DAZAI Osamu, La Femme de Villon, [ヴィヨンの妻, Biyon no tsuma], traduction [du japonais] de Paul Anouilh, Paris, Phébus – Sillage, [1947, 1994] 2017, 60 p.
DAZAI OSAMU OU L’OBSESSION SUICIDAIRE
Aujourd’hui, je m’en vais vous parler d’un très, très petit livre – une nouvelle d’une cinquantaine de pages très aérées. Le challenge sera donc de ne pas vous infliger un article plus long que le livre dont il traite (aha).
Dazai Osamu est un des plus grands écrivains japonais du XXe siècle. Pour autant, je n’en savais rien il y a peu encore, ou du moins son nom ne me disait-il rien… En fait, je n’ai vraiment fait attention à ce personnage qu’à partir de ma lecture de La Mort volontaire au Japon, de Maurice Pinguet. Dans cet important et édifiant essai, l’auteur consacre un certain nombre de pages à ces écrivains nippons contemporains qui se sont donnés la mort. Les cas, mettons, d’Akutagawa Ryûnosuke, Mishima Yukio ou Kawabata Yasunari sont bien connus et documentés, mais il y en a beaucoup d’autres – et celui de Dazai Osamu a quelque chose de fascinant ; sans doute, d’une certaine manière, parce que l'auteur exprimait lui-même cette fascination pour le suicide (fascination que je partage, je ne vais pas prétendre le contraire), mais au point où la mort volontaire tenait chez lui de l’obsession – et régulièrement sous la forme du shinjû, tel un héros tragique des Tragédies bourgeoises de Chikamatsu (ce qui a pour le coup quelque chose de plus qu’inquiétant, car se pose alors la question de sa responsabilité dans les gestes suicidaires de ses compagnes).
Cette obsession remonte au plus tard au suicide, motivé par une « vague inquiétude », d’Akutagawa Ryûnosuke, en 1927. Celui qui ne s’appelle pas encore Dazai Osamu mais toujours Tsushima Shuji est alors âgé de 18 ans, et l'auteur encore jeune de Rashômon, etc., était son idole, aussi est-il très affecté par cette nouvelle. La suite de sa vie, tumultueuse par ailleurs, sera traversée de part en part de tentatives de suicide infructueuses, jusqu’à ce que l’auteur parvienne enfin à se donner la mort, en 1948, à l’âge de 38 ans. La première tentative a semble-t-il lieu le 10 décembre 1929, quand le jeune homme, étudiant guère assidu, à la veille d’examens qu’il savait ne pas être en mesure de réussir, engloutit des somnifères ; il survit pourtant, et, pour l'anecdote, réussira ses examens l’année suivante. Toutefois, en octobre de la même année, sa complexe vie sentimentale l’amène à passer à nouveau à l’acte : s’étant enfui avec Oyama Hatsuyo, une geisha, aux cris d’orfraie de sa famille aristocrate qui l’a aussitôt « exclu », le jeune homme fait la rencontre d’une hôtesse de bar encore adolescente ; tous deux, pourtant des inconnus l’un pour l’autre ou peu s’en faut, font un double suicide par noyade – tant pis pour la geisha, bizarrement laissée de côté. Shuji survit, à l’évidence, récupéré par des pêcheurs… mais pas la jeune femme ; la police s’interroge sur la responsabilité de notre futur auteur (qui l’accable, d’une manière ou d’une autre), mais sa famille revient aussitôt sur son « expulsion » pour clore discrètement l’affaire… et Shuji épouse presque aussitôt Hatsuyo, avec cette fois la bénédiction des siens ! Lesquels obtiennent certes qu’il se calme un peu (notamment sur le plan politique, car le jeune aristocrate fricotait avec les marxistes japonais). La tentative suivante a lieu le 19 mars 1935, par pendaison – nouvel échec. Peu après, Dazai Osamu doit être hospitalisé en psychiatrie, non pas en raison de sa dépression (marquée) ou de son obsession suicidaire, mais parce qu’à la suite d’une opération chirurgicale il a développé une addiction pour un dérivé de la morphine ; mais, pendant son internement, son épouse Hatsuyo commet l'adultère avec le meilleur ami de l’écrivain… Lequel l’apprend, confronte son épouse – et c’est une nouvelle tentative de double suicide ! Les amants contrariés, en fait guère amoureux à ce stade, avalent ensemble des somnifères, mais survivent tous les deux ; le divorce ne tarde guère (et Dazai se remarie presque aussitôt...). Une dizaine d’années s’écoule, marquées par une carrière littéraire brillante (même pendant la guerre, fait très rare) associée à une vie quotidienne dissolue et décadente, où l’alcoolisme occupe une place essentielle ; la vie sentimentale de l’auteur demeure par ailleurs très complexe, et, ai-je l’impression, impulsive. Enfin, le 13 juin 1948, c’est un nouveau et ultime double suicide : l’auteur et sa maîtresse, pour qui il a quitté subitement femme et enfants, se noient ensemble dans un aqueduc en crue. Le corps de l’écrivain est retrouvé le 19 juin seulement – ironiquement, la date de son 39e anniversaire.
Mais cette obsession, sans surprise, imprègne aussi l’œuvre de l’écrivain. Dès ses tout premiers textes, vers le milieu des années 1930, le suicide figure parmi ses thèmes de prédilection. Plus globalement, son approche pessimiste de la vie comme de la littérature doit être relevée, qui insiste notamment sur des personnages dont l’existence est devenue insupportable, mais qui, ainsi que lui-même, « se ratent » à chaque tentative d’en finir – peut-être parce qu’ils sont de toute façon trop apathiques pour souhaiter concrètement mourir ?
La Femme de Villon, nouvelle datant de 1947, soit un an avant la mort de l’auteur, en témoigne – une nouvelle souvent considérée comme faisant partie des plus grandes réussites de Dazai (et qui a connu plusieurs éditions françaises, au passage), dans cette brève période de l’immédiat après-guerre qui a correspondu à son apogée, et durant laquelle il a également écrit ses deux romans les plus célèbres, Soleil couchant et La Déchéance d’un homme (lequel ne paraîtra qu'à titre posthume).
LA FEMME ET SON ÉCRIVAIN D’ÉPOUX
Le récit est à la première personne, et notre narratrice est une certaine Mme Otani, âgée de 26 ans, mariée, avec un enfant très fragile. Le récit est immédiatement contemporain de sa publication, et nous sommes donc en pleine occupation américaine.
Mme Otani vit dans des conditions passablement miséreuses et dures – elle fait les frais de l’alcoolisme de son mari, un sale bonhomme haineux et violent… Mais elle n’avait pas idée de sa déchéance : un couple furibond vient toquer à leur porte, accusant M. Otani de vol ; le soûlard menace ses accusateurs avec un couteau, et prend la fuite sans demander son reste. Sa femme ne comprend pas bien ce qui se passe, et invite ses visiteurs à lui expliquer de quoi il retourne. Il se trouve qu’ils tiennent un débit de boisson, que M. Otani fréquente de longue date, mais il a accumulé bien trop de dettes, et, tout récemment, il a même glissé ses sales pattes dans la caisse !
Mme Otani n’est finalement pas surprise – la turpitude de son époux était visible, et il ne ramenait certes pas d'argent à la maison, c'était plutôt le contraire... Mais elle prend l’affaire à la légère et même à la rigolade, avec un naturel tel que les accusateurs de son époux éclatent de rire avec elle. Sur un coup de tête teint de mensonge (initialement du moins), la jeune femme va offrir de travailler pour les créanciers de M. Otani, afin de les rembourser et de gagner de quoi survivre avec son enfant. Car les liens sont plus que distendus avec son époux – l’écrivain, qui vient de signer un article sur François Villon, et qui continue de fréquenter l’établissement où elle travaille désormais, bras dessus bras dessous avec d’autres femmes. Ceci dans un monde frontalement sordide, voire redoutable, mais qu’il s’agit d’accepter avec une indifférence nécessaire, et même souriante, en fait, au milieu des drames.
L’AUTOBIOGRAPHIE REPORTÉE
Dazai Osamu est souvent considéré comme étant le plus grand représentant du genre littéraire japonais watakushi shôsetsu (ou shishôsetsu), où l’auteur est lui-même le protagoniste, d’une certaine manière à mi-chemin entre l’autobiographie et l’autofiction. Ce genre a ses codes – et, à vrai dire, Dazai Osamu les a semble-t-il si souvent détournés que certains commentateurs ont supposé qu’il faudrait en fait relativiser voire contester l’assimilation de l’auteur à ce courant littéraire.
D’une certaine manière, je suppose que La Femme de Villon en témoigne. M. Otani est clairement une transposition de l’écrivain lui-même – ce qui n’apparaît pas dès le début : à vrai dire, que cet ivrogne violent vivant dans la misère noire soit un écrivain a probablement quelque chose de surprenant, presque choquant, au tout début. Mais tout colle : l’extraction aristocratique aussi bien que l’alcoolisme, la francophilie (le choix de faire allusion à François Villon, grand poète et franche canaille, colle assurément au personnage, ou en tout cas aux représentations que l'auteur s'en fait) comme les adultères à répétition, la reconnaissance de ses contemporains ne le préservant pas de la misère, et, bien sûr, l’obsession de la mort, et plus précisément du suicide, ou plus précisément encore de sa tentative (pp. 49-50) :
– Tu me diras peut-être que j’ai une grande gueule, mais je ne désire qu’une chose : crever ! J’y pense depuis longtemps. Si je meurs, je suis sûr que tout le monde sera content. Mais je n’y arrive pas. Quelque chose de bizarre, une espèce de dieu terrible, me retient.
– C’est que tu as encore du travail.
– Du travail ! C’est de la blague ! Il n’est pas question de chefs-d’œuvre, pas plus que de rossignols ! Est bon ce que les lecteurs approuvent, mauvais ce qu’ils réprouvent. Exactement comme l’air qu’on respire : on l’aspire, on l’expire. Ce qui me fait peur, c’est qu’il y a un dieu quelque part dans l’univers. Il y en a un, n’est-ce pas ?
– Pardon ?
– Il y en a un, non ?
– C’est trop fort pour moi !
– Je te comprends !
Plus tard, à la lecture d’une critique de ses écrits, il s’explique un peu plus (p. 57) :
– Bon ! Encore un autre qui dit du mal de moi ! Il me traite de faux noble et d’épicurien. Il n’y est pas du tout ! Il aurait dû écrire : un épicurien qui a peur de Dieu !
Mais justement : Otani/Dazai n’est pas le narrateur, c’est l’épouse d’Otani qui endosse ce rôle. Du coup, la dimension autobiographie/autofiction demeure, mais non sans une certaine mise à distance – et c’est un procédé très bien vu, parce que, paradoxalement peut-être, il favorise l’implication du lecteur. Cela tient éventuellement à ce que Mme Otani est bien plus sympathique que son mari – d’autant qu’en se projetant de la sorte, l’auteur peut charger la barque dans son autoportrait en forme d’accusation… Surtout, cela affecte le ton de la nouvelle – car il s’adapte aux manières de Mme Otani.
Mais, immédiatement après le passage que je viens de citer, c’est bien Mme Otani qui a, si j’ose dire, le dernier mot, et conclut ainsi la nouvelle, « sans manifester de joie particulière » (précision sans doute importante) :
– Monstre ou pas, peu importe ! L’essentiel, c’est de vivre !
Chute qui ne manque sans doute pas d’ironie...
(SUR)VIVRE DANS L’INDIFFÉRENCE
La Femme de Villon est une nouvelle passablement déconcertante – et son ton y est pour beaucoup ; en même temps, d’ailleurs, qu’il bénéficie à la lecture, car les manières finalement légères de Mme Otani, souriantes souvent, rieuses même parfois, impliquent le lecteur dans le récit, qui coule tout seul, en lui faisant ressentir une forte empathie pour la narratrice.
Ce qui est étrange, c’est que cela se produit justement parce que Mme Otani, elle, ne semble pas en mesure de s’autoriser ce genre de sentiments – comme un mécanisme de protection contre un monde trop cruel.
En fait, le tableau est indubitablement sordide et terrible, envisagé « objectivement », et les sentiments de l’auteur à ce propos ne font guère de doute. La vie dans ce Japon occupé, juste après le traumatisme de la défaite, n’a certes rien de paradisiaque : la bicoque croulante des Otani et l’avenir incertain de leur enfant, les misères du marché noir, l’alcoolisme et la criminalité… et en arrière-plan la déchéance ultime de l’esprit nippon, l’humiliation globale enfin, mais tout particulièrement celle de l’aristocratie.
Mais Mme Otani semble très bien s’en accommoder – souriante, elle se sacrifie en permanence pour simplement survivre (et, avec un peu de chance, son enfant survivra avec elle !). S'agirait-il d'une forme d'émancipation, de sa part ? En tout cas, l’indifférence de son époux, elle fait avec, de même – il lui faut devenir indifférente à tout pour traverser cette nouvelle année. Jamais une plainte. Tout. Va. Bien.
Et ceci alors même que les choses deviennent on ne peut plus glauques. Bon, parler de SPOILER est probablement absurde dans pareil contexte, mais je vais lâcher le morceau sur les dernières pages de la nouvelle, hein, alors...
Mme Otani travaille donc pour les créanciers de son époux, elle fait la serveuse – inévitablement, cela lui vaut bien des mains au panier, etc. Qu’importe… En fait, elle présente les clients sous un jour plutôt positif, malgré tout ; même son époux, en fait : leur séparation semble gommer progressivement l'image de l'ivrogne, et il devient vraiment à ses yeux l'écrivain qu'il revendique être.
Mais, à la fin de la nouvelle, cette dimension du récit en vient à soulever l’estomac du lecteur – quand Mme Otani rapporte comment elle a été violée par un jeune homme qu’elle hébergeait, admirateur disait-il des écrits de son époux : dans son récit, ce crime horrible est traité on ne peut plus prosaïquement, comme n’importe quel détail du quotidien – cela m’a fait penser à ces livres de raison médiévaux où les bons bourgeois glissaient entre une entrée comptable et une allusion météorologique la nouvelle du décès d’un de leurs enfants, en une ligne sans fioritures, avant de passer à autre chose : tout au même niveau. Voici ce que ça donne ici (p. 55) :
D’une voix basse et plaintive il a murmuré :
– Excusez-moi, j’ai un peu trop bu !
Il s’est allongé sur le plancher et j’étais à peine rentrée dans ma chambre que je l’ai entendu ronfler.
De bon matin, cet homme m’a prise à la sauvette.
Ce jour-là, sans rien changer à mon comportement extérieur, je suis allée au restaurant de Nakano, comme toujours avec mon enfant ficelé dans le dos.
On peut, j’imagine, relever l’adjectif « extérieur » ; mais Mme Otani se rend donc à son travail, car « ça n’est pas une raison », et elle s’émerveille même bientôt des reflets du soleil sur le verre à saké de son mari, auquel elle ne se confie certainement pas.
Finalement, c’est peut-être là que se joue la nouvelle, dans cette nécessité de l’indifférence pour survivre en ce monde terrible – ou du moins de l’indifférence feinte, dans une société où l’évocation de la douleur et de la misère est répréhensible : un Japon en ruines, égaré dans l’anomie généralisée, et dont la devise pourrait être « Marche ou crève ».
Il y a sans doute bien d’autres choses dans cette nouvelle, dont nombre me sont probablement passées sous le nez. Mais l’efficacité du texte ne fait en tout cas aucun doute. Ce petit livre est certes fort cher, et je n’irais pas non plus jusqu’à prétendre que cette Femme de Villon est impérissable et indispensable, mais du moins la nouvelle a-t-elle attiré mon attention, et il me faudra revenir sous peu à cet auteur, probablement avec La Déchéance d’un homme, qui patiente depuis trop longtemps dans ma bibliothèque de chevet.
YAMAZAKI Mari et MIKI Tori, Pline, t. 3 : Les Griffes de Poppée, [プリニウス, Plinius 3], traduction [du japonais par] Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, adaptation graphique [par] Hinoko, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2015] 2017, 184 p.
LE RETOUR DE LA SCIENCE !
Retour à Pline, le manga historique en cours de publication signé Yamazaki Mari (connue pour Thermae Romae) et Miki Tori, portant sur le fameux naturaliste romain, dont la biographie méconnue est ainsi fantasmée dans un contexte où se mêlent habilement le réalisme le plus documentaire… et un imaginaire fantasque, en fait – car on revient cette fois à cette dimension qui m’avait particulièrement séduit dans le tome 1.
C’est peu dire, le tome 2 m’avait nettement moins convaincu… Les thèmes les plus intéressants du volume d’exposition avaient été balayés au profit d’une vague trame tristement banale, et je redoutais que la BD n’aille nulle part. La lecture de ce troisième tome était donc « une dernière chance »… et elle s’est avérée bien plus convaincante, heureusement ! À mes yeux, du moins, car tous les retours ne sont pas aussi positifs.
Reste que nous avons de nouveau droit à ces dissertations saugrenues de Pline lisant dans le grand livre du monde, et prêchant le « vrai » comme le « faux », avec plein de guillemets de part et d'autre, c’est-à-dire au regard des acquis de la science moderne ; mais c’est justement une part importante du charme de cette BD que la conviction que Pline, lettré, érudit, avait une approche scientifique des phénomènes, même quand il errait sur les propriétés de telle ou telle plante en guise de remède de bonne femme… ou s’adonnait à sa passion pour les nombreuses vertus des vierges, découlant de leur pureté intrinsèque.
BESTIAIRE
Toutefois, s’il est un thème, ici, qui me paraît devoir être mis en avant (et bien plus que la Poppée animalisée du titre, mais ça j’y reviendrai), c’est le rôle dévolu aux animaux, réels ou imaginaires. Il y a tout un bestiaire qui parcourt ce troisième tome, et je suppose qu’il n’y a rien d’innocent, à cet égard, à ce que ce volume s’ouvre sur un épisode à hauteur de chat : Gaïa, la chatte de Pline, est notre guide dans sa vaste demeure ; sa curiosité vaut bien celle de son maître, et elle n’est pas à une « maladresse » près elle non plus…
Mais Pline s’intéresse à bien d’autres animaux qu’au seul félin domestiqué. Au fil de l’épisode, nous le voyons traiter aussi bien de ces colosses que sont les éléphants, que des insectes les plus minuscules, avec quantité de créatures entre les deux. Le spectacle des éléphants l’amène d’ailleurs à disserter sur l’homme, finalement pas exclu du règne animal – cette créature qui est la plus faible de toutes à la naissance (à ce stade, Pline vient de faire la connaissance de son neveu tout juste né, et il se comporte avec lui exactement comme vous pouviez le supposer), mais qui par la suite, encore que bien tardivement, a l’arrogance de dominer toutes les autres… Ce que Pline condamne, à sa manière – son beau-frère cherche un précepteur pour son bambin ? Mieux vaudrait pour lui acheter un éléphant plutôt qu’un esclave ! Car l’esclave est humain… L’éléphant, le sait-il, est un animal d’une grande intelligence ! Etc. Mais il y a un paradoxe chez Pline à ce propos – car il a d’une certaine manière pour tâche d’élever l’homme si faible au rang de maître des animaux, en cultivant sa singularité : l’esprit. D’où l’importance cruciale de l’éducation et de l’érudition : c'est bien ce pourquoi il vit.
Une dimension intéressante de la BD, mais j’ai aussi apprécié qu’elle revienne sur un bref fragment du premier tome, où le bestiaire authentique se mêlait de bestiaire fantastique – au même niveau, car Pline n’opérait à cet égard pas de distinction. Le monstre marin humanoïde du premier tome a donc ici des « cousins ».
Ainsi, cette licorne dont on dit qu’elle commet des massacres dans les rues de Rome – ce qui est étrange aux yeux de Pline, car les licornes qu’il apprécie sont des créatures de pureté, qui en tant que telles ne peuvent être approchées que par des vierges – le fantasme d’Euclès y associant la prostituée Plautina n’en est que plus savoureux… Mais j’imagine qu’intervient ici la symbolique chrétienne de la licorne – car la « secte juive » fait véritablement son apparition dans ce troisième tome, autour justement des personnages d’Euclès et de Plautina. Sur le plan graphique, la BD, intelligemment, figure en fait deux représentations de la licorne qui n’ont pas grand-chose à voir – celle de Plautina est celle que nous connaissons, l’autre emprunte aux descriptions de Pline (oui, il y a donc chez le naturaliste comme un paradoxe sur l’approche symbolique de l’animal fantastique). Mais il s’agit aussi d’envisager la source de ce mythe aussi bien chez le narval que chez le rhinocéros ; comme de juste, Pline évoque enfin les propriétés médicinales de la corne, aphrodisiaques sans doute…
Euclès délirant complète d'ailleurs le bestiaire : il croise également des guivres, ainsi qu’une manticore au terrifiant faciès semi-humain ! Des hallucinations, sans doute.
Mais la BD ne s’en tient pas au seul délire à ce propos : elle revient à l’approche érudite et scientifique de Pline, plus loin, quand la pêche d’un poulpe de taille déjà conséquente l’amène à évoquer d’autres poulpes ainsi que des calmars véritablement colossaux ! Et, de manière bien vue là aussi, les auteurs en profitent pour glisser quelques allusions (au moins graphiques) aux très étranges créatures renfermées par l’océan et dont l’homme ne sait rien – ainsi de quelques hideux poissons des abysses…
Une dimension vraiment très bien vue, et qui me parle autrement que les errances du tome 2 ; on a pu juger ce tome 3 dispersé, mais ce thème animalier constitue pourtant un fil rouge appréciable.
EUCLÈS DANS LA TOURMENTE
Tout, certes, n’est pas aussi convaincant. Une fois de plus, je tends à croire que c’est le personnage d’Euclès le problème. Personnage point de vue correct dans le premier tome, il a considérablement perdu de son intérêt dans le deuxième, avec son amourette pour Plautina qui n’en faisait plus qu’un disciple adolescent tourmenté comme tant d’autres.
Ici, Plautina se fait plus discrète, c’est pas plus mal, mais Euclès n’a cependant qu’elle en tête, ce qui paraît suffire tout d’abord à expliquer ses errances nocturnes, relevant plus qu’à leur tour du délire, et qui lui valent quelques sévères bastonnades. En fait, tout cela n’est pas si vain – c’est surtout que cela manque de subtilité, eu égard au traitement des autres thématiques de la BD. D’une certaine manière, les auteurs semblent préparer le terrain pour l’incendie de Rome (avec une scène où, hors-champ, nous pouvons supposer que Néron et/ou ses sbires ont mis le feu au lupanar où travaille Plautina), ce qui implique aussi d’introduire la thématique chrétienne – on a ici quelques aperçus de la « secte juive », et nous savons qu’Euclès a du moins assisté à quelques prêches ; il y aurait matière à en tirer des choses intéressantes, dans la mesure où nous le voyons entendre un sermon sur la vanité et au mieux l’inutilité du savoir, sermon qui aurait de quoi hérisser tous les poils de son maître Pline…
Ici, admettons. Mais le comportement d’Euclès demeure pénible dans les faits. Son indécision, qui l’amène presque à rompre avec Pline, gâche deux bons personnages, Silénios et Anna (sur laquelle je reviens bientôt), en leur faisant prononcer des discours « motivationnels » forcément d’une lourdeur telle qu’on entend presque les violons patriotiques en fond sonore…
Il y a mieux à faire. Bien mieux.
LES GRIFFES DE POPPÉE ?
Un autre aspect de ce troisième tome s’avère plus ou moins convaincant – et, fâcheusement, il lui confère son titre ! Les Griffes de Poppée ? Passons sur cette animalisation de la femme, qui pourrait faire sens au regard du bestiaire évoqué plus haut ; reste que Poppée, dans ce troisième tome, n’apparaît en tout et pour tout qu’une seule fois, pour une scène de neuf pages – et de même pour son impérial amant Néron, qui se contente peu ou prou d'y vomir pour manger davantage.
Sans doute Poppée montre-t-elle ici ses griffes, car elle veut la tête d’Octavie, mais elle se fait surtout remettre à sa place par un Burrus autrement sage, et surtout direct au point de l’insulte. Du coup, Burrus 1, Poppée 0. Et c’est sans doute regrettable, parce que j’attendais beaucoup du personnage de Poppée, que j’avais trouvé très intéressant dans le premier tome. Hélas, au fur et à mesure que la BD progresse, l'ambitieuse maîtresse perd toujours un peu plus de son charisme – ou, pour dire les choses autrement, elle devient tristement banale.
Néron, bien sûr, ne vaut pas mieux, et même sans doute encore bien moins. Quoi que les auteurs aient pu en dire depuis le début de la série, notamment dans les commentaires en fin de chaque volume et dans de multiples interviews, « leur » Néron ne constitue pas vraiment une alternative au détestable empereur dont les historiens romains puis chrétiens ont tiré le portrait à charge.
En fait, à ce stade, la dimension politique de la BD est plus discrète que jamais, en tout cas bien plus que dans le décevant tome 2 (ce titre n’en est que plus absurde). Tant mieux, donc ? En fait, s’il est des personnages qui brillent dans ce registre, ce sont les sages : outre Pline lui-même, le très franc Burrus, dont on dit qu’il avait contenu les mauvais penchants de Néron dans les premières années de son règne, et surtout le philosophe Sénèque, leur maître à tous – qui enjoint ici Pline à quitter Rome au plus tôt, car sa vie est en danger… mais il lui « emprunte » auparavant de la ciguë, car il y en a dans son très riche jardin ; c’est juste « au cas où » !
LES FEMMES SAVANTES
Mais peut-être faut-il surtout mettre en avant, dans ce troisième tome, des personnages de « femmes savantes », en contrepoint, tant des vieux sages pontifiants, que de la cruauté archétypale de Poppée ? Que deux de ces personnages occupent un rôle non négligeable dans ce troisième tome, je doute que cela soit totalement par hasard.
Pline et son beau-frère arpentent les marchés aux esclaves pour trouver un précepteur pour le neveu du naturaliste (ils s’y prennent bien tôt, il vient à peine de naître !). D’où les ruminations de Pline sur les éléphants qui valent bien mieux que les esclaves… Il est vrai que les précepteurs qu’ils croisent sont tellement chargés de rancœur que leur mission éducatrice relève du sadisme pur et simple – ils battent les enfants qui ne savent pas retenir par cœur la Loi des XII Tables ! Sans doute vaut-il mieux chercher ailleurs… Et c’est ainsi qu’ils tombent sur Anna. La jeune femme grecque (et libre) vient d’un milieu très éduqué : en fait, son père et son frère ont enseigné au Lycée, l’école d’Aristote à Athènes ! Rien d’étonnant à cet égard qu’elle sache lire et écrire le grec, le latin, et même l’hébreu. Réduite par les aléas de la vie au rôle guère rémunérateur d’écrivain public, elle fera bien mieux l’affaire que tout autre précepteur ! Le beau-frère de Pline l’engage, avec la bénédiction du savant. Et elle fait tôt preuve de sa sagesse, en assurant les deux hommes qu’elle n’enseignera pas la moindre leçon au bambin avant ses trois ans ; d’ici là, elle ne rechignera pas le moins du monde à s’occuper de lui – mais, à cet âge, il ne faut pas réprimer ses envies et ses jeux : qu’il bénéficie pleinement de sa liberté insouciante ! Anna, bien sûr, jouera à nouveau le rôle du puits de sagesse (maternelle ?) auprès d’Euclès indécis – mais il y faudra encore l’intervention de Silénos pour que le jeune scribe s’acquitte de sa tâche auprès de Pline ; pour le coup, c’est donc un peu du gâchis…
Mais nous croisons un autre personnage de femme savante plus loin dans ce troisième tome, alors que Pline et sa suite descendent la Voie Appienne pour gagner la Campanie et Pompéi. À Herculanum, les voyageurs découvrent que la région souffre d’un problème d’approvisionnement en eau ; on a fait venir un ingénieur de Rome pour déterminer la nature du problème et y apporter une solution. Par la force des choses, nous sommes instinctivement portés à supposer que cet ingénieur est un homme – au point, en fait, où l’on ne se pose même pas la question : poids de la culture et biais de la langue ? Pourtant, l’ingénieur est bien une femme – et pas n’importe quelle femme : la fille de l’ingénieur que Pline, et surtout Félix (qui fait à nouveau ici la démonstration de ses talents martiaux, sur un mode pas moins cocasse), avaient sauvé des brigands dans le Trastevere ! Impossible d’en dire davantage pour l’heure, on verra si cela débouche ou pas sur quelque chose…
À L’OMBRE DU VÉSUVE
Ainsi que vous l’avez compris, à ce moment du troisième tome de Pline, le naturaliste et ses amis ont délaissé l’atmosphère mortifère de Rome pour prendre soin d’eux au pied du Vésuve – à Pompéi même. Bien sûr, au regard de la biographie authentique de Pline, ce choix n’a rien d’innocent : c’est là que mourra le naturaliste...
Or, à peine arrivé à Herculanum, les signes de ce que le Vésuve pourrait se réveiller se multiplient. Pourtant, considérer le Vésuve comme un volcan ne paraît pas forcément aller de soi pour nos personnages : ce n’est certes pas l’Etna, dont Pline avait étudié l’éruption au tout début de la série – et c’est là qu’il avait rencontré Euclès, au passage. Mais, oui, les signes sont là : des tremblements de terre, l’apparition de sources chaudes, l’agitation éloquente des insectes, ou la mort subite d’un troupeau de moutons (que Pline explique à bon droit par les vapeurs toxiques). Une éruption pour bientôt ?
Les auteurs en jouent, bien sûr. Mais, contrairement à ce que certains articles, çà et là, me semblaient avancer, il ne s’agit pas des signes avant-coureurs de l’éruption dans laquelle Pline est destiné à mourir (à moins que les auteurs ne se livrent à des jeux temporels de type SF) : le naturaliste périra en 79, quand le Vésuve anéantira Pompéi et Herculanum ; ici, nous sommes près de vingt ans plus tôt, comme le premier tome l’avait clairement posé – de toute façon, cette éruption fatale n’aura lieu que onze ans après la mort de Néron (en 68), et nous n’en sommes visiblement pas là.
Il s’agit plutôt de préparer le terrain, j’imagine – mais à très long terme et surtout à titre symbolique. En ce qui me concerne, c’est très bien vu.
C’EST MIEUX !
Comme l’est, globalement, ce troisième tome de Pline, qui me paraît bien meilleur que le précédent – lequel m’avait presque décidé à lâcher l’affaire.
Les retours que j’ai pu lire sur ce troisième tome ne sont pas tous aussi enthousiastes : on a pu lui reprocher d’être dispersé, et en même temps très (trop ?) dense. Ce qui se défend. Mais, au moins, j’ai l’impression que la BD va quelque part (ce n’était pas du tout le cas au sortir du tome 2), et dans une direction qui me paraît être la bonne. En effet, si le traitement du thème politique ne cesse de perdre en intérêt, ce que je déplore (surtout pour l’intriguant personnage de Poppée, qui me paraît toujours un peu plus gâché), le retour au premier plan de la science de Pline, dans ses gloires comme dans son pittoresque, me rassure et me laisse espérer le meilleur pour la suite.
Le bestiaire, ici, m’a particulièrement séduit – c’était une approche dont je n’étais pas certain qu’elle serait approfondie par les auteurs au-delà du monstre marin humanoïde du premier tome, mais ils l’ont fait, et de manière habile et rusée.
Enfin, ajoutons que la BD fait davantage preuve d'humour, mais dans le ton : c'est une dimension très appréciable.
Le niveau remonte, et mon adhésion avec. Suite au prochain épisode !
KAWABATA Yasunari, Pays de neige, [雪国, Yukiguni], roman traduit du japonais par Bunkichi Fujimori, texte français par Armel Guerne, préface d’Armel Guerne, Paris, Albin Michel – LGF, coll. Le Livre de poche – Biblio, [1935, 1937, 1940, 1947-1948, 1960, 1982] 21e édition 2017, 190 p.
PAS LE MOMENT, OU PAS POUR MOI ?
De Kawabata Yasunari, le premier Prix Nobel de Littérature japonais (en 1968 ; le second serait Ôe Kenzaburô en 1994), je n’avais lu pour l’heure que Les Belles endormies, très beau roman d’une plume délicate et sensible, qui atténuait le sordide apparent des situations jusqu’à en exprimer les émotions les plus pures avec une élégance admirable. Les Belles endormies est bien un des chefs-d’œuvre de l’auteur – et peut-être son texte le plus connu en France ?
Mais, au Japon comme ailleurs, quand vient le moment d’envisager dans son ensemble le travail de l’écrivain, c’est peut-être un autre roman, antérieur (en fait, mais sous sa première forme seulement, j’y reviendrai, il s’agissait du premier roman de l’auteur, autrement célébré pour ses récits courts et éventuellement très courts, qu’il désignait comme ses Récits de la paume de la main), qui est cité de préférence : Pays de neige. Il figurait sauf erreur parmi les premières traductions de l’auteur, en anglais comme en français – et sans doute dans d’autres langues. En 1968, le Comité Nobel s’y est particulièrement attardé : si le prix récompense une carrière dans son ensemble, il est bien parfois des œuvres individuelles qui se singularisent dans l’argumentaire du jury, et il semblerait que Pays de neige ait été dans ce cas, même si d’autres œuvres de Kawabata avaient bien sûr été mentionnées en cette occasion (mais, bizarrement ou pas, Les Belles endormies n’était pas du lot).
Il me fallait donc lire ce roman, d’une importance cruciale, non seulement dans la carrière de l’auteur, mais probablement bien au-delà, dans l’histoire de la littérature japonaise, voire mondiale. Hélas… Je suis passé complètement à côté, ou peu s’en faut. Ce compte rendu, j’imagine, va dès lors témoigner d’une certaine gêne, à chaque instant ; il va me falloir tenter d’expliquer pourquoi ce roman sans doute très bon et même mieux que ça en tant que tel ne m’a pas parlé…
Pour une approche « objective », je vous engage donc à fouiner par ailleurs, vous ne manquerez pas de tomber sur des articles tout à fait intéressants et autrement positifs, donc autrement pertinents : par exemple, voyez ici, ou peut-être ici, ou encore là, un article cette fois plus ciblé, portant sur la fin du roman, et qui emprunte énormément aux travaux de Cécile Sakai, laquelle a beaucoup écrit sur Pays de neige en particulier et Kawabata en général ; les sources à privilégier se trouvent dans ce genre d’articles, certainement pas ici.
Mais moi ? Eh bien, ça n’a pas pris. Je vais tâcher de le développer par la suite, mais l’idée, c’est que je pense être, dans une certaine mesure, en état d’envisager « rationnellement », « intellectuellement » peut-être, ce qui fait le brio de cette œuvre, mais sans m’être jamais senti impliqué « émotionnellement » ; et c’est un fâcheux paradoxe, j’imagine, parce que, à bien des égards, le très poétique roman de Kawabata, dans son épure et son « faux inachèvement » (en fait sa quête acharnée de la perfection littéraire sous la forme de l'épure et de l'ellipse), devrait probablement parler d’abord à l’émotion, ensuite seulement à la raison.
Mais cela n’a donc pas marché sur moi. Peut-être n’était-ce pas le moment ? Ou peut-être, au regard des thèmes, très prosaïquement la dimension sentimentale du récit, ce livre n’était-il tout simplement (rien n’est simple...) pas pour moi ? Il peut y avoir de ça – et d'autres choses encore, sans exclusion. Je ne sais pas.
Je sais que je n’ai pas apprécié ce roman quand tout aurait dû jouer pour me le faire apprécier, et c’est un constat assez pénible…
UNE ŒUVRE SANS CESSE REMANIÉE EN QUÊTE DE PERFECTION
Ainsi que plusieurs œuvres de l’auteur, Pays de neige emprunte au moins pour partie à l’autobiographie de Kawabata, qui avait alors passé quelque temps dans une station thermale (onsen) du nom de Yuzawa, dans la province d’Echigo – montagneuse et froide. Là, il a notamment fait la connaissance d’une geisha du nom de Matsuei, qui lui aurait inspiré le personnage de Komako dans son roman. Quoi qu’il en soit, Kawabata a passé quelque temps à Yuzawa, clairement la « source », si j'ose dire, de la station thermale qui demeure anonyme dans Pays de neige, et il a même commencé à écrire son roman sur place (pour l’anecdote, la chambre qu’il occupait là-bas est devenue aujourd’hui peu ou prou un « musée » honorant cette histoire, ce qui en dit long je suppose sur la portée du roman de Kawabata).
Mais il faut d’emblée apporter un bémol à cette idée d’un « roman ». En effet, comme Les Belles endormies un quart de siècle plus tard, Pays de neige a d’abord été publié en revue, plus ou moins sous la forme de nouvelles ; ce n’est qu’ensuite que ces récits ont été rassemblés pour constituer un roman – en l’espèce, le premier de l’auteur. Les premiers textes constituant Pays de neige paraissent ainsi dès 1935, et le premier volume rassemblant ces « nouvelles » qui n’en étaient plus vraiment, en 1937. Mais Kawabata, après une pause de trois ans seulement, y est revenu : en 1940 et 1941, il publie de nouveaux « chapitres » sous la même forme ; en 1946, il révise complètement la fin du roman, en synthétisant deux de ces nouveaux récits ; en 1947, il y ajoute encore un « chapitre », et le roman ne paraît donc dans sa forme « définitive » qu’en 1948, soit treize ans après la publication du premier fragment de Pays de neige, et onze ans après la première mouture du roman en volume. C’est sur la base de cette « ultime » version que la traduction française a été faite, en 1960 (en collaboration ; j’avoue être un peu perplexe devant la présentation de la contribution de chacun en page de garde : « roman traduit du japonais par Bunkichi Fujimori, texte français par Armel Guerne »).
« Ultime » version ? Eh bien, pas tout à fait… Car Kawabata y est revenu une toute dernière fois, quelque mois à peine avant son suicide, en 1972. Il a alors considérablement abrégé Pays de neige… au point qu’il ne consistait plus qu’en quelques pages, bien loin du format romanesque ! En fait, c’était sans doute pour lui l’occasion de réduire son roman aux dimensions d’un de ses Récits de la paume de la main…
On comprend combien cette œuvre importait à Kawabata lui-même, un auteur en quête de la perfection ; il lui fallait y revenir, jusqu’à aboutir à cet état de 1948 qu’il jugea enfin « satisfaisant » ; j’imagine cependant que l’entreprise d’abréviation ayant précédé immédiatement ou presque le suicide de l’auteur est à sa manière plus éloquente encore…
Mais cette perfection ne joue certainement pas de la carte vulgaire de l’épate – bien au contraire, c’est d’épure qu’il s’agit ici. Kawabata coupe pour s’en tenir à l’essentiel, avec élégance et discernement, et cela contribue sans doute à la réputation du roman, que l’on a souvent comparé, et semble-t-il plutôt à bon droit, pour une fois, à un haiku. À vrai dire, Kawabata lui-même y fait quelques allusions dans le roman, et l’entreprise des Récits de la paume de la main, parallèlement, n’est sans doute pas sans évoquer l’art de Bashô et compagnie (auquel je suis totalement hermétique – c’est bien le problème…).
Mais un autre aspect de cette épure, plus singulier peut-être (mais semble-t-il typique de l’œuvre de Kawabata ?), doit probablement être mis en avant, et qui est le « faux inachèvement » du roman ; « faux », à l’évidence, tant le travail acharné de l’auteur témoigne bien de ce que Pays de neige a été longuement muri, réfléchi, repris, pour toucher enfin à la « perfection » (ou à cet état jugé « satisfaisant » par l’auteur) ; à ce compte-là, c’est tout sauf une œuvre « inachevée » ! Ce qu’il faut entendre par-là, c’est la nature délibérément fragmentaire du récit : même s’il a un début clairement identifié en tant que tel (mais peut-être pas sans ambiguïtés pour autant, et j’y reviendrai), et, du moins à partir des révisions des années 1940, une conclusion qui sonne bien comme une conclusion, l’impression d’ensemble demeure pourtant celle d’un roman que l’on aurait très bien pu prendre en cours de route, et dont la fin ne répond pas aux questions du lecteur, voire l’amène à s’en poser davantage encore – dans une impression (seulement ?) d’indécision que l’on pourrait trouver frustrante, mais qui, là encore, est sans doute murement réfléchie ; en fait, l’histoire pourrait se poursuivre au-delà – elle ne le fait pas, mais elle le pourrait… De même qu'elle aurait pu commencer avant. Et, entre la première et la dernière page, la narration procède en outre souvent par ellipses, éventuellement compliquées par un jeu temporel subtil, où le passé et le présent ne sont pas toujours bien aisés à distinguer (délibérément), et s’enchaînent sans vraie causalité. Le procédé d’écriture du roman, puis ses multiples remaniements, appuient encore davantage sur cette dimension.
LE VOYAGE DE SHIMAMURA
L’ouverture du roman est parfaite – même si la suite ne m’a pas parlé, la qualité de cette introduction ne fait aucun doute à mes yeux (en fait, ça a pu peser dans ma déception par la suite, où je n'ai rien trouvé d'aussi fort, ou du moins ai-je eu cette impression). Nous sommes dans un train qui franchit un tunnel de montagne. Il vient de Tokyo, et se rend à une station thermale anonyme située dans une région que l’auteur n’appelle sauf erreur jamais autrement que « Pays de neige » ; en notant que la neige y est certes abondante en hiver, quand les touristes viennent pour le ski, mais nous aurons l’occasion de visiter la région en d’autres saisons, pour d’autres activités, comme la randonnée – outre, bien sûr, le seul statut d’onsen qui justifie bien que malades et bien-portants s’y rendent pour prendre soin d’eux.
À bord de ce train, un voyageur est interloqué par une scène qu’il ne perçoit que dans les reflets de la vitre – une jeune femme qui prend soin d’un jeune homme fort malade, et elle y met beaucoup d’attention. L’aura de mystère entourant la séquence séduit notre homme, sans qu’il comprenne bien pourquoi, si ça se trouve.
Cet homme, c’est Shimamura, un dilettante entre deux âges, qui vit à Tokyo avec femme et enfants ; parce qu’il lui faut bien faire quelque chose, il est devenu, de manière autodidacte, un spécialiste du ballet occidental, qui le fascine. Mais c’est aussi un homme qui apprécie de quitter régulièrement la grande ville, pour apprécier dans la nature la beauté et la pureté – et d’autres choses aussi sans doute, car notre bon père de famille fréquente volontiers ces dames de la station thermale (ce qui n’a absolument rien de choquant, ne pas s’y méprendre).
Nous n’avons pas besoin d’en savoir davantage – même si des traits de personnalité seront progressivement esquissés, qui en font un homme parfois arrogant, mais sans doute bien moins cynique qu’il le prétend, en même temps, un esthète aussi, un homme en quête de pureté, porté à la contemplation et à l’auto-analyse de ses sentiments, et, fait sans doute significatif, récurrent dans la littérature japonaise d’alors, un intellectuel déchiré entre tradition et modernité, Japon et Occident – ce en quoi il peut être un écho de Kawabata lui-même, fin connaisseur de la littérature occidentale et dont l’approche de la littérature japonaise s’affichait moderniste, mais en qui le sentiment passionnel du Japon traditionnel a sans doute toujours été présent, même sur un mode éventuellement douloureux (ce qui a pu expliquer son positionnement politique dans les années 1940, quand il a soutenu le militarisme ultranationaliste ? Mieux vaut ne pas trop m’avancer sur ce terrain, je n’en sais rien, au fond).
Au-delà, qu’importe ? Shimamura sera notre point de vue, et nous nous pencherons sur ses amours au fil de trois voyages à la même station, en trois saisons différentes, et pas forcément dans un ordre linéaire, printemps, automne et hiver.
KOMAKO, (ONSEN) GEISHA
Car Shimamura entretient dans le « Pays de neige » une liaison compliquée avec Komako, une geisha – inspirée donc par une certaine Matsuei bien authentique, que Kawabata avait rencontrée à Yuzawa. « Geisha » est un terme propice aux confusions… D’autant plus que le contexte du roman complique la donne, en fait ; ceci dit, il n’est jamais explicite à cet égard, car il n'en a sans doute pas besoin (a fortiori pour un lectorat japonais ?), mais tentons quand même d’en dire un mot ou deux.
Contrairement à l’image souvent répandue en Occident, une geisha n’est pas au premier chef une prostituée ; si l’institution a ses non-dits (à propos dans pareil roman d’allure elliptique), et entretient de longue date des relations éventuellement troubles avec la prostitution, il n’en reste pas moins qu’une geisha est d’abord une « dame de compagnie » ; elle se doit d’être cultivée et raffinée, à même de soutenir une conversation pointue notamment en matière artistique, et de faire elle-même la démonstration de ses talents dans ces domaines, en composant de la poésie, en dansant, en chantant, en jouant du shamisen (surtout ?), etc. Le statut traditionnel de la geisha n’exclut pas la possibilité pour elle d’offrir des prestations d’ordre sexuel, mais cela ne va pas de soi, cela n’a rien d’une nécessité ; et, quand c’est le cas, c’est le plus souvent dans le cadre d’une relation suivie avec un unique client, etc.
Toutefois, le statut de Komako est rendu compliqué par le fait qu’il s’agit en fait d’une onsen geisha, « onsen » désignant les stations thermales. Ces geishas d’un genre bien particulier n’avaient pas forcément grand-chose à voir avec les dames très raffinées que l’on pouvait fréquenter dans les quartiers appropriés de Kyôto ou Ôsaka – on les considérait comme se trouvant tout en bas de l’échelle des geishas, échelle obéissant à un principe hiérarchique strict semble-t-il assez typique des mentalités japonaises d’alors (voir éventuellement Le Chrysanthème et le sabre, de Ruth Benedict – avec des pincettes, hein). En fait, les concernant, le qualificatif de « prostituées » était bien plus à propos – et personne ne se leurrait à leur sujet. Il semblerait que ce soit devenu plus vrai encore après la guerre – et l’occupation américaine… Aujourd’hui, quand le terme est employé au Japon, c’est le plus souvent comme un euphémisme pour « prostituée ».
Mais le roman se situe au milieu des années 1930, à une époque où les geishas ne sont plus si nombreuses – et, même dans ce contexte, Komako n’est pas non plus une onsen geisha comme une autre. Déjà, sauf erreur, elle n’est pas une geisha itinérante, contrairement à la plupart des onsen geisha, mais est attachée à cette station précisément du « Pays de neige », même si son hébergement chez la « maîtresse de musique », d’emblée, traduit l’ambiguïté du statut du personnage. Mais, surtout, elle fait parfois preuve d’un raffinement qui la hisse régulièrement au niveau des « vraies geishas » ; ainsi, c’est une artiste accomplie, très douée pour le shamisen (même si elle a appris à jouer de cet instrument typique de manière guère orthodoxe – en lisant des partitions et en écoutant des disques ; en fait, ce « modernisme » a son importance dans le roman, indubitablement, et il entre en résonance avec la passion autodidacte de Shimamura pour le ballet occidental). Mais ce raffinement doit sans doute être relativisé à d’autres égards – Komako ivre, et cela lui arrive plus qu’à son tour, n’est sans doute pas d’une dignité exemplaire… Elle est essentiellement atypique.
UN COUPLE ÉPHÉMÈRE
Mais, justement, il serait vain de vouloir réduire le personnage de Komako à une étiquette « professionnelle » : c’est bien parce qu’elle est vivante et complexe qu’elle séduit Shimamura. Leur relation amoureuse est en fait passablement ambiguë – et, si le roman ne se montre jamais explicite, on sait néanmoins que la geisha se prostitue, cela n'a rien d'un mystère. Pour autant, les rapports entre les deux personnages ne se limitent pas à des passades tarifées – ils échangent beaucoup, même si sans doute de manière bien différente lors de chacun des trois séjours de Shimamura dans la station.
Le début du roman, après l’arrivée via le train débouchant du tunnel, ne correspond pas à la première visite de Shimamura – celle-ci, nous y reviendrons ensuite. Dès lors, nous commençons en fait avec le retour du dilettante, désireux (mais tant que ça ?) de retrouver la geisha qu’il n’avait sauf erreur guère fréquentée qu’une nuit lors de ce son précédent voyage. Ce qui introduit un biais dans la narration, car il y a de la sorte d’emblée des attentes, même si plus ou moins conscientes, de part et d’autre dans ce couple de circonstances – et des reproches qui fusent, bien vite, et autant de suppliques. La passion, au-delà de ces fantasmes de relation davantage suivie qui semblent alors lutter contre les contingences et la froideur nécessaire ou supposée de l’autre, la passion donc est probablement l’apanage de la rencontre, lors du premier séjour, à la brièveté fondamentale ; le troisième et dernier voyage, d’autant plus chargé de rancœur, conduira le couple à « finir » (avec le bémol mentionné plus haut du « roman pris en court ») comme il était destiné à finir dès le départ – dans l’échec et la ruine… sinon la folie et la mort.
Du côté de Komako ? Car, en ce qui concerne Shimamura, plus désinvolte, une forme de révélation ou illumination sera peut-être en définitive de la partie – alors que la Voie Lactée, au-dessus de la grange incendiée, semble se fondre en lui, ou le contraire. Le dilettante prend conscience de sa place dans l’univers, principe supérieur extrait de la sphère de la contingence, quand tout autour de lui, la fin de sa relation avec Komako comme l’incendie dramatique de la grange muée en cinéma, exprime en dernier recours la beauté, même triste, de l’éphémère – mono no aware ?
Mais le roman repose donc énormément sur l’ellipse et le non-dit, outre qu’il y a cette idée d’une histoire prise en marche et dont on sort alors qu’elle pourrait encore se poursuivre (même si la scène de l’incendie justifie dramatiquement le point final). Probablement faut-il aussi y ajouter une part de comédie ? Tout cela rend plus difficile l’interprétation des sentiments de l’un et de l’autre, car ils avancent avec des masques, consciemment ou non.
Je crois que c’est un aspect du roman qui peut expliquer mon absence d’implication : pas l’ellipse à proprement parler, mais ce qui en ressort par défaut ? Le fait est qu’aucun des deux personnages ne m’a paru sympathique – Komako en fait trop, dans un registre misérabiliste et capricieux, inconstante dans sa force comme dans sa fragilité ; Shimamura n’en fait pas assez, en bon bourgeois guère porté à prendre en compte les conséquences de ses actes sur un monde extérieur qu’il s’asservit sans y penser à deux fois.
Tous deux peuvent se montrer cruels, d’ailleurs – même si le roman incite à relever cette cruauté essentiellement chez le Tokyoïte fortuné, inconséquent et qui ne s’attache pas. Cette cruauté, en d’autres circonstances, aurait pu m’aider à m’immerger dans le roman (probablement davantage que la seule beauté, et bien davantage encore que la seule pureté), mais, pour je ne sais quelle raison, cela n’a pas été le cas, hélas. Échanges plaintifs et lourds de rancœurs, et scènes de ménage plus ou moins franches, plus ou moins sensées, « va-t’en, ne t’en vas pas », par contre, ont bien fini par me sortir du roman, à la limite de l’agacement…
Mais il s’agit donc d’un avis très personnel – comme tel, je serais incapable d’en dériver une quelconque argumentation. Si cet avis témoigne d’une chose, ce n’est certainement pas de la faiblesse du roman, mais bien de mon désintérêt pour le sujet, tout personnel – et que la finesse et l’élégance de Kawabata n’ont pas suffi à m’y intéresser.
DANS L’OMBRE, YÔKO ET YUKIO
Cette histoire d’amour et de rancœur, finalement assez prosaïque au-delà du traitement formel soigné de Kawabata, se complique cependant, et d’une manière tout particulièrement elliptique, en faisant intervenir deux autres personnages dont nous ne saurons quasiment rien, et pour cause : telle est d’une certaine manière leur fonction.
Nous retournons à la très belle ouverture du roman, avec Shimamura observant dans la vitre les reflets de la jeune fille prenant soin d’un jeune homme visiblement très malade. Cette jeune fille, dont nous apprendrons par la suite qu’elle se nomme Yôko, exerce en fait sur Shimamura une fascination dont il ne fait pas mystère, y compris auprès de Komako, avec une absence de tact marquée : il s’étend volontiers, en pensées d'abord, puis également en paroles, sur le charme incroyable de son visage, mettons, ou bien de sa voix – qui le plonge même dans une sorte de transe… Mais nous ne savons donc presque rien d’elle. Dans plusieurs critiques je l’ai vue qualifiée à son tour de geisha, mais je ne crois pas que le roman l’exprime jamais, j’ai même plutôt l’impression qu’il dit le contraire ?
La seule chose que nous savons – mais c’est le genre de savoir qui relève finalement de l’ignorance –, c’est qu’elle est liée à Komako, via la « maîtresse de musique », et surtout son fils souffrant, Yukio (dont le nom même renvoie à la neige, je suppose qu'il n'y a pas de hasard). Il semblerait que Yukio et Komako aient été fiancés, mais c’est du passé, et c’est maintenant Yôko qui s’occupe du jeune malade. La relation entre les deux femmes n’en est que plus compliquée, car la jalousie, latente concernant Yukio, se reporte sur Shimamura, en même temps que les deux femmes se voient sans cesse rappeler qu’elles sont liées par la tragique destinée du malade. Dans une des scènes les plus fortes du roman (car il en est bien quelques-unes qui m’ont parlé, oui), nous voyons Yôko rejoindre Komako à la gare, où cette dernière avait accompagné Shimamura repartant pour Tokyo, et annoncer à la geisha que Yukio est sur le point de mourir – il lui faudrait venir à son chevet… Or il semblerait que Komako ne le fasse pas, et c’est un sujet qui reviendra lors de l’ultime séjour de Shimamura dans le « Pays de neige ». La fin du roman, toutefois, reviendra sur la relation entre les deux femmes, qui vaut bien sans doute, en termes de non-dits, la relation entre Komako et Shimamura.
LECTURES DIVERSES, ET MÊME CONTRADICTOIRES
Certaines interprétations, en fait, y accordent une importance toute particulière. Car Pays de neige, si elliptique, n’est pas un roman dont la signification profonde coule de source. On peut l’interpréter de bien des manières différentes, concurrentes ou même contradictoires, et la littérature critique à ce sujet a l’air conséquente – mais je n’y ai donc pas accès.
Certains éléments ont été avancés plus haut – concernant notamment la fin du roman, tardive donc, avec l’incendie de la grange (d’aucuns ont voulu y voir, dans le dernier état du roman, une allusion de Kawabata aux ravages de la guerre et de la défaite ; en 1945, l’auteur, durement affecté par la capitulation, disait « ne plus vouloir écrire que des élégies » ; cependant, le premier état de la scène de l’incendie date semble-t-il de 1940-1941, et Kawabata a avancé que cette idée était encore antérieure – une raison essentielle au remaniement du livre, qui lui paraissait bel et bien « inachevé » avant cela, car sa fin ne répondait pas vraiment à son début) ; or ce drame doit être associé avec l’illumination de Shimamura, devant le spectacle aussi intimidant que beau de la Voie Lactée.
Mais d’autres approches sont envisageables. L’une, notamment, me séduit, sans que je puisse juger de sa pertinence (il aurait fallu, pour ce faire, que je m’implique bien davantage dans ma lecture de Pays de neige) : celle qui, sur une base de roman initiatique, relève d’une certaine manière du fantastique. À moins qu’il ne s’agisse plutôt, ou seulement, d’une allégorie ? On qualifie parfois l’œuvre de Kawabata comme étant portée sur « l’onirisme », du moins… Et l'irréalisme est sans doute de la partie dans ce roman.
L’idée serait en gros que Komako et Yôko sont deux « étapes » d’une même femme, tandis que Shimamura et Yukio sont deux « étapes » du même homme. Si nous revenons à l’introduction du roman, nul besoin de chercher midi à quatorze heures pour deviner une dimension au moins symbolique dans ce train qui débouche d'un tunnel pour arriver au « Pays de neige ». Que Shimamura observe la scène entre Yôko et Yukio dans le reflet de la vitre fait aussi sens à cet égard – et j’imagine que l’on pourrait en dire autant du jeu temporel non linéaire sur les saisons, compliquant encore la donne dans le champ si essentiel dans le roman de la remémoration ?
Peut-être Shimamura est-il Yukio qui s’extériorise, à moins ce que ne soit prendre les choses à l’envers. On pourrait à vrai dire être tenté d’en faire une lecture « biercienne »,disons, où le « héros » serait en fait mort dès le départ ? On a d'ailleurs pu faire remarquer que le roman, en plusieurs scènes, emprunte aux thèmes et procédés du théâtre nô, où la visite aux morts, voire leur présence, est un motif récurrent.
Quant à Yôko et Komako, leur caractère à la fois si proche et parfaitement irréconciliable est éclairé sous un nouveau jour, de la sorte – et ce jusqu’à la fin, dans l’incendie, où leur lien s’exprime avec une force autrement contenue jusqu’alors, dans un ballet tragique où la mort et la folie sont les deux faces d’une même pièce…
Ces idées me plaisent bien – mais elles n’épuisent certainement pas les possibilités d’interprétation du roman, sur un mode éventuellement moins outré. Parfois de manière très japonisante, par exemple – haiku et mono no aware, donc… Et la scène finale de l’incendie n’est pas moins propice aux interprétations divergentes que l’introduction dans le train.
COULEURS ET CONTRASTES
Mais sans doute serait-il vain de vouloir dissocier fond et forme, ici – ce qui implique le traitement très artistique d’une multitude de notions complexes, de l’amour à la mort en passant par la nature, la beauté et la pureté.
Un procédé récurrent pour la mise en scène du récit et de ces thématiques repose sur un savant jeu de contraste entre les couleurs, qui évoque la peinture. On a pu parler d’ « impressionnisme », avec sans doute les non-dits en tête, mais, dans un contexte strictement japonais, on pourrait remonter aux estampes ukiyo-e, ou « images du monde flottant », comme par exemple celles de Hiroshige, dont Montagne et mer a fourni le détail de la couverture de cette édition. Quoi qu’il en soit, ce jeu entre en résonance avec les attributs marqués des saisons japonaises qui se succèdent (au cinéma, bien plus récemment, c’est par exemple ce que Kitano Takeshi a fait avec Dolls).
Deux couleurs, cependant, doivent probablement être mises en avant, qui sont le blanc et le rouge – en tant que telles chargées de significations implicites. La neige, bien sûr, fournit un fond blanc d’importance – même quand la neige n’est pas là, la station thermale paraît ne vivre que dans l’attente du jour où elle reviendra. Les thématiques liées de la beauté et de la pureté en découlent tout naturellement, au fil de descriptions où la nature sauvage triomphe, et lave symboliquement Shimamura de la crasse tokyoïte. Mais il n’est sans doute pas innocent que Komako apparaisse tout d’abord dans un kimono d’un rouge éclatant, autrement connoté, et tranchant plus qu'aucune autre couleur sur ce blanc qui a en même temps quelque chose de morbide.
En fait, ce contraste entre le rouge et le blanc en appelle un autre, tout aussi marqué dans le roman, entre la chaleur et la froideur : on se prémunit de l’hiver rigoureux avec mille méthodes pour chauffer les pièces et ceux qui les occupent, et que Kawabata décrit avec un luxe d’attention ; mais, bien sûr, ces deux attributs de la température extérieure entrent à leur tour en résonance avec les sentiments et les comportements de Komako et Shimamura – tous deux tour à tour froids et enflammés.
L’ensemble produit par ces couleurs et ces contrastes résulte en un tableau, ou une série de tableaux, à laquelle ellipses et non-dits confèrent par défaut le mouvement.
À CÔTÉ…
Tout ne devrait alors être que beauté, sublimée par une plume toute en économie, dont l’élégance consiste à s’effacer quand il le faut. Un art proprement poétique, associé sans doute à ces haikus, de Bashô ou d’autres, que je n’ai jamais été en mesure d’apprécier, mais dont Kawabata a sans contredit su dériver un style de prose brillant, et que j’avais vraiment apprécié à la lecture des Belles endormies – tout en supposant que leur quintessence, sinon dans Pays de neige mais on l’a dit, se trouverait peut-être surtout dans ses Récits de la paume de la main.
Mais alors, pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné sur moi, ici ? Je n’en sais rien… Mais le style de l’auteur, si travaillé dans sa discrétion, ne m’a cette fois que rarement ému – la très belle scène d’introduction, ou bien Yôko et Komako assistant au départ de Shimamura tandis que Yukio agonise, ce genre de passages, oui… Mais ce sont plutôt des exceptions, en définitive – jusqu’à la conclusion de l’incendie, si souvent louée, et sur laquelle on a pu, à bon droit, disserter avec tant de finesse (hop), mais qui m’a laissé totalement… froid.
Je me suis demandé si la traduction n’y était pas un peu pour quelque chose ? Elle m’a paru un peu datée. Mais je manque trop d’éléments, ici, pour affirmer quoi que ce soit.
Je reviens sur ce que j’ai un peu hardiment avancé en début de chronique : tout au long de ma lecture, j’ai eu le sentiment de « voir » en quoi Pays de neige était un roman brillant, mais sans jamais le « ressentir ». C’est vraiment une question d’émotion – et j’y ai été sous cet angle totalement réfractaire ; sans doute est-ce que ce type d’histoire d’amour ne me parle pas de manière générale, pourtant j’aurais l’impression de pouvoir témoigner de quelques saisissants contre-exemples…
Mais l’émotion et le sens sont probablement liés dans pareille entreprise ; l’impression d’avoir intégré le roman « rationnellement » s’avère forcément trompeuse si le sentiment ne va pas de pair. Dès lors, l’intégration « à froid » des thèmes et des procédés de Kawabata est un leurre, et cette prétention bien malvenue confirme par l’absurde que je suis en fait passé totalement à côté de Pays de neige…
C’est sans doute un grand et beau roman, nombre de lecteurs autrement enthousiastes sauront utilement vous en convaincre – mais il ne m’a pas parlé.
Ce qui est anormal, peut-être, et plutôt déprimant.
MOORE (Alan) & BURROWS (Jacen), Providence, t. 3 : L’Indicible, [Providence #9-12], couleurs de Juan Rodriguez, traduction [de l’anglais] par Thomas Davier, Nice, Panini France, coll. Best Of Fusion Comics, 2017, [n.p.]
RÉTROACTION
Troisième et dernier tome de Providence, la série lovecraftienne d’Alan Moore et Jacen Burrows, censée (plus ou moins, comme d’hab’) mettre un terme à la carrière BD du génial scénariste de Watchmen, From Hell et tant d’autres merveilles (sur ce blog, outre Neonomicon, finalement un prologue à la présente série, d’une certaine manière, j’avais eu l’occasion de parler de Top 10, V pour Vendetta, La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, Suprême et un chouia de Tom Strong). Cet ultime volume comprend donc les épisodes 9 à 12 de la série américaine, et a été publié en français peu ou prou dans la foulée de ces derniers, datés sauf erreur de cette même année 2017.
Nous en arrivons donc à la conclusion d’une entreprise bien moins innocente qu’il n’y paraissait, et dont je n’ai longtemps su que penser. Mais, comme souvent chez Moore ? l’aventure se conclue sur un feu d’artifices qui amène à repenser tout ce que nous avons lu avant – et sans doute faudrait-il relire l’ensemble pour en apprécier pleinement la portée, ou en tout cas davantage qu’au premier coup d’œil. Ce qui n’est pas inhabituel chez Moore, dont nombre de BD, même très efficaces à la première lecture, gagnent considérablement à être relues, encore et encore : Watchmen en est à mon sens le meilleur exemple – à chaque fois, j’y découvre des choses à côté desquelles j’étais passé jusqu’alors…
Providence, finalement, s’inscrit sans doute dans cette tendance – mais avec un ressenti différent, car l’accueil à la première lecture était sans doute moins unilatéralement enthousiaste. En fait, le premier tome de Providence m’avait tout d’abord fait le même effet que Neonomicon: j’avais trouvé ça assez mineur – pas mauvais, mais bien éloigné de ce que Moore avait pu faire de mieux, et par ailleurs un peu décevant dans l’optique Moore + Lovecraft, qui semblait faite pour moi… Je n’en avais pas retenu grand-chose, en tout cas – mais le deuxième tome a changé la donne, me convainquant bien davantage, mais aussi m’amenant à reconsidérer le premier, et, en fait, tout autantNeonomicon; et cet effet s’est répété avec ce troisième et dernier tome, pour l’ensemble là encore – d’aucuns diraient même pour la carrière de l’auteur, j’imagine.
BACK IN BLACK
Nous retrouvons donc, en 1919, le jeune Robert Black, ex-journaliste new-yorkais, qui, suite au décès de son amant, s’est lancé dans un périple en Nouvelle-Angleterre afin d’y collecter des idées pour un livre, faisant écho à sa manière au principe des « livres qui tuent » dont Robert W. Chambers lui avait fourni le modèle avec son Roi en Jaune. Sauf que sa quête d’un vieux livre arabe l’a amené à envisager les choses sous un autre œil : son projet consiste maintenant à mettre en lumière un fond occulte latent dans la Nouvelle-Angleterre contemporaine, une sorte de mythologie proprement américaine, sur laquelle broder des histoires délicieusement étranges… ou effrayantes.
C’est qu’en chemin, Black a fait bien des rencontres fascinantes – pour la plupart (ou bien toutes ?) liées à la Stella Sapiente, une sorte de société ésotérique dont le propos le laisse encore perplexe, mais dont les moyens et les relations semblent pour le moins conséquents. Par ailleurs, notre héros a vécu quelques expériences traumatisantes, qu’il suppose avoir été d’ordre hallucinatoire – car rien d’autre ne saurait l’expliquer. Son séjour à Manchester (Nouvelle-Angleterre, hein), tout particulièrement, s’était avéré traumatisant…
Mais, depuis, il a fait du chemin – et sa halte à Boston l’a conduit à rencontrer d'autres écrivains. Autour de la figure tutélaire de Lord Dunsany, que Black ne connaissait pas le moins du monde, sont apparus deux écrivains américains plus que discrets, car cantonnés aux publications du journalisme amateur (encore une chose dont Black n’avait pas idée, que ce sous-monde littéraire bien éloigné des canons de l’édition traditionnelle) : un certain Randall Carver, tout d’abord, qui l’a mis sur la piste d’un autre jeune auteur, semble-t-il assez excentrique, du nom de Howard Phillips Lovecraft…
Ce dernier réside à Providence, Rhode Island – et Black va lui rendre une visite prolongée.
I AM PROVIDENCE: THE LIFE AND TIMES OF H.P. LOVECRAFT
Eh oui, nous y sommes enfin – et l’architecture scénaristique de Moore, façon clef de voûte, joue dès lors plus frontalement de la polysémie du titre même de «Providence», en confrontant le lecteur, non plus seulement au « Mythe de Cthulhu » revisité sur un mode cohérent (voir plus loin), mais aussi au mythe entourant la personne même de H.P. Lovecraft. À peine entraperçu jusqu’alors, outre qu’il fallait composer avec l’ambiguïté de son alter ego Randall Carver, l’écrivain occupe maintenant une place essentielle dans le récit, même si vu uniquement à travers les yeux (et les écrits, de manière significative) de Robert Black.
En tant que tel, il constitue un personnage – un trait récurrent de la fiction lovecraftienne, et à vrai dire du vivant même de l’auteur : voyez « Les Mangeuses d’espace », nouvelle de Frank Belknap Long que l’on considère souvent comme étant le premier pastiche du « Mythe de Cthulhu », mais, toujours du vivant de l’auteur, on pourrait aussi mentionner « Le Tueur stellaire » (ou « Le Visiteur venu des étoiles ») de… Robert Bloch. Bien sûr, le procédé s’est souvent avéré périlleux – combien de mauvais pastiches, au fil des décennies, jouant de l’image stéréotypée de l’auteur, et de manière au mieux gratuite… Il y a des exceptions, cependant.
Et Moore s’en tire très bien, car il traite de son sujet avec une immense intelligence – qui passe aussi par les ambiguïtés entre le personnage présenté comme étant véritablement Lovecraft, le personnage nommé Randall Carver et qui lui doit beaucoup via bien sûr Randolph Carter (ce qui amène à se poser la question essentielle à la série du « travestissement » des noms des personnages lovecraftiens, question qui m’intriguait beaucoup depuis le premier volume – mais il se trouve que c’est Lovecraft lui-même, dans ces pages, qui en fournira l’explication, d’une portée considérable ! Pour le coup, c’est sans doute bien plus malin que ça n’en a l’air...), et enfin les allusions limpides pour le lecteur si incompréhensibles (pour l’heure…) pour le jeune Robert Black à un certain « Rédempteur » essentiel à la mystique tordue de la Stella Sapiente ; autant d’éléments qui avaient été mis en place dans le tome 2 de Providence, et sur lesquels ce tome 3 brode avec toujours autant d’astuce et de pertinence.
Moore opère un contraste étonnant, à ce niveau, car il mêle enfin, à tant d’éléments empruntés à la fiction lovecraftienne, et tant d’allusions contextuelles à une Nouvelle-Angleterre pas forcément moins fantasmatique que celle de la vallée du Miskatonic, un Lovecraft qui, pour le coup, a l’air authentique pour l’essentiel. Mais cela fait sens ! Ce troisième tome, et il me faudra y revenir, témoigne de ce que Moore connaît très bien, non seulement l’œuvre lovecraftienne, mais aussi la biographie de l’auteur – et enfin la critique lovecraftienne. Ce qui ne signifie en rien qu’il asservit son récit à la « réalité » – bien plutôt que les variantes qu’il opère ne font sens qu’à la condition de savoir avec suffisamment de précision ce qu’il en était au juste.
En notant au passage que ce Lovecraft, pour le coup, est celui de 1919. Il n’écrit donc véritablement des nouvelles que depuis très peu de temps – en fait, depuis deux ans seulement (« La Tombe » et surtout « Dagon » en 1917, texte dont la parution est justement contemporaine du récit), et ses rares publications se cantonnent au registre du journalisme amateur ; il faudrait attendre encore quatre ans pour que le nom de l’auteur figure dans un pulp, un certain Weird Tales qui n’existait même pas à l’époque… On est donc très loin de bien des aspects « canoniques » de la biographie de Lovecraft telle qu’elle est souvent résumée ou mise en scène : les pulps ne sont pas encore de mise, les « révisions » non plus, Sonia Greene pas davantage, et New York, sans même parler de Cthulhu et compagnie ; ce Lovecraft ne sait encore rien de Clark Ashton Smith, et Robert E. Howard, à cette date, est âgé de treize ans seulement – peut-être achète-t-il son premier pulp…
Mais ce Lovecraft est déjà un personnage, d’une certaine manière – et les traits ne manquent pas, réels ou ludiquement extrapolés, qui en font une figure excentrique voire pittoresque. En 1919, on pouvait à vrai dire avec une certaine légitimité l’envisager encore comme « le Reclus de Providence », ainsi qu’il le prétendait lui-même d’une certaine manière, et ce ne serait plus le cas quelques années plus tard à peine ; par contre, il est déjà, même si sans doute depuis peu, ce correspondant acharné qui écrit des dizaines et des dizaines de lettres, sans cesse – Black s’en étonne dans son journal, ça le fascine. D’autres traits sont plus marqués, qui loucheraient éventuellement sur la caricature, si Lovecraft lui-même ne s’en délectait pas autant, comme d’une construction consciente et pleinement assumée : le personnage emploie une langue contournée qui doit plus à la rhétorique des essayistes et poètes du XVIIIe siècle anglais qu’au « dialecte » américain de son temps (une dimension plus ou moins bien rendue par la traduction). Il latinise volontiers les noms, ou, plus globalement, abuse systématiquement des pseudonymes pour désigner ses camarades – qu’il le veuille ou non, Robert Black est d’emblée et à jamais « Robertus », pour Lovecraft. Il joue au vieillard, aussi – un vieillard de vingt-neuf ans, guère plus âgé que ses interlocuteurs ; il n’est même pas exclu qu’un certain nombre d’entre eux soient plus âgés que lui… Qu’importe : pour le « jeune » Robert Black comme pour tous les autres, Lovecraft se désigne expressément comme étant son « Grandpa Theobald »… Et, bien sûr, il est intarissable sur les beautés de sa ville comme de la Nouvelle-Angleterre, érudit même si sans méthode, grand connaisseur de Poe et journaliste amateur d’un enthousiasme débordant.
Au-delà du pittoresque, cependant, il y a des choses plus douloureuses. À ces charmantes manies, il faut sans doute en associer d’autres moins aimables – mais on relèvera que Moore n’insiste guère sur le conservatisme et surtout le racisme de l’auteur, pourtant un thème latent de la BD, et, bien sûr, plus ouvertement, de The Courtyard(surtout ?) et Neonomicon au sens strict, avant Providence. C’est dit en passant, sans rien en dissimuler, mais sans non plus qu’il faille y attacher davantage d’importance. Bien sûr, dans l’optique du personnage de Robert Black, la question de l’homophobie est plus fructueuse – même si peut-être davantage artificielle ? L’astuce, qui permet de bien faire passer cette thématique dans le récit, sans y insister mais en en jouant avec justesse, consiste à évoquer la figure de Samuel Loveman, et sa poésie qui réveille bien des échos chez Black (plus tard, le procédé suscitera un nouvel écho avec la figure de Robert H. Barlow, notamment). Peut-être faut-il y associer également l’ambiguïté de ce Lovecraft exhibant devant son visiteur inverti (le sait-il ?) une vieille photo de famille où Susan, sa mère, habillait le petit garçon en petite fille, « selon la mode du temps » ?
En fait, le personnage de Susan a une certaine importance ici, au travers d’une scène très douloureuse où Black accompagne Lovecraft à l’asile où sa mère est internée depuis très peu de de temps alors (cette même année 1919, en fait ; elle mourra en 1921). Ici, la façade du « reclus » excentrique se fissure, et c’est l’humanité sous-jacente qui perce.
Cela participe aussi d’une chose qui ne coulait pas forcément de source (surtout dès que la question du racisme intervient, plus particulièrement ces dernières années) : dans son récit, Moore semble faire preuve d’une immense sympathie pour le personnage de Lovecraft – et cela ressort notamment des extraits du journal de Robert Black, à la suite cette fois des seuls épisodes 9 et 10 ; le jeune homme, homophobie du gentleman ou pas, semble réagir comme tous ceux ou presque qui ont eu l’occasion de fréquenter HPL dans la « vraie vie », vouant au personnage une intense sympathie teintée de fascination, voire de la conviction d’avoir affaire à un génie. Et non sans humour de part et d’autre. Certes, c'est tout de même le point de vue d'un personnage...
RELEVER LES SOURCES
Bien sûr, ce troisième tome abonde en références marquées à l’œuvre lovecraftienne – mais peut-être d’une manière différente par rapport aux deux premiers, car seuls les épisodes 9 et 10, ici, jouent vraiment le même jeu (complété par le journal de Black), voire uniquement le neuvième : le onzième, qui conclut véritablement la BD de la plus brillante des manières, a une approche globalement très différente, tandis que le douzième constitue un épilogue renvoyant bien davantage à Neonomicon.
Le dixième épisode s’inscrit dans la continuité de ces références, mais introduit un biais intéressant via son titre, « The Haunted Palace », qui renvoie pour partie à Poe, figure tutélaire de l’épisode, mais aussi, je suppose, au film du même nom signé Roger Corman, également connu en français sous le titre La Malédiction d’Arkham, et qui, sous prétexte d’adapter Poe, adaptait en fait Lovecraft et plus particulièrement… L’Affaire Charles Dexter Ward. Ce que je trouve assez bien vu, pour le coup – car cela introduit d’une certaine manière l’épisode suivant.
Les épisodes 11 et 12 sont extrêmement riches en termes de citations, mais sur un tout autre mode. On relèvera du moins ici leurs titres, « The Unnamable » tout d’abord, soit « L’Indicible » (qui fournit son titre d’ensemble à ce troisième volume), terme qui renvoie probablement davantage aux procédés lovecraftiens (plus ou moins) typiques qu’à la nouvelle très mineure portant ce nom (et faisant figurer un certain Carter que l’on suppose bien être Randolph Carter), d’inspiration décadente et au contenu parodique marqué – ce qui peut faire sens, en même temps.
Quant à l’épisode 12, il est titré « The Book ». C’est le nom du premier sonnet des Fungi de Yuggoth, mais, bien sûr, cela renvoie sans doute avant tout au propos même de la série, que ce soit de manière littérale (la quête de Robert Black pour le « livre qui rend fou ») ou plus métaphorique (l’effet même des écrits lovecraftiens tel qu’il est rendu dans les épisodes 11 et 12).
CORRÉLER LES INFORMATIONS
Ceci, c’est le « travail » du lecteur – qui s’avèrera d’une tout autre ampleur dans l’épisode 11. Mais il constitue, au choix, la source ou le reflet d’un autre travail de corrélation, accompli ici par Robert Black, endossant bien sûr sans s’en douter les atours de l’investigateur lovecraftien corrélant des documents, et dont le narrateur de « L’Appel de Cthulhu » fournirait l’exemple le plus saisissant quelques années plus tard.
Or, ainsi que nous avons eu l’occasion de le constater tout particulièrement dans le tome 2, notre ex-journaliste et wannabe-romancier est plus ou moins compétent dans l’exercice – car sa méthode certes très professionnelle, associée à une aisance sociale remarquable, est parfois amoindrie dans ses effets par des préconçus de divers ordres, et notamment ceux l’amenant à systématiquement rationaliser (même via Jung, pour ce que ça vaut) tout ce qu’il découvre, en s'aveuglant volontairement ; dans la scène impliquant Pitman et les goules, cela relevait presque de la comédie… Est-ce véritablement un travers ? Probablement pas tout à fait, car un lecteur aussi rationnel que Black lui-même ne saurait le blâmer de ne pas percevoir la dimension occulte de ses découvertes, et ce alors même qu’elle est justement supposée constituer l’objet précis de ses recherches.
Bien sûr, Moore joue de ce décalage entre son personnage et son lecteur – et, d’une certaine manière, Lovecraft faisait de même dans ses fictions : c’est le propre de l’écrivain, a fortiori quand il est connoté « genre » ; il s'amuse avec un lecteur supposé savoir en gros à quoi s'attendre. Mais le scénariste est ici tout particulièrement habile, qui dissémine çà et là les pièces de son puzzle : le lecteur se fait à son tour investigateur, avide de comprendre ce qui se passe avant que l’auteur ne lui fasse le cadeau presque narquois de « l’explication », via Robert Black… ou bien malgré lui. Mais il est aussi émotionnellement impliqué par rapport audit personnage, ce jusqu’à l’ultime moment – celui où la corrélation portera enfin ses fruits, pour révéler une réalité d’essence globalisante, sur un mode qu’on dirait aujourd’hui conspirationniste peut-être, et parfaitement terrible ; Black a ainsi bel et bien écrit son « livre qui rend fou », en dernière mesure – seulement, c’est l’auteur qui en est ressorti fou…
Et personne d’autre ? À moins bien sûr que quelqu’un, bien plus tard, en guise d’épilogue, s’aventure en frissonnant dans les cahiers du jeune homme, sachant que s’y trouve la clef permettant de comprendre ce qui s’est passé depuis – et sans se faire d’illusions quant au potentiel morbide de cette compréhension. Mais, à ce stade, c’est le monde qui sera devenu fou.
THESE GO TO ELEVEN
Mais d’ici-là, justement, il nous faut découvrir ce qui s’est passé. Et c’est l’objet de l’épisode 11, véritable conclusion de la série – un épisode brillant, non, proprement bluffant, où la magie de Moore opère une fois de plus, qui captive, secoue, assomme, et réveille le lecteur, plus ou moins dans cet ordre. À n’en pas douter le très grand moment de la série, et sans doute un des très grands moments de l’ensemble de la carrière scénaristique de l’auteur.
L’épisode commence à peu près « normalement », passée l’hallucination initiale sur le mode du rêve vaguement rigolard. Nous y retrouvons un Robert Black bouleversé par sa révélation de l’épisode précédent – littéralement, il n’est plus le même homme, presque plus que l’ombre de lui-même. C’est qu’il a compris – et, pire que tout, il a compris quelle a été sa part dans la conspiration souterraine dont il supposait qu’elle ne ferait que constituer un bon sujet pour une œuvre de fiction.
Cela fait-il de Black un démiurge, si Lovecraft doit être un rédempteur ? Probablement pas – son insignifiance, en définitive, ressort peut-être d’autant plus de ses hauts faits bien involontaires, car il se noie dans les conséquences : l’abîme de la compréhension l’engloutit plus sûrement que celui de l’incompréhension initiale – cette supposée innocence que les investigateurs lovecraftiens en viennent systématiquement à regretter, une fois qu’elle leur est définitivement devenue inaccessible du fait même de leur curiosité fatale.
C’est que, derrière Robert Black, et après lui, et au-delà, c’est le monde qui prend le premier rôle – un monde à jamais chamboulé par le génie du Rédempteur. L’épisode change alors du tout au tout, et pourtant dans une transition habile, délaissant progressivement Black pour une évolution condensée mais non moins saisissante de la propagation de la maladie lovecraftienne à travers le monde et tout au long d’un siècle.
Providence, comme nombre de bandes dessinées scénarisées par Alan Moore (même si le cas le plus éloquent est probablement La Ligue des Gentlemen Extraordinaires), est une série d’une extrême érudition, riche à chaque page, voire à chaque case (en prenant en compte le parti-pris « cinématographique » de la présente série), de nombreuses allusions souvent bien moins gratuites qu’elles n’en ont l’air. Même si je suppose connaître un peu mieux, même si sans vraie méthode, Lovecraft, sa vie, son œuvre, sa postérité, que le lecteur moyen, je sais parfaitement que je suis passé à côté de nombre de ces références et allusions – comme toujours. Peut-être même la majorité.
L’épisode 11 est à cet égard plus redoutable encore – car il s’éloigne de la seule référence précise à Lovecraft lui-même et à ses récits pour envisager ce qui s’est produit après la mort de Lovecraft en 1937 – même si, dans le contexte temporel de la BD, c’est en fait l’année 1919 qui constitue donc la charnière. Ici, Moore verse donc dans l’analyse de la diffusion autant que des représentations d’une œuvre, au prisme de l’histoire éditoriale comme de celle de la critique lovecraftienne. En même temps, tout cela est encore moins gratuit que jamais, et l’effet, pour qui s’intéresse à la matière, est parfaitement... bluffant, oui.
Mais tout ceci est au service d’une vision d’ensemble parfaitement cohérente, et qui parvient à faire sens en tirant parti du caractère nécessairement elliptique de cette narration, qui consacre une seule case à chaque événement. On y assiste, à proprement parler, à la propagation de la vision lovecraftienne, puis à ses dérives, notamment sous deux angles, qui sont sa « geekisation » à base de peluches Cthulhu rigolotes, et, comme en parallèle, sa bâtardisation pseudo-ésotérique.
L’effet global est incroyable – c’est de la magie (pardon, magick), purement et simplement. Tandis que tourne sans cesse sur le gramophone un disque titré « You Made Me Love You » (Love… craft ? Ou Moore, dont certains pourraient juger qu’il se livre ici, en parfaite connaissance de cause, à une démonstration façon fan-service m’as-tu-vu de son incroyable brio narratif ? « These go to eleven... »), le lecteur fasciné succombe à l’enchantement et bannit les préventions qui pouvaient lui rester pour se livrer à l’adoration pure et simple de ce qu’il lit.
D'une certaine manière, c’est ici que s’achève la BD – cet incroyable épisode apporte la véritable conclusion aux recherches littéraires de Robert Black. Peut-être une conclusion plus allusive, sur cette base, aurait-elle fait sens. Mais Alan Moore a encore plus d’un tour dans son sac, et, à mesure que le diamant parcourt le sillon, il fait dériver les découvertes de Black, via Malone à Red Hook, vers l’enquête policière se prolongeant sur plusieurs décennies – en dernier ressort, et comme par un effet de contamination intertextuelle, qui fait sens, les personnages de Neonomicon ressurgissent, environnés de Maigres Bêtes de la Nuit, pour achever l’édifice mooresque ; au regard de ses bandes-dessinées explicitement lovecraftiennes, car Neonomicon et Providence ne constituent plus dès lors qu’un unique ensemble insécable, et peut-être d’une œuvre entière.
BOUCLER LA BOUCLE
De la sorte, Alan Moore boucle en effet la boucle. C’est comme si Providence constituait une parenthèse – une grosse parenthèse, contenant en fait l’essentiel. L’histoire reprend là où Neonomicon s’était achevé, parce que Providence, non seulement explique ce qui s’est passé, mais, en fait, le suscite à proprement parler.
À vrai dire, ça n’est pas forcément très original en tant que tel. À résumer le pitch à sa plus simple expression, cette contamination du monde par le pouvoir du verbe, et du verbe lovecraftien en l’espèce, a même probablement quelque chose d’un peu rebattu ; et, formellement, la boucle faisant que la dernière page de la série répond en tous points ou presque à la première, ça relève sans doute un peu de la coquetterie. Mais qu’importe ? D’une certaine manière, ce qui compte ici, ce n’est peut-être pas tant l’histoire que la manière de la raconter – bien au-delà de semblables effets de manche narratifs et/ou visuels. Et, à cet égard, le contenu devient subitement plus pertinent, en tant qu’analyse de la fiction lovecraftienne mais aussi de ce sur quoi elle a débouché, bon gré mal gré, et en égale mesure en tant qu’auto-analyse d’un auteur qui, à l’heure de raccrocher les gants (dit-il, mais ce n’est pas la première fois…), examine l’idée même de récit au prisme de sa propre carrière, envisagée comme l’illustration systématique et exhaustive de cette idée.
Sans doute peut-on trouver ici de nombreux échos de La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, mais aussi, moins souvent cité, de Suprême – série dans laquelle on trouvait déjà, de manière significative, cette même structure narrative en forme de boucle, certes sur un ton plus léger. Mais, de manière peut-être moins explicite, Providence renvoie sans doute tout autant à la conspiration ésotérique totalisante de From Hell, elle-même précédée par la conspiration de Watchmen, dont le cœur résidait après tout dans un complot réalisé, sinon conçu, par des auteurs de fiction, et empruntant des traits Tentaculaires-Et-Indicibles qui n’auraient pas dépareillé chez Lovecraft, ou, peut-être plus exactement, dans une extrapolation de Lovecraft – plus ou moins cheap le cas échéant, délibérément.
CINÉMASCOPE
J’imagine que le dessin de Jacen Burrows, au-delà de son académisme un peu fade (les couleurs n'arrangeant rien), participe pourtant de cette approche, notamment du fait de sa dimension « cinématographique », en fait sensible dans les deux premiers tomes, mais qui ne m’a vraiment accroché que dans celui-ci. En effet, la mise en page de la BD, relativement sobre (ce n’est pas, par exemple, Prométhéa, qui s’autorisait bien des folies et des expérimentations dans ce registre, tout en questionnant là encore l’idée de récit), implique presque systématiquement des pages composées de quatre cases en forme de bandes occupant toute la largeur de la page.
Ce format finalement inattendu confère au récit une dimension « cinémascope », qui, pourtant, n’extériorise pas autant la narration qu’on pourrait le croire, dit comme ça – bien au contraire, à plusieurs reprises dans la série, ce qui inclut d’ailleurs significativement cette première et cette dernière pages dont je parlais un peu plus haut, la bande « cinémascope » correspond à une vision subjective, même si pas forcément celle de Robert Black. En fait, dans le présent volume, l’épisode 9 joue énormément de ce principe, en alternant la réalité perçue par Black, agitant par exemple la main devant ses yeux (FPS !), avec la vision tout autre qu’en ont, successivement, ce Henry Annesley qui correspond au Tillinghast de « De l’au-delà », puis, mais en pleine page d’autant plus éloquente, Susan Lovecraft. Et c’est bien le propos !
Tout est bien affaire de regard – qui est aussi affaire de perception. Il y a de toute évidence une réflexion poussée à cet égard, dans le texte comme dans le graphisme ; et l’ensemble constitue donc cette manière de raconter une histoire, qui dépasse peut-être l’histoire en elle-même, chez l’auteur de littérature ou de bande dessinée s’affichant consciemment comme un artisan.
COHÉRENCES INTERNES
Ceci étant, la pertinence de cette approche peut demeurer problématique à d’autres égards – et c’est, je crois, ce qui explique ma perplexité à l’égard de l’ultime épisode de Providence, le choc constitué par l’épisode 11 immédiatement antérieur y ayant sans doute eu sa part.
C’est la question de la cohérence – qui me paraît essentielle dans la bande dessinée. J’avais noté, concernant le premier volume, que l’ambition de Moore, que je comprenais alors très mal (et sans doute pas beaucoup mieux aujourd’hui), semblait être au moins pour partie de dégager une cohérence d’ensemble dans l’œuvre lovecraftienne – mais en prenant en fait le contre-pied de la cohérence « forcée », maladroite et stérile que Derleth lui avait infligée, notamment au travers de sa conception erronée d’un « Mythe de Cthulhu » qui préoccupait fort peu Lovecraft lui-même. Car les tentatives de rendre l’ensemble lovecraftien cohérent, au mépris des préoccupations de l’auteur, mais cette ambition n’en était pas moins très compréhensible et tentante, ont toujours été plus ou moins convaincantes – le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu en a fourni des exemples variés, du meilleur au pire.
L’approche de Moore était assurément plus réfléchie et pertinente que la plupart, et au premier chef celle de Derleth. Et je suppose qu’il peut être utile de relever que les nouvelles mises en scène, et plus encore celles qui fournissent les titres des douze épisodes (pas tous empruntés à Lovecraft, d’ailleurs), renvoient souvent à des textes jugés « mineurs », et en tout cas « indépendants » du « Mythe de Cthulhu » formalisé par Derleth ; c’est d’ailleurs sensible dans ce troisième et dernier volume comme dans les précédents. En fait, Moore semble délibérément tourner autour de Cthulhu, mais sans jamais vouloir le mettre en scène – ce qui compte, semble-t-il, c’est plutôt le substrat philosophique et peut-être plus encore narratif de la nouvelle « L’Appel de Cthulhu » ; pas le Grand Ancien en lui-même.
Or il y a ici une rupture singulière de ton – puisque cet ultime épisode ouvre les vannes, si j’ose dire ; car le ton devient plus humoristique, en même temps… Je ne sais pas s’il faut y voir une ultime contradiction, ou, au contraire, comme une sorte de message parfaitement sérieux – mais assurément provocateur, en forme de pied de nez ?
Rapportant ma lecture du tome 2 de Providence, j’étais revenu sur cette déclaration de Moore disant en substance que Cthulhu, à force de peluchisation kawaï, etc., ne faisait plus peur, et qu’il était bien temps de revenir à cette émotion primordiale au cœur de l’œuvre lovecraftienne comme de l’analyse par Lovecraft du genre qu’il avait fait sien, dans Épouvante et surnaturel en littérature. C’était à mon sens et pour une bonne part ce qui faisait la réussite de Providence à partir de son intriguant épisode 4 – là où les trois premiers opéraient dans un autre registre, globalement, qui m’avait laissé bien plus froid. Cela n’excluait pas des passages proprement grotesques, au point parfois du rire, mais d’un rire vaguement gêné et teinté de malaise – tandis que l’horreur la plus brute, chargée à son tour de malaise, semblait toujours guetter l’arrivée du lecteur au tournant d’une nouvelle page, et avec le cas échéant un caractère explicite, sexe et sang, guère dans les mœurs du gentleman de Providence…
Dans le douzième et dernier épisode, ce n’est plus vraiment le cas. Apocalypse ou non, et sans préjuger du contenu de fond pouvant s’avérer bien plus subtil que cela, la tendance globale est passée à l’outrance, en fait de grotesque, et le rire n’est jamais bien loin (même noir, même jaune). Littéralement, l’esprit même de la peur s’incarne dans la chair – et cette réification le rend finalement bien moins terrible, d’une certaine manière… Ce qui vaut bien sûr pour cette parodie très cliché de la Nativité (au passage, je ne sais pas ce que ça donne dans le texte anglais, mais dans cette traduction le personnage de Lovecraft désigne systématiquement sa naissance comme étant sa « nativité »), peut-être en réponse à la parodie de la Passion du Christ à la fin de « L’Abomination de Dunwich ». Mais ce n'est qu'un exemple, et il y en aurait bien d'autres.
Entre-temps, nous avons vu défiler les peluches de Cthulhu dans l’épisode 11. Alors, ultime contradiction ? Ou constat, plus ou moins nihiliste, qu’il nous faudra bien faire avec… et que, heureusement, la peur, chez Lovecraft, emprunte mille avatars qu’on aurait bien tort de réduire à l’unique prêtre céphalopode ? On peut toujours avoir peur chez Lovecraft, car Lovecraft ce n'est pas que Cthulhu (et encore moins sa peluche). Ce qui pourrait faire sens, sans que j’adhère totalement au propos…
Maintenant, je suis probablement passé à côté de pas mal de choses, dans ce problématique épisode 12. Il y a sans doute bien mieux à en dire...
COMPRENDRE LOVECRAFT ?
Reste un dernier point que j’aimerais envisager. Pas le plus simple – et certainement pas le plus « objectif »…
Il y a quelques mois de cela, sur je ne sais plus quel forum (probablement Casus NO, je crois), un intervenant avait condamné la série Providence comme nulle, en déplorant, en substance, que Moore « ne comprenait rien à Lovecraft ». Je n’étais pas intervenu, parce que tout cela n’était sans doute pas très clair pour moi… Mais aujourd’hui, je suis tenté de répondre enfin (c’est bien la peine) : je crois que Moore, au contraire, comprend très bien Lovecraft. Providence, à y revenir globalement, témoigne page après page de ce que Moore maîtrise son sujet, quel qu’il soit : Lovecraft, son œuvre, le genre horrifique, l'écriture de fiction…
Cela va plus loin que la seule lecture, même particulièrement attentive, des œuvres en elles-mêmes : l’auteur a visiblement compulsé la critique lovecraftienne, ce qui ressort tant des thèmes qu’il traite que de sa manière de concevoir Lovecraft en personne, ou d’orienter son récit au gré des préoccupations de tel ou exégète. Ici, nous trouvons la couverture du H.P. Lovecraft: A Critical Study de Donald R. Burleson… et là, bien sûr, nous trouvons S.T. Joshi en personne, nommément, comme un des principaux personnages de l’épisode 12 ! Un tour pour le moins hardi, et je ne sais pas ce qu’en pense le plus grand spécialiste mondial de Lovecraft (qui m’a l’air un peu ronchon, parfois, au-delà de sa compétence et de son talents indéniables…).
Mais je ne pense pas que ce soit « gratuit ». Providence, à tout prendre, est aussi une lecture critique de Lovecraft. Chaque épisode incitait à revenir sur tel ou tel pan de l’œuvre du maître, pour en tirer des conclusions éventuellement très diverses. En fait, la critique s’insinuait tout particulièrement dans les pages du « journal » ou « cahier de réflexions » de Robert Black – et, comme rappelé plus haut, celui-ci avait tendance à rationaliser à tout crin, comme un exégète revenant tardivement sur l’œuvre, cette fois perçue comme telle, serait porté à le faire. En fait, c’est ce que j’apprécie beaucoup dans la figuration de S.T. Joshi dans l’épisode 12 : il interprète Lovecraft – car il est bien le plus grand spécialiste de l’auteur ; et il l'interprète à sa manière (dominante et largement mienne), matérialiste, rationaliste, etc. Et, chose intéressante, ses interprétations dans la BD peuvent dès lors revenir sur d’autres, émises par des personnages qui ne sont quant à eux rien d'autre en vérité, et que son érudition l’autorise à relativiser voire à contester. À plusieurs reprises, il dit « non », ou « je ne crois pas », ou « je n’en suis pas sûr »… Comme s'il s'adressait au scénariste, d'une certaine manière !
Comme tel, en effet, il peut contrevenir à ce que nous pourrions être portés à interpréter comme la lecture proprement moorienne de l’œuvre lovecraftienne – dans un débat d’idées où tout ne se vaut pas, mais où persiste néanmoins un « mystère » susceptible de plusieurs lectures. En fait, S.T. Joshi prend ici, d’une certaine manière, davantage assurée car davantage consciente, la posture rationnelle d’un Robert Black avant lui – malvenue au moment des événements car bien trop « innocente », elle fait sens, et pleinement, en dernière mesure.
Moore, en face, ne joue finalement pas tant de la carte « occulte » qu’on serait tenté de lui accoler, car il est probablement bien trop sérieux pour cela, même voire surtout dans ce domaine «magick » cher à son cœur – dans l’épisode 11, il traitait après tout « Simon » à sa juste mesure… Cette approche nourrit à l’évidence son histoire, mais comme au-delà de Lovecraft, et en maniant avec précaution et dès lors pertinence la thématique si souvent navrante de « l’initié malgré lui ».
Finalement, tout cela se rejoint peut-être dans la sympathie pour l’auteur, et la passion pour son œuvre. Y accoler tant de lectures, c’est rendre hommage à sa complexité, et à son génie.
Et quand Moore paraît « violer » la doxa lovecraftienne, il le fait très clairement en pleine connaissance de cause. J’en suis maintenant persuadé : s’il peut faire tout cela, ce n’est pas parce qu’il ne comprend rien à Lovecraft, et qu'il s'en moque, mais bien au contraire parce qu’il le comprend très bien – il faut des idées claires pour faire ce qu’il en fait.
RELECTURE
Oui – une lecture, ou relecture. Respectueuse et audacieuse en égale mesure. En tant que telle, c’est aussi un appel du pied à relire par soi-même Lovecraft – en dépassant les certitudes que l’on croit avoir acquises, le cas échéant, car la personnalité Lovecraft, dans la critique, et le regard sur son travail, ont sans doute eu bien des occasions d’évoluer depuis 1937 (et 1971). Et donc, lire et relire aussi sur Lovecraft, et autour de Lovecraft…
Et sans doute relire aussi Alan Moore ? J’imagine qu’il prêche aussi pour sa paroisse… Le sorcier de Northampton n'est pas sans arrogance. Mais Providence semble donc avoir ceci de commun avec ses plus grandes réussites que c’est une œuvre très dense, et qui gagne probablement à la relecture : je vais laisser couler un peu d’eau sous les ponts cyclopéens, mais, le moment venu, je ne doute pas que je m’attellerai à cette tâche, peut-être même crayon à la main (c’est tentant, dangereux mais tentant…), et y découvrirai bien des choses qui me sont passées par-dessus la tête – si ça se trouve au point d’invalider totalement ces trois comptes rendus probablement fastidieux.
D’ici-là ? Conclure… Temporairement. Providence m’avait tout d’abord fait un effet plus que mitigé – à vrai dire, depuis Neonomicon, j’étais sans doute passé un peu en mode « Prends ta retraite, génie de la BD, tu n’as plus le mojo »… Relire Neonomicon, et accueillir d’un œil plus favorable le tome 2, m’a amené à reconsidérer ce premier jugement. Et aujourd’hui, même avec cette incertitude concernant le dernier épisode en forme d’épilogue consistant essentiellement en ruptures de ton, mon jugement est plus favorable encore – avec notamment la conviction de ce que l’épisode 11 figure parmi les réalisations les plus impressionnantes d’Alan Moore en bande dessinée ; et il en compte plus d’une à son actif…
À relire, donc. Et Lovecraft aussi. Et sur lui et autour de lui.
Quant à Moore ? Eh bien, peut-être lire Jérusalem, le moment venu… Même s’il fait un peu peur, le gros machin.
SMITH (Clark Ashton), Intégrale, vol. 1 : Mondes derniers, Zothique & Averoigne, [Zothique. Averoigne], traduit de l’anglais (États-Unis) par Julien Bétan, préface de Scott Connors et postface de S.T. Joshi, traduites de l’anglais (États-Unis) par Alex Nikolavitch, note d’intention de Julien Bétan, couvertures de Zdzislaw Beksinski, illustrations intérieures de Santiago Caruso, illustrations des lettrines et cartes par Goulven Quentel, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2017, 459 p.
LIVRES UNIVERS
Lire – enfin ! – Clark Ashton Smith… Le financement participatif lancé par les éditions Mnémos il y a un peu plus d’un an de cela m’en a enfin fourni l’occasion – et quelle occasion ! Le trouvage de corbeau ayant rencontré un beau succès, il a débouché sur un magnifique coffret comprenant trois très beaux livres, reliés avec signet et illustrés en couleurs (les couvertures de Zdzislaw Beksinski sont superbes, mais tout autant les illustrations intérieures de Santiago Caruso), sans compter quelques goodies, dont une carte de Zothique au format poster (c’est cool, j’aime les cartes), et comprenant, surtout, des dizaines de textes dans une nouvelle traduction plus que bienvenue, le cas échéant, et qui m’a l’air tout à fait satisfaisante, à en juger sur ce seul premier tome, un beau travail de Julien Bétan ; il faut d’ailleurs y ajouter un paratexte appréciable, avec ici une préface de Scott Connors et une postface de S.T. Joshi (il est partout), toutes deux traduites par Alex Nikolavitch.
Mais qu’en est-il du contenu proprement smithien de ces livres ? Le titre global est hélas trompeur : il ne s’agit certes pas d’une « intégrale » de Clark Ashton Smith, bien évidemment – mais pas même, comme on avait pu le dire, une intégrale de ses récits de fantasy, ai-je l’impression ? Mais il y a quand même du matériau – plus que conséquent.
En fait d’ « intégrale », il s’agit d’abord ici de reprendre tous les textes de Clark Ashton Smith se rapportant à ses quatre univers imaginaires récurrents : dans le premier tome, qui va nous intéresser aujourd’hui, nous avons donc tout Zothique, et tout Averoigne ; le deuxième volume, plus petit, comprend tout Hyperborée, et tout Poséidonis. Mais il y a aussi un troisième volume (dont je crois qu’il s’agit d’une spécificité du crowdfunding, indisponible autrement ?), qui comprend d’autres textes de fantasy, indépendants de ces quatre univers majeurs, mais pouvant correspondre je crois à des tentatives d’ensembles moins amples.
Aujourd’hui, nous nous pencherons donc sur Zothique et Averoigne…en relevant que le titre de ce premier volume n’est pas plus pertinent que le titre d’ensemble : Zothique est assurément un « monde dernier », c’est même une de ses caractéristiques essentielles, mais Averoigne n’est certainement pas dans ce cas, qui correspond à un monde passé...
UNE APPROCHE DE LA FANTASY
Je ne vais pas revenir ici sur la biographie de Clark Ashton Smith, et notamment sa décennie d’écriture de nouvelles (la quasi-totalité des textes ici compilés ont été composés durant cette brève période de production presque frénétique de fictions), ou encore son statut primordial de poète, avec la possibilité que ces nouvelles publiées dans des pulps (en fait, très concrètement ici, Weird Tales, systématiquement) puissent être envisagées comme des poèmes en prose : tout ceci, j’en ai parlé hier, en traitant de l’essai de Donald Sidney-Fryer The Sorcerer Departs: Clark Ashton Smith (1893-1961).
On peut cependant, en guise de préambule, dire quelques mots de l’approche du genre fantasy chez Clark Ashton Smith, et de ses implications en matière de style.
Smith était donc un poète avant que d’être un conteur – même s’il avait livré, adolescent, quelques nouvelles, où les influences essentielles (et communes avec le correspondant Lovecraft) des Mille et Une Nuits et du Vathek de William Beckford se faisaient particulièrement sentir ; Zothique témoignerait plus tard de ce que ce n’était pas un enthousiasme passager, mais bel et bien une influence déterminante.
En tant que poète, Smith ne donnait initialement guère l’impression de pouvoir être associé au monde des pulps (quand bien même ils publiaient de la poésie), mais il y viendra pourtant – peut-être via Lovecraft ? Car il prisait la littérature « d’évasion », l’imaginaire au premier chef – et il l’a sans doute toujours prisée. En fait, ce goût du fantastique et de l’irréalisme était si prononcé qu’il a débouché sur une (très) vague querelle avec son mentor, le poète George Sterling, qui louait par-dessus tout la poésie du jeune Smith, et ne renâclait, dans ce contexte, pas le moins du monde aux éléments proprement baroques qui y abondaient, mais ne comprenait pas l’engouement semble-t-il soudain du poète pour l’évasion à peu de frais des pulps… Lequel a répondu par un plaidoyer plus qu’enthousiaste. Mais c’était une très vague querelle, si même « querelle » est bien le mot : Sterling et Smith sont restés très liés jusqu’à la mort du premier, cette opposition relative n’était d’aucun poids dans les rapports entretenus par les deux poètes.
Quoi qu’il en soit, Smith n’avait rien de cette intelligentsia littéraire qui ne pouvait que conspuer la sous-littérature des pulps, et peut-être au premier chef de ceux traitant d’imaginaire – que l’on parle de science-fiction, genre tout juste naissant en tant que tel (Smith a régulièrement publié dans le Wonder Stories de Hugo Gernsback), ou de cette « nouvelle » forme de fantasy américaine dont Smith serait finalement l’un des pionniers, à l’égal de son correspondant Robert E. Howard, à moins d’englober tout cela et d’autres choses encore (le fantastique et l’horreur au premier chef) sous l’étiquette plus souple de « weird ».
En fait, il faut associer ici deux tendances complémentaires, mais peut-être pas parfaitement équivalentes : le goût de l’évasion, et le mépris du « réalisme » dans sa forme la plus vulgaire – et, ici, Smith rejoint largement Lovecraft. Pour le Barde d’Auburn, la fantasy constitue une « libération bienvenue et salutaire de la tyrannie oppressante de l’anthropocentrisme » ; en effet, à l’instar du gentleman de Providence, Klarkash-Ton est bien au contraire persuadé de ce que l’homme n’a pas de place significative dans l’univers. Mais cela va au-delà :
To me, the best, if not the only function of imaginative writing, is to lead the human imagination outward, to take it into the vast external cosmos, and away from all that introversion and introspection, that morbidly exaggerated prying into one's own vitals—and the vitals of others—which Robinson Jeffers has so aptly symbolized as "incest." What we need is less "human interest," in the narrow sense of the term—not more. Physiological—and even psychological analysis—can be largely left to the writers of scientific monographs on such themes. Fiction, as I see it, is not the place for that sort of grubbing.
Une position assez radicale, donc.
Mais, sur un mode plus pondéré, Smith traitant de la fantasy ici ou là, probablement surtout dans sa correspondance, peut faire penser à ce que son contemporain J.R.R. Tolkien exprimerait bientôt devant de doctes savants oxoniens dans sa fameuse apologie des « contes de fées », figurant dans le recueil Faërie et autres textes. Du moins se reconnaissent-ils essentiellement, vocabulaire spécifique ou pas, dans les fonctions qu’ils attribuent au genre fantasy – mais sans doute à une exception près, notable : l’eucatastrophe, si essentielle à la conception tolkiénienne de la féerie, ne signifie sans doute pas grand-chose pour Smith – même si, ai-je envie de préciser, ce concept-clef chez le philologue catholique va bien plus loin que le seul « happy end » ; or la préface de Scott Connors est quelque peu ambiguë à cet égard, notamment en appuyant sur les chutes « négatives » récurrentes chez le Barde d’Auburn (ce qui n’exclut pas des « bonnes fins » de temps à autre)… Même s’il est sans doute pertinent de relever que, dans la fantasy de Smith, les « mauvaises fins » sont régulièrement choisies par les protagonistes, de préférence à une « bonne fin » qui ne leur était en rien inaccessible.
UN STYLE ADAPTÉ
Quoi qu’il en soit, cette fantasy implique un style adapté, et Clark Ashton Smith le dérive de son expérience de poète – plus particulièrement de poète en prose ; au point où l’on a pu dire, comme Donald Sidney-Fryer dans The Sorcerer Departs, que nombre de ces nouvelles de fantasy pourraient tout aussi bien être envisagées comme autant de poèmes en prose, ou du moins de poèmes en prose « développés ». Il est vrai que, dans ce volume, même en faisant la part de la narration, certaines nouvelles de Zothique, par exemple, pourraient coller – ainsi, disons, « L’Empire des Nécromants », qui ouvre le cycle, ou peut-être davantage encore « Le Sombre Eidolon » ou « Xeethra ».
En fait, à cet égard, l’approche de Clark Ashton Smith a quelque chose de savamment délibéré. Voici ce qu’il pouvait en dire :
My own conscious ideal has been to delude the reader into accepting an impossibility, or series of impossibilities, by means of a sort of verbal black magic, in the achievement of which I make use of prose-rhythm, metaphor, simile, tone-color, counter-point, and other stylistic resources, like a sort of incantation.
D’où cette langue à la fois chatoyante et peu ou prou « extraterrestre » (une chose qui ne pouvait que séduire un Lovecraft, j’imagine). Sans doute peut-on au moins pour partie la dériver, au-delà des modèles poétiques de l’auteur (et plus particulièrement en termes de poésie en prose), Poe et Baudelaire, de choses bien plus anciennes – en fait, la fascination enfantine pour les contes, et notamment ceux des Mille et Une Nuits, ressurgit ici, complétée au registre de l’orientalisme par Vathek : au fond, ces influences primordiales n’ont jamais lâché l’auteur. Mais cette langue largement incantatoire emprunte sans doute dans une égale mesure à d’autres sources, dont peut-être cette Bible du Roi Jacques qui, vingt ou trente ans plus tôt, avait fourni le substrat stylistique des contes oniriques de Lord Dunsany (S.T. Joshi, dans sa postface, fait explicitement le rapprochement entre les deux auteurs – et c’est encore une autre manière de lier Smith à Lovecraft).
Mais le « style » doit probablement être entendu au sens large – ce qui dépasse le seul registre de la langue, aussi baroque et chatoyante soit-elle, lequel pourtant suffit probablement à placer Smith au-dessus des deux autres « mousquetaires » de Weird Tales (avec toute la passion que m’inspire Lovecraft, je n’ai aucun doute quant à la supériorité formelle de Smith, écrasante). Le Barde d'Auburn ne fait pas qu’aligner des mots, même colorés, il sait aussi parfaitement raconter des histoires, avec toute la compétence d’un conteur madré, conscient et maître de ses effets, et sachant en outre véhiculer le récit via des personnages autrement complexes, là encore, que ceux souvent « fonctionnels » d’un Lovecraft ou d’un Howard – une remarque avancée notamment par E. Hoffmann Price, confrère en pulps qui a eu l’insigne privilège d’être le seul homme à avoir rencontré successivement les trois maîtres de Weird Tales.
Même avec ce que la publication des cycles de Zothique et Averoigne en intégralité peut comporter de faiblesses et de redites, le tableau final est néanmoins celui d’un auteur puissant et habile avec les mots comme avec les thèmes – un auteur parfois joueur sur ces deux plans, aussi.
ÉROS ET THANATOS
Mais ces thèmes, donc : quels sont-ils ? Multiples, sans doute – d’abord et avant tout : une œuvre de pareille ampleur ne saurait probablement être résumée à deux ou trois formules, même si l’analyse impose plus ou moins de procéder ainsi…
Chaque cycle a ses propres préoccupations : Zothique, ainsi, est une ode à la décadence, où l’idée de « fin » est omniprésente, et bannissant comme futiles toutes les prétentions à la civilisation, au progrès et aux œuvres de la raison. Cette décadence, en dehors du seul chatoiement paradoxalement coloré d’un univers en fin de vie, s’exprime aussi dans un regard ambigu sur le passé, très concrètement incarné dans la pratique perverse et pourtant presque commune de la nécromancie. La sexualité a son mot à dire, à tous les niveaux, en tant que figure marquée de la décadence.
Averoigne, moins fantasque, est un terrain propice à la mise en scène d’une pseudo-rationalité d’ordre essentiellement religieux, luttant vainement contre les connotations les plus sombres (et en même temps parfois très prosaïques) d’une sorcellerie dont les abbés, etc., souhaiteraient qu’elle ne soit plus qu’un mauvais souvenir, et fort lointain – à moins bien sûr qu’ils ne soient eux-mêmes corrompus à cet égard, tel saint Azédarac, ou que leur pureté, très fâcheusement, ne leur offre pas le moins du monde les clefs pour l’emporter dans cette lutte eschatologique, ne leur laissant pour seul recours... que de faire appel à une autre sorcellerie. D’autant que le « mal » contre lequel nos saints hommes se dressent avec plus ou moins d’assurance, sinon de conviction outragée, relève souvent d’une sexualité qu’ils ne sauraient percevoir autrement que comme une menace à réprimer – un autre combat futile…
Globalement, l’amour et la mort, l’inévitable duo des instincts, sont cependant presque toujours de la partie. La fantasy de Smith, dans ces deux cycles en tout cas, a un caractère morbide marqué, auquel je ne connais guère d’équivalents ; bien sûr, le rôle essentiel de la nécromancie, surtout dans Zothique, en est un témoignage éloquent, sur lequel il me faudra revenir en temps utile. Mais, même sans recourir à ce procédé, la mort, qui est aussi la fin, la destruction parfois, l’oubli autrement, est toujours là – tapie non loin.
Or la mort entretient souvent des relations complexes avec l’amour – lequel peut être envisagé à la « romantique », voire « platonique », ou tourner bien plus concrètement à la mise en scène d’une sexualité franche et même outrée, porteuse à l’occasion de restrictions morales ou au contraire farouchement libérée sinon proprement libératrice. En fait, les deux univers de Zothique et Averoigne jouent de cette thématique de manière paradoxale : la décadence du dernier continent implique son lot de scènes d’orgie ou peu s’en faut, mais, hypocrisie ou pas, elle s’accompagne souvent de « critiques » d’ordre moral, dans des récits empruntant parfois des allures de fables ; Averoigne, au contraire, met en scène un monde « médiéval » où la sexualité est strictement réprimée par l’Église omniprésente, mais elle n’en apparaît que plus libératrice hors du mesquin contrôle des institutions.
Dans les deux cas, le ton peut se montrer moqueur, ou plus généralement provocateur. Plusieurs de ces nouvelles s’illustrent par un contenu érotique assez marqué, à un point parfois surprenant – et qui a pu choquer un Farsnworth Wright, retournant furieux quelques textes à Smith au prétexte qu’il s’agissait d’une « pure histoire de sexe », ou que « le satyriasis [n’était] pas dans la ligne éditoriale de Weird Tales » (magazine qu’on aurait pu supposer moins frileux, à regarder simplement ses couvertures, notamment celles de Margaret Brundage, mais c’est sans doute un biais guère significatif) ; il faut dire que la conception du « spicy », chez Smith, pouvait passer par des séquences fort étranges – pensez à « La Mère des crapauds » étouffant le pauvre « héros » sous ses énormes mamelles ; ce en quoi la nouvelle faisait d’ailleurs écho à la très narquoise « Vénus exhumée », immédiatement antérieure dans le cycle d’Averoigne, où l’auteur raillait méchamment les pulsions charnelles plus ou moins vertement réprimées des hommes d’Église…
Mais ce jeu ambigu de l’amour et de la mort imprègne bien davantage de nouvelles d’un ton moins léger, dérivant son traitement des deux notions, davantage associées qu’opposées, des canons d’une école décadente portée sur le scandale et l’ironie. L’orientalisme de Zothique y a d’ailleurs sa part. Quoi qu’il en soit, des « triangles amoureux » les plus chastes (dit-on) aux quasi-orgies frontalement lascives et perverses, les jeux pas si contraires d’Éros et Thanatos ne sont pas pour rien dans la réussite des contes, au plan de l’ambiance comme du fond.
LE FRÈRE DU LEVANT
Par ailleurs, lecteur de Lovecraft, j’ai été tout naturellement incité à guetter dans les nouvelles de ce beau volume des allusions « lovecraftiennes » : Clark Ashton Smith avait après tout participé à l’élaboration du « canular » cthulhien, et les deux auteurs s’appréciaient énormément, et s’empruntaient régulièrement.
En fait, les références lovecraftiennes « explicites » sont très rares : en dehors de « Iog-Sotôt » mentionné dans « Saint Azédarac » (dans le cycle d’Averoigne), on ne trouve pas grand-chose. Sans doute faut-il chercher de telles allusions dans un registre davantage implicite – mais sans aller jusqu’au principe même d’une « horreur cosmique », trop vague en tant que tel, même si Zothique en serait probablement une très parlante illustration (pas Averoigne) ; mais, plus concrètement, dans « Le Sombre Eidolon », Smith évoque par exemple le retour en Zothique des « anciens dieux » de la Lémurie, de Mu et d’Hyperborée...
C’est ici qu’intervient une sorte de biais – car Smith fait assez régulièrement usage d’un lexique connu des amateurs de Lovecraft ; seulement, il ne s’agit pas de références « lovecraftiennes » à proprement parler, mais de références « internes » à l’œuvre smithienne ! Plusieurs nouvelles évoquent ainsi le vieux mage d’Hyperborée Eibon, son fameux Livre, ou encore son anneau. Eibon est à maints égards l’Abdul Alhazred de Clark Ashton Smith, et le Livre d’Eibon son Necronomicon. Lovecraft et les autres lovecraftiens en ont souvent fait mention (avec éventuellement des adaptions – le Livre d’Eibon traduit en latin devient le Liber Ivonis, etc.), mais tout cela est propre à Smith, à la base. Il en va de même pour son plus fameux « Grand Ancien », Tsathoggua, qui apparaît de temps à autre ici, éventuellement sous d’autres graphies : dans « Saint Azédarac » encore une fois, on trouve ainsi « Sodagui », et dans un synopsis « Sadoqua ». Reste que ces références internes renvoient avant tout au cycle d’Hyperborée, et je suppose que sa lecture, dans le deuxième tome de cette « intégrale », sera autrement éclairante à ce propos.
Car, dans ce premier tome, ce n’est probablement pas si significatif que cela. Averoigne dépeint un monde fondamentalement chrétien, catholique plus précisément, même avec des réminiscences païennes, et saint Azédarac est comme une exception à ce niveau (en notant toutefois que, selon S.T. Joshi, Clark Ashton Smith avait songé à faire de l’abbé-sorcier un personnage récurrent) – d’autres sorciers révèrent peut-être ces même dieux oubliés, sans l’exprimer, on a quelques indices à ce sujet, mais, aux yeux de tous, ils sont avant tout des adorateurs du Diable, et un Diable très chrétien ; c’est probablement tout ce qui compte.
Quant à Zothique, à la fin des temps, c’est un monde qui, même dans la crainte éventuelle du retour de ces « dieux anciens » scellant le sort d’une humanité de toute façon à bout, redoute bien davantage le prince des démons Thasaïdon, souvent méphistophélique, plutôt qu’un Tsathoggua impossible à se figurer – les deux noms sont peut-être liés, mais les implications tout autres, et c’est ce qui compte, là encore.
Par ailleurs, les monstres et autres créatures surnaturelles que nous croisons dans ce premier volume sont relativement « classiques » pour l’essentiel : des hordes de morts-vivants dans Zothique, et des variations sur le vampire, le loup-garou, la sorcière, etc., dans Averoigne. On compte tout de même quelques exceptions : dans Zothique, « Le Tisseur dans la tombe » est sans doute une variation sur le vampire, mais suffisamment abstraite et « autre » pour évoquer quelques extraterrestre indicible typique de Lovecraft ; tandis que, dans Averoigne, « La Bête d’Averoigne » emprunte finalement presque autant à « La Couleur tombée du ciel », là encore, qu’à la Bête du Gévaudan – peut-être.
Reste que, « Iog-Sotôt » mis à part, on ne trouve donc pas de références lovecraftiennes ici, seulement des allusions d’ordre interne et personnel, « mythiques/lovecraftiennes par répercussion ». Cependant, il est clair que ces dernières ont eu une postérité non négligeable chez Lovecraft, ses collègues et ses suiveurs – parfois d’ailleurs de manière inattendue : après tout, Lovecraft citait Averoigne dans sa « révision » pour Hazel Heald « Out of the Aeons »...
ZOTHIQUE OU LE DERNIER CONTINENT
Il est bien temps d’aborder les textes de Smith en eux-mêmes. Nous commençons donc avec Zothique, et d’abord quelques généralités – après quoi je dirais quelques mots de chacun des textes composant le cycle.
Une Terre mourante à la géographie indécise
À la différence des trois autres cycles de cette « intégrale », Zothique ne se situe pas dans un lointain passé, mais dans un futur éventuellement plus éloigné encore. Le continent de Zothique, ainsi que Clark Ashton Smith lui-même l’avait indiqué à H.P. Lovecraft, est en fait la « contrepartie », dans le futur, de sa propre Hyperborée. C’est le dernier continent d’une Terre qui n’en a plus pour très longtemps : littéralement, une « Terre mourante », ce qui nous renvoie bien sûr au cycle plus tardif de Jack Vance, mais qui constitue au-delà un genre à part entière, où Smith avait quelques précurseurs (par exemple William Hope Hodgson, qu’il appréciait beaucoup).
Mais, comme chez Vance, ce monde en fin de vie n’a en fait plus aucune attache avec le nôtre : toute idée de progrès est bannie, les ruines de Zothique étant l’illustration éloquente de la vanité de ce concept ; la rationalité scientifique est tout bonnement inconcevable dans pareil cadre, elle a disparu depuis des éternités, et la Terre dans sa phase ultime est devenue, comme chez Vance, Un monde magique.
Le ton, cela dit, est bien différent des bêtises picaresques de Cugel ou de la pompe amusante de Rhialto… Non que l’humour soit totalement absent de Zothique, il y en a même régulièrement, mais le ton global est plutôt à la mélancolie, dans la contemplation dépressive des échos du passé et l’attente de la fin inéluctable.
Enfin, Zothique relève à sa manière de l’horreur cosmique, car, bien que mettant en scène des hommes et des femmes, ainsi que des civilisations, le cycle souligne à chaque instant que tout ceci est éphémère, et d’aucune importance – au point, a-t-on pu dire, de la misanthropie… Mais cela participe du succès du cycle : pour Brian Stableford, ainsi, Zothique était le meilleur univers de Clark Ashton Smith, justement parce qu’il constituait l’antithèse d’Averoigne, cycle bien plus « humain » et même « terre à terre ». C’est sans doute à débattre, dans l’absolu, mais, au sortir de ce premier tome, je rejoins volontiers cet avis : cela ne signifie pas qu’Averoigne soit mauvais, bien plutôt que Zothique est incroyablement brillant...
Dans la même lettre citée plus haut, Smith expliquait à Lovecraft que le continent de Zothique se trouvait (ou se trouverait) au milieu de l’Atlantique Sud. Mais les indications géographiques manquent pour vraiment appréhender ce que représente cet ultime refuge de l’humanité… Smith lui-même n’en a jamais dressé de carte, mais plusieurs s’y sont essayé après lui ; toutefois, à ce qu’il semblerait, aucune de ces cartes n’est totalement convaincante, on y trouve toujours des contradictions par rapport au texte – il est vrai que Smith n’était peut-être pas un acharné de la cohérence lui-même… Cela vaut, bien sûr, pour la carte qui nous est fournie dans cette belle édition, sous forme de poster (très joli) ainsi que dans la couverture intérieure de ce premier volume (où elle est hélas presque illisible en raison d’un choix de police plutôt fâcheux).
Qu’importe la précision en l’espèce. Deux choses sont davantage importantes : d’une part, le flou temporel du cycle, au-delà de son caractère ultime : il pourrait aussi bien se répartir sur des milliers d’années (ce qui n’est pas forcément un paradoxe, même dans le cadre d’une « Terre mourante »). D’autre part, sa dimension exotique sur un mode orientalisant qui doit beaucoup aux Mille et Une Nuits, à Vathek et à Dunsany, donc, avec de splendides villes des plus baroques (mais pas moins destinées à finir en ruines dont personne ne se souviendra) ainsi que de nombreux déserts… abritant d’autant plus de tombes infestées de momies.
Nécromancie !
Car Zothique est enfin l’occasion, pour moi, de trouver en littérature une figure notamment rôlistique que j’apprécie tout particulièrement : celle du nécromancien !
Je m’explique : même si bien au-delà de la seule pratique divinatoire que l’étymologie semble indiquer, la nécromancie et les nécromanciens de la littérature de fantasy, pour ce que j’en avais lu jusqu’alors, incluant les plus grands auteurs (Tolkien au premier chef), ne correspondait jamais vraiment à l’image du nécromancien à laquelle les jeux de rôle m’avaient habitué, sur table (Warhammer, Donjons & Dragons notamment dans l’optique de Ravenloft, etc.) ou informatiques (Heroes of Might and Magic, éventuellement The Elder Scrolls, etc.). Hors romans sous licence, qui ne comptent donc pas vraiment, j’avais l’impression de ne trouver nulle part en littérature d’équivalent ou même, supposais-je, de source, correspondant à ce modèle du méchant sorcier un peu pâlichon et foncièrement mégalomane qui, d’un claquement de doigts, fait jaillir des cimetières des régiments entiers de squelettes pour asservir la civilisation, ou autrement la détruire par jalousie.
Quand Tolkien parle du « Nécromancien de Dol Guldur », non, ce n’est pas tout à fait ça… Quand Moorcock qualifie son pénible Elric de « Nécromancien », ce n’est pas du tout ça. En sword and sorcery, quelques choses pouvaient vaguement s’en rapprocher, y compris chez Howard d’ailleurs – dont les sorciers systématiquement mégalomanes et corrompus avaient un peu de ça –, mais sans que ce soit jamais tout à fait ça non plus (à la limite, le Kane de Karl Edward Wagner pourrait davantage coller). Mais d’où venaient donc ces nécromanciens qui m’ont toujours fasciné dans les jeux de rôle, les wargames, etc ?
Eh bien, peut-être de chez Clark Ashton Smith, et plus particulièrement Zothique ! La nécromancie est un thème essentiel de cet univers, qui survit littéralement sur les montagnes de cadavres des ères qui l’ont précédé : d’une manière ou d’une autre, cette pratique magique dévoyée et perverse, qui corrompt le présent au nom d’un passé déjà corrompu, figure dans chaque récit de Zothique ou peu s’en faut.
Mais certains vont bien plus loin, et de manière explicite – par exemple « Les Nécromants de Naat », où l’île occidentale de Naat, non loin du bord du monde, constitue un royaume des morts isolé, sous la coupe d’une famille de sorciers morbides. Mais c’est en fait la première nouvelle de Zothique qui est ici particulièrement éloquente : « L’Empire des nécromants » ; dans ce texte en effet, deux nécromanciens forcément mégalomanes ne se contentent certes pas de vivre dans leur utopie macabre, à cet égardguère différente de celle de Naat, avec des milliers de morts qui seraient autant de domestiques, mais poussent la volonté de puissance jusqu’au désir de conquête, lâchant leurs immenses et peu coûteux régiments de squelettes à l’assaut de la civilisation !
Mais d’autres nouvelles ne sont pas si éloignées que cela de cette figure canonique : « Le Sombre Eidolon » ou « Xeethra », d’une certaine manière… Tandis que d’autres récits usent de la thématique morbide d’une manière sans doute différente, cependant liée – comme « Le Dieu nécrophage ».
Et ça m’a beaucoup plu, tout ça. La nécromancie, c’est le bien. Y a pas mieux.
D’ailleurs, je suis un Social Justice Necromancer de niveau 47, alors...
L’archétype de la décadence
Ceci, c’était sans doute une marotte toute personnelle. Mais s’il est une idée qui traverse le cycle, de manière bien plus significative, c’est sans doute celle de décadence.
Une notion polysémique ? Ici, je crois qu’il faut prendre en compte deux dimensions de la décadence.
La première est historique, et éventuellement prosaïque. Rise and Fall… mais ici on s’en tient à « Fall ». Zothique se situant tout au bout de la vaine course de la civilisation, c’est un univers qui ne cesse de proclamer son statut « inférieur », au travers d’une contemplation obnubilée et névrotique du passé qui n’est plus, s’il a jamais été, et qui demeure de toute façon incompréhensible. Les ruines sont plus nombreuses que les vraies villes, et tout le monde sait que ces dernières ne dureront pas – à la différence près qu’elles ne seront jamais remplacées, cette fois. Cette notion historique de la décadence, Clark Ashton Smith la revendiquait – il disait même s’en régaler, et y trouver une forme d’exutoire à ce qu’il présentait comme une « haine de la modernité ». Au point, en fait, où, à choisir un allié parmi les deux autres « mousquetaires » de Weird Tales, Smith aurait appelé Howard à l’aide, et non Lovecraft : il le dit dans une lettre à Robert H. Barlow, avançant même qu’il aurait adoré se réunir avec le créateur de Conan pour conspuer la civilisation avec lui… et contre le gentleman de Providence, le cas échéant – il disait par ailleurs se sentir bien plus « étranger » et « anachronique » encore que ce dernier.
Mais la deuxième dimension de la décadence à mentionner ici est artistique – notamment littéraire, mais pas uniquement. Smith raffolait des auteurs dits « décadents » ou « décadentistes » français, également dits « fin-de-siècle » (le XIXe en l’espèce), mouvement qu’il faisait cependant partir de Baudelaire, ou éventuellement du Flaubert de La Tentation de saint Antoine, mais dont le livre emblème serait probablement À rebours, de Joris-Karl Huysmans. Un mouvement essentiellement français – il ne serait anglais qu’ultérieurement (je suppose qu’aux États-Unis, le Chambers du Roi en Jaune pourrait s’inscrire dans cette filiation – mais notamment au travers de nouvelles « françaises »), même s’il avait à n’en pas douter des précurseurs outre-Manche ou outre-Atlantique, Poe comme de bien entendu, mais sans doute aussi les auteurs gothiques de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe (et on retrouve ici Vathek ; en France, à sa manière excessive, Sade me paraît pouvoir être associé à cette notion originelle du « roman noir »).
Le mouvement décadent, dans cette continuité éventuelle, passait peut-être avant tout par la mise en avant de thèmes ô combien scabreux, et Zothique a à cet égard quelque chose d’un Bingo du décadentisme : l’ennui, la perversion sexuelle, les femmes fatales, la sorcellerie, la lascivité, le sadisme, l’hédonisme qui pousse jusqu’à l’horreur… Tout ceci, bien sûr, dans le contexte global d’une décadence au sens historique, renforçant l’outrance des thèmes. Mais il s’agit aussi d’y mettre de la couleur – via un style exubérant, chatoyant, celui des Mille et Une Nuits, mais aussi du Saint Antoine de Flaubert, celui du Pegāna de Dunsany, etc. Exactement les envies de Smith...
Et ça lui a réussi ! Or c’est là une approche souvent périlleuse… Le genre est par essence sur la corde raide entre le sublime et le ridicule, entre le bon grotesque et le mauvais grotesque (non, ceci n’est pas un sketch des Inconnus). Nombre d’auteurs s’y sont cassés les dents – et, aurais-je envie de dire, Lovecraft parmi eux, qui a eu une brève période « décadente », globalement guère convaincante, même s’il y infusait le cas échéant un humour presque salvateur (« Le Molosse », « L’Indicible »…) ; je suppose que « Je suis d’ailleurs » pourrait constituer une exception, ici – sur un mode autrement sérieux, et d’autant plus périlleux. Mais Clark Ashton Smith s’est semble-t-il régalé à composer les récits de Zothique – et le lecteur de s’en régaler à son tour !
Les textes
Zothique est le plus vaste cycle de Clark Ashton Smith. Il est composé de seize nouvelles, un poème, une pièce de théâtre en un acte, et, pour les plus acharnés, quatre fragments et synopsis (en fait parfois tellement restreints que cette qualification a quelque chose d’un peu absurde). Sauf erreur, les nouvelles sont présentées dans l’ordre de composition, mais précédées par le poème (en fait le texte le plus tardif) et suivies par la pièce et les fragments. Quelques mots à propos de tout ceci…
Attention, à l’occasion, je vais livrer quelques SPOILERS.
Zothique (« Zothique », 1951)
Le cycle s’ouvre sur un poème sobrement intitulé « Zothique », mais, ne pas s’y tromper, c’est donc le texte le plus tardif de l’ensemble, puisqu’il date de 1951, soit quinze à vingt ans après la composition de la plupart des nouvelles de Zothique. Plus loin, et dans les mêmes conditions, nous trouverons un poème du nom d’ « Averoigne », là encore daté de 1951. Je suppose donc que les deux ont été écrits afin d’introduire les cycles lors de leur compilation.
Le poème, très bonne idée, est donné en bilingue. Il offre un aperçu bienvenu de la puissance d’évocation du Barde d’Auburn, dans un style porté sur la scansion, mais aussi, supposé-je, de la qualité de la traduction de Julien Bétan, de bon augure pour la suite. En tant que tel, il constitue une introduction idéale.
L’Empire des nécromants (« The Empire of the Necromancers », Weird Tales, septembre 1932)
« L’Empire des nécromants », régulièrement cité comme faisant partie des meilleurs récits de Clark Ashton Smith, inaugure le cycle de Zothique en fanfare, en en disposant un certain nombre de thèmes essentiels, dont, bien sûr, celui de la nécromancie : comme dit plus haut, ce texte extrêmement macabre constitue la plus forte représentation littéraire du nécromancien suscitant ses hordes de squelettes pour anéantir la civilisation que j’aie jamais lue hors jeux de rôle.
Au-delà, l’emphase du texte est d’un bel à-propos, qui parvient à concilier cette approche morbide avec le chatoiement d’une plume colorée autant que puissante, pour un résultat qui séduit d’emblée et ne cesse de convaincre encore davantage par la suite, jusque dans ses ultimes traits de fable où, même de manière tordue, la « morale » semble enfin l’emporter… au moins temporairement. Car ce texte a une dimension « cosmique » tout à fait appréciable.
L’Île des tortionnaires (« The Isle of the Torturers », Weird Tales, mars 1933)
« L’Île des tortionnaires », ensuite, s’inscrit sans doute dans la continuité du récit précédent, formellement du moins, mais raconte pourtant une tout autre histoire – et si l’on tient à tout prix à juger la conclusion « morale », c’est au prix de circonvolutions tortueuses et d’une cruelle ironie…
Le récit s’ouvre sur une épidémie foudroyante, qui anéantit tout un royaume en quelques heures à peine. Le roi seul ou presque parvient à y échapper, grâce à l’intervention de son vieux et fidèle compagnon sorcier (on trouve plusieurs figures « positives » de sorciers dans Zothique, et, étrangement ou pas, dans Averoigne également : les guillemets s’imposent peut-être par précaution, mais disons du moins que les sorciers smithiens ne sont pas aussi unilatéralement mauvais et corrompus que ceux de Robert E. Howard). Le roi tente de fuir la ville décimée en compagnie des trois de ses esclaves à avoir survécu… mais leur bateau dérive bien trop à l’est, sur une île maudite dont les habitants sont notoirement des tortionnaires ! Et ils usent de mille stratagèmes pour susciter des naufrages et exercer leurs talents sordides sur les survivants…
Seule une femme semble se montrer bonne pour le roi malmené – mais le lecteur sait très bien ce qu’il en est. Sans doute sait-il aussi comment la nouvelle va s’achever, dans la plus cinglante ironie donc, mais peu importe : ça fonctionne très bien ! Le récit s’avère délicieusement sadien, et aussi outrancier dans le fond qu’élégant dans la forme. Une vraie réussite là encore.
Le Dieu nécrophage (« The Charnel God », Weird Tales, mars 1934)
« Le Dieu nécrophage » est peut-être une nouvelle un peu plus convenue que les deux précédentes, notamment en ce qu’elle fait figurer un personnage que l’on peut juger « héroïque », jusqu’à un « happy end ». Mais son ambiance joliment macabre la préserve de la banalité – c’est peu dire.
Notre héros, puisqu’il y en a un, est un homme de passage dans la ville de Zul-Bha-Sair, qui voit sa compagne inanimée être emmenée au temple du dieu-goule Mordiggian (qui a plus ou moins intégré le « Mythe de Cthulhu », notamment sauf erreur dans les déclinaisons rôlistiques des Contrées du Rêve), car telle est la loi. Mais le voyageur sait que sa compagne n’est en fait pas morte, seulement la victime d’une affliction qui la plonge temporairement dans une catatonie à la semblance de la mort… Il décide donc – héroïque, vous dis-je ! – de pénétrer dans le temple interdit et de braver le dieu et ses prêtres… qui pourraient bien être des goules également.
Mais, sur place, il fait la rencontre d’autres « visiteurs » du temple : un nécromancien et ses deux assistants, qui entendent voler le cadavre d’une princesse, au mépris du vieil accord conclu entre le sorcier et les prêtres… L’intervention de ces derniers, mais aussi du dieu nécrophage en personne, permettra enfin de faire le tri des vivants et des morts, ainsi que des coupables et des innocents.
L’ambiance est pour beaucoup dans la réussite de ce conte très efficace, et cette ambiance doit énormément à la très belle plume de Clark Ashton Smith
Le Sombre Eidolon (« The Dark Eidolon », Weird Tales, janvier 1935)
« Le Sombre Eidolon » est à nouveau un récit jugé comme faisant partie des meilleurs de l’auteur. Le résumer ne ferait guère de sens : l’histoire est somme toute très simple, qui narre un affrontement démesuré entre un roi odieusement corrompu et un sorcier parti de rien et violemment rancunier. L’intérêt est ailleurs, dans la dimension ample et même spectaculaire du récit, notamment dans les cauchemars hallucinés et les illusions proprement surréalistes que suscite le nécromancien.
En fait, Clark Ashton Smith lui-même qualifiait cette nouvelle de « cinématographique », et à bon droit, car elle relève d’une certaine manière de l’imagier macabre et non moins baroque ; à en croire Donald Sidney-Fryer, dans The Sorcerer Departs, il y avait d’ailleurs eu, à l’époque, un projet d’adaptation ! Hein ? Sérieux ?! J'ai du mal à le croire... Mais il se félicite de ce qu’il n’ait pas abouti – le risque était trop grand de ne pas se montrer à la hauteur de la nouvelle, totalement démesurée…
On notera enfin, ainsi que S.T. Joshi en fait la remarque dans sa postface, que la nouvelle évoque le retour des « anciens dieux » de l’Hyperborée, de Mu et de Poséidonis (soit l’ultime écho de l’Atlantide chez Smith), ce qui contribue à la fois à développer comme un « hypercycle » smithien, associant divers univers dans une même logique globale, et à rapprocher, dans ses thématiques, la nouvelle, sinon l’univers, de la manière lovecraftienne. Toutefois, comme dit plus haut, ces « anciens dieux » ne sont pas forcément très cthulhiens, et, s’il en est un qui tire son épingle du jeu, c’est sans doute le méphistophélique Thasaïdon, auquel on fera souvent référence (voire plus…) dans les nouvelles ultérieures du cycle.
Le Voyage du roi Euvoran (« The Voyage of King Euvoran », 1933 ? Également publié dans Weird Tales en septembre 1947, sous une forme abrégée titrée « The Quest for the Gazolba »)
« Le Voyage du roi Euvoran » est une nouvelle à part dans le cycle de Zothique, et dont l’appartenance ou pas au dit cycle est en fait, au choix, problématique ou éloquente ; sa complexe histoire éditoriale est d’ailleurs rapportée en note de bas de page, exceptionnellement (il n’y en a guère d’autres exemples dans l’ensemble du volume, si ce n’est pour préciser telle ou telle référence à l’occasion). Si l’on en croit S.T. Joshi, ce texte aurait d’abord été envisagé dans le contexte de l’Hyperborée ; ensuite, Smith aurait finalement décidé de l’intégrer à Zothique, en usant d’un lexique approprié (pour l’ambiance, ça n’a vraiment pas grand-chose à voir, pourtant). Mais ce texte a été refusé par Farsnworth Wright, et sa publication dans Weird Tales n’aurait lieu que bien plus tard, dans une forme abrégée et, par ailleurs, expurgée de toute référence à Zothique, sous le titre « The Quest for the Gazolba »… Mais c’est bien le texte complet, intégré tant bien que mal dans Zothique, que nous pouvons lire ici – le texte tel qu’il avait été souhaité par Clark Ashton Smith.
Mais, même ainsi, ce récit détonne franchement dans le cycle… de par son caractère assez clairement parodique. Son « héros », le roi Euvoran donc, est d’ailleurs un personnage franchement stupide, ridicule et haïssable… D’autres despotes de Zothique pourraient sans doute prétendre à ces trois qualificatifs, mais leur conjonction dans un même récit d’une plume davantage badine que d’habitude (dont nous aurons encore quelques exemples par la suite, cela dit) tire le récit vers la farce.
Ledit roi devient peut-être le plus grand explorateur de son temps, mais pour le plus futile des motifs : remettre la main sur l’oiseau rare qui ornait sa couronne avant qu’un nécromancien hostile ne lui redonne vie… Euvoran et ses hommes se lancent donc dans une exploration systématique des îles situées à l’est du continent de Zothique, longue quête qui leur fait affronter bien des dangers, dont la découverte d’une civilisation d’oiseaux n’est pas le moindre – car lesdits oiseaux gardent les hommes en cage et pratiquent la taxidermie sur leurs cadavres, comme de juste… Ce qui ne marquera pourtant pas la fin des aventures du roi Euvoran, dont l’édification tardive nécessitera encore quelques déboires.
S.T. Joshi trouve la morale de ce texte « amère », mais l’ensemble m’a paru avant tout amusant, en dépit d’une fin qui m’a laissé un peu froid. La farce fonctionne, sur la majeure partie de la nouvelle, notamment parce que la plume (de gazolba) de Smith fait des miracles, en se montrant riche à l’excès, et pourtant toujours à propos.
Le Tisseur dans la tombe (« The Weaver in the Vault », Weird Tales, janvier 1934)
Le niveau baisse un peu, ai-je le sentiment, avec « Le Tisseur dans la tombe », nouvelle qui ne manque cependant pas d’atouts, et dont l’ambiance est toujours aussi réussie, mais qui me fait un peu l’effet d’être un de ces récits de Zothique dans lesquels l’auteur succombe vaguement à la formule : on nous décrit quelques bonshommes qui, pour une (mauvaise) raison ou une autre, doivent pénétrer dans une tombe que l’on aurait mieux fait d’oublier, lesdits bonshommes discutent des légendes qui s’y rapportent, ils s’y rendent néanmoins, et y font forcément une sale rencontre, pire encore que ce à quoi ils s’attendaient eu égard aux racontars, et ça se passe mal pour eux…
Il y a pourtant une relative originalité qui évite à la nouvelle de trop sombrer dans la médiocrité, à savoir son recyclage sous une forme « abstraite » du principe vampirique : pour S.T. Joshi, le « Tisseur » est la plus étrange créature de tout Zothique (c’est possible, même si les hybrides entre plantes et organes humains dans « Le Jardin d’Adompha » s’en tirent tout de même plus qu’honorablement) ; c’est aussi, sans surprise ? celle qui évoque le plus Lovecraft – et par exemple « La Couleur tombée du ciel ».
D’où de belles images, et quelques moments forts ; mais, à mon sens, rien de vraiment impérissable – si j’ose dire.
Le Fruit de la tombe (« The Tomb-Spawn », Weird Tales, mai 1934)
On retrouve hélas aussitôt cette même impression de formule dans la nouvelle suivante, « Le Fruit de la tombe », qui, pour le coup, sonne d’autant plus comme une redite.
En fait de vieilles légendes, les voyageurs discutent plutôt ici d’une prophétie – ce qui ne change pas forcément grand-chose à la suite. La véritable originalité, encore que très relative, du « Fruit de la tombe », c’est l’affrontement contre des créatures sauvages, « en extérieur », et dans le désert, qui précède l’excursion dans la tombe ; jusqu’ici, cela fonctionnait assez bien, mais la formule devient trop voyante ensuite pour véritablement convaincre.
Les Charmes d’Ulua (« The Witchcraft of Ulua », Weird Tales, février 1934)
On revient à quelque chose de plus enthousiasmant, et en tout cas plus personnel, avec « Les Charmes d’Ulua », nouvelle qui délaisse la formule pulp pour revenir à l’essence même du « décadentisme » de Zothique, et avec une dimension érotique très marquée, qui aura de nouveau l’occasion de se signaler par la suite. Farsnworth Wright en avait d’ailleurs rejeté la première version, au motif qu’il s’agissait d’une « pure histoire de sexe », nous apprend S.T. Joshi… Lequel mentionne aussi ce texte comme illustrant la tension entre Éros et Thanatos si fréquente dans les nouvelles de Klarkash-Ton.
Le jeune héros fait tout pour ne pas succomber à la tentation (pour Scott Connors, d’ailleurs, la nouvelle peut globalement être envisagée comme une variation sur La Tentation de saint Antoine de Flaubert) ; cela implique notamment de faire appel à un parent qui est un puissant sorcier, sans être maléfique pour autant, une nouvelle fois.
Mais le récit convainc surtout, s'il convainc, pour son ambiance, et donc, car ces deux dimensions sont toujours liées, pour sa plume très chatoyante mais toujours à propos.
Xeethra (« Xeethra », Weird Tales, décembre 1934)
Cependant, avec « Xeethra », le niveau regrimpe sacrément, jusqu’à atteindre de nouveaux sommets – la critique est unanime. Et je m’y associe sans peine : c’est une des meilleures nouvelles de Zothique, et plus largement de ce premier tome de « l’intégrale » ; je ne serais pas surpris qu’il soit un des meilleurs récits de Clark Ashton Smith de manière générale.
Xeethra est un berger orphelin, sans cesse brimé par l’oncle qui est supposé l’élever, mais qui l’exploite plus qu’autre chose. Le jeune berger s’égare dans une vallée perdue, où il croque un fruit de la teneur de celui du Jardin d’Éden – ce qui lui vaut d’être maudit par un dieu, comme de juste, en l’espèce ce Thasaïdon que nous avons déjà croisé et que nous recroiserons…
Dès lors, le berger est submergé par les souvenirs d’une autre personne, un certain Améro, qui fut le roi d’une lointaine contrée il y a plus de mille ans de cela (bon moyen, au passager, de témoigner de l’ampleur temporelle des récits de Zothique, fin du monde ou pas). Xeethra, ou peut-être Améro, n’a dès lors plus le choix : il lui faut regagner son royaume de Calyz, et sa capitale de Shathair. Un long périple, sous les quolibets des paysans qui prennent tous le jeune homme pour un fou – ce qu’il est bel et bien d’une certaine manière… Mais quand Xeethra/Améro gagne enfin les rues de Shathair, c’est pour découvrir qu’elles ne sont plus que des ruines depuis fort longtemps – un environnement bien triste, où ne vivent plus que des lépreux exilés du monde…
Mais Thasaïdon, plus méphistophélique que jamais, extorque alors au pauvre fou un pacte assurément faustien : il exauce les vœux de sa victime, qui obtient la résurrection de la ville et du royaume – une entreprise finalement nécromantique, à sa manière… S’ensuivent des années de bonheur et de prospérité, jusqu’à ce que des maux infinis se mettent à accabler le royaume tiré de l’oubli, sur un mode proprement apocalyptique – tandis qu’Améro, qui n’y songeait plus depuis fort longtemps, succombe à des rêves étranges, dans lesquels il n’est certes pas roi, mais rien de plus qu’un simple berger dans de lointaines montagnes… Son âme, simple ou double, est de toute façon perdue.
C’est un texte absolument superbe – très fin dans le fond comme dans la forme. Sa douce mélancolie, et son personnage central d’une complexité qui ne ressort pas forcément de ce résumé, en font une des plus belles réussites de tout Zothique.
Le Dernier Hiéroglyphe (« The Last Hieroglyph », Weird Tales, avril 1935)
Avec « Le Dernier Hiéroglyphe », on retrouve d’une certaine manière l’exception plus ou moins problématique du « Voyage du roi Euvoran », et pour les mêmes raisons : le ton est assez léger, cocasse, voire parodique.
Nous y suivons en effet un astrologue minable – aux yeux de tous, y compris les siens –, dont l’ultime prophétie, aussi folle soit-elle, s’avère bien plus plausible que d’habitude, quand des hiéroglyphes inconnus se mettent à se promener sur son thème astral. En résulte un voyage éventuellement onirique, en tout cas non désiré, dont l’objet est bien de révéler par la drôlerie que même le plus mauvais des astrologues, parfois, peut voir juste – comme une horloge cassée indiquant deux fois par jour la bonne heure.
C’est amusant, et ça déborde d’idées, mais pas au point d’être véritablement marquant.
Les Nécromants de Naat (« Necromancy in Naat », Weird Tales, juillet 1936)
Avec « Les Nécromants de Naat », on retourne à quelque chose de plus essentiel au cycle, et par ailleurs de tout à fait brillant – car la reprise du thème nécromantique n’exclut pas la surprise, tandis que le traitement de l’horreur s’y montre étonnamment explicite.
Notre héros est un prince en quête de son adorée, disparue. Il prend le bateau pour gagner les côtes lointaines où il suppose qu’elle a dû être emmenée, mais, à l’instar du roi de « L’Île des tortionnaires », il dérive, bien trop à l’ouest cette fois, emporté par des courants traîtres menaçant de précipiter son navire dans le vide cosmique au-delà du bord du monde…
Mais son destin est probablement plus redoutable encore, car il s’échoue en fait sur l’île de Naat : là, il retrouve sa femme, naufragée elle aussi… mais elle est morte – une coquille sans âme au service domestique d’une famille de nécromanciens, dont les innombrables serviteurs sont des cadavres animés !
L’île est sous la coupe d’un nécromancien incroyablement vieux, et son long règne agace ses fils, qui prendraient bien la relève… Aussi engagent-ils notre héros, perdu dans les tréfonds de la dépression, pour exaucer leurs vœux – en résultera un affrontement étonnamment graphique, et d’autant plus terrible.
La nouvelle est forte, oui, qui combine des tableaux éprouvants et crus, d’une violence étonnante, et une ambiance d’ensemble d’une noirceur pesante et même dépressive – notamment dans sa dimension amoureuse contrariée : c’est une des plus singulières nouvelles de Zothique au regard de l’association ambiguë d’Éros et de Thanatos. Une vraie réussite !
L’Abbé noir de Puthuum (« The Black Abbot of Puthuum », Weird Tales, mars 1936)
Les héros de « L’Abbé noir de Puthuum » sont deux guerriers (un archer et un lancier), qui accompagnent un eunuque dans une contrée lointaine : leur roi les a en effet chargés d’y trouver une jeune femme que l’on dit d’une beauté rare, et de la lui ramener. Mais, sur le chemin du retour, les voyageurs succombent à la magie du désert, s’égarent, et tombent sur un… monastère ? Là, règne sans partage un fourbe « abbé » à la peau noire (eh), un bien cruel personnage dont les paroles sont toujours un peu plus menaçantes… Mais nos fiers guerriers trouveront un soutien inespéré… en la personne du véritable abbé de Puthuum, géniteur bien malgré lui, via un terrible succube, de l’imposteur littéralement démoniaque qui a pris le contrôle du monastère !
« L’Abbé noir de Puthuum » s’inscrit bien dans le cycle de Zothique, mais la remarque de S.T. Joshi est probablement assez juste, qui affirme que le récit aurait pu aussi bien se situer en Averoigne : cette figure d’ « ecclésiastique » corrompu n’aurait pas dépareillé aux côtés de « Saint Azédarac » ou « La Bête d’Averoigne ».
Mais, de manière plus significative peut-être, c’est aussi et surtout un texte très connoté pulp, avec beaucoup d’action, au premier plan, même si toujours épicée d’érotisme. S’il est un récit dans l’ensemble de Zothique qui louche sur l’heroic fantasy autant que sur la sword and sorcery, c’est probablement celui-ci. Avec plus ou moins de réussite ? Globalement, ça fonctionne, même si la fin…
Correct, mais pas transcendant, disons.
La Mort d’Ilalotha (« The Death of Ilalotha », Weird Tales, septembre 1937)
« La Mort d’Ilalotha » délaisse aussitôt l’action débridée pour revenir à quelque chose de plus intrinsèque à Zothique, via un « triangle amoureux » d’essence morbide, dans un palais où la féminité omniprésente se traduit par une sexualité outrée. Hélas, ce n’est à mon sens pas vraiment une réussite.
Ilalotha, la dame d’honneur de la reine, vient de mourir. Revient alors au palais un noble passablement libertin, qui avait préféré s’éloigner quelque temps de la cour pour échapper à la passion dévorante mais inconstante de la reine sa maîtresse ; mais Ilalotha avait été sa précédente compagne, qu’il aimait bien davantage… Sa mort le dévaste.
Mais le cadavre, d’une manière ou d’une autre, semble lui donner rendez-vous à minuit dans sa tombe – minuit, l’heure même où la reine exige qu’il la rejoigne dans ses quartiers !
Mais la nouvelle m’a paru un peu faiblarde : la débauche d’érotisme orientalisant, le parfum de décadence qui perce sous la monstruosité, physique ou morale, ne suffisent pas vraiment à singulariser la nouvelle – plus banale qu’autre chose malgré tout, et vite oubliée.
Le Jardin d’Adompha (« The Garden of Adompha », Weird Tales, avril 1938)
« Le Jardin d’Adompha » m’a davantage parlé, mais sans atteindre des sommets pour autant – l’ambiance et les images la sauvent, sans vraiment susciter l’enthousiasme.
Nous y voyons les fruits morbides de l’association entre un roi pervers et cruel, et le nécromancien de sa cour, pas moins hideux ; ensemble, ils ont conçu un jardin des horreurs, où des organes humains sont greffés sur des plantes ! Mais, comme souvent, pour des raisons plus ou moins compréhensibles, le roi trahit le sorcier, sans devenir meilleur pour autant – et il n’échappera pas à la vengeance du nécromancien.
Le style chatoyant de Zothique trouve ici un bien singulier contrepoint dans les belles et horribles images suscitées par le jardin démentiel – mais l’idée aussi improbable qu’excellente de ce jardin ne change rien au fait que la trame est des plus banale, en fait un motif récurrent de Zothique ; en l’état, cela ne suffit donc pas à en faire vraiment une bonne nouvelle.
Le Maître des crabes (« The Master of the Crabs », Weird Tales, mars 1948)
Peut-être pourrait-on dire la même chose en ce qui concerne « Le Maître des crabes » ? L’histoire est en effet assez convenue : c’est finalement une sorte de chasse au trésor, mais le genre de trésor qui suscite l’appétit de sorciers concurrents et tout aussi détestables l’un que l’autre : un savoir impie générateur de pouvoir.
L’originalité de la nouvelle est d’ordre formel, et consiste en l’emploi de la première personne – dont je crois que c’est le seul exemple dans Zothique. Notre narrateur est un apprenti, et la mise en avant de son point de vue change pas mal de choses, mine de rien.
C’est toutefois plus ou moins convaincant – il y a peut-être, ici, comme un manque de naturel… Là encore, la nouvelle suscite de belles images d’horreur, mais sans rien produire de transcendant.
Morthylla (« Morthylla », Weird Tales, mai 1953)
L’ultime nouvelle de Zothique, « Morthylla », est très étrange… Nous y suivons un poète débauché qui s’ennuie à mourir au milieu même de sa débauche. Ses pulsions macabres l’amènent à visiter une nécropole voisine, dont la légende dit qu’elle est hantée par une lamie des temps anciens ; en tomber amoureux serait fatal… Forcément, le poète rencontre bel et bien la lamie dans la nécropole, et en tombe fou amoureux.
Mais son destin funeste semble toujours repoussé, ce qui, d’une certaine manière, paraît le contrarier. Il découvre enfin la vérité : la femme de la nécropole n’a rien d’une lamie, elle est seulement une femme parfaitement humaine, et qui partage les goûts macabres du poète… Une révélation qui déplaît singulièrement à ce dernier : leur union est impossible, et chacun retourne à ses ruminations.
La nouvelle, du coup, et « monde secondaire » mis à part, ne contient en fait pas le moindre élément surnaturel. C’est assez étrange (et cela aurait peut-être pu, là aussi, se passer en Averoigne), et probablement pas tout à fait satisfaisant (risque, à la toute fin de la nouvelle, de conclure : « Tout ça pour ça ? »), mais l’ambiance est belle, et cette fin même problématique n’est pas sans force, étrangement.
Des morts tu subiras l’adultère (« The Dead Will Cuckold You », posthume, 1963)
Reste un dernier récit achevé de Zothique, et forcément à part : « Des morts tu subiras l’adultère » (titre pour le moins étrange, et plus encore en anglais qu’en français, ai-je l’impression). Il s’agit d’une pièce de théâtre (oui), en un acte composé de six scènes.
Motif récurrent de Zothique, nous y voyons s’affronter deux formes de pouvoir, un roi et un nécromancien, tous deux guère recommandables. Mais avec une mention pour le roi, peut-être, qui s’avère finalement bien pire que tous les sorciers…
La pompe théâtrale s’accorde très bien à l’univers de Zothique. En outre, la pièce s’avère plus décadente que jamais, d’une manière assez joueuse en dépit de l’emphase des répliques et de la cruauté des scènes ; il en va de même pour leur contenu érotique marqué. Je note aussi la relation (explicitement amoureuse) entre le nécromant et son assistant noir – c’est cette « romance » (…) inhabituelle qui précipitera la vengeance du sorcier contre le roi.
À mes yeux, de non-théâtreux certes, cela fonctionne très bien.
Fragments & synopsis
Dans un souci d’exhaustivité, la compilation de Zothique se conclut sur quatre « fragments & synopsis », mais qui n’intéresseront vraisemblablement que les über-fans portés à l’exégèse (ce n’est certes pas un reproche), d’autant plus qu’il n’y a vraiment pas grand-chose à se mettre sous la dent, au point d’ailleurs où ces qualifications de « fragments & synopsis » ont quelque chose d’un peu absurde…
« Le Succube écarlate », ainsi, consiste en cinq lignes issues d’une lettre à Lyon Sprague de Camp, se contentant de mentionner un simple projet de nouvelle, délibérément inspiré du « Succube » dans les Contes drôlatiques de Balzac.
Le synopsis « Les Pieds de Sidaiva », de même, tient en trois lignes, et on ne peut rien en déduire.
« L’Ennemi de Mandor », un fragment cette fois, ne passionne pas davantage : à tout prendre, ces quelques lignes semblent présager d’un texte dans le tout-venant de Zothique, attaqué sans enthousiasme.
Le fragment le plus long, « Formes adamantines », est peut-être plus instructif, mais par défaut – car il donne l’impression d’un faux départ : le choix d’employer la première personne, comme dans « Le Maître des crabes », s’avère ici désastreux – la plume est d’une lourdeur étonnante, et on comprend que Smith ne s’y soit pas davantage attardé.
Pour les fans hardcore, donc.
AVEROIGNE OU UNE FRANCE FANTASMÉE
Et nous passons maintenant à un deuxième cycle, celui d’Averoigne – qui n’a rien d’un « monde dernier », en dépit du titre global du volume.
Comme pour Zothique, je vais me livrer à quelques généralités au préalable, avant d’envisager un par un les différents textes composant le cycle.
D’Averonia à Averoigne, du Ve siècle à 1789
Averoigne est une province imaginaire de la France ancienne – que l’on dit souvent « médiévale », mais ce n’est pas tout à fait vrai : en fait, si beaucoup de nouvelles se situent bel et bien au Moyen Âge, ce n’est pas le cas de toutes, et, outre celles qui ne font mention d’aucune date, certaines se situent même expressément dans un autre cadre temporel – notamment, de manière significative, la première nouvelle du cycle, « La Fin de l’histoire », qui prend place en 1789. Par ailleurs, dans la nouvelle « Saint Azédarac », on effectue un voyage temporel jusqu’au Ve siècle, et un fragment évoque aussi l’ « Averonia » romaine.
Le nom d’ « Averoigne » est visiblement dérivé des noms de provinces « Auvergne » et « Aveyron », si Smith ne l’a jamais expressément expliqué (et n'y a jamais mis les pieds). À cet égard, il a sans doute procédé ainsi que James Branch Cabell, dérivant son univers de Poictesme des noms médiévaux de Poitiers et Angoulême. Poictesme a sans doute eu une certaine influence sur Clark Ashton Smith créant son Averoigne.
La précision géographique n’est de toute façon guère de mise. Si « La Fin de l’histoire », première nouvelle du cycle (et en fait un des premiers contes de Smith durant sa décennie de production frénétique de récits de fantasy), évoque les villes bien réelles de Tours et de Moulins, pas toutes proches en même temps, l’idée générale semble cependant être celle d’une province davantage méridionale.
La carte d’Averoigne, dans la couverture intérieure, révèle surtout qu’il s’agit d’une région finalement guère étendue – ce qui participe de son caractère « humain », voire « terre à terre », délibérément : l’emphase de Zothique n’est guère à propos ici, et l'on ne parle pas d'un continent, mais d'une simple province. On y compte un seul centre urbain d’importance, Vyônes, qui est un archevêché. Les autres villes de la carte sont visiblement bien plus réduites, probablement guère plus que des villages dans la plupart des cas : Touraine, Ximes (pourtant un évêché), La Frênaie et Les Hiboux. On relèvera par contre l’importance de la présence monacale dans la région, avec, en dehors des villes qui peuvent également abriter semblables institutions (Vyônes et Ximes expressément, sauf erreur), le monastère d’Ylourgne, le couvent de sainte Zénobie, et l’abbaye de Périgon. Ne reste plus guère qu’à mentionner quelques ruines, celles du château de FaussesFlammes et de la forteresse d’Ylourgne. Mais notons que cette carte, comme celle de Zothique, est plus ou moins fiable : à tout prendre, la situation de Vyônes, ici au milieu de la forêt, et tant qu’à faire à quelque distance de la rivière Isoile qui parcourt la province de part en part, paraît assez peu probable, et d’autres points de détail, çà et là, sonnent tout aussi faux.
Or c’est là qu’est l’essentiel – dans la forêt qui recouvre presque entièrement la province d’Averoigne, une forêt d’une sinistre réputation, havre des sorcières et des loups-garous, entre autres monstruosités guère catholiques. Y pénétrer n’est guère aisé, et souvent dangereux… La forêt d’Averoigne, nous dit Stefan Dziemianowicz, incarne la facette la plus irrationnelle et primitive de la nature – perçue comme une menace, face à laquelle la rationalité (ici religieuse, en fait, j’y reviendrai) est souvent désarmée.
Clark Ashton Smith était probablement francophile, mais pas au point du réalisme historique, au moins initialement. Un Lovecraft autrement maniaque à ce propos, au sortir notamment de la lecture de « Saint Azédarac » (nouvelle qui, rappelons-le, mentionne un certain « Iog-Sotôt »), avait signifié à Smith que son texte, même brillant, pâtissait cependant de certaines erreurs d’ordre historique qui avaient tendance à le sortir du récit – par exemple l’évocation d’un « français archaïque » parlé au Ve siècle dans la région, encore essentiellement gallo-romaine. Lovecraft avait donné quelques pistes à Smith, dont si je ne m’abuse le nom de la province romaine d’Averonia, et le Barde d’Auburn en a pris bonne note, qui y a fait davantage attention par la suite, et est notamment revenu sur l’Averonia romaine – mais seulement dans un synopsis. En fait, la leçon tirée de cette critique a peut-être été d’un tout autre ordre, en incitant Smith à bâtir des mondes plus amples, mais aussi parfaitement cohérents – même quand ils étaient entièrement le fruit de son imagination...
Poètes et vampires, abbés et sorciers
Les contes d’Averoigne, comme ceux de Zothique dans leur propre registre, ont une certaine unité thématique et formelle, même s’il me semble que l’on peut distinguer deux schémas d’ensemble, peut-être davantage successifs qu’alternatifs – même s’ils peuvent à l’occasion se combiner, ainsi peut-être dès « La Fin de l’histoire ».
Dans le premier de ces schémas, Smith met en scène des monstres « classiques » du folklore européen, essentiellement des vampires (le meilleur exemple étant probablement « Un rendez-vous en Averoigne »), des loups-garou, etc. En face, ses « héros » sont souvent de jeunes hommes, plutôt éduqués, et éventuellement portés à la poésie. Ces personnages sont tout particulièrement appropriés à la mise en scène de récits sentimentaux, souvent de ces « triangles amoureux » dont Zothique, plus tôt dans le volume (mais plus tard dans la bibliographie de l’auteur, dans l'ensemble), n’était pas avare.
Mais le second de ces schémas me paraît plus intéressant, qui revisite la sorcellerie médiévale, aussi bien de manière très prosaïque (par exemple dans « Les Mandragores » ou « La Mère des crapauds ») que de manière autrement spectaculaire (« Le Colosse d’Ylourgne »), avec éventuellement des connotations cthulhiennes (« Saint Azédarac », ou, dans un tout autre registre, « La Bête d’Averoigne »).
Face à ces sorciers très variés, Smith met en scène des religieux, imprégnés d’un catholicisme médiéval teinté de superstition et de fatalisme. D’une certaine manière, ces moines et ces prêtres incarnent pourtant la rationalité du temps – comme une alternative à la raison scientifique, qui serait hors de propos dans ce monde encore primitif, où sommeillent à peine, dans les bois obscurs, les monstruosités païennes... d’un paganisme pouvant aussi bien renvoyer aux druides qu’à la culture gréco-romaine, d’ailleurs. Mais ces religieux sont le plus souvent désarmés face à ce qu’ils perçoivent comme étant l’emprise diabolique sur la région.
Leurs convictions sont dès lors régulièrement mises à l'épreuve. Parfois, triompher du mal dans une perspective eschatologique leur impose même de trahir leur credo en faisant appel à d’autres sorciers pour combattre la sorcellerie initiale – l’occasion, comme dans Zothique, de figurer des personnages de magiciens pas nécessairement « mauvais » (« Le Colosse d’Ylourgne » et « La Bête d’Averoigne » en sont les meilleurs exemples). Mais, parfois, c’est bien pire : en fait, le ver est dans le fruit ! La meilleure illustration de ce principe, bien sûr, se trouve dans « Saint Azédarac », où le personnage-titre est à la fois évêque et sorcier, prompt par ailleurs à décréter la mort de qui pourrait lui nuire en révélant ses petits secrets… Il n'en est pas moins béatifié quelques années après sa « disparition » ! Rappelons ici qu’à en croire S.T. Joshi, Smith avait songé à faire d’Azédarac un personnage récurrent (au moins un synopsis en témoigne)… Mais la corruption des prêtres peut prendre d’autres formes, sur un mode tragique (« La Bête d’Averoigne ») ou badin (« La Vénus exhumée »). Et, dans tous les cas, la rationalité censément positive des ecclésiastiques est battue en brèche, pour être en définitive subordonnée à l’irrationalité qui les effraie tant – parfois temporairement vaincue, mais pas moins destinée à l’emporter à terme.
La religion répressive et le sexe réprimé
Nos hommes d’Église ont cependant un autre rôle dans nombre de ces récits. En effet, comme dans Zothique encore qu’avec des implications tout autres, la sexualité joue un rôle non négligeable dans les récits d’Averoigne. Mais la décadente Zothique est sans doute bien différente de la catholique Averoigne, et les valeurs tendent donc à se renverser : à la sexualité débridée qui semble constituer la norme dans le dernier continent, il faut ici opposer une sexualité violemment réprimée par les prêtres ; dès lors, la condamnation morale implicite de la sexualité dans Zothique cède souvent la place à une perception autrement libérée sinon libératrice dans Averoigne (mais moins dans les tout premiers textes, pour le coup, avec leurs poètes amoureux – et « Le Satyre » est assurément un contre-exemple).
Nombre de nouvelles d’Averoigne mettent donc en scène des hommes d’Église qui pâlissent à la simple évocation du sexe. Ils imposent leurs préjugés répressifs à l’ensemble de la société, dont le rapport à la sexualité a dès lors qu’elle chose de névrotique. Le « puritanisme », si j’ose employer cette expression anachronique, joue dès lors un rôle non négligeable dans les tourments des habitants d’Averoigne, et pas seulement de ses moines et prêtres…
Mais le traitement varie. La religion répressive à l’égard du sexe joue parfois le rôle d’un outil d’ambiance, mais elle devient à l’occasion un thème central ; bien sûr, « La Vénus exhumée » en est le meilleur exemple, texte foncièrement grivois et méchamment railleur… Mais, sans aller jusqu’à ces extrêmes, garder cette idée en tête peut faire sens.
Notamment en ces multiples occasions où des jeunes gens, laïcs ou religieux, choisissent (plus ou moins librement) de tourner le dos à la foi et à ses préceptes oppressants pour embrasser (si j’ose dire) la vie – et qu’importe si c’est en partageant la froide couche d’une lamie : c’est préférable à une parodie de vie consistant en autoflagellations à la seule pensée pourtant moralement neutre de ce que l’homme est un corps autant qu’une âme.
Les textes
Le cycle d’Averoigne est plus condensé que celui de Zothique, et passe souvent, même si pas toujours (il y a une exception de taille), par des récits plus courts. Outre le poème introductif, il compte onze nouvelles, auxquelles les exégètes ajouteront six « fragments et synopsis ».
Attention, à l’occasion, je vais livrer quelques SPOILERS.
Averoigne (« Averoigne », 1951)
De même que Zothique, Averoigne s’ouvre sur un poème sobrement titré « Averoigne », et datant de 1951 – date de compilation, je suppose. J’avouerai que ce poème m’a bien moins parlé que « Zothique », car bien moins évocateur… Mais cela tient sans doute à l’ambiance toute différente : l’emphase appropriée au dernier continent l’est beaucoup moins dans le contexte plus « terre à terre » de la France fantasmée de Clark Ashton Smith.
La Fin de l’histoire (« The End of the Story », Weird Tales, mai 1930)
La première nouvelle du cycle s’intitule « La Fin de l’histoire ». Publiée dans Weird Tales en mai 1930, elle est un des premiers contes issus de la plume de Smith dans sa décennie d’écriture de nouvelles.
L’histoire se déroule en 1789 – pas vraiment la France « médiévale » que l’on associe le plus souvent à Averoigne. Autre spécificité au regard du cycle, c’est sauf erreur la seule nouvelle à mentionner des lieux authentiques à proximité de la province imaginaire, à savoir les villes de Tours et de Moulins (à quelque distance l’une de l’autre, par ailleurs). Mais, si elle use du schéma du « jeune poète » que l’on retrouvera un peu moins par la suite, la nouvelle n’en est pas moins typique d’Averoigne selon un critère plus subtil : celui de la sexualité réprimée cherchant à se libérer. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que des hommes d’Église figurent déjà dans ce premier texte.
Nous y suivons un jeune étudiant qui fait une halte à l’abbaye de Périgon. Il s’entend bien avec le très aimable supérieur, qui lui ouvre même les portes de la très riche bibliothèque du monastère. Mauvaise idée, car cela attire l’attention du jeune homme sur un manuscrit qu’il ne faut pas lire… Faisant fi des interdictions du religieux, le jeune homme lit le document interdit, qui porte sur une légende se rapportant aux ruines du château de FaussesFlammes, toutes proches. Emporté par ses pulsions, l’étudiant se rend sur place, et tombe amoureux de la lamie qui y « vit », dans une atmosphère très grecque (autre trait récurrent du cycle). Le courageux abbé l’en délivre… mais en vain. L’étudiant consigne son récit (la nouvelle, à la première personne donc), et retourne aussitôt auprès de sa diabolique maîtresse…
L’histoire, au fond, ne brille pas par l’originalité – Scott Connors, dans sa préface, note qu’elle doit sans doute beaucoup à « La Morte amoureuse » de Théophile Gautier, fameuse variation sur le thème du vampire (qui reviendra par la suite, notamment dans « Un rendez-vous en Averoigne »). Mais l’ambiance très travaillée du conte de Smith le rend appréciable. Parmi les nouvelles qui suivent, plusieurs ne tiennent à vrai dire guère qu’à l’ambiance – à mon sens, le contenu véritable d’Averoigne ne se révèle qu’à partir de « Saint Azédarac », disons ; mais la conclusion, ici, annonce déjà quelque peu ce qui viendra par la suite, et le résultat est satisfaisant.
Le Satyre (« The Satyr », texte écrit en 1931, mais première publication dans Genius Loci, 1948)
Je n’en dirais pas autant du « Satyre », très courte nouvelle figurant à nouveau un « héros » jeune poète, et où le « triangle amoureux » se teinte sans ambiguïté d’adultère.
Au fond, il n’y a guère d’histoire, ici : une promenade en amoureux dans les bois dégénère quand survient un satyre, dont je suppose qu’il a pour fonction de « pousser à la faute » les tourtereaux, s’ils en avaient besoin… Le noble cocu les trouve et les tue, fin.
Limite un poème en prose ? Mais vraiment pas des plus satisfaisant… et où le cadre d’Averoigne, finalement, n’a guère d’importance. C'est peut-être le seul texte de ce premier tome à m'avoir paru mauvais, en fait.
Un rendez-vous en Averoigne (« A Rendezvous in Averoigne », Weird Tales, avril-mai 1931)
On revient à quelque chose de plus intéressant avec « Un rendez-vous en Averoigne », nouvelle qui s’inscrit dans la continuité des deux précédentes, mais avec une ambiance du niveau de « La Fin de l’histoire », heureusement.
À nouveau des jeunes gens, dont l’homme est dit trouvère, qui ont l’idée saugrenue de se fixer un rendez-vous dans cette forêt d’Averoigne pourtant notoirement mal fréquentée… Accompagnés de leurs serviteurs, ils sont tous victimes des illusions suscitées par un vieux couple de vampires, de répugnants personnages « morts » depuis des siècles, et qui les emprisonnent dans leur château halluciné – car le héros sait très bien que ce château est en ruines, et depuis fort longtemps… Ce qui lui permet de comprendre la nature de leurs hôtes – et de mettre fin à leurs maléfices sans vraie difficulté ; concernant ce dernier point, la nouvelle est bien terne…
Et pourtant, globalement, elle fonctionne – une histoire d’ambiance, encore une fois… À tout prendre, c’est une variation intéressante sur le thème du vampire (jamais aussi explicite dans le reste d’Averoigne), et sans doute faut-il relever cette idée d’un espace illusoire dans la forêt, ou plus exactement d'un bois dans le bois, qu’il s’agisse d’une pure hallucination comme ici, d’un retour dans le passé comme dans « Saint Azédarac » ou d’une sorte d’univers parallèle comme dans « L’Enchanteresse de Sylaire » : un procédé assez typique du cycle, et qui participe de l’ambiance inquiétante et aliénante associée à la forêt d’Averoigne.
Le Faiseur de gargouilles (« The Maker of Gargoyles », Weird Tales, août 1932)
« Le Faiseur de gargouilles », à mes yeux, a peut-être quelque chose d’un récit de transition ; en dépit de quelques liens que j’ai déjà pu relever, les contes antérieurs et postérieurs à celui-ci sont finalement très différents – et la présente nouvelle constitue bien un entre-deux.
Nous sommes en 1138. Un sculpteur de génie a livré deux extraordinaires gargouilles pour la cathédrale récemment achevée de Vyônes – elles sont à vrai dire tellement impressionnantes qu’on prétend qu’il a pactisé avec Satan en échange du talent nécessaire pour les sculpter… Ce n’est pas du tout le cas – mais les gargouilles prennent pourtant vie et sèment la terreur dans la ville ! L’une tue les hommes, tandis que l’autre, aux traits de satyre, s’en prend aux femmes…
Or notre sculpteur est malheureux en amour, la fille de ses rêves ne lui accordant pas la moindre attention, et il n’en est que plus jaloux des hommes qui s’attirent ses faveurs sans même avoir à bouger le petit doigt… Cela en fait-il un mauvais bougre ? Non – et encore moins un assassin : il est le premier horrifié à voir les statues qu’il avait réalisées avec tant de soin prendre incroyablement vie pour massacrer son adorée et ses admirateurs ! À lui de mettre un terme au maléfice, dont il n’avait pas le moins du monde conscience d’y avoir été pour quelque chose du seul fait de son art admirable…
Une réussite. L’histoire est pesante, mais avec à propos – tout particulièrement quand nous suivons les pensées morbides et jalouses de notre sculpteur ruminant dans la taverne au spectacle de son aimée gloussant pour quelque rival de l’heure, cela fonctionne très bien. Là encore, l’ambiance est admirable.
Saint Azédarac (« The Holiness of Azédarac », Weird Tales, novembre 1933)
Mais c’est seulement ensuite, à mon sens, que l’on attaque les choses sérieuses, avec « Saint Azédarac », une excellente nouvelle souvent citée parmi les meilleures de l’auteur.
Elle est datée, dans le contexte d’Averoigne : elle se situe au XIIe siècle… puis au Ve, puis au début du XIIIe ! Car des voyages dans le temps sont de la partie…
Azédarac, l’évêque de Ximes, a un passé douteux : l’ecclésiastique est en fait un sorcier, qui a connu plusieurs vies, et rend culte à des dieux étranges… La preuve de sa turpitude ? Le Livre d’Eibon, sur lequel Frère Ambroise, dépêché par l'archevêque pour enquêter sur le prélat, a mis la main ; il lui faut le ramener à Vyônes, c’est la preuve qu’il leur fallait ! Las, Azédarac sait ce qui s’est produit, et compte bien se débarrasser du jeune homme avant qu'il ne soit trop tard ; via un sbire, il fait boire au moine un poison… qui le projette en l’an 475 ! Là, le jeune homme manque périr aux mains de druides et de leurs démons, mais est finalement sauvé par une enchanteresse dont il tombe éperdument amoureux, vœux de chasteté ou pas : il pèche avec elle. Ladite enchanteresse lui explique savoir qui est Azédarac, et que c’est un sorcier – en fait, c’était son ancien amant… Mais elle a volé deux de ses philtres permettant le voyage dans le temps – l’un pour aller dans le futur, l’autre pour aller dans le passé. Torturé par le sens du devoir, censé surpasser son amour, Ambroise use du philtre du futur pour achever sa mission. Mais la potion est mal dosée… et il arrive près d’un siècle plus tard ! Là, il apprend, consterné, qu’Azédarac, le sorcier, n’a jamais été inquiété par les autorités ecclésiastiques, mais, bien au contraire, a acquis la réputation d’un saint… Ambroise constatant l’échec de sa mission ne tergiverse guère : il boit aussitôt le philtre du passé, afin de retourner vivre heureux auprès de l’enchanteresse ; bien sûr, celle-ci avait délibérément « mal dosé » le philtre du futur pour s’assurer que son moine adoré lui revienne...
C’est une très bonne nouvelle, qui mêle des registres apparemment incompatibles avec une grande astuce, sans jamais nuire à la cohérence d’ensemble – ainsi de l’humour et de la peur, de l’élégance et de la farce. Sa chute narquoise est parfaitement réjouissante, mais le complot temporel improbable d’Azédarac l’est tout autant – et que dire alors de la réputation de sainteté de ce dernier ? S’il faut en croire S.T. Joshi, Smith avait eu l’intention d’user à plusieurs reprises de ce personnage – ça n’a semble-t-il pas été le cas, au-delà d'un synopsis laissé en l'état, et j’avoue que je le regrette un peu – si ces autres textes s’étaient avérés aussi bons… Car, dans son registre léger, mais peut-être parfois faussement léger, « Saint Azédarac » est admirable d’efficacité – et la dimension « semi-lovecraftienne » du récit, sur un mode à la limite (très ténue) de la parodie, a achevé de me séduire !
Le Colosse d’Ylourgne (« The Colossus of Ylourgne », Weird Tales, juin 1934)
« Le Colosse d’Ylourgne » est également une réussite marquée – mais dans un tout autre genre. Cette longue nouvelle (de très loin la plus longue d’Averoigne, en fait, et aussi de l’ensemble du recueil, sauf erreur) se situe d’une certaine manière à l’intersection d’Averoigne et de Zothique, car elle associe au thème religieux/sorcier du premier univers la démesure nécromantique du second.
En effet, un abject et hideux nécromancien, là encore, entend se venger des hommes (et plus particulièrement des religieux) qui lui ont nui, en déchaînant sur la province d’Averoigne le chaos de la guerre et du pillage. Mais, à la différence des nécromanciens de Zothique, il ne s’en tient pas à la constitution de régiments de morts-vivants : il amalgame les cadavres sous la forme d’un véritable colosse, par essence indestructible ! Une idée totalement grotesque, mais dans le bon sens du terme : ça fonctionne très bien.
Reste que, pour s’opposer à ce maléfice hors-normes, l’Église est désarmée. Elle n’a pas d’autre recours, il lui faut combattre le mal par le mal – le sorcier par le sorcier… Aussi fait-elle reposer ses espoirs sur un ancien disciple du maudit nécromancien, en échange de sa mansuétude. Une idée qui reviendrait encore à plusieurs reprises dans le cycle.
À l’instar du « Sombre Eidolon », c’est là une nouvelle très graphique, pour ne pas dire cinématographique. Et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, Donald Sidney-Fryer, dans The Sorcerer Departs, nous explique que cette nouvelle également avait débouché sur un projet d’adaptation – ce qui me paraît toujours aussi invraisemblable... Enfin, si c'est vrai, ça n'a là encore pas abouti. Ouf ?
Reste que cette démesure, pas habituelle dans le cadre d’Averoigne, se montre très efficace : la nouvelle marque et convainc.
Les Mandragores (« The Mandrakes », Weird Tales, février 1933)
À l’outrance du « Colosse d’Ylourgne » succède un récit autrement intime et posé : « Les Mandragores » ; ou l’autre versant du traitement de la sorcellerie en Averoigne.
Dans ce conte situé au XVe siècle, les sorciers ne déchaînent pas les maléfices infernaux dans un avant-goût de l’apocalypse, mais, bien plus prosaïquement, confectionnent des philtres et potions que les paysans du coin n’ont guère de scrupules à se procurer, même en pestant pour la forme contre le couple satanique qui les leur vend. Mais la femme disparaît – partie en voyage ? On se doute que non – et qu’elle saura obtenir sa vengeance de son assassin d’époux ! Sur un mode pourtant très discret, à la mesure des activités quotidiennes du couple…
Une histoire très banale – on revient à ces récits qui ne fonctionnent guère que sur l’ambiance. Celle-ci est irréprochable (cette sorcellerie très « terre à terre » est très joliment illustrée), et le texte fonctionne, mais sans véritablement emballer.
La Bête d’Averoigne (« The Beast of Averoigne », Weird Tales, mai 1933)
Mais, avec « La Bête d’Averoigne », on retrouve les sommets de « Saint Azédarac » et du « Colosse d’Ylourgne » ; mais encore dans un registre différent ?
Dans cette nouvelle située en 1369, Smith s’inspire probablement de la Bête du Gévaudan, mais relookée à sa sauce extraterrestre – qui n’est pas sans évoquer celle de Lovecraft, et plus particulièrement de « La Couleur tombée du ciel ».
Une originalité bienvenue, qui s’accompagne d’une autre, formelle, sur un mode plus ou moins « épistolaire » : s’enchaînent une déposition, une lettre, et une « histoire » qui est en fait une autre sorte de déposition ; du coup, plus ou moins exceptionnellement, la nouvelle est à la première personne – sauf qu’il y a en fait trois narrateurs qui se succèdent et que tout oppose.
Et c’est un dispositif très bien pensé, qui contribue à l’intérêt de la nouvelle – presque paradoxalement, parce qu’il nous donne très vite la clef de l’affaire : le lecteur n’est certainement pas surpris par « l’identité du coupable », pour parler à la policière. Ce n’est pas le moins du monde un problème, ceci dit, car cela offre un autre regard sur les événements, subtilement décalé. L’ambiance, du coup, n’en est que plus remarquable, et le résultat d’une admirable efficacité, d’une admirable pertinence, notamment, là encore, dans son usage de la sorcellerie contre la sorcellerie, au milieu d'ecclésiastiques dépassés par les événements.
La Vénus exhumée (« The Disinterment of Venus », Weird Tales, juillet 1934)
Suivent deux textes très étranges, où la thématique de la sexualité réprimée est plus frontale que jamais, mais dans une perspective plus grivoise qu’érotique.
« La Vénus exhumée », dont Smith reconnaissait sans souci qu’elle s’inspirait de « La Vénus d’Ille » de Prosper Mérimée, n’a peu ou prou rien à voir avec les autres textes du cycle – même si « Saint Azédarac », notamment, ne manquait pas d’humour, l’approche est ici radicalement différente, qui louche sur la grosse farce narquoise et largement parodique. En même temps, son insertion dans le contexte d’Averoigne, qui n’a au fond rien d’un prérequis, tient à cette mise en scène de saints hommes désemparés devant la simple allusion au sexe.
En effet, dans ce conte situé vers 1550, des moines découvrent une vieille statue de Vénus dans leur potager, et ses formes nécessairement voluptueuses suffisent à les rendre littéralement fous de désir – c’est fâcheux…
La nouvelle, en fait, se passerait très bien de toute dimension surnaturelle, mais Smith a dû beaucoup s’amuser à décrire le triste sort de ce moine forcément plus vertueux que les autres, qui meurt écrasé sous les seins gigantesques de la sculpture !
Oui, c’est une grosse blague grivoise – et méchamment sardonique. Le pauvre Farnsworth Wright en a été tout bonnement scandalisé, lors de la première soumission pour Weird Tales.
C’est amusant, mais on avouera sans peine que cela n’a rien d’extraordinaire.
La Mère des crapauds (« Mother of Toads », Weird Tales, juillet 1938)
« La Mère des crapauds » opère dans un registre pas si éloigné, mais en remettant la sorcellerie en avant – la sorcellerie « prosaïque » du couple des « Mandragores ».
Ici, l’apprenti d’un apothicaire est contraint et forcé de commercer avec une hideuse vieille sorcière aux allures de crapaud. Et la vieille grenouille ne cesse de le taquiner en lui faisant de l’œil… Au point où cela devient plus qu’embarrassant ! Notre jeune homme farouche fuit dans la brume – mais il s’y perd bien vite, car elle n’a rien de naturel… Et des hordes de crapauds le rabattent sans cesse sur la chaumière maudite de leur « mère » ! Le destin du jeune homme ? Eh bien, lui aussi périt écrasé sous la volumineuse poitrine de son amoureuse…
Là encore une mauvaise blague, oui – mais plus étrange encore que « La Vénus exhumée » ? Smith avait semble-t-il conçu ce texte comme un « spicy », soit un de ces récits destinés à un sous-marché ultra-commercial des pulps, où l’érotisme « épiçait » des histoires très diverses et finalement de peu d'importance, comme autant de prétextes. Ici, pourtant, l’érotisme, euh… Quoi qu’il en soit, le conte n’a pas été publié dans un « spicy », mais bien, comme d’hab’, dans Weird Tales – sauf erreur, Wright l’avait là encore rejeté, scandalisé, mais le récit a finalement intégré les pages de la revue dans une version expurgée.
Bizarrement, ce conte passablement mineur a été adapté au cinéma, dans le film à sketches The Theatre Bizarre, de Richard Stanley – aucune idée de ce que ça peut donner, j’ai un peu peur...
L’Enchanteresse de Sylaire (« The Enchantress of Sylaire », Weird Tales, juillet 1941)
Ultime nouvelle d’Averoigne, « L’Enchanteresse de Sylaire », d’une certaine manière, boucle la boucle. L’érotisme est toujours de la partie, mais sur un mode plus « classique » que dans les deux nouvelles précédentes, un mode qui, en même temps, fait écho à plusieurs contes du cycle – dont « La Fin de l’histoire » et « Saint Azédarac », surtout, un peu moins « Un rendez-vous en Averoigne ».
Un jeune homme, rejeté par une jolie femme, se fait ermite dans la forêt d’Averoigne, afin d’y cultiver son chagrin pendant des mois. Mais il y rencontre une enchanteresse, qui le séduit et le conduit dans une sorte de monde parallèle aux dimensions de la forêt. Là, il rencontre un loup-garou, l’ancien amant de l’enchanteresse de Sylaire, qui l’enjoint à se méfier de ladite : c’est elle qui l’a ainsi maudit… Il confie à l’ermite amoureux un miroir magique qui reflète « la véritable image » de tout un chacun ; ce dont il fait la démonstration sur lui-même, expérience qui terrifie notre « héros »…
Mais l’affaire s’envenime quand celui-ci et son enchanteresse sont confrontés à la femme dont l’ermite était initialement amoureux, accompagnée de ses servants. Notre « héros » prétend s’en désintéresser, et, au moment ultime, il choisit de jeter le miroir par la fenêtre, sans en avoir fait usage sur sa maîtresse : qu’importe la réalité ? Il compte vivre et être heureux dans l’illusion de ses sens !
Une fin assez inattendue, même si elle brode d’une certaine manière sur « La Fin de l’histoire », aux origines du cycle d’Averoigne. Le résultat est une nouvelle légère et enthousiasmante, qui clôt Averoigne dans un ricanement sardonique, envoyant aux roses la sexualité réprimée des moines – ils ne nuiront plus au « héros ». En fait, c’est peut-être même l’occasion pour lui de perdre ses guillemets...
Fragments & synopsis
Comme pour Zothique, Averoigne se conclut sur un ensemble de fragments et synopsis, globalement bien plus développés que ceux de l’autre cycle.
« La Sorcière d’Averoigne » (ou « La Tour d’Istarelle ») constitue le plan d’un roman, qui m’a fait l’effet d’être relativement confus ; mais, si le projet d’ensemble ne me paraissait pas très enthousiasmant, je ne peux nier qu’il développait de bonnes idées çà et là, messe noire incluse.
« Le Maître du sabbat » est un autre synopsis assez développé, mais finalement bien trop commun pour séduire.
« Le Tragique Destin d’Azéderac », par contre, fait envie, avec son amusante idée d’une Averoigne « renversée » ; et le personnage d’Azédarac méritait sans doute qu’on y revienne ! Nous ne savions rien des circonstances de sa disparition, après tout...
Le plus intéressant de ces synopsis, cependant, est clairement à mes yeux « L’Oracle de Sadoqua », un récit romain sous haute influence lovecraftienne (l’occasion de mettre en scène cette Averonia dont le gentleman de Providence avait parlé), et dont le propos était véritablement horrible, jusque dans sa tragique conclusion, dont le caractère éminemment prévisible constituait en fait un atout ; là, Smith aurait sans doute pu en tirer quelque chose de passionnant !
Ne reste plus que deux très brefs synopsis, à la manière de ceux de Zothique. « Le Loup-garou d’Averoigne » laisse envisager un texte relativement banal, mais dont la fin aurait pu être intéressante, à la façon d’une fable gore.
Par contre, l’intérêt de « La Gargouille de Vyones » me dépasse : dans ces deux pauvres lignes, il n’y a finalement rien d’autre qu’un état primitif du « Faiseur de gargouilles », à vue de nez, en bien moins convaincant.
SPLENDIDE !
Le bilan, vous vous en doutez, est des plus favorable. Bien sûr, l’exhaustivité a ses travers, et les cycles de Zothique et d’Averoigne comprennent tous deux leurs lots de textes mineurs et dispensables (aucun ne m’a véritablement paru mauvais, ceci dit – seul « Le Satyre » pourrait l’être, très éventuellement). Mais les bons textes l’emportent, et certains sont parfaitement brillants : « L’Empire des nécromants », peut-être « Le Sombre Eidolon », très certainement « Xeethra » et « Les Nécromanciens de Naat », pour Zothique, « Saint Azédarac », « Le Colosse d’Ylourgne » et « La Bête d’Averoigne » pour Averoigne, sont des récits de fantasy admirables, souvent singuliers, et systématiquement d’une très belle et très efficace plume, génératrice d'une ambiance irréprochable.
Zothiquem’a tout spécialement parlé : je me suis régalé à la lecture des contes de ce monde en fin de vie, où la décadence règne – et, bordel, j’y ai enfin trouvé mes nécromanciens adorés ! Averoigne opère dans une autre catégorie, mais cet univers, moins intrinsèquement séduisant que l’autre, a tout de même donné lieu à des nouvelles très réussies, à l’ambiance saisissante.
Pour finir, cette édition, répétons-le, est absolument splendide. Un très beau travail a été accompli, et les œuvres de Clark Ashton Smith, pour leur « grand retour en France » (espérons ?), ne pouvaient rêver plus bel écrin. Elle m’a donné l’occasion, enfin, de lire cet auteur à côté duquel je passais sempiternellement, et dans les meilleures conditions. C’est le type même du financement participatif vraiment utile, et livrant en définitive un produit à la hauteur des attentes – voire encore supérieur, probablement, même.
Je vous parlerai un jour prochain de la suite, avec Hyperborée et Poséidonis; j’ai hâte, à vrai dire.
SIDNEY-FRYER (Donald), The Sorcerer Departs: Clark Ashton Smith (1893-1961), foreword of the publisher [Philippe Gindre], Dole, La Clef d’Argent, coll. Silver Key Press, [1963, 2007] 2008, 64 p.
KLARKASH-TON, ENFIN !
C’était il y a peu encore une de mes plus scandaleuses lacunes dans le domaine des littératures de l’imaginaire (je ne vois guère que celle concernant Robert Silverberg pour rivaliser... et perdurer là maintenant) : je n’avais pour ainsi dire quasiment jamais lu quoi que ce soit de Clark Ashton Smith – et le « quasiment » a quelque chose de passablement mesquin à ce stade. Certes, il y avait bien eu une nouvelle ici, une autre là, mais vraiment pas grand-chose : sauf erreur, je n’avais jamais lu de lui, à cette date, que ses deux nouvelles figurant dans Tales of the Cthulhu Mythos, à savoir « The Return of the Sorcerer » (titrée « Talion » chez nous) et « Ubbo-Sathla », lues en français il y a fort longtemps de cela, et, unique volume à son nom, bien plus récemment, La Flamme chantante.
Il faut dire que, lire Smith, en France… On avait bien édité un certain nombre de ses œuvres il y a quelques décennies de cela (au mieux à partir de la fin des années 1960, l’auteur était déjà mort), notamment chez NéO : autant de livres épuisés depuis fort longtemps et jamais réédités. Si l’on excepte quelques publications, essentiellement d’ordre poétique, à La Clef d’Argent, éditeur pour le moins confidentiel (qui a donc également publié, mais en anglais, le petit livre dont je vais vous parler aujourd’hui), et l’étrange et coûteux petit volume de La Flamme chantante chez Actes Sud (oui) en 2013, il était devenu peu ou prou impossible de lire Smith dans la langue de Bernard Werber. Certes, j’aurais pu le lire en anglais… Mais…
Et puis l’événement tant attendu s’est enfin produit : Mnémos, qui a décidément adopté ces dernières années une ligne très patrimoniale, a lancé un financement participatif pour une nouvelle édition des récits de Clark Ashton Smith consacrés à ses principaux univers récurrents, Zothique tout d’abord, puis Averoigne, Hyperborée et Poséidonis. Le trouvage de corbeau a connu un beau succès, qui a débouché sur la publication d’un très beau coffret comprenant trois très beaux volumes, reliés, avec signet, illustrés, absolument superbes, trois volumes dans lesquels les quatre dits univers sont exhaustivement abordés, ainsi que quelques autres récits de fantasy en guise de bonus, et dans de nouvelles traductions (les anciennes étaient semble-t-il très critiquables – ce qui ne me surprend pas vraiment).
L’occasion rêvée de lire – enfin ! – Clark Ashton Smith en français. Occasion que j’ai aussitôt saisie, même en prenant mon temps pour déguster (je n’ai pas fait dans le binge-reading, comme on dit) : j’ai ainsi achevé il y a peu la lecture du premier de ces trois volumes, consacré aux univers de Zothique et d’Averoigne, et le résultat a été à la hauteur de mes attentes – ou, non : mieux que ça ! Je vous en parlerai très bientôt ici même…
Toutefois, avant de m’étaler, avec plus ou moins de compétence, sur Zothique et Averoigne, il m’a paru opportun de consacrer un article préalable à l’auteur et à son œuvre. Deuxième effet Kiss Cool : la parution du beau coffret chez Mnémos m’a donc aussi incité à ressortir de ma bibliothèque de chevet ce petit ouvrage paru à La Clef d’Argent, ou plutôt Silver Key Pess, puisqu’il a été publié en anglais, oui, petit ouvrage qui prenait la poussière depuis bien trop longtemps, et dont je ne doute pas qu’il constitue une introduction utile à l’œuvre littéraire de Clark Ashton Smith – ce, sous toutes ses formes.
DE MENTOR À DISCIPLE
L’auteur est Donald Sidney-Fryer, sans doute un des plus fameux, voire le plus fameux, des connaisseurs de la vie et de l’œuvre de Clark Ashton Smith. Un nom, dès lors, que j’avais régulièrement eu l’occasion de croiser dans mes lectures portant sur la critique lovecraftienne – après tout, on juge souvent Smith indissociable de Lovecraft, et, si l’on y adjoint Robert E. Howard, nous avons ainsi « les Trois Mousquetaires » de Weird Tales ; par ailleurs des amis de plume, qui ont beaucoup correspondu, s’ils ne se sont jamais rencontrés. J’avais donc lu quelques articles ici ou là, dus à notre auteur – pas grand-chose, mais suffisamment pour m'en faire une vague idée, ou plus raisonnablement pour intégrer son association essentielle avec Clark Ashton Smith ; par exemple en le reconnaissant dans un des personnages figurant dans le roman de Fritz Leiber Notre-Dame des Ténèbres.
Contrairement à la plupart des autres critiques smithiens semble-t-il, Donald Sidney-Fryer a pour sa part rencontré Clark Ashton Smith, à deux reprises, dans les quelques années précédant sa mort en 1961. Deux rencontres marquantes, qui ont pu donner au jeune poète qu’il était alors l'impression d’avoir trouvé un mentor – peu ou prou le sentiment que ledit mentor avait pu ressentir, une cinquantaine d’années plus tôt, avec George Sterling. Ce lien très fort a décidé de la carrière de notre auteur, tant poétique (et ce jusqu’à nos jours, s’il faut sans doute mettre en avant ses Songs and Sonnets Atlantean, mais aussi ses performances scéniques) que critique (essentiellement en rapport avec Clark Ashton Smith, mais pas uniquement, car l’auteur s’est aussi intéressé à d’autres des « romantiques californiens », incluant notamment George Sterling et Nora May French, ainsi qu’à d’autres sujets encore, comme le ballet, etc.).
En 1963, soit environ deux ans après la mort de Smith, et probablement du fait de l’indifférence généralisée à l’égard de ce décès tant dans les milieux poétiques que dans ceux de la science-fiction et de la fantasy, constat rageant, Donald Sidney-Fryer a livré « The Sorcerer Departs », qui est probablement le premier article « bio-bibliographique » d'ampleur consacré au Barde d’Auburn, et qui reste une référence importante aujourd’hui. À l’époque, l’article figurait dans une anthologie hommage intitulée In Memoriam: Clark Ashton Smith, mais il a ensuite été réédité, sous forme de livre indépendant, en 1997, chez la maison bien nommée Tsathoggua Press, puis, dix ans plus tard, sous la forme du présent petit volume, à l’enseigne française de La Clef d’Argent. L’essai initial a connu quelques retouches éparses à fins d’actualisation, mais l’essentiel n’a pas bougé – et l’essentiel, ici, c’est l’enthousiasme, la passion proprement dévorante.
LE POÈTE D’ABORD
La vie de Clark Ashton Smith a été globalement banale, pour ne pas dire terne – ce qui n’en fait sans doute pas un sujet idéal pour une biographie. Au point, en fait, où rien ne semble offrir une prise adéquate pour « mythifier » le quotidien du poète, comme on l’a fait, plus ou moins consciemment, pour Lovecraft, et probablement aussi, encore qu’à un tout autre degré, pour Howard. Le relatif ermitage à Auburn, Californie, État rarement quitté ; un épisode mêlant tuberculose et dépression qui aurait ses conséquences sur le long terme ; un mariage très tardif… Admettons, mais pas grand-chose à se mettre sous la dent – du moins dans le registre sensationnaliste.
Mais la biographie littéraire se passera très bien de ce registre. Il y a bien des choses à dire, concernant la vie et l’œuvre de Smith – mais dans une optique sensiblement différente, ai-je l’impression, que ce dont on a l’habitude avec les deux autres « mousquetaires ».
Cela tient peut-être à l’extraction culturelle du personnage ? Car, bien plus que Lovecraft ou Howard, Smith était un poète avant que d’être un conteur – un conteur hors-pair, certes… Mais les avis semblent unanimes : Smith était d'abord et surtout un immense poète ; et c’est bien pour cela que George Sterling l’a pris sous son aile, tout jeune homme. Dans les années 1910, dès la parution de son premier recueil, The Star-Treader and Other Poems, le jeune barde californien suscite l’attention plus que bienveillante de la critique – d’aucuns voient bientôt en lui l’égal de Keats. Deux autres recueils, ultérieurs, confirmeront cette première impression, Ebony and Crystal en 1922, et Sandalwood en 1925. Son long poème The Hashish-Eater, en 1920, est porté au pinacle comme une œuvre d’une parfaite conception, d'un imaginaire incomparable, et d’une force immense, n'ayant d'égale que son importance.
Mais personne ne s’y trompait à l’époque – et certainement pas Smith lui-même, mais Sterling pas davantage : le jeune poète, si « différent », s’envisageant lui-même comme plus anachronique encore que Lovecraft (avec qui il entre en contact au début des années 1920 via Samuel Loveman), ne pouvait probablement pas rencontrer le succès qu’il méritait, a fortiori de son vivant. En 1922, The Waste Land de T.S. Eliot bouleverse la poésie anglo-saxonne, et, davantage dans l’air du temps peut-être, suscite un écho dont n’aurait jamais pu rêver Smith pour son Hashish-Eater. Ceci dit, l’air du temps… Smith avait son opinion à ce propos : « The true poet is not created by an epoch; he creates his own epoch. » Il n’a à vrai dire rien fait pour arranger les choses : aussi célébrés par les critiques soient les recueils Ebony and Crystal et Sandalwood, leur diffusion très confidentielle, et c’est peu dire, ne pouvait tout simplement pas aider à sa reconnaissance en tant que grand poète.
Ce qu’il était pourtant – et d’une manière qui lui était propre : qui pouvait emprunter à Poe, l’idole de l’auteur comme elle l’était pour Lovecraft, qui pouvait aussi évoquer Sterling, mais était bien avant tout Clark Ashton Smith, et rien d’autre. L’auteur a semble-t-il tout particulièrement brillé, même si bien moins abondamment qu'en vers (on compte dans les 800 poèmes, ici), dans le registre du poème en prose (surtout dans Ebony and Crystal), registre jugé plus « français » qu’ « anglo-saxon », via l’influence déterminante de Baudelaire – l’autre grande idole de Smith, qui l’a même traduit à plusieurs reprises… alors même qu’il venait tout juste de se mettre à l’étude du français par ses propres moyens ! En fait, il a également écrit des poèmes en français, et plus tard, dans les mêmes conditions, en espagnol...
Baudelaire, bien sûr, fait le lien avec Poe – en qui on a pu voir le premier maître du poème en prose. Mais les admirations françaises de Clark Ashton Smith ne s’en tiennent pas à l’auteur des Fleurs du Mal et (surtout ?) du Spleen de Paris (ou Petits Poèmes en prose...). Lovecraft, entre autres, ne s’y trompait guère, qui voyait derrière le poète tant d’auteurs décadents (surtout) et symbolistes, voire des Parnassiens ; mais aussi, probablement, le Flaubert pré-décadent de La Tentation de saint An