à Patrick, disant qu’il a bien de la chance de le connaître… Il envisage une opération. Patrick lui dit que le paiement ne sera pas un problème, mais East lui dit qu’il attend autre chose de notre part – un échange de services… À quoi pense-t-il ? Il dit avoir rencontré des individus… particuliers, dont les buts sont en conflit avec les siens ; il sait comment régler le problème, mais n’a pas la carrure pour s’en charger lui-même. Nous lui disons que c’est bien vague… Dwayne lâche que nous aurions peut-être des questions à lui poser au préalable, ce qui le braque – mais Dwayne le rassure en en restant au domaine médical. Quoi qu’il en soit, East ajoute que l’opération ne peut être effectuée ici : il lui faut une salle d’opération bien davantage aux normes, et bénéficiant du meilleur matériel. Patrick suggère « d’emprunter » une salle d’opération dans un hôpital, la nuit – oui, c’est bien ce qu’il faut faire… Michael lui demande s’il bénéficie de la qualification pour exercer dans un hôpital – ce qui le fait rire. Puis il lui demande où il a exercé, et East se braque à nouveau : « Vous êtes de la police ? » Il tient de manière générale à ce que tout le monde fasse preuve de discrétion… De toute façon, il ne peut pas se rendre à Arkham « normalement » (mais n’en dit pas davantage). Nous acceptons de lui rendre ce service, pour le principe et sans en savoir davantage – ce qui ne me plaît pas… Il en dit un peu plus : il s’agit d’effectuer une livraison auprès de ce « groupe » qu’il mentionnait, après quoi nous devrons nous occuper des « restes »… Il nous dit de repasser dans une petite heure, le temps qu’il prépare ce dont nous aurons besoin. Dwayne entend (une fois de plus ?) un léger mugissement, et, quand il demande à East ce dont il s’agit, ce dernier prétend que le vent est parfois trompeur… Il nous escorte à l’extérieur – et, dans le tunnel, nous revoyons donc la grande porte de fer. Dwayne, sur le ton de la rigolade, demande à East si c’est pour ses patients récalcitrants ; East soupire, vaguement agacé : nous venons bien pour des soins, pas pour des questions ? Il revient à la mission qu’il nous confie, disant qu’il n’est pas forcément nécessaire que nous y prenions tous part…

 

Nous attendons dehors. Tandis que Dwayne, Patrick et moi remontons dans la voiture, Michael fait le tour de la ferme abandonnée, passablement délabrée, mais ne repère pas d’autre accès que la porte principale. Puis il nous retrouve, et demande à Patrick des explications à propos de ce qu’il a raconté à East (cette histoire de « portes », surtout), mais Patrick reste évasif. Nous réfléchissons alors à l’hôpital le plus approprié pour l’opération – l’Université Miskatonic doit avoir une salle d’opération réservée, nous supposons que ce serait probablement la plus facile à « réquisitionner » une nuit.

 

Au bout d’un moment, East sort de la porte unique, en traînant derrière lui (avec un peu de peine, mais probablement moins qu’on aurait pu le croire à en juger par sa carrure apparente) une sorte de grande bâche remplie d’on ne sait quoi. Dwayne s’approche pour l’aider – et sent bientôt une odeur de putréfaction. Il y a effectivement dans la bâche des cadavres – ou plutôt des morceaux de cadavres – en décomposition avancée. Dwayne, toujours sur le ton de la rigolade, demande à East s’il est un médecin si compétent que ça ; East se contente de dire que « ce n’était pas de ses patients », puis marmonne quelque chose d’indistinct… « Vous disiez ? » Il parlait pour lui-même… La bâche doit peser entre trente et cinquante kilogrammes – Michael va les aider à son tour, tout en demandant à East quelles sont ses instructions ; il nous tend alors un papier les récapitulant, ainsi que deux enveloppes : nous sommes supposés apporter la « livraison » devant le caveau des Curwen, famille de pionniers, dans le plus vieux cimetière d’Arkham (correspondant à l’ancien centre historique, passablement délabré maintenant, le cœur de l’activité urbaine s’étant déplacé), et y ajouter la première enveloppe ; après quoi nous devons attendre dix à vingt minutes, puis pénétrer dans le caveau pour « finir les restes » (il ne faut pas laisser de « survivants »), et y déposer alors la deuxième enveloppe. Quand nous lui demandons plus d’informations sur le « groupe » qui est censé s’y trouver, il parle d’individus « dérangés » qui vouent un culte à la mort… Le coffre est trop petit pour la bâche – son contenu dépasse, même si nous pouvons utiliser des cordes pour le sceller au mieux, et c’est finalement ce que nous faisons (après avoir envisagé d’utiliser une remorque, mais East n’en a pas).

 

En attendant, une fois East reparti, je me confie enfin : je rappelle aux autres que Herbert West était accusé de profanations de sépultures, ce qui ne laisse plus guère de doutes quant à la véritable identité du prétendu « docteur East » ; or c’était bien pour cela que nous étions venus ! Nous nous engageons dans une mission suspecte, au mépris de nos priorités, et cela ne me plaît pas du tout… Michael ajoute qu’une mission « simple », mais valant un bon million de dollars (tarif que East nous avait mentionné), c’est vraiment très louche… Je poursuis : est-ce qu’ils veulent vraiment faire ce que East nous impose ? Nous nous éloignons de nos préoccupations principales – nous étions venus pour identifier Herbert West, et déterminer son rapport avec Hippolyte Templesmith ; et maintenant nous lui confions Patrick ? Je veux bien croire que ce dernier est dans un sale état, mais, sans remettre en cause les compétences médicales du docteur East, je ne peux m’empêcher de me demander si nous souhaitons vraiment laisser Patrick entre les mains d’un type aussi louche… D’autant que la « réquisition » d’une salle d’opération s’annonce elle aussi dangereuse – surtout pour Patrick et moi qui sommes recherchés… East avait laissé entendre que, sinon, nous pourrions nous contenter de lui fournir un bon matériel médical, mais les conditions, à l’en croire, ne seraient alors pas optimales pour opérer Patrick… Mais ce dernier prend la parole : lui pense qu’il a besoin d’être soigné par East ; il me dit qu’après tout lui et moi en avons vu d’autres… mais, très discrètement, à ses seules oreilles, je lui réponds que, justement, j’ai pour ma part déjà eu affaire à des morts qui ne l’étaient pas complètement, et la mission saugrenue que nous impose East me ramène à cette expérience traumatisante – je ne la sens vraiment pas… Mais, bien sûr, je ne laisserai pas tomber Patrick ; alors, même si cela me déplaît au plus haut point, j’accepte de suivre les autres pour remplir ce petit boulot…

 

Nous prenons donc la route du vieux cimetière. Mais nous n’avons décidément pas de chance avec nos voitures : on crève un pneu… Il faut prendre un peu de temps pour changer la roue. Nous arrivons enfin à Arkham ; le quartier où se trouve le vieux cimetière est effectivement plutôt délaissé, donnant une image de pauvreté – associée par ailleurs à la communauté afro-américaine qui y réside (tandis que le quartier à côté est passablement huppé). Nous nous montrons très discrets ; à un feu, nous nous retrouvons pourtant juste à côté d’une voiture de policiers ; un des flics s’étonne visiblement de notre chargement, et, méfiant, essaye de discerner nos visages… Mais nous entendons subitement des coups de feu plus loin – les policiers nous oublient aussitôt, et, le feu passant au vert, ils foncent en direction des échos de violence en activant leur sirène…

 

Le vieux cimetière est assez éloigné des zones résidentielles – les premières lumières sont bien à 150 mètres. Dwayne gare la voiture près du portail. Il y a quelques lanternes anciennes à l’intérieur, mais seules les plus proches du portail sont allumées, et il n’y a par ailleurs pas de gardien. Nous ne savons pas exactement où se trouve le caveau des Curwen… Michael suppose que les parcelles les plus anciennes doivent se trouver vers le fond, et lui, Patrick et moi nous répartissons pour trouver le caveau, tandis que Dwayne retourne auprès de la voiture pour la surveiller ainsi que son chargement. Je finis par trouver le caveau ; le nom « Curwen » est à demi effacé par le passage du temps. Michael jette un œil aux tombes environnantes – mais elles sont toutes délabrées au possible, et illisibles. Après quoi il retourne auprès de Dwayne, lui dit que nous avons trouvé le caveau, et tous deux déchargent la bâche. Je les rejoins et les éclaire pendant qu’ils transportent la « livraison ». Ils posent la bâche, devant le caveau. Dwayne, alors qu’il allait déposer comme convenu la première des deux, remarque que les enveloppes ne sont pas fermées… Il lit la première : East y présente ses excuses, et dit qu’ « ils » n’auront plus à craindre qu’il empiète sur « leur » domaine. La deuxième est bien différente : « Vous savez maintenant ce qu’il en coûte de me menacer. Le choix final vous revient, me laisser en paix ou découvrir et subir une nouvelle peur : celle de vos propres repas… » Dwayne dépose la première enveloppe sur la bâche, toque au caveau, allume des lanternes à proximité, puis s’éloigne.

 

Nous nous répartissons un peu partout, à quelque distance. Michael suppose que les corps de la bâche sont empoisonnés, et que les gens du caveau vont les manger… Dwayne installe son silencieux sur son .38. Au bout d’un moment, nous entendons le grincement de la porte du caveau en train de s’ouvrir… Patrick est le seul à avoir une vraie vue sur les événements (même à travers les quelques arbres qui l’en séparent) : il distingue une silhouette à la peau brune, noueuse et fripée, dénuée de cheveux, d’allure voutée, nue, un peu canine, avec une mâchoire inférieure proéminente ; certains de ses ongles sont peu ou prou longs comme des griffes, ses jambes présentent des articulations inversées… La créature se penche sur la bâche et entrouvre l’enveloppe ; puis elle se redresse, reniflant bruyamment, comme à la recherche d’une odeur. Elle retourne alors dans le caveau, sans en fermer la porte, nous entendons un sifflement, et trois autres créatures arrivent, qui traînent la bâche à l’intérieur, puis ferment la porte. Patrick chancèle un peu à ce spectacle… Dwayne s’approche de moi tandis que Michael rejoint Patrick, et lui demande ce qui se passe ; Patrick lui répond qu’il a à nouveau vu des choses monstrueuses, quelque part entre l’homme et le chien – et voir une telle ignominie associée aux racines mêmes d’Arkham le perturbe d’autant plus… Nous attendons vingt minutes dans un silence de mort, tout juste interrompu de temps à autres par les disputes de lointains passants…

 

Puis la porte du caveau s’ouvre à nouveau. La première silhouette en sort en hurlant de douleur et en crachant ou vomissant un liquide verdâtre, un peu phosphorescent – et quelque chose l’étrangle. D’autres cris de souffrance jaillissent du caveau – ils m’attirent, je m’avance un peu… Je vois les créatures à l’agonie, et que l’une d’entre elles a un bras coupé serré autour de sa gorge, qui semble s’animer de lui-même… La créature essaye de s’en libérer, et y parvient finalement, l’arrachant de ses deux mains et le jetant dans le caveau – qu’elle essaye de fermer, mais sans succès. Écœurée, elle se met à quatre pattes et se précipite à toute allure en direction d’une faille dans le mur entourant le cimetière ; Michael court aussi dans cette direction, et jette un couteau de lancer sur la créature – il lui cloue la patte avant droite ; elle pousse un hurlement essentiellement canin mais non dénué de déconcertants traits humains, et essaye de se de dégager avec son autre patte avant. Je sors mon couteau et vais me plaquer contre le bord du caveau des Curwen. Dwayne court dans sa direction, pistolet au poing. La créature blessée parvient à se dégager et reprend sa fuite – mais Patrick lui tire dessus avec sa Thompson : le recul lui fait tout d’abord un peu mal, mais il parvient à faire exploser le crâne de sa cible.

 

Nous entendons encore des bruits d’agonie en provenance du caveau. Patrick dit à Michael qu’il faut s’en occuper. Lui et Dwayne entendent cependant aussi des cris de surprise en dehors du cimetière – des riverains alertés par la rafale de la Thompson… Michael redoute d’entrer dans le caveau, mais Patrick n’hésite pas et fonce. À l’intérieur, on trouve diverses tombes, et un escalier qui descend – une pièce plus vaste donne sur les tombeaux des premières générations des Curwen, tandis que de nombreux cercueils sont empilés sur les côtés ; au centre se trouve un amas de ces créatures, mortes ou agonisantes – une d’entre elles a les yeux dans le vide, et le ventre percé par des doigts ; une autre est étranglée par une jambe enroulée autour de son cou ; des membres s’agitent sur le tas de cadavres…

 

Une créature parvient à extraire sa jambe d’une autre qui l’enserrait, mais elle a visiblement des côtes brisées, crache du sang et le liquide verdâtre plus ou moins phosphorescent ; elle voit Patrick et Dwayne, et est terrorisée – on voit par ailleurs qu’il s’agit d’une femelle. Patrick lui demande qui elle est, tandis que Dwayne pose sa lanterne et que je m’avance en brandissant ma lame. La créature répond qu’elle était Elizabeth Curwen, et qu’elle était libre avant qu’on arrive. Elle a les yeux fixés sur nos armes. Elle dit que East leur volait leurs repas – et elle a une portée à nourrir… Pourquoi East leur en veut-il autant ? Il a volé leur nourriture… Les ancêtres dont ils « prenaient soin » depuis des siècles… Je dis que nous devons « éliminer les restes » et m’avance vers la femelle – les morceaux de corps humains, à côté, bougent de moins en moins, et j’enjambe le tas, tandis que la créature essaye vainement de reculer. Patrick dit qu’il faut lui donner l’enveloppe – ce que l’on fait ; mais je continue d’agiter mon couteau sous ses yeux. Elle dit qu’elle a compris pourquoi elle devrait avoir peur de ses repas, et qu’elle le dira aux autres. Michael lui demande si nous pourrons compter sur elle et ses semblables en cas de besoin ; Patrick baisse sa Thompson. La goule demande ce qu’elle pourrait bien nous apporter, et laisse tomber la lettre ; j’essaye de lui donner un coup de couteau au moment exact où elle tente de me griffer de sa main droite en hurlant : « Voilà ce que j’ai pour vous ! » Je manque mon coup, elle était sur le point de réussir le sien, mais quelque chose de douloureux la fait subitement hurler et l’interrompt dans son élan – elle crache du sang mêlé de substance verdâtre, tandis que son ventre est secoué de spasmes. « Voilà ce que vous nous offrez… », lâche-t-elle, avant de vomir ses propres tripes et de s’étouffer dans ses renvois – je distingue brièvement des morceaux de chair qui s’agitent encore un peu dans ce qu’elle a rejeté… Patrick s’approche de moi pour m’attraper et me conduire en arrière – je me dégage violemment de son emprise, mais le suis quand même ainsi que Dwayne.

 

En dehors du cimetière, nous entendons des gens crier d’une fenêtre à l’autre – ils semblent se demander s’il n’y aurait pas des profanateurs de sépultures dans le vieux cimetière, des pervers qui s’amusent avec les cadavres… Un homme ajoute même que « ça doit être ces ordures d’Irlandais »… et Dwayne leur balance une insulte en italien. Une vieille femme nous menace, dit que son mari descend… Mais nous rejoignons la voiture ; à quarante mètres de là, se trouve un groupe de jeunes essentiellement afro-américains, intrigués par les cris ; mais ils ont peur en voyant la Thompson de Patrick et s’en vont en courant. Nous entendons une sirène de police à quelque distance ; Dwayne démarre, et part dans la direction opposée – nous voyons quand même la voiture de police derrière nous… et distinguons même Harrigan à l’intérieur ! Il hurle : « Arrêtez-vous ! » Mais Dwayne accélère, pénètre dans les quartiers pauvres, et parvient à distancer les flics, qui, à un moment, se trompent de direction – ils ont beau faire demi-tour, il est trop tard, Dwayne a pris de l’avance ; le son de la sirène s’amenuise et, quand Dwayne s’engage dans les chemins de terre entre les champs autour d’Arkham, les flics sont définitivement semés depuis un moment. Il prend la direction de la ferme abandonnée des Tulliver – tandis que je me souviens du tableau de Pickman chez Hippolyte Templesmith, de ce festin des goules…

 

Dwayne, à 500 mètres de la ferme, s’arrête après avoir manqué rouler sur un cadavre. Il descend de voiture, et étudie le corps – la décomposition est récente, le corps est nu, criblé de balles… et on a déposé sur lui une carte d’as de pique ; comme si cela n’était pas suffisant, Dwayne ne manque pas de remarquer que le cadavre donne l’impression d’être mort deux fois – les impacts de balles sont tout récents (sans doute cinq à vingt minutes plus tôt), mais il a une cicatrice au ventre pour le moins éloquente… Dwayne pousse le cadavre et reprend le volant, roulant doucement en direction de la ferme. Nous remarquons alors que la porte d’entrée a été défoncée… Nous nous avançons – et je suis furieuse. Il y a une légère odeur de brûlé ; à l’intérieur, des meubles sont renversés, témoignant d’un affrontement ; la trappe du souterrain est ouverte, et ses gonds ont sauté au passage. Nous entendons du bruit en dessous, quelque chose qui toque de manière presque régulière – évoquant le son mat de quelque chose d’organique heurtant du solide. Et il y a aussi une odeur de cadavres… Dwayne s’accroupit pour y jeter un œil : de la fumée s’en échappe…

 

En descendant, il voit que celle-ci vient du laboratoire du docteur East – dans le couloir y menant se trouve un cadavre des plus massifs, arborant lui aussi une carte d’as de pique. De l’autre côté, la grande porte de fer git par terre – de nombreux cadavres criblés de balles encombrent le passage ; et Dwayne remarque qu’ils maintiennent au sol, de leur poids, une silhouette en imperméable, sans tête… Drexler, cependant, n’a semble-t-il plus de munitions : on entend le cliquetis de ses armes vides… Nous cherchons de quoi mettre le feu au tas de cadavres et au démon en dessous : Patrick trouve une lampe à pétrole, tandis que je m’empare d’un bidon de carburant dans la pièce principale, au rez-de-chaussée. Je le donne à Dwayne, et essaye quant à moi d’aller dans le laboratoire. Il y a un début d’incendie dans un coin ; là encore, des meubles chamboulés témoignent d’un violent affrontement, et la table d’opération est renversée : il y a un trou dessous, et j’en déduis que c’était là que se trouvait originellement le cadavre massif reposant maintenant dans le couloir, qui s’était « réveillé » au moment de l’assaut – témoignant une fois de plus des précautions adoptées par le docteur East ; et il y a plus en la matière : je vois un tunnel étroit, dissimulé auparavant par un placard maintenant renversé… Je dis à Patrick de s’occuper de l’incendie (il parvient à détourner une canalisation et guide le jet d’eau afin d’éteindre les flammes), tandis que je m’avance vers le tunnel – très mince, au point d’en être étouffant… Mais Dwayne voit alors que Drexler a réussi à dégager son bras gauche (armé d’un calibre .45, heureusement vide) – et, même si le démon n’a pas de tête, il a la conviction d’avoir été repéré…

 

Dehors, Michael aperçoit une silhouette avec un manteau et un chapeau, qui s’avance d’un pas lent mais imperturbable dans sa direction. Il se dissimule derrière la voiture et observe ; la silhouette s’arrête à quelques pas – et elle pue la mort…

 

Dwayne ouvre le bidon de carburant et en répand le contenu sur le tas de cadavres. J’hésite à m’engager dans le tunnel si étroit, et y vois par ailleurs des traces de sang… Patrick et moi entendons Dwayne, qui hurle que le démon est en train de se dégager ; je décide alors de ne pas courir le risque de m’engager dans le tunnel, et repars en arrière en essayant de déterminer où il pourrait déboucher… mais Patrick, lui, pénètre à l’intérieur – les traces de sang s’arrêtent bientôt, mais il y a des traces de genoux et de coudes, à mesure que le tunnel se fait plus ascendant ; Patrick doit cependant s’arrêter au bout d’un moment pour reprendre sa respiration – c’est douloureux, il manque d’air dans cet espace confiné… Dwayne crie à Patrick qu’il va boucher la trappe !

 

Michael, dehors, crie : « Qui va là ? » Il se tient prêt à faire usage de son couteau de lancer à la moindre menace… Mais la silhouette soulève son manteau, révélant des bandages en dessous – l’odeur de putréfaction est plus forte que jamais… Elle sort un bout de papier qu’elle tend à Michael, en s’avançant lentement vers lui. Michael fait quelques pas et s’empare du papier – la silhouette s’en va alors, mais Michael a eu le temps de constater qu’une bonne partie de son visage était enfoncée, témoignant d’un accident forcément mortel… Michael lit le papier – qui est accompagné d’une clef de boîte postale ; il reconnaît l’écriture du docteur East : « Reprendrai contact avec vous bientôt, si vous neutralisez la taupe – Templesmith sait. » Michael retourne vers le seuil de la maison et nous gueule de nous ramener…

 

Dwayne veut mettre le feu à l’ensemble du bâtiment, mais je lui dis qu’il faut d’abord chercher l’issue du tunnel où s’est engagé Patrick ; mais quand je pense en avoir repéré la trajectoire, donnant sur l’extérieur de la maison, je lui dis qu’il peut s’y mettre. L’incendie, de toute façon, a déjà pris, et, sauf pluie, toute la maison devrait y passer… Nous remontons dans la voiture, et je guide Dwayne dans la direction où je pense retrouver Patrick – c’est bien le cas, on le voit s’extraire du sol à environ 200 mètres de la maison… Patrick a trouvé la chemise du docteur East, abandonnée et recouverte de terre, à la sortie du tunnel ; Michael nous dit alors que East est vivant, et qu’il nous attend – il y a encore un espoir pour les viscères de Patrick…

 

Dwayne nous ramène à la ferme de Danny O’Bannion, avant de rentrer chez lui (où il retrouve son épouse, Brienne, qui l’attendait – bien qu’il soit 2 heures du matin… Elle a gardé de la viande pour lui, et, si Dwayne mange volontiers, il ne peut s’empêcher d’avoir un autre festin en tête…). Harry me dit que Stanley dort, et qu’il fait visiblement flipper le bibliothécaire (inquiet par ailleurs de ses parents)… Ce dernier lui a cependant remis une petite liste de courses – rien d’exceptionnel, du thé, ce genre de choses, simplement le témoignage des habitudes du bibliothécaire ; je dis à Harry de lui procurer tout ça, il tend la main, et je lui donne la somme nécessaire. Par contre, nous apprenons que Fran est partie – elle a semble-t-il convaincu un type de la ferme d’aller faire la fête en ville… Nous partons tous nous coucher, très perturbés par ce que nous avons vécu…

 

Et je fais un cauchemar… Je me réveille tout doucement, c’est le matin, il fait beau – nous ne sommes plus en hiver, c’est le printemps. J’ai l’impression d’une autre ligne temporelle – mais ancienne ? Moderne ? J’entends du piano, au loin – je reconnais la façon de jouer de Ted, mon fiancé… Le décor est faste, luxueux – j’y reconnais la résidence secondaire de mes beaux-parents (qui me haïssent, et c’est réciproque…) ; je me souviens de vacances avec mon fiancé… Je suis affectée par la légère paresse des gens heureux. J’ai un souvenir délicieux du repas galant de la veille au soir – et du cunnilingus qui avait suivi… Je sors de la chambre – je suis vêtue d’une élégante robe de chambre, pouvant faire penser à celle de Danny O’Bannion ; je me souviens que c’est Ted qui me l’avait achetée, et m’y love avec plaisir – ignorant mes vêtements sales jetés par terre, ceux que je portais à la ferme abandonnée des Tulliver… L’odeur agréable me saisit, irrémédiablement associée à l’époque où je vivais avec Ted… Je me dirige lentement et le sourire aux lèvres vers le piano – que je sais se trouver au rez-de-chaussée, je suis à l’étage. La décoration est un peu différente de ce dont je me souvenais : les statuettes, les tableaux, m’évoquent des endroits visités récemment – et notamment la ferme de Danny O’Bannion… et la demeure d’Hippolyte Templesmith. J’entends çà et là des sortes de beuglements, des tintements de chaînes, le bruit régulier d’une pelle s’enfonçant dans la terre… Puis je réalise que quelque chose se promène sur moi puis glisse à mes pieds – je recule, et vois que c’est une mèche de mes cheveux… J’essaye de la ramasser – mais elle s’agite, se tresse et m’inflige une brûlure avant de s’éloigner – je laisse filer. J’entends toujours les bruits de pelle…

 

Le bureau se trouve à gauche, et je m’y rends ; la bibliothèque est immense, semble même déborder, et abonde en angles étranges et biscornus ; à l’un de ces angles se trouve un trou, où le béton a été enlevé sur une trentaine de centimètres, révélant d’épais barreaux ; je me mets sur la pointe des pieds pour y jeter un œil, et entrevois le plancher d’un étage supérieur, sur dix à quinze centimètres environ. Je vois des pieds nus traînant pesamment des chaînes, j’entends des meuglements, des corps qui s’entrechoquent… Une autre mèche de mes cheveux s’agite ; je recule instinctivement, ce qui n’y change rien – et la mèche se détache, puis grimpe sur le mur et passe dans le trou… J’ai alors un souvenir de quand j’étais petite – j’avais commencé à faire des ménages très tôt, pas le choix… Et c’est alors que je me suis confectionné mes premières armes, pour me protéger des avances pénibles des garçons, en détachant les deux lames d’une paire de ciseaux… Je les sens sur ma jambe, attachées à ma jarretière – un contact froid, mais aussi réconfortant. La pelle comble le trou dans le mur avec de la terre. Je retourne dans le couloir du rez-de-chaussée, toujours attirée par la mélodie du piano ; je reconnais le tableau de Pickman, accroché dans une chambre d’ami entrouverte.

 

Non loin se trouve la porte d’entrée, où l’on toque ; j’y jette un œil par le judas, et vois mes détestables beaux-parents. Ma belle-mère hurle, haineuse : « Je sais que vous êtes là ! » Derrière elle se tient son époux, empâté – elle lui dit de taper lui aussi à la porte. Je ne veux pas leur ouvrir, et pense poursuivre mon chemin. Mais ma belle-mère hurle : « J’ai les clefs ! » Elle déverrouille la porte, pénètre dans la demeure, et me pointe du doigt en m’insultant, me traitant de catin, insistant sur mon origine irlandaise et sur mon milieu social indigent… Puis elle me jette au visage le journal où figure en première page la photographie du cambriolage chez Hippolyte Templesmith : « Tout le monde le sait, maintenant ! Tu retourneras à la fange d’où tu viens ! » Elle veut me bousculer d’un coup d’épaule, je l’évite, et la repousse – je veux lui faire mal, et tout autant l’humilier : elle chute en hurlant dans une pièce ouverte, et brise du verre en tombant à la renverse, ce qui la blesse – elle pleure… Son mari s’anime enfin – mais je l’ignore et reprends le chemin du piano. Ma belle-mère crie : « Herbert, massacre-la ! » Il me charge, j’essaye de l’éviter, mais il parvient à me heurter d’un coup d’épaule, et me fait mal… Je me rappelle tous les coups que des hommes lourds et stupides ont pu m’infliger – le dernier en date étant Big Eddie, mais, avant cela, ça ne m’était pas arrivé depuis très longtemps… J’attrape une de mes lames de ciseaux à ma jarretière, et la lui plante dans la cuisse, en pleine artère fémorale – je sens le sang gicler… Je tourne la lame dans la plaie, la retire, et continue d’avancer vers le piano tandis que mon beau-père se vide de son sang – je sais qu’il va mourir. Ma belle-mère aussi, qui ajoute « assassin ! » dans la litanie de ses insultes…

 

La décoration a de nouveau changé : elle m’évoque maintenant surtout l’appartement de Carol et Abbey. Mais je vois mon fiancé, qui me tourne le dos, en train de jouer du piano – d’une forme très étrange, comme celui de Hippolyte Templesmith. Il ne me voit pas ; je m’avance vers lui avec un grand sourire… mais je sens à nouveau mes cheveux s’amalgamer en tresse à l’arrière de mon crâne – j’essaye de les démêler mais m’y brûle une fois de plus : la mèche tombe et se réfugie sous un meuble… Je m’inquiète de mon allure devant mon fiancé, avec tous ces cheveux que j’ai perdus, mais ai plus que jamais besoin de réconfort – je pose tendrement la main sur son épaule. Il continue de jouer mais tourne la tête vers moi – un froid visage métallique, dont les yeux vides d’expression sont comme des billes, et qui a le numéro 5 gravé sur le front. Il me dit, d’une voix mécanique, froide et monocorde : « Je t’aime. » Je lui réponds que je l’aime aussi. Il poursuit de ce ton détaché et automatique, me demandant si je vais bien ; je lui réponds que oui, je le crois, j’ai enfin fait des choses que je voulais faire depuis longtemps… Il me dit qu’il a peur de ses parents, et je lui réponds qu’ils ne poseront jamais de problème entre nous. De son ton horriblement froid et dénué d’émotion, il me dit enfin qu’il veut me faire des enfants – des enfants qui seront aussi beaux que je suis belle…

 

Quelque chose me gratte au niveau de la cuisse – je passe la main sous ma robe de chambre et y trouve quelque chose de métallique, que je devine être une fermeture éclair ; je tire dessus par réflexe, tandis que « N° 5 » reprend son cycle de répliques atones à partir du début : « Je t’aime », etc. Sous la fermeture éclair, je devine un élégant pantalon noir, et sens dessous des muscles qui s’agitent sans que je leur en aie donné l’ordre. Je me recule, sens la forme d’une main d’homme qui se faufile à travers la fermeture éclair. Je retourne auprès de mes beaux-parents : lui s’est vidé de son sang, je ne vois pas son épouse, mais repère des traces de larmes qui se dirigent vers la porte d’entrée. Je sens de plus en plus la main qui essaye de sortir de la fermeture éclair – j’essaye maintenant de la fermer, violemment ; je sens une douleur, du sang qui goutte… Mais la main s’est faufilée à travers, bientôt suivie par un coude, qui agrandit l’ouverture jusqu’à la naissance de mon bras gauche – et c’est enfin Hippolyte Templesmith entier qui sort de mon corps, je ne suis qu’une enveloppe de peau… Il a un visage ravi, m’empoigne au niveau de la nuque, ouvre mes paupières en grand ; mais je ne peux plus parler – je n’ai plus de cordes vocales… Il me sourit, me dit : « Je vous vois ! » J’essaye de lui planter ma deuxième lame de ciseaux en plein cœur, mais n’y parviens pas ; il s’empare de la lame et la broie dans son poing – peu importe qu’il saigne. Il s’adresse à nouveau à moi : « Vous direz à Patrick que je passerai bientôt le voir, lui aussi… » Mes cheveux continuent de tomber, et se réunissent au pied de Templesmith, comme s’ils le servaient, et forment bientôt comme un anneau rouge. « Réellement, est-ce l’avenir que vous souhaitez ? » Je vois maintenant à ses pieds le cadavre de Johnny « La Brique », sa gorge est tranchée, son bras doit n’est plus qu’une répugnante masse molle et invraisemblablement tordue ; j’entends aussi Moira qui crie, au loin… J’essaye de me reprendre, et gifle Templesmith… ce qui le fait rire. Puis il soupire : « Je me montre créatif pour la forme, mais pourrais simplement me baser sur tout ce que votre espèce a pu inventer en termes de torture – mes préférées sont le pressoir à olives et le baril de méduses ! » Puis il change radicalement de ton, et me hurle qu’il veut récupérer ses parchemins ! Et il m’offre une « mise en bouche » : « Vous vous êtes demandé ce que l’on ressent quand on n’est plus qu’une perception enfermée dans les ténèbres, et hurlant en silence pour toujours ? » Ma perception change, j’ai l’impression d’être une des petites boîtes trouvées chez lui et contenant des cerveaux, et que cette boîte se referme… Il dit qu’il gardera toutefois mes yeux si magnifiques pour sa collection privée (« Peut-être Fran les reconnaitra-t-elle ? Suis-je bête ! Vous le verrez vous-même… »), et me remercie enfin pour m’être débarrassé des parents – ce qui lui fait gagner du temps. Et c’est alors, tandis que ma perception au sein de la boîte devient de plus en plus obscure, que je me réveille en hurlant – tirant tous les habitants de la ferme de leur sommeil…

 

À suivre…

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L'Appel de Cthulhu : Dementophobia

Publié le par Nébal

L'Appel de Cthulhu : Dementophobia

L’Appel de Cthulhu : Dementophobia. Folies & dégénérescences mentales, Sans-Détour, 2013, 239 p.

 

Cela faisait un bon moment que je n’avais pas lu de suppléments pour L’Appel de Cthulhu, quand j’en ai pas mal, pourtant, qui prennent la poussière dans ma volumineuse pile à lire. Celui-ci, je l’avais acheté dès sa sortie, car il me faisait bien de l’œil, son thème me parlait vraiment – mais je n’avais pas encore eu l’occasion de le lire… Toutefois, depuis, je me suis mis, grâce à l’excellent Cervooo, à pratiquer L’Appel de Cthulhu en tant que joueur, d’abord dans une série de one-shots, ces derniers temps dans une campagne – basée sur la pègre irlandaise d’Arkham, et dont j’ai dressé des comptes rendus sur ce blog (vous trouverez les premières séances ici). Cette partie, du fait de son ampleur, implique sans doute d’envisager de manière plus précise et subtile que dans un one-shot vite expédié la thématique de la folie – du coup, quand le moment est venu pour mon personnage de bifurquer progressivement sur des troubles mentaux résultant de ses pertes cumulées en SAN, je me suis dit qu’il était bien temps de voir ce que Dementophobia, supplément d’origine allemande entièrement consacré au sujet (enfin, plus exactement, la première moitié de l’ouvrage en traite dans le détail, la seconde étant composée de trois scénarios destinés en principe à mettre en valeur les considérations de la première – mais au fond sans vraie nécessité…), pouvait m’apporter.

 

Un supplément qui fait sens, probablement, pour un jeu tel que L’Appel de Cthulhu : l’idée de santé mentale est au cœur du jeu, et je suppose qu’elle constituait un apport inédit lors de la première édition de ce jeu culte. Au-delà des seuls clichés voulant que les personnages de L’Appel de Cthulhu doivent bien vite finir, soit par mourir, soit par devenir fous – clichés qui, comme de juste, peuvent bel et bien renvoyer à une certaine réalité… –, le thème de la folie est assurément essentiel dans cette vision du « Mythe de Cthulhu » ; mais se pose ce problème plus délicat qu’il n’y paraît : qu’en faire ? La tentation est sans doute grande, par manque de vraies connaissances en la matière peut-être, de verser illico dans la caricature – ce qui est probablement vrai tant des joueurs que du gardien. Or il est dommage que la « folie » (mais qu’est-ce au juste que la folie ?), mal comprise car mal connue, débouche inévitablement sur des tocs envahissants, des yeux qui roulent, la bave aux lèvres et une parano de bon aloi, tandis que l’asile où atterrissent les personnages, peuplé de variations sur Renfield (ou, pire peut-être, sur Hannibal Lecter), consiste en quelque avatar plus sordide encore de l’institution horrible d’un Vol au-dessus d’un nid de coucou. Il y a pourtant bien plus à faire, et bien mieux (même si l’excès en la matière peut certes donner des choses passionnantes, c’est une question d’à-propos et de pertinence des thèmes – mais voyez Patient 13, par exemple)… Ce supplément est ainsi supposé aider tant les joueurs que les gardiens à creuser le thème de la folie, pour l’employer au mieux et lui faire honneur d’une façon éventuellement inventive, en tout cas probablement plus satisfaisante (et réaliste ?) que ce qui résulte des maigres et caricaturales indications du livre de base. Ce qui peut passer tant par des articles de fond, portant sur l’histoire de la folie et de son traitement, les différentes psychoses et névroses, les différentes thérapies, mais aussi sur des points de règles, visant à modifier quelque peu le système de santé mentale de base – avec plus ou moins de pertinence, cependant : j’ai tendance à trouver que ces éléments techniques souffrent de deux défauts pour le moins pénibles – d’une part, ils sont d’une mécanique sévère qui, bizarrement, en rajoute sur l’aspect mécanique de base ; d’autre part, ils tendent, j’en ai l’impression du moins, à grossir le rôle du gardien en l’espèce, en diminuant corrélativement celui des joueurs, ce qui me paraît franchement dommageable… Ces aspects ne m’ont donc guère convaincu, globalement.

 

Reste le fond. La première partie, censée donner un « aperçu global » du thème, est un peu faite de bric et de broc – on y trouve bien des conseils aux joueurs et gardiens renvoyant notamment à ce que je viens d’évoquer, avec des suggestions d’interprétation, mais aussi (surtout ?) des éléments, quelque peu lapidaires toutefois, concernant l’histoire de la folie, et celle corrélative de la psychiatrie. Problème : la traduction de cette première partie est parfaitement atroce, et n’a de toute évidence pas été relue… C’est affreux – et, sans surprise, le fond complexe ne survit pas à ce massacre… Ce chapitre avait tout pour être passionnant, mais n’est qu’illisible – et il m’a fait piquer une grosse colère, parce que j’en ai franchement ras le cul de ces éditeurs de jeux de rôle (ce n’est pas le cas de tous, heureusement, mais c’est assurément celui de Sans-Détour, bien trop souvent) qui vendent une fortune (celui-ci fait 42 €, tout de même) des bouquins pas finis, perclus de coquilles, de fautes pures et simples, de « faux amis » et autres sentences qui, de quelque manière qu’on les prenne, ne veulent tout simplement rien dire. Ce premier chapitre m’a donc fait craindre le pire ; mais, étonnamment et heureusement, la suite est plus « raisonnable » – toujours riche en coquilles et autres bévues, mais plus « supportables », disons (il semblerait que plein de gens s’en accommodent fort bien dans le milieu rôlistique, comme si c’était une malédiction inhérente au loisir, et somme toute guère pénible… mais je ne suis donc pas de cet avis). Avec quelques efforts, on essayera d’en conserver quand même quelques indications potentiellement intéressantes – concernant par exemple la syphilis ou l’obusite… On passera par contre assez vite sur la filmographie laconique qui conclut le chapitre, sans grand intérêt.

 

Un petit détail : on trouve dès ce chapitre, puis dans les suivants, en marge, quelques portraits chiffrés de célébrités du domaine – psychiatres divers et variés, comme Freud, Jung, ou le terrifiant Watson, des fous notoires aussi, comme Van Gogh ou, surtout (hélas ?), des tueurs psychopathes tels que Ernst August Wagner ou Albert Fish. Bizarrement, ce n’est pas forcément une mauvaise idée – même si les suggestions de scénarios les accompagnant, souvent, ne m’ont guère enthousiasmé… Mais sans doute y a-t-il de quoi faire avec.

 

La deuxième partie, et sans doute la plus essentielle, porte sur les divers troubles mentaux. Elle tient forcément un peu du catalogue (étrangement lacunaire, pourtant, j’ai l’impression – n’y figurent pas en tout cas quelques troubles qui me paraissent pouvoir être intéressants dans le cadre d’une partie de L’Appel de Cthulhu, incomparablement plus que la quasi-totalité des phobies répertoriées dans le chapitre d’ailleurs : je pensais par exemple à la mythomanie, ou à des bizarreries comme le syndrome de Stendhal ou celui de Jérusalem…), mais il serait sans doute dommage de s’arrêter à cette dimension. On y trouve d’ailleurs d’emblée une aide de jeu fort utile – visant à déterminer quelles sont les réactions pathologiques les plus appropriées à tel ou tel événement (qu’il s’agisse de la torture infligée à un proche, de la découverte d’un cadavre… ou de l’apparition d’un monstre ou encore d’un voyage entre les dimensions) – ces diverses réactions, par ailleurs et de manière assez bien vue, se partagent entre « traumatismes temporaires courts », « traumatismes temporaires longs » et « aliénations mentales », en fonction de l’état du personnage ; on peut ainsi glisser une dose de « réalisme » supplémentaire dans les parties, mais sans rien de trop étouffant ou contraignant pour autant. La « liste » des pathologies qui constitue le gros du chapitre est globalement intéressante, même si, bien trop souvent, je l’ai trouvée quelque peu frustrante, car trop laconique – m’est avis que, tant les joueurs que les gardiens, auraient bénéficié d’informations supplémentaires, qu’elles soient d’ordre général (certains diront : « T’as qu’à chercher sur Internet, feignasse », forcément, mais pour moi c’était bien le propos du supplément…) ou visant plus concrètement à user au mieux des pathologies en question en cours de partie. Je lui ferai un autre reproche, par ailleurs – le classement me paraît quelque peu aléatoire, et il n’est pas forcément évident de s’y repérer d’emblée… Mine de rien, pour un non-initié, savoir à vue de nez si tel trouble que l’on souhaite développer en jeu est d’ordre émotionnel, dissociatif ou psychosexuel, entre autres, n’a probablement rien d’évident – on trouve bien un classique index général en fin de volume, quelque peu lapidaire, mais je tends à croire qu’un index plus précis et ciblé portant spécifiquement sur les troubles mentaux détaillés dans ce chapitre aurait pu être des plus utiles. Par contre, les tableaux décrivant (sans autre explication concrète) « douze douzaines de peurs » me paraissent pour le coup fort peu convaincants, tant ils jouent volontiers des phobies les plus grotesques (voire carrément inventées, je suppose – j’ai du mal à croire à la réalité autant qu’à la pertinence de l’arachibutyrophobie, « peur d’avoir du beurre de cacahuètes collé au palais », ou de l’hippopotomonstrosesquippedaliophobie, « peur des mots trop longs »…), ou s’étendent sur des peurs diverses et variées qui n’ont peu ou prou aucune raison d’intervenir en jeu – et je ne sais pas ce qui est le plus à craindre, en l’espèce : que la phobie n’intervienne effectivement jamais, ou qu’un gardien sadique torde son scénario dans tous les sens dans le seul but de la mettre en scène, quitte à recourir à des artifices un brin grossiers ? Le chapitre se conclut, enfin, sur des éléments concernant la « possession et folie religieuse », qui tombent quelque peu comme un cheveu sur la soupe, et ne m’ont globalement guère parlé (mais il est vrai que j’ai du mal à intégrer la dimension « exorcisme et compagnie » dans une histoire lovecraftienne – mais ça, c’est mon problème, hein, d’autres y trouveront sans doute un intérêt… Notons qu’on y trouve des règles pour la « profession » d’exorciste).

 

Le chapitre suivant porte sur la guérison. On y trouve d’abord des éléments bienvenus sur les systèmes de santé en vigueur aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Allemagne – qui peuvent s’avérer utiles si l’on entend jouer à fond la carte du réalisme –, puis des généralités sur les hôpitaux, les médecins, etc. (ainsi qu’une nouvelle « profession », là encore : garde-malade pour fous, ce qui n’est à vue de nez pas forcément très bandant…). Après quoi l’on trouve des éléments très complexes (voire carrément hermétiques – là encore, le laconisme des paragraphes ne facilite vraiment pas la tâche du lecteur, qui ne pourra pas s’en tenir aux trop brefs développements contenus dans ce chapitre mais devra fouiner çà et là pour en tirer vraiment quelque chose) sur les différents types de psychothérapies (psychodynamique, comportementale – brrr… –, humaniste avec des morceaux insaisissables de Gestalt dedans…) puis des autres thérapies (ce qui peut concerner tant les trépanations que les cures et villégiatures, la malariathérapie comme les électrochocs, ou encore l’hypnose aussi bien que les procédés d’autosuggestion) ; c’est peut-être la partie la plus intéressante du livre à mes yeux, en fin de compte, même si son usage en jeu n’a sans doute rien d’évident – notons cependant que l’on y trouve des règles permettant, dans chaque cas, de déterminer l’efficacité de la thérapie sur le patient (mais, là encore, je redoute qu’un excès de mécanique en la matière ne vienne nuire à l’intérêt de l’histoire – je ne me sens pas vraiment de jeter les dés pour une chose pareille… mais ça se discute, hein). On trouve enfin, autre aspect intéressant, des généralités utiles sur les divers types d’établissements psychiatriques, avec des règles concernant les taux de survie, de guérison et de sortie (là encore, je me répète, je redoute la mécanique, mais faut voir), puis la description sommaire mais plutôt bien foutue de huit de ces établissements, transposables à peu près partout, et qui vont du paradis thérapeutique à l’enfer sur Terre (notons que les scénarios concluant le volume en décrivent bien plus en détail deux autres, mais sans les règles afférentes). C’est globalement bien fait, et il y a sans doute bien des choses à en tirer.

 

Nous sommes en gros au milieu de l’ouvrage : trois scénarios assez touffus viennent le compléter, censément en rapport avec le thème de la folie et de son soin (mais ce n’est finalement guère le cas du deuxième…) ; notons au passage que les deux premiers de ces scénarios se déroulent en Allemagne (c’est sans doute adaptable pour le premier, mais pas pour le deuxième), tandis que le dernier, plus classiquement, a lieu en principe au large de la Nouvelle-Angleterre. Une bonne idée par ailleurs : chacun de ces scénarios, mais surtout les deux premiers, comprennent un rapport de playtest pouvant s’avérer utile pour relever les points essentiels du scénario et les difficultés qu’il peut soulever. Mais, globalement, je suis au mieux réservé quant à l’intérêt de ces scénarios… même si c’est chaque fois pour des raisons très différentes.

 

« À la recherche du passé perdu » (…) part sur un cliché relatif : l’amnésie des PJ ; ceci étant, on peut tirer des choses intéressantes de ce procédé, hein (et j’ai tenté de le faire, parfois)… Les PJ reprennent donc conscience dans un asile, et comprennent bien vite qu’ils n’ont d’autre choix que s’évader de l’institution. Régulièrement assaillis de flashbacks (leur gestion est sans doute la plus grande difficulté pour le gardien), ils en viennent à supposer qu’ils ont été mêlés à une bien étrange affaire, impliquant un objet archéologique étonnant… et des Incas déguisés en gitans, allons bon. J’ai trouvé ce scénario globalement assez moyen – les aspects les plus intéressants reposant sur les flashbacks, mais sans doute y a-t-il matière à en tirer quelque chose de plus palpitant (j’ai en tête un scénario de L’Appel de Cthulhu reposant plus ou moins sur cette base, mais autrement plus enthousiasmant dans les faits – ne le citons pas ici, de crainte de spoiler…).

 

Le deuxième scénario, « En morceaux », qui est de très loin le plus long et surtout le plus complexe – il est clairement destiné à un gardien et à des joueurs « chevronnés » –, m’a fait quelque peu l’effet d’un gâchis… Il bénéficie d’un cadre absolument excellent (Munich en 1923, à l’époque de la tentative de putsch d’Hitler – le scénario est bourré jusqu’à la gueule d’éléments passionnants destinés à le mettre en scène, ainsi de l’agitation des militants communistes ou nazis se foutant sur la gueule dans la rue, de l’intervention de l’armée, ou, plus fascinant encore, de l’inflation stupéfiante dont souffrait la République de Weimar tout particulièrement au moment du scénario – dimension sans doute très délicate à gérer, mais pouvant s’avérer très fructueuse), de très chouettes prétirés affligés de secrets plus ou moins lourds à porter (au nombre de cinq, ce sont les enfants adoptifs d’un richissime industriel qui décède au début du scénario, et dont ils attendent de pouvoir lire le testament, leur assurant forcément la transmission des usines qui ont fait sa fortune ; notons que les cinq doivent être joués…), autorisant une ambiance joliment paranoïaque (pas forcément évidente à gérer, cependant, et impliquant bien des entretiens secrets, arrière-salles, etc.) où le « Mythe » s’insinue progressivement, suscitant de belles scènes d’horreur (mais, pour le coup, si les événements amènent les PJ à voir leur SAN dégringoler très vite, on n’est cependant guère dans la thématique de l’ouvrage…). Tout cela est assurément excellent… mais ce scénario, globalement, ne correspond vraiment pas à ma manière instinctive d’envisager le jeu de rôle, à tel point que je doute de pouvoir en faire quoi que ce soit, même si j’en crèverais d’envie. Le problème n’est pas l’approche « expérimentale » suggérée au début, disant que ce scénario peut très bien se passer de jets de dés – pourquoi pas –, mais réside plutôt dans la conception globale justifiant cette règle à part… et dans laquelle je ne peux voir qu’un dirigisme forcené et horriblement frustrant. Les joueurs comme le gardien sont en effet amenés, par la force des choses (mais cela va bien au-delà du seul background, fouillé, des personnages, que je trouve très bien vu), à passer par des phases inévitables, à quelque prix que ce soit – et bien davantage que dans un scénario plus conventionnel. À chaque page ou presque, le scénario nous indique que tel PJ doit faire ceci, tandis que les autres doivent faire cela – impérativement ; et cela s’aggrave au fur et à mesure… Un exemple (je vais rester dans le vague pour ne pas trop spoiler, mais…) : cette scène relativement tardive où les PJ doivent rencontrer tel personnage, puis doivent se battre avec lui, qui doit mourir à tout prix, et dont le cadavre doit ensuite être jeté dans le four de l’usine et certainement pas ailleurs – ce qui amènera ultérieurement les PJ (tous !) à se rendre à l’usine, oui, ils le doivent, et ils doivent ensuite assister aux étranges événements qui affectent le four… et doivent mourir en conséquence, paf ! – avec une sorte d’anticlimax frustrant au possible. J’imagine qu’il doit (uh uh) se trouver des gardiens et des joueurs pour apprécier cette approche, mais, pour le coup, ce n’est vraiment pas la mienne – ça m’évoque bien davantage du théâtre que du jeu de rôle, dans un sens, et je ne peux m’empêcher de le regretter ; oui, j’y vois un gâchis, extrêmement frustrant… Mais c’est sans doute à débattre, hein.

 

Le dernier scénario, « Le Sanatorium », est autrement plus commun – et il est d’autant plus regrettable, sans doute, que ce soit, des trois, probablement celui qui s’avère le plus efficace… Les PJ sont invités par un camarade psychiatre sur l’île où il dirige un petit sanatorium hautement sélectif – et où il se livre forcément à des expériences plus ou moins douteuses sur ses patients… Las, quand les PJ arrivent sur l’île, ils ne tardent guère à comprendre que les fous ont été lâchés, et qu’un tueur psychopathe menace tous les habitants du coin, et eux tout particulièrement – qui ne disposent pas d’un moyen de fuir… C’est un pur survival extrêmement classique (avec cependant la dose de « Mythe » qui va bien, histoire de) – plutôt bien fait par ailleurs, mais quand même très banal… On peut cependant en tirer quelque chose, j’imagine – surtout si l’on prend bien soin de gérer les rapports des PJ avec les patients du sanatorium, c’est sans doute l’aspect le plus intéressant du scénario (et c’est finalement là que, enfin, les éléments contenus dans la première moitié de Dementophobia sont susceptibles d’une certaine application, même limitée…).

 

Bilan assez mitigé, donc. Si l’on veut bien passer outre le bâclage de la première partie du supplément, on y trouvera sans doute des choses intéressantes, même si elles tendent parfois un peu trop à la systématisation dans une optique mécanique, et pâtissent aussi d’un certain laconisme impliquant un travail plus approfondi de la part du lecteur – Dementophobia pouvait donner l’impression d’une aide de jeu « clef en main », mais ce n’est finalement pas tout à fait le cas… Quant aux trois scénarios constituant la deuxième moitié du volume, ils ont tous quelque chose qui les rend un brin insatisfaisants, et souvent frustrants… Pas vraiment un supplément indispensable, donc – et, par ailleurs, moi qui m’intéressais tout particulièrement à ce thème, je tends à m’avouer un peu déçu globalement… Peut-être parce que j’en attendais trop, certes.

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CR Imperium : la Maison Ptolémée (10)

Publié le par Nébal

CR Imperium : la Maison Ptolémée (10)

Dixième séance de la chronique d’Imperium.

 

Vous trouverez les éléments concernant la Maison Ptolémée ici, et le compte rendu de la première séance . La séance précédente se trouve ici.

 

Le joueur incarnant le Conseiller Mentat Hanibast Set était absent. Étaient donc présents le jeune siridar-baron Ipuwer, sa sœur aînée Németh, l’Assassin (Maître sous couverture de Troubadour) Bermyl, ainsi que le Docteur Suk, Vat Aills.

 

Bermyl est en état d’alerte, sachant que sa couverture a été grillée par la Maison Nahab (au moins…) ; il pense cependant rester encore quelque temps à Heliopolis, notamment pour enquêter sur les Atonistes de la Terre Pure ; il sait par ailleurs qu’Akela est en mesure, s’il le désire, de lui organiser un rendez-vous avec Ngozi Nahab lui-même – mais il s’en est entretenu à distance avec Ipuwer, qui préfère calmer le jeu à ce sujet pour le moment, et attendre que la Maison Ptolémée regagne une position plus favorable… À terme, cependant, Bermyl compte bien élargir le champ de ses investigations.

 

Németh se consacre pour le moment à deux thématiques pour l’essentiel : d’une part, les affaires matrimoniales – la proposition émise par Lætitia Drescii est à ses yeux inacceptable, elle ne compte pas laisser aux Kenric l’accès au marché franc de la lune de Khepri… Mais, pour avancer dans ce domaine, il lui faut attendre le retour de ses émissaires (auprès des Wikkheiser et des Delambre). D’autre part, donc, et de manière plus immédiate, elle souhaite se consacrer à l’organisation du colloque qu’elle entend parrainer à l’Université de Memnon – elle compte retourner dans la ville universitaire, pour mettre au point le programme du cycle de conférences (elle pense flirter avec les limites en ce qui concerne le rapport aux interdits du Jihad Butlérien) ainsi que la liste des invités. Enfin, même si elle ne voit guère comment s’en occuper elle-même, elle conserve en tête la mention du Vieux Radames que lui a faite la Révérende-Mère Quibailah Amari – et, derrière, elle ne manque pas de s’inquiéter de ce qui est arrivé à son père, le précédent siridar-baron Namerta…

 

Vat Aills, maintenant qu’il a établi la réalité du trafic d’organes entre l’hôpital de Nofre-It et les Nahab d’Heliopolis (le directeur de l’hôpital devant le tenir au courant des commandes et de leur livraison), compte surtout se pencher sur cette mystérieuse cargaison qui a disparu il y a environ un an et demi de cela, lors de son transfert entre la lune de Khepri et l’astroport d’Heliopolis : quelqu’un s’est-il plaint d’avoir perdu quelque chose, ou de ne pas avoir été livré ? Par ailleurs, il garde en tête l’idée que ce trafic de haute technologie, à l’occasion, semblait échapper à la Maison Soris, qui en a pourtant en principe le monopole ; il souhaite donc s’entretenir de nouveau avec le chef de la Maison, Ra-en-ka, sur Khepri – il sait par ailleurs que sa Maison s’est semble-t-il rapprochée de la Maison Menkara pour faire face à la domination des Nahab…

 

Ipuwer se remet de la « fête » qu’il s’est accordée à son retour du Continent Interdit. Trois points l’intéressent tout particulièrement, au-delà de la satisfaction de ses besoins et désirs : d’une part, il entend déterminer comment explorer le Continent Interdit, à la recherche de la base de Druhr et de ses semblables – il recevra bientôt les images satellites de la Guilde, mais il faudra sans doute en faire davantage, et il compte en discuter avec Hanibast Set. D’autre part, il est ainsi que sa sœur curieux de mettre la main sur le Vieux Radames – même si ce n’est sans doute pas une tâche qu’il peut accomplir lui-même, mais il peut mettre en branle les services de renseignement de la Maison Ptolémée, via le cas échéant le Maître-Assassin fantoche Elihot Kibuz. Enfin, l’idée que des groupes divers lui rendent une sorte de « culte » lui a quelque peu tourné la tête – il est de plus en plus pris par l’idée de réaliser son autopromotion, ou, mieux, son hagiographie : il aimerait écrire sa propre légende, et s’entretenir à cet effet avec l’écrivain Cassiano Drescii, toujours invité dans son palais…

 

Bermyl, sous sa couverture de troubadour, se rend au camp des Atonistes de la Terre Pure. La structure est très informelle, mais il comprend que, s’il est un endroit où il pourra trouver ce qu’il cherche, c’est probablement à la sorte de « place du marché » que l’on trouve en gros au centre du camp. En chemin, il épie les pèlerins, guette les discussions – il repère aussi des membres de ses services, infiltrés sur place par Elihot Kibuz à la requête d’Ipuwer, mais ils font bien sûr comme s’ils ne le connaissaient pas. L’ambiance dans le camp est à la mesure de la réputation des Atonistes : ils font très hippies, souriants, ouverts, s’impliquant volontiers dans des débats d’ordre spirituel ou philosophique où chacun peut s’exprimer comme il le souhaite… Bermyl note que les pèlerins les plus récents, bien davantage que leurs aînés qui ont déjà accompli une ou plusieurs fois le voyage vers l’Ouest Perpétuel, font parfois part de leurs craintes quant aux menaces que pourraient susciter le Culte Officiel, plus encore les fanatiques de la Maison Arat, éventuellement même les membres de la Maison Menkara – mais rien de très concret à cet égard. Arrivé aux environs du « marché », Bermyl relève la présence de Kambish, un bon élément de ses services ; il l’accoste tout naturellement, échange avec lui les politesses d’usage dans le cadre d’une conversation en rien suspecte, puis tous deux s’écartent discrètement de la foule – quand ils sont parvenus dans une zone moins fréquentée, et se sont assurés de ne pas avoir été suivis, ils s’entretiennent plus précisément des intérêts de la Maison Ptolémée sur place, la conversation étant dissimulée aux oreilles indiscrètes par l’emploi d’un cône de silence. Kambish s’était intéressé à ce qui pouvait se dire concernant le passage des Atonistes sur le Continent Interdit, mais ce n’est pas un thème spontané. Quand Bermyl lui demande si un pèlerin notable pourrait s’avérer instructif à cet égard, Kambish le renvoie sur Pnebto, un vieil homme qui avait intégré le mouvement avant même Thema Tena, très volubile de nature, et sans doute passablement naïf… Peut-être pourrait-il en dire davantage à Bermyl ? Celui-ci, en attendant, donne ses instructions – à transmettre également aux autres agents : ils doivent continuer de fouiner, notamment en ce qui concerne d’éventuelles intentions politiques de Thema Tena, les rapports entretenus par les Atonistes avec les diverses Maisons mineures, les éventuels « secrets » concernant le Continent Interdit… Bermyl laisse alors Kambish, et part en quête de Pnebto – demandant çà et là aux aimables Atonistes comment rejoindre le vieux bonhomme, qui passe ses journées à marcher au petit bonheur à travers le camp…

 

Németh se rend à Memnon pour organiser son colloque – qu’elle conçoit de manière assez généraliste, mais visant à la promotion de Gebnout IV et de la Maison Ptolémée ; elle souhaite en tout cas qu’il adopte une dimension pluridisciplinaire, permettant de traiter des rapports entre commerce, science et religion. Elle a déjà songé à quelques intervenants de Gebnout IV : Ai Anku, forcément, mais aussi Thema Tena et Suphis Mer-sen-aki (qui risque de ne pas apprécier cette idée d’œcuménisme, toutefois…) ; parmi les services de la Maison Ptolémée, elle entend ménager une place au Docteur Suk, Vat Aills ; elle aimerait aussi que Iapetus Baris y participe, mais se doute que le représentant de la Guilde risque de se montrer récalcitrant… Németh passe quelque temps dans les quartiers des Ptolémée, puis se rend à l’Université, accompagnée d’une petite troupe (rien d’inhabituel, mais un garde du corps reste toujours à ses côtés), afin de s’entretenir elle-même avec Ai Anku – elle a prévenu le doyen de sa visite, mais pas la fameuse scientifique. Németh entre dans l’amphithéâtre où Ai Anku achève son cours – « normal », en apparence, mais trop pointu pour que Németh en retire quoi que ce soit ; la scientifique l’a peut-être repérée, mais n’en tient pas compte, et son cours se poursuit comme si de rien n’était. Une fois la leçon achevée, Németh attend que les étudiants quittent les lieux (quelques-uns d’entre eux vont tout d’abord poser des questions à leur professeur – ce qui donne l’impression d’une corvée pour cette dernière, mais elle s’exécute néanmoins). Après cinq à dix minutes, Ai Anku se retrouve seule et range ses affaires – elle n’a toujours pas prêté la moindre attention à Németh, qui s’approche de l’estrade. Ce n’est qu’alors qu’Ai Anku la regarde, guère avenante – elle attend que Németh se lance. Celle-ci la loue tout d’abord pour son prestige scientifique, avance qu’elle a admiré son cours, mais Ai Anku lui demande si elle y a compris quoi que ce soit, l’air d’en douter… Mais Németh dit vouloir aller à l’essentiel : elle s’est entretenue avec le doyen de l’organisation du colloque qu’elle souhaite parrainer, et considère que Ai Anku est tout indiquée pour y participer, et même à une place d’honneur – celle-ci est volontaire, mais guide Németh dans son bureau pour en discuter dans un cadre plus intime. En chemin, la scientifique, sans se montrer pour autant très aimable (ce n’est guère dans sa nature, elle est essentiellement froide et sèche), concède qu’elle a une bonne image de Németh, du fait de son investissement dans le parrainage des activités scientifiques et technologiques : son rôle dans le programme d’aménagement des deltas (en parfaite adéquation avec les idées du Sentier de l’Eau), ou, à titre plus anecdotique, son ambition d’un jardin somptuaire à Cair-el-Muluk (qu’elle-même verrait surtout comme une vitrine des progrès de la planétologie de Gebnout IV, au-delà du seul apparat), la lui rendent plutôt sympathique… Une fois arrivées au bureau, Németh demande à Ai Anku si elle a quelques noms à lui suggérer, des invités qu’elle considèrerait intéressants dans le cadre du colloque – et elle leur facilitera alors la tâche (transport, hébergement, rémunération, etc.) ; Ai Anku lui dit qu’elle va réfléchir et dresser une liste à cet effet… mais semble un peu gênée, et demande, maladroitement, de quelle marge de manœuvre elle dispose à cet effet – puis elle lâche le morceau : ce colloque étant interplanétaire, il doit, à ses yeux, contribuer à faire vraiment changer les choses, au-delà d’une seule démonstration somptuaire dont elle n’a que faire : clairement, elle souhaite inviter des scientifiques d’Ix, de Richèse ou de Tleilax… Németh dit qu’elle va y réfléchir, mais entend rester discrète à cet égard pour le moment – et Ai Anku se referme alors un peu, visiblement déçue ou plutôt frustrée… Németh la rassure : ce n’est pas une fin de non-recevoir ! Elle-même serait d’ailleurs plutôt favorable au projet d’Ai Anku, mais c’est simplement qu’elle n’ose pas s’engager pour le moment, toute seule qui plus est… La scientifique lui demande alors si elle a déjà prévu quelques noms, et Németh évoque donc Thema Tena et Suphis Mer-sen-aki, au premier chef ; Ai Anku juge qu’ils sont sans doute « inévitables »… Elle ne s’y oppose pas, mais émet alors une condition à sa participation : elle entend œuvrer directement à l’organisation du colloque, sous tous ses aspects, afin de garantir sa neutralité sur un plan philosophique et spirituel – qu’il ne vire surtout pas au prosélytisme en faveur d’un saltimbanque comme le Grand Prêtre… Németh dit ne pas y être opposée, et accepte de la tenir directement au courant de ce qui sera envisagé pour le cycle de conférences – elle est ouverte à ses remarques, et encourage sa libre parole. Németh se présente elle aussi comme femme de raison et de science (Ai Anku ne peut alors retenir un petit sourire en coin, difficile à interpréter…), et sera ravie de la tenir informée des développements concernant les invités. La conversation s’arrête là ; Németh envisageait de retourner au Palais, à Cair-el-Muluk, mais se décide finalement pour Heliopolis – où elle compte voir Bermyl.

 

Vat est retourné à Heliopolis. Intrigué par la cargaison disparue entre la lune de Khepri et l’astroport, il se remet à l’étude des dossiers – et détermine une chose qui lui avait échappé quand il se focalisait sur les dimensions juridique et commerciale : le jargon technologique et scientifique portant sur le contenu précis de la cargaison est un pur charabia, qui ne veut strictement rien dire… Vat s’intéresse alors au destinataire : à en croire les papiers, il s’agirait d’une certaine Antarta Tes-amen, à Cair-el-Muluk – mais il peut vite déterminer que cette dernière ne s’est jamais manifestée, n’a pas émis la moindre plainte en rapport avec cette livraison jamais reçue… Conscient d’avoir déniché quelque chose, Vat fouine dans les registres planétaires d’Heliopolis (cette ville étant la capitale administrative, il dispose de bien des dossiers, probablement plus qu’ailleurs) : il détermine ainsi que la femme en question est une vieillarde, d’un peu plus de 70 ans, visiblement pauvre – vraiment pas du genre à se livrer à des transactions sur le marché franc de Khepri… C’est très probablement un prête-nom – Vat suppose que son identité a été choisie justement parce qu’elle n’était pas du genre à jamais entendre parler de cette affaire, et à poser la moindre question à ce sujet… Le Docteur Suk pense alors consacrer un peu de temps à la traque d’éventuelles drogues « zombies », mais doit se rendre bien vite à l’évidence : les vallées fluviales sont submergées par les cultures OGM, les laboratoires et les pépinières en rapport… Il ne pourra rien déterminer d’efficace en la matière sans davantage de précisions. Vat monte enfin dans une navette à destination de Khepri, après avoir prévenu Ra-en-ka Soris qu’il souhaitait le rencontrer à nouveau – et s’entretenir notamment des « menaces » qu’il avait évoquées très allusivement…

 

Ipuwer est rentré à Cair-el-Muluk, et gère tout d’abord ses activités quotidiennes : il se remet de sa petite fête de retour, puis s’entraîne à l’escrime avec Antonin Naevius (ce qu’il avait promis à son maître d’armes Ludwig Curtius, en route pour Delambre). Il envoie alors une équipe de renseignement, via Elihot Kibuz, afin d’interroger plus efficacement les Sœurs du Continent Interdit – il demande aussi à Kibuz de lui faire un rapport exhaustif sur le Vieux Radames, ce qui devrait être fait dans la journée. Puis, assisté par Hanibast, il se penche sur les photos satellites portant sur les deux dernières années, fournies par la Guilde… et Hanibast, stupéfait, constate bien vite que ces photos ont été trafiquées, il n’y a aucun doute à ce sujet (non que le travail ait été à proprement parler bâclé – mais Hanibast et Ipuwer ont vu sur place des choses ne figurant pas sur ces images…) ; il suppose que c’est très probablement la Guilde qui est responsable de cette falsification… ce qui ne manque pas d’inquiéter Ipuwer. Celui-ci décide alors d’organiser une réunion stratégique, où Hanibast est toujours présent, avec le général Kiya Soter : comment trouver une base éventuelle sur le Continent Interdit, dans ces conditions ? Peut-être les Atonistes ont-ils quelque chose à dire à ce sujet ? On pourrait aussi concevoir une grosse expédition d’ornithoptères – mais celle-ci serait nécessairement lourde, voyante, coûteuse… et imprécise dans ces conditions : il faudrait déterminer plus clairement ce qu’elle serait supposée chercher, et où en particulier. Ipuwer décide de rester en l’état pour le moment – tout au plus peut-on commencer à établir les grandes lignes du projet. Après quoi Ipuwer reçoit le rapport de Kibuz concernant le Vieux Radames… mais comprend bien vite qu’il est creux, vide, à n’en pas douter lacunaire – que ce soit parce que Kibuz et ses hommes sont incompétents, ou réfractaires : il y a forcément plus de choses à trouver ! Ipuwer, qui se méfie donc de plus en plus de Kibuz, contacte Bermyl à Heliopolis.

 

[NB : la scène du paragraphe suivant, en fait, se situe donc chronologiquement après celle qui la suit immédiatement, et qui voit Bermyl poursuivre ses investigations dans le camp des Atonistes de la Terre Pure – scène qui doit donc quant à elle être considérée plus ou moins comme un flashback ; les deux scènes ont été jouées dans cet ordre pour une pure question de rythme et d’opportunité.]

 

Ipuwer demande à Bermyl s’il pourrait discrètement lui suggérer un bon élément pour mener l’enquête (et éventuellement prendre la place de Kibuz en l’absence de Bermyl ?), et l’assassin, plutôt que de suggérer un nouveau nom, mentionne celui de Taho, en qui il a toute confiance, et qui est pour l’heure en mission d’infiltration au sein de la Maison Arat, à Nar-el-Abid – infiltration guère fructueuse cependant, aussi vaudrait-il peut-être mieux redéployer ce très bon élément, dont on gâche présentement les compétences pour une mission sans doute inutile ? Ipuwer admet volontiers que les réactionnaires de la Maison Arat, s’il tend à s’en méfier, ne sont cependant pas du genre à gérer une armée de clones et à piller des cadavres, ce qui le préoccupe bien davantage… On pourrait effectivement alléger quelque peu la surveillance sur les zélotes – Ipuwer donne son accord pour rapatrier Taho à Cair-el-Muluk, afin qu’il travaille sur le Vieux Radames. Mais quel comportement adopter à l’égard de Kibuz ? Doit-il y avoir des conséquences politiques ? Ipuwer n’est guère satisfait de ses services depuis plusieurs années déjà, avant même la mort de son père, qu’il n’a su éviter – il envisage de le mettre discrètement à la retraite, mais préfère attendre encore un peu (peut-être le temps que la position de la Maison Ptolémée soit consolidée par rapport aux Kenric ? Cela pourrait prendre du temps…) ; Bermyl ne cache cependant pas qu’il est de plus en plus suspicieux à l’encontre de son « homme de paille » : l’âge n’excuse pas tout ! Peut-être, en fait, faudrait-il le surveiller lui aussi…

 

[On retourne donc en flashback à la deuxième scène de Bermyl au campement des Atonistes de la Terre Pure.]

 

Bermyl est à la recherche de Pnebto ; en demandant son chemin aux pèlerins, il finit par le retrouver, un vieil homme qui correspond pleinement au portrait qu’on lui en avait dressé : volubile, souriant, extrêmement sociable, par ailleurs affligé d’une concentration de poisson rouge… et d’une naïveté invraisemblable. Bermyl, toujours sous sa couverture de troubadour, l’accoste et, après les courtoisies d’usage, lui dit être intéressé par le mouvement des Atonistes, et souhaiter s’entretenir – plutôt en privé ? – avec Pnebto, dont il a beaucoup entendu parler comme étant un des piliers de la communauté, par ailleurs un ancien du mouvement. Pnebto ne voit guère de raison de ne pas discuter de tout cela en public, mais c’est donc un grand naïf, en rien méfiant – il envisage tous ses semblables de manière on ne peut plus positive –, et il veut bien conduire Bermyl dans une tente vide (mais probablement pas la sienne pour autant) afin de discuter de tout cela dans un cadre plus intime et moins angoissant pour le néophyte. Bermyl lui propose alors un alcool qu’il s’était procuré avant de venir, et trinque avec Pnebto (l’assassin prend cependant garde de ne pas boire au point de dégrader ses capacités…). Bermyl, en troubadour, lui demande s’il existe des chansons propres à la culture des Atonistes – c’est sans doute le cas, de nombreux chants de marche… Pnebto est à l’évidence très ouvert, et désireux de satisfaire la curiosité de son jeune interlocuteur. Bermyl, progressivement, détourne la conversation sur le Continent Interdit : y a-t-il des légendes le concernant ? Il en est très curieux, et déplore que l’on n’en ait même pas de cartes ! Mais Pnebto rit alors dans sa barbe… Bermyl joue son jeu, et le vieil homme ne tarde guère à lui dire qu’ils ont bien entendu des cartes ! Certes, des cartes sommaires, imprécises par rapport à celles que l’on trouve aisément pour la face habitée de Gebnout IV – néanmoins utiles pour permettre aux Atonistes de concevoir au mieux les différentes étapes de leur Pèlerinage Perpétuel. Bermyl l’interrogeant sur ce qu’ils ont pu rencontrer lors de leurs voyages, Pnebto dit que ce désert – c’en est bien un pour l’essentiel – n’est pas totalement inhabité : on y croise à l’occasion des tribus « primitives », en fait essentiellement des « primitivistes » venant de la face habitée, des réactionnaires désireux de vivre au plus près de la nature ; ils ont d’ailleurs de très nombreuses et très jolies chansons ! Mais on ne dispose pas d’un registre les concernant, cela relève d’une pure tradition orale. Pnebto dit qu’on y croise aussi, parfois, des soldats de la Maison Ptolémée en patrouille… mais, dans ce cas, les rapports sont pour le moins limités. Bermyl, n’y tenant plus, lui montre le portrait-robot de Druhr (Pnebto est tellement naïf qu’il ne s’étonne même pas de ce qu’un troubadour dispose d’un document pareil…), et il finit, après quelques hésitations, par dire que ça lui fait penser aux « jumelles », deux femmes d’allure étonnamment similaire qui les avait accompagnés pendant quelque temps – elles aussi, d’ailleurs, s’étaient montrées intéressées par les cartes des Atonistes… Mais elles ont disparu du jour au lendemain – on a mis ça sur le compte d’une mauvaise rencontre avec des animaux sauvages, on en rencontre parfois dans le désert… Bermyl l’encourage à poursuivre, disant être fasciné par ces cartes, ces chansons, avançant aussi qu’il aimerait en savoir plus sur les monuments du Continent Interdit – mais Pnebto n’en a pas vu un seul. Si la question des cartes l’intéresse tant que cela, sans doute devrait-il s’adresser à Sabah – une Atoniste dans la cinquantaine, probablement la plus grande spécialiste en la matière. Et Pnebto conduit donc Bermyl plus loin dans le camp, avant de s’arrêter auprès d’un petit groupe plongé en plein débat métaphysique ; il désigne Sabah à Bermyl, et commence à s’en aller, mais le « troubadour » lui demande de l’introduire auprès de la cartographe – ou plutôt la « Maîtresse des Cartes, » comme la désigne Pnebto, ce qui la fait un peu tiquer… Bermyl continue de jouer au troubadour : Pnebto lui a donné des informations intéressantes sur le Pèlerinage Perpétuel, qui l’intrigue et le séduit, et il lui a notamment parlé des cartes – comment fait-elle ? Sabah est autrement plus méfiante que Pnebto, à l’évidence, mais ne semble pas voir pour le moment de raison de se braquer : elle et d’autres tout autant ont effectivement conçu des cartes (sommaires) pour aider les pèlerins dans leurs voyages successifs – à force, une bonne partie du Continent Interdit a été couverte, encore que de manière imprécise. Bermyl parle de son ambition de composer une grande chanson, un grand récit, portant sur les Atonistes – et c’est pourquoi il aimerait qu’on lui indique les endroits les plus intéressants du Continent Interdit… Mais Sabah n’ose pas lui montrer ces cartes – d’autant qu’elles sont très problématiques aux yeux du Culte Officiel. C’est une affaire de pèlerinage : si Bermyl est si intéressé que cela par ces endroits, il devrait les accompagner sur la route de l’Ouest Perpétuel ! Après tout, il n’a aucune raison de se montrer pressé à cet égard, les mois voire les années de pèlerinage lui seront profitables à tout point de vue… Bermyl dit qu’il va y réfléchir – il avance aussi qu’il pourrait participer lui-même à l’élaboration des cartes… Mais il comprend que Sabah se referme de plus en plus, sans pour autant se montrer hostile – mais c’est visiblement un sujet dont elle n’a guère envie de discuter avec le premier venu… Elle est un brin gênée, peut-être même méfiante ; par ailleurs, Bermyl n’a pas manqué de noter que deux des « gardes » du camp (des hommes simplement armés de bâtons) se sont discrètement rapprochés… Bermyl met courtoisement un terme à la conversation, et s’en va l’air de rien – mais aux aguets. Des « gardes » le suivent pendant un temps, mais ils s’arrêtent aux limites du camp de Atonistes. Bermyl retourne alors aux quartiers des Ptolémée à Heliopolis.

 

Németh est justement arrivée à Heliopolis – et se rend aussitôt au camp des Atonistes de la Terre Pure, afin de s’entretenir avec Thema Tena (Bermyl et elles sont ainsi amenés à se croiser, mais font bien sûr comme si de rien n’était…). Németh est accompagnée, protocolairement, de deux gardes, à la présence visible. Elle accoste les pèlerins à l’orée du camp, se présente comme étant Dame Németh, désireuse de parler à Thema Tena d’un colloque qu’elle souhaite planifier, et où la célèbre Atoniste aurait sa place. Les pèlerins les guident volontiers vers Thema Tena, qu’elle trouve assise devant sa tente (laquelle n’est par ailleurs pas différente des autres) ; Németh passe par un garde pour demander une « audience » à l’Atoniste, qui accepte volontiers, sans faire de chichis en raison du statut. Németh préfèrerait s’entretenir en privé, tout en prétendant qu’il s’agit d’une simple visite de courtoisie, et que leur conversation n’aurait aucun intérêt pour les autres… Thema Tena lui adresse un sourire peut-être un peu condescendant mais pas méchant, puis lui fait signe d’entrer dans la tente et l’y rejoint. Németh affirme encore le caractère informel de sa visite, mais passe bientôt au sujet du colloque qu’elle souhaite organiser : celui-ci traiterait notamment de questions de spiritualité, et comme Thema Tena est une figure incontournable de la planète à cet égard… Thema Tena, qui apprécie l’emploi du terme « spiritualité », rappelle, comme toujours, qu’il n’y a rien d’officiel et certainement pas de hiérarchie au sein du mouvement atoniste – mais elle ne se voile pas la face, elle a bien conscience de son statut de « représentante » aux yeux extérieurs… Németh le sait ; mais le fait est qu’elle souhaite que toutes les spiritualités soient représentées dans le cadre du colloque : ses « homologues » du Culte Épiphanique du Loa-Osiris et de l’Évangile des Cataractes seront présents, alors… Thema Tena ne manque pas de s’étonner de cette ouverture d’esprit, notamment du fait des relations officielles unissant la Maison Ptolémée et le Culte Épiphanique, mais note que c’est tout à l’honneur de Németh. Sans doute cependant subodore-t-elle qu’il y a anguille sous roche… Thema Tena poursuit : cet œcuménisme ne sera à l’évidence pas du goût de tous – même en dehors des milieux religieux à proprement parler, il y a des groupes plus bornés : elle cite nommément la Maison Arat… Németh entend la rassurer : il n’y aura pas de problèmes, et, le cas échéant, la Maison Ptolémée saura rappeler son autorité, et sa position intrinsèquement supérieure. Thema Tena est sans doute un peu méfiante, ou plus ou moins convaincue, mais l’idée tend à la séduire, elle acquiesce et reste ouverte et volontaire. Németh ajoute que sa foi pourrait y gagner, notamment en reconnaissance… Elle ne cache pas que, parmi les invités, figurent donc d’ores et déjà Suphis Mer-sen-aki et Ai Anku ; mais chacun prendra sur soi, et il ne pourra en résulter qu’un cycle de conférences profitable à tous – et à tout Gebnout IV. Thema Tena poursuit la conversation sur le mode de la courtoisie, mais laisse entendre qu’elle a besoin de temps pour réfléchir. Németh la laisse donc là, et retourne aux quartiers de la Maison Ptolémée à Heliopolis – croisant, impassible, Bermyl sous couverture, mais, pour autant qu’elle le sache, les « gardes » armés de bâtons n’établissent pas de lien entre eux.

 

À suivre…

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