DAZAI Osamu, La Femme de Villon, [ヴィヨンの妻, Biyon no tsuma], traduction [du japonais] de Paul Anouilh, Paris, Phébus – Sillage, [1947, 1994] 2017, 60 p.
DAZAI OSAMU OU L’OBSESSION SUICIDAIRE
Aujourd’hui, je m’en vais vous parler d’un très, très petit livre – une nouvelle d’une cinquantaine de pages très aérées. Le challenge sera donc de ne pas vous infliger un article plus long que le livre dont il traite (aha).
Dazai Osamu est un des plus grands écrivains japonais du XXe siècle. Pour autant, je n’en savais rien il y a peu encore, ou du moins son nom ne me disait-il rien… En fait, je n’ai vraiment fait attention à ce personnage qu’à partir de ma lecture de La Mort volontaire au Japon, de Maurice Pinguet. Dans cet important et édifiant essai, l’auteur consacre un certain nombre de pages à ces écrivains nippons contemporains qui se sont donnés la mort. Les cas, mettons, d’Akutagawa Ryûnosuke, Mishima Yukio ou Kawabata Yasunari sont bien connus et documentés, mais il y en a beaucoup d’autres – et celui de Dazai Osamu a quelque chose de fascinant ; sans doute, d’une certaine manière, parce que l'auteur exprimait lui-même cette fascination pour le suicide (fascination que je partage, je ne vais pas prétendre le contraire), mais au point où la mort volontaire tenait chez lui de l’obsession – et régulièrement sous la forme du shinjû, tel un héros tragique des Tragédies bourgeoises de Chikamatsu (ce qui a pour le coup quelque chose de plus qu’inquiétant, car se pose alors la question de sa responsabilité dans les gestes suicidaires de ses compagnes).
Cette obsession remonte au plus tard au suicide, motivé par une « vague inquiétude », d’Akutagawa Ryûnosuke, en 1927. Celui qui ne s’appelle pas encore Dazai Osamu mais toujours Tsushima Shuji est alors âgé de 18 ans, et l'auteur encore jeune de Rashômon, etc., était son idole, aussi est-il très affecté par cette nouvelle. La suite de sa vie, tumultueuse par ailleurs, sera traversée de part en part de tentatives de suicide infructueuses, jusqu’à ce que l’auteur parvienne enfin à se donner la mort, en 1948, à l’âge de 38 ans. La première tentative a semble-t-il lieu le 10 décembre 1929, quand le jeune homme, étudiant guère assidu, à la veille d’examens qu’il savait ne pas être en mesure de réussir, engloutit des somnifères ; il survit pourtant, et, pour l'anecdote, réussira ses examens l’année suivante. Toutefois, en octobre de la même année, sa complexe vie sentimentale l’amène à passer à nouveau à l’acte : s’étant enfui avec Oyama Hatsuyo, une geisha, aux cris d’orfraie de sa famille aristocrate qui l’a aussitôt « exclu », le jeune homme fait la rencontre d’une hôtesse de bar encore adolescente ; tous deux, pourtant des inconnus l’un pour l’autre ou peu s’en faut, font un double suicide par noyade – tant pis pour la geisha, bizarrement laissée de côté. Shuji survit, à l’évidence, récupéré par des pêcheurs… mais pas la jeune femme ; la police s’interroge sur la responsabilité de notre futur auteur (qui l’accable, d’une manière ou d’une autre), mais sa famille revient aussitôt sur son « expulsion » pour clore discrètement l’affaire… et Shuji épouse presque aussitôt Hatsuyo, avec cette fois la bénédiction des siens ! Lesquels obtiennent certes qu’il se calme un peu (notamment sur le plan politique, car le jeune aristocrate fricotait avec les marxistes japonais). La tentative suivante a lieu le 19 mars 1935, par pendaison – nouvel échec. Peu après, Dazai Osamu doit être hospitalisé en psychiatrie, non pas en raison de sa dépression (marquée) ou de son obsession suicidaire, mais parce qu’à la suite d’une opération chirurgicale il a développé une addiction pour un dérivé de la morphine ; mais, pendant son internement, son épouse Hatsuyo commet l'adultère avec le meilleur ami de l’écrivain… Lequel l’apprend, confronte son épouse – et c’est une nouvelle tentative de double suicide ! Les amants contrariés, en fait guère amoureux à ce stade, avalent ensemble des somnifères, mais survivent tous les deux ; le divorce ne tarde guère (et Dazai se remarie presque aussitôt...). Une dizaine d’années s’écoule, marquées par une carrière littéraire brillante (même pendant la guerre, fait très rare) associée à une vie quotidienne dissolue et décadente, où l’alcoolisme occupe une place essentielle ; la vie sentimentale de l’auteur demeure par ailleurs très complexe, et, ai-je l’impression, impulsive. Enfin, le 13 juin 1948, c’est un nouveau et ultime double suicide : l’auteur et sa maîtresse, pour qui il a quitté subitement femme et enfants, se noient ensemble dans un aqueduc en crue. Le corps de l’écrivain est retrouvé le 19 juin seulement – ironiquement, la date de son 39e anniversaire.
Mais cette obsession, sans surprise, imprègne aussi l’œuvre de l’écrivain. Dès ses tout premiers textes, vers le milieu des années 1930, le suicide figure parmi ses thèmes de prédilection. Plus globalement, son approche pessimiste de la vie comme de la littérature doit être relevée, qui insiste notamment sur des personnages dont l’existence est devenue insupportable, mais qui, ainsi que lui-même, « se ratent » à chaque tentative d’en finir – peut-être parce qu’ils sont de toute façon trop apathiques pour souhaiter concrètement mourir ?
La Femme de Villon, nouvelle datant de 1947, soit un an avant la mort de l’auteur, en témoigne – une nouvelle souvent considérée comme faisant partie des plus grandes réussites de Dazai (et qui a connu plusieurs éditions françaises, au passage), dans cette brève période de l’immédiat après-guerre qui a correspondu à son apogée, et durant laquelle il a également écrit ses deux romans les plus célèbres, Soleil couchant et La Déchéance d’un homme (lequel ne paraîtra qu'à titre posthume).
LA FEMME ET SON ÉCRIVAIN D’ÉPOUX
Le récit est à la première personne, et notre narratrice est une certaine Mme Otani, âgée de 26 ans, mariée, avec un enfant très fragile. Le récit est immédiatement contemporain de sa publication, et nous sommes donc en pleine occupation américaine.
Mme Otani vit dans des conditions passablement miséreuses et dures – elle fait les frais de l’alcoolisme de son mari, un sale bonhomme haineux et violent… Mais elle n’avait pas idée de sa déchéance : un couple furibond vient toquer à leur porte, accusant M. Otani de vol ; le soûlard menace ses accusateurs avec un couteau, et prend la fuite sans demander son reste. Sa femme ne comprend pas bien ce qui se passe, et invite ses visiteurs à lui expliquer de quoi il retourne. Il se trouve qu’ils tiennent un débit de boisson, que M. Otani fréquente de longue date, mais il a accumulé bien trop de dettes, et, tout récemment, il a même glissé ses sales pattes dans la caisse !
Mme Otani n’est finalement pas surprise – la turpitude de son époux était visible, et il ne ramenait certes pas d'argent à la maison, c'était plutôt le contraire... Mais elle prend l’affaire à la légère et même à la rigolade, avec un naturel tel que les accusateurs de son époux éclatent de rire avec elle. Sur un coup de tête teint de mensonge (initialement du moins), la jeune femme va offrir de travailler pour les créanciers de M. Otani, afin de les rembourser et de gagner de quoi survivre avec son enfant. Car les liens sont plus que distendus avec son époux – l’écrivain, qui vient de signer un article sur François Villon, et qui continue de fréquenter l’établissement où elle travaille désormais, bras dessus bras dessous avec d’autres femmes. Ceci dans un monde frontalement sordide, voire redoutable, mais qu’il s’agit d’accepter avec une indifférence nécessaire, et même souriante, en fait, au milieu des drames.
L’AUTOBIOGRAPHIE REPORTÉE
Dazai Osamu est souvent considéré comme étant le plus grand représentant du genre littéraire japonais watakushi shôsetsu (ou shishôsetsu), où l’auteur est lui-même le protagoniste, d’une certaine manière à mi-chemin entre l’autobiographie et l’autofiction. Ce genre a ses codes – et, à vrai dire, Dazai Osamu les a semble-t-il si souvent détournés que certains commentateurs ont supposé qu’il faudrait en fait relativiser voire contester l’assimilation de l’auteur à ce courant littéraire.
D’une certaine manière, je suppose que La Femme de Villon en témoigne. M. Otani est clairement une transposition de l’écrivain lui-même – ce qui n’apparaît pas dès le début : à vrai dire, que cet ivrogne violent vivant dans la misère noire soit un écrivain a probablement quelque chose de surprenant, presque choquant, au tout début. Mais tout colle : l’extraction aristocratique aussi bien que l’alcoolisme, la francophilie (le choix de faire allusion à François Villon, grand poète et franche canaille, colle assurément au personnage, ou en tout cas aux représentations que l'auteur s'en fait) comme les adultères à répétition, la reconnaissance de ses contemporains ne le préservant pas de la misère, et, bien sûr, l’obsession de la mort, et plus précisément du suicide, ou plus précisément encore de sa tentative (pp. 49-50) :
– Tu me diras peut-être que j’ai une grande gueule, mais je ne désire qu’une chose : crever ! J’y pense depuis longtemps. Si je meurs, je suis sûr que tout le monde sera content. Mais je n’y arrive pas. Quelque chose de bizarre, une espèce de dieu terrible, me retient.
– C’est que tu as encore du travail.
– Du travail ! C’est de la blague ! Il n’est pas question de chefs-d’œuvre, pas plus que de rossignols ! Est bon ce que les lecteurs approuvent, mauvais ce qu’ils réprouvent. Exactement comme l’air qu’on respire : on l’aspire, on l’expire. Ce qui me fait peur, c’est qu’il y a un dieu quelque part dans l’univers. Il y en a un, n’est-ce pas ?
– Pardon ?
– Il y en a un, non ?
– C’est trop fort pour moi !
– Je te comprends !
Plus tard, à la lecture d’une critique de ses écrits, il s’explique un peu plus (p. 57) :
– Bon ! Encore un autre qui dit du mal de moi ! Il me traite de faux noble et d’épicurien. Il n’y est pas du tout ! Il aurait dû écrire : un épicurien qui a peur de Dieu !
Mais justement : Otani/Dazai n’est pas le narrateur, c’est l’épouse d’Otani qui endosse ce rôle. Du coup, la dimension autobiographie/autofiction demeure, mais non sans une certaine mise à distance – et c’est un procédé très bien vu, parce que, paradoxalement peut-être, il favorise l’implication du lecteur. Cela tient éventuellement à ce que Mme Otani est bien plus sympathique que son mari – d’autant qu’en se projetant de la sorte, l’auteur peut charger la barque dans son autoportrait en forme d’accusation… Surtout, cela affecte le ton de la nouvelle – car il s’adapte aux manières de Mme Otani.
Mais, immédiatement après le passage que je viens de citer, c’est bien Mme Otani qui a, si j’ose dire, le dernier mot, et conclut ainsi la nouvelle, « sans manifester de joie particulière » (précision sans doute importante) :
– Monstre ou pas, peu importe ! L’essentiel, c’est de vivre !
Chute qui ne manque sans doute pas d’ironie...
(SUR)VIVRE DANS L’INDIFFÉRENCE
La Femme de Villon est une nouvelle passablement déconcertante – et son ton y est pour beaucoup ; en même temps, d’ailleurs, qu’il bénéficie à la lecture, car les manières finalement légères de Mme Otani, souriantes souvent, rieuses même parfois, impliquent le lecteur dans le récit, qui coule tout seul, en lui faisant ressentir une forte empathie pour la narratrice.
Ce qui est étrange, c’est que cela se produit justement parce que Mme Otani, elle, ne semble pas en mesure de s’autoriser ce genre de sentiments – comme un mécanisme de protection contre un monde trop cruel.
En fait, le tableau est indubitablement sordide et terrible, envisagé « objectivement », et les sentiments de l’auteur à ce propos ne font guère de doute. La vie dans ce Japon occupé, juste après le traumatisme de la défaite, n’a certes rien de paradisiaque : la bicoque croulante des Otani et l’avenir incertain de leur enfant, les misères du marché noir, l’alcoolisme et la criminalité… et en arrière-plan la déchéance ultime de l’esprit nippon, l’humiliation globale enfin, mais tout particulièrement celle de l’aristocratie.
Mais Mme Otani semble très bien s’en accommoder – souriante, elle se sacrifie en permanence pour simplement survivre (et, avec un peu de chance, son enfant survivra avec elle !). S'agirait-il d'une forme d'émancipation, de sa part ? En tout cas, l’indifférence de son époux, elle fait avec, de même – il lui faut devenir indifférente à tout pour traverser cette nouvelle année. Jamais une plainte. Tout. Va. Bien.
Et ceci alors même que les choses deviennent on ne peut plus glauques. Bon, parler de SPOILER est probablement absurde dans pareil contexte, mais je vais lâcher le morceau sur les dernières pages de la nouvelle, hein, alors...
Mme Otani travaille donc pour les créanciers de son époux, elle fait la serveuse – inévitablement, cela lui vaut bien des mains au panier, etc. Qu’importe… En fait, elle présente les clients sous un jour plutôt positif, malgré tout ; même son époux, en fait : leur séparation semble gommer progressivement l'image de l'ivrogne, et il devient vraiment à ses yeux l'écrivain qu'il revendique être.
Mais, à la fin de la nouvelle, cette dimension du récit en vient à soulever l’estomac du lecteur – quand Mme Otani rapporte comment elle a été violée par un jeune homme qu’elle hébergeait, admirateur disait-il des écrits de son époux : dans son récit, ce crime horrible est traité on ne peut plus prosaïquement, comme n’importe quel détail du quotidien – cela m’a fait penser à ces livres de raison médiévaux où les bons bourgeois glissaient entre une entrée comptable et une allusion météorologique la nouvelle du décès d’un de leurs enfants, en une ligne sans fioritures, avant de passer à autre chose : tout au même niveau. Voici ce que ça donne ici (p. 55) :
D’une voix basse et plaintive il a murmuré :
– Excusez-moi, j’ai un peu trop bu !
Il s’est allongé sur le plancher et j’étais à peine rentrée dans ma chambre que je l’ai entendu ronfler.
De bon matin, cet homme m’a prise à la sauvette.
Ce jour-là, sans rien changer à mon comportement extérieur, je suis allée au restaurant de Nakano, comme toujours avec mon enfant ficelé dans le dos.
On peut, j’imagine, relever l’adjectif « extérieur » ; mais Mme Otani se rend donc à son travail, car « ça n’est pas une raison », et elle s’émerveille même bientôt des reflets du soleil sur le verre à saké de son mari, auquel elle ne se confie certainement pas.
Finalement, c’est peut-être là que se joue la nouvelle, dans cette nécessité de l’indifférence pour survivre en ce monde terrible – ou du moins de l’indifférence feinte, dans une société où l’évocation de la douleur et de la misère est répréhensible : un Japon en ruines, égaré dans l’anomie généralisée, et dont la devise pourrait être « Marche ou crève ».
Il y a sans doute bien d’autres choses dans cette nouvelle, dont nombre me sont probablement passées sous le nez. Mais l’efficacité du texte ne fait en tout cas aucun doute. Ce petit livre est certes fort cher, et je n’irais pas non plus jusqu’à prétendre que cette Femme de Villon est impérissable et indispensable, mais du moins la nouvelle a-t-elle attiré mon attention, et il me faudra revenir sous peu à cet auteur, probablement avec La Déchéance d’un homme, qui patiente depuis trop longtemps dans ma bibliothèque de chevet.
YAMAZAKI Mari et MIKI Tori, Pline, t. 3 : Les Griffes de Poppée, [プリニウス, Plinius 3], traduction [du japonais par] Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, adaptation graphique [par] Hinoko, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2015] 2017, 184 p.
LE RETOUR DE LA SCIENCE !
Retour à Pline, le manga historique en cours de publication signé Yamazaki Mari (connue pour Thermae Romae) et Miki Tori, portant sur le fameux naturaliste romain, dont la biographie méconnue est ainsi fantasmée dans un contexte où se mêlent habilement le réalisme le plus documentaire… et un imaginaire fantasque, en fait – car on revient cette fois à cette dimension qui m’avait particulièrement séduit dans le tome 1.
C’est peu dire, le tome 2 m’avait nettement moins convaincu… Les thèmes les plus intéressants du volume d’exposition avaient été balayés au profit d’une vague trame tristement banale, et je redoutais que la BD n’aille nulle part. La lecture de ce troisième tome était donc « une dernière chance »… et elle s’est avérée bien plus convaincante, heureusement ! À mes yeux, du moins, car tous les retours ne sont pas aussi positifs.
Reste que nous avons de nouveau droit à ces dissertations saugrenues de Pline lisant dans le grand livre du monde, et prêchant le « vrai » comme le « faux », avec plein de guillemets de part et d'autre, c’est-à-dire au regard des acquis de la science moderne ; mais c’est justement une part importante du charme de cette BD que la conviction que Pline, lettré, érudit, avait une approche scientifique des phénomènes, même quand il errait sur les propriétés de telle ou telle plante en guise de remède de bonne femme… ou s’adonnait à sa passion pour les nombreuses vertus des vierges, découlant de leur pureté intrinsèque.
BESTIAIRE
Toutefois, s’il est un thème, ici, qui me paraît devoir être mis en avant (et bien plus que la Poppée animalisée du titre, mais ça j’y reviendrai), c’est le rôle dévolu aux animaux, réels ou imaginaires. Il y a tout un bestiaire qui parcourt ce troisième tome, et je suppose qu’il n’y a rien d’innocent, à cet égard, à ce que ce volume s’ouvre sur un épisode à hauteur de chat : Gaïa, la chatte de Pline, est notre guide dans sa vaste demeure ; sa curiosité vaut bien celle de son maître, et elle n’est pas à une « maladresse » près elle non plus…
Mais Pline s’intéresse à bien d’autres animaux qu’au seul félin domestiqué. Au fil de l’épisode, nous le voyons traiter aussi bien de ces colosses que sont les éléphants, que des insectes les plus minuscules, avec quantité de créatures entre les deux. Le spectacle des éléphants l’amène d’ailleurs à disserter sur l’homme, finalement pas exclu du règne animal – cette créature qui est la plus faible de toutes à la naissance (à ce stade, Pline vient de faire la connaissance de son neveu tout juste né, et il se comporte avec lui exactement comme vous pouviez le supposer), mais qui par la suite, encore que bien tardivement, a l’arrogance de dominer toutes les autres… Ce que Pline condamne, à sa manière – son beau-frère cherche un précepteur pour son bambin ? Mieux vaudrait pour lui acheter un éléphant plutôt qu’un esclave ! Car l’esclave est humain… L’éléphant, le sait-il, est un animal d’une grande intelligence ! Etc. Mais il y a un paradoxe chez Pline à ce propos – car il a d’une certaine manière pour tâche d’élever l’homme si faible au rang de maître des animaux, en cultivant sa singularité : l’esprit. D’où l’importance cruciale de l’éducation et de l’érudition : c'est bien ce pourquoi il vit.
Une dimension intéressante de la BD, mais j’ai aussi apprécié qu’elle revienne sur un bref fragment du premier tome, où le bestiaire authentique se mêlait de bestiaire fantastique – au même niveau, car Pline n’opérait à cet égard pas de distinction. Le monstre marin humanoïde du premier tome a donc ici des « cousins ».
Ainsi, cette licorne dont on dit qu’elle commet des massacres dans les rues de Rome – ce qui est étrange aux yeux de Pline, car les licornes qu’il apprécie sont des créatures de pureté, qui en tant que telles ne peuvent être approchées que par des vierges – le fantasme d’Euclès y associant la prostituée Plautina n’en est que plus savoureux… Mais j’imagine qu’intervient ici la symbolique chrétienne de la licorne – car la « secte juive » fait véritablement son apparition dans ce troisième tome, autour justement des personnages d’Euclès et de Plautina. Sur le plan graphique, la BD, intelligemment, figure en fait deux représentations de la licorne qui n’ont pas grand-chose à voir – celle de Plautina est celle que nous connaissons, l’autre emprunte aux descriptions de Pline (oui, il y a donc chez le naturaliste comme un paradoxe sur l’approche symbolique de l’animal fantastique). Mais il s’agit aussi d’envisager la source de ce mythe aussi bien chez le narval que chez le rhinocéros ; comme de juste, Pline évoque enfin les propriétés médicinales de la corne, aphrodisiaques sans doute…
Euclès délirant complète d'ailleurs le bestiaire : il croise également des guivres, ainsi qu’une manticore au terrifiant faciès semi-humain ! Des hallucinations, sans doute.
Mais la BD ne s’en tient pas au seul délire à ce propos : elle revient à l’approche érudite et scientifique de Pline, plus loin, quand la pêche d’un poulpe de taille déjà conséquente l’amène à évoquer d’autres poulpes ainsi que des calmars véritablement colossaux ! Et, de manière bien vue là aussi, les auteurs en profitent pour glisser quelques allusions (au moins graphiques) aux très étranges créatures renfermées par l’océan et dont l’homme ne sait rien – ainsi de quelques hideux poissons des abysses…
Une dimension vraiment très bien vue, et qui me parle autrement que les errances du tome 2 ; on a pu juger ce tome 3 dispersé, mais ce thème animalier constitue pourtant un fil rouge appréciable.
EUCLÈS DANS LA TOURMENTE
Tout, certes, n’est pas aussi convaincant. Une fois de plus, je tends à croire que c’est le personnage d’Euclès le problème. Personnage point de vue correct dans le premier tome, il a considérablement perdu de son intérêt dans le deuxième, avec son amourette pour Plautina qui n’en faisait plus qu’un disciple adolescent tourmenté comme tant d’autres.
Ici, Plautina se fait plus discrète, c’est pas plus mal, mais Euclès n’a cependant qu’elle en tête, ce qui paraît suffire tout d’abord à expliquer ses errances nocturnes, relevant plus qu’à leur tour du délire, et qui lui valent quelques sévères bastonnades. En fait, tout cela n’est pas si vain – c’est surtout que cela manque de subtilité, eu égard au traitement des autres thématiques de la BD. D’une certaine manière, les auteurs semblent préparer le terrain pour l’incendie de Rome (avec une scène où, hors-champ, nous pouvons supposer que Néron et/ou ses sbires ont mis le feu au lupanar où travaille Plautina), ce qui implique aussi d’introduire la thématique chrétienne – on a ici quelques aperçus de la « secte juive », et nous savons qu’Euclès a du moins assisté à quelques prêches ; il y aurait matière à en tirer des choses intéressantes, dans la mesure où nous le voyons entendre un sermon sur la vanité et au mieux l’inutilité du savoir, sermon qui aurait de quoi hérisser tous les poils de son maître Pline…
Ici, admettons. Mais le comportement d’Euclès demeure pénible dans les faits. Son indécision, qui l’amène presque à rompre avec Pline, gâche deux bons personnages, Silénios et Anna (sur laquelle je reviens bientôt), en leur faisant prononcer des discours « motivationnels » forcément d’une lourdeur telle qu’on entend presque les violons patriotiques en fond sonore…
Il y a mieux à faire. Bien mieux.
LES GRIFFES DE POPPÉE ?
Un autre aspect de ce troisième tome s’avère plus ou moins convaincant – et, fâcheusement, il lui confère son titre ! Les Griffes de Poppée ? Passons sur cette animalisation de la femme, qui pourrait faire sens au regard du bestiaire évoqué plus haut ; reste que Poppée, dans ce troisième tome, n’apparaît en tout et pour tout qu’une seule fois, pour une scène de neuf pages – et de même pour son impérial amant Néron, qui se contente peu ou prou d'y vomir pour manger davantage.
Sans doute Poppée montre-t-elle ici ses griffes, car elle veut la tête d’Octavie, mais elle se fait surtout remettre à sa place par un Burrus autrement sage, et surtout direct au point de l’insulte. Du coup, Burrus 1, Poppée 0. Et c’est sans doute regrettable, parce que j’attendais beaucoup du personnage de Poppée, que j’avais trouvé très intéressant dans le premier tome. Hélas, au fur et à mesure que la BD progresse, l'ambitieuse maîtresse perd toujours un peu plus de son charisme – ou, pour dire les choses autrement, elle devient tristement banale.
Néron, bien sûr, ne vaut pas mieux, et même sans doute encore bien moins. Quoi que les auteurs aient pu en dire depuis le début de la série, notamment dans les commentaires en fin de chaque volume et dans de multiples interviews, « leur » Néron ne constitue pas vraiment une alternative au détestable empereur dont les historiens romains puis chrétiens ont tiré le portrait à charge.
En fait, à ce stade, la dimension politique de la BD est plus discrète que jamais, en tout cas bien plus que dans le décevant tome 2 (ce titre n’en est que plus absurde). Tant mieux, donc ? En fait, s’il est des personnages qui brillent dans ce registre, ce sont les sages : outre Pline lui-même, le très franc Burrus, dont on dit qu’il avait contenu les mauvais penchants de Néron dans les premières années de son règne, et surtout le philosophe Sénèque, leur maître à tous – qui enjoint ici Pline à quitter Rome au plus tôt, car sa vie est en danger… mais il lui « emprunte » auparavant de la ciguë, car il y en a dans son très riche jardin ; c’est juste « au cas où » !
LES FEMMES SAVANTES
Mais peut-être faut-il surtout mettre en avant, dans ce troisième tome, des personnages de « femmes savantes », en contrepoint, tant des vieux sages pontifiants, que de la cruauté archétypale de Poppée ? Que deux de ces personnages occupent un rôle non négligeable dans ce troisième tome, je doute que cela soit totalement par hasard.
Pline et son beau-frère arpentent les marchés aux esclaves pour trouver un précepteur pour le neveu du naturaliste (ils s’y prennent bien tôt, il vient à peine de naître !). D’où les ruminations de Pline sur les éléphants qui valent bien mieux que les esclaves… Il est vrai que les précepteurs qu’ils croisent sont tellement chargés de rancœur que leur mission éducatrice relève du sadisme pur et simple – ils battent les enfants qui ne savent pas retenir par cœur la Loi des XII Tables ! Sans doute vaut-il mieux chercher ailleurs… Et c’est ainsi qu’ils tombent sur Anna. La jeune femme grecque (et libre) vient d’un milieu très éduqué : en fait, son père et son frère ont enseigné au Lycée, l’école d’Aristote à Athènes ! Rien d’étonnant à cet égard qu’elle sache lire et écrire le grec, le latin, et même l’hébreu. Réduite par les aléas de la vie au rôle guère rémunérateur d’écrivain public, elle fera bien mieux l’affaire que tout autre précepteur ! Le beau-frère de Pline l’engage, avec la bénédiction du savant. Et elle fait tôt preuve de sa sagesse, en assurant les deux hommes qu’elle n’enseignera pas la moindre leçon au bambin avant ses trois ans ; d’ici là, elle ne rechignera pas le moins du monde à s’occuper de lui – mais, à cet âge, il ne faut pas réprimer ses envies et ses jeux : qu’il bénéficie pleinement de sa liberté insouciante ! Anna, bien sûr, jouera à nouveau le rôle du puits de sagesse (maternelle ?) auprès d’Euclès indécis – mais il y faudra encore l’intervention de Silénos pour que le jeune scribe s’acquitte de sa tâche auprès de Pline ; pour le coup, c’est donc un peu du gâchis…
Mais nous croisons un autre personnage de femme savante plus loin dans ce troisième tome, alors que Pline et sa suite descendent la Voie Appienne pour gagner la Campanie et Pompéi. À Herculanum, les voyageurs découvrent que la région souffre d’un problème d’approvisionnement en eau ; on a fait venir un ingénieur de Rome pour déterminer la nature du problème et y apporter une solution. Par la force des choses, nous sommes instinctivement portés à supposer que cet ingénieur est un homme – au point, en fait, où l’on ne se pose même pas la question : poids de la culture et biais de la langue ? Pourtant, l’ingénieur est bien une femme – et pas n’importe quelle femme : la fille de l’ingénieur que Pline, et surtout Félix (qui fait à nouveau ici la démonstration de ses talents martiaux, sur un mode pas moins cocasse), avaient sauvé des brigands dans le Trastevere ! Impossible d’en dire davantage pour l’heure, on verra si cela débouche ou pas sur quelque chose…
À L’OMBRE DU VÉSUVE
Ainsi que vous l’avez compris, à ce moment du troisième tome de Pline, le naturaliste et ses amis ont délaissé l’atmosphère mortifère de Rome pour prendre soin d’eux au pied du Vésuve – à Pompéi même. Bien sûr, au regard de la biographie authentique de Pline, ce choix n’a rien d’innocent : c’est là que mourra le naturaliste...
Or, à peine arrivé à Herculanum, les signes de ce que le Vésuve pourrait se réveiller se multiplient. Pourtant, considérer le Vésuve comme un volcan ne paraît pas forcément aller de soi pour nos personnages : ce n’est certes pas l’Etna, dont Pline avait étudié l’éruption au tout début de la série – et c’est là qu’il avait rencontré Euclès, au passage. Mais, oui, les signes sont là : des tremblements de terre, l’apparition de sources chaudes, l’agitation éloquente des insectes, ou la mort subite d’un troupeau de moutons (que Pline explique à bon droit par les vapeurs toxiques). Une éruption pour bientôt ?
Les auteurs en jouent, bien sûr. Mais, contrairement à ce que certains articles, çà et là, me semblaient avancer, il ne s’agit pas des signes avant-coureurs de l’éruption dans laquelle Pline est destiné à mourir (à moins que les auteurs ne se livrent à des jeux temporels de type SF) : le naturaliste périra en 79, quand le Vésuve anéantira Pompéi et Herculanum ; ici, nous sommes près de vingt ans plus tôt, comme le premier tome l’avait clairement posé – de toute façon, cette éruption fatale n’aura lieu que onze ans après la mort de Néron (en 68), et nous n’en sommes visiblement pas là.
Il s’agit plutôt de préparer le terrain, j’imagine – mais à très long terme et surtout à titre symbolique. En ce qui me concerne, c’est très bien vu.
C’EST MIEUX !
Comme l’est, globalement, ce troisième tome de Pline, qui me paraît bien meilleur que le précédent – lequel m’avait presque décidé à lâcher l’affaire.
Les retours que j’ai pu lire sur ce troisième tome ne sont pas tous aussi enthousiastes : on a pu lui reprocher d’être dispersé, et en même temps très (trop ?) dense. Ce qui se défend. Mais, au moins, j’ai l’impression que la BD va quelque part (ce n’était pas du tout le cas au sortir du tome 2), et dans une direction qui me paraît être la bonne. En effet, si le traitement du thème politique ne cesse de perdre en intérêt, ce que je déplore (surtout pour l’intriguant personnage de Poppée, qui me paraît toujours un peu plus gâché), le retour au premier plan de la science de Pline, dans ses gloires comme dans son pittoresque, me rassure et me laisse espérer le meilleur pour la suite.
Le bestiaire, ici, m’a particulièrement séduit – c’était une approche dont je n’étais pas certain qu’elle serait approfondie par les auteurs au-delà du monstre marin humanoïde du premier tome, mais ils l’ont fait, et de manière habile et rusée.
Enfin, ajoutons que la BD fait davantage preuve d'humour, mais dans le ton : c'est une dimension très appréciable.
Le niveau remonte, et mon adhésion avec. Suite au prochain épisode !
KAWABATA Yasunari, Pays de neige, [雪国, Yukiguni], roman traduit du japonais par Bunkichi Fujimori, texte français par Armel Guerne, préface d’Armel Guerne, Paris, Albin Michel – LGF, coll. Le Livre de poche – Biblio, [1935, 1937, 1940, 1947-1948, 1960, 1982] 21e édition 2017, 190 p.
PAS LE MOMENT, OU PAS POUR MOI ?
De Kawabata Yasunari, le premier Prix Nobel de Littérature japonais (en 1968 ; le second serait Ôe Kenzaburô en 1994), je n’avais lu pour l’heure que Les Belles endormies, très beau roman d’une plume délicate et sensible, qui atténuait le sordide apparent des situations jusqu’à en exprimer les émotions les plus pures avec une élégance admirable. Les Belles endormies est bien un des chefs-d’œuvre de l’auteur – et peut-être son texte le plus connu en France ?
Mais, au Japon comme ailleurs, quand vient le moment d’envisager dans son ensemble le travail de l’écrivain, c’est peut-être un autre roman, antérieur (en fait, mais sous sa première forme seulement, j’y reviendrai, il s’agissait du premier roman de l’auteur, autrement célébré pour ses récits courts et éventuellement très courts, qu’il désignait comme ses Récits de la paume de la main), qui est cité de préférence : Pays de neige. Il figurait sauf erreur parmi les premières traductions de l’auteur, en anglais comme en français – et sans doute dans d’autres langues. En 1968, le Comité Nobel s’y est particulièrement attardé : si le prix récompense une carrière dans son ensemble, il est bien parfois des œuvres individuelles qui se singularisent dans l’argumentaire du jury, et il semblerait que Pays de neige ait été dans ce cas, même si d’autres œuvres de Kawabata avaient bien sûr été mentionnées en cette occasion (mais, bizarrement ou pas, Les Belles endormies n’était pas du lot).
Il me fallait donc lire ce roman, d’une importance cruciale, non seulement dans la carrière de l’auteur, mais probablement bien au-delà, dans l’histoire de la littérature japonaise, voire mondiale. Hélas… Je suis passé complètement à côté, ou peu s’en faut. Ce compte rendu, j’imagine, va dès lors témoigner d’une certaine gêne, à chaque instant ; il va me falloir tenter d’expliquer pourquoi ce roman sans doute très bon et même mieux que ça en tant que tel ne m’a pas parlé…
Pour une approche « objective », je vous engage donc à fouiner par ailleurs, vous ne manquerez pas de tomber sur des articles tout à fait intéressants et autrement positifs, donc autrement pertinents : par exemple, voyez ici, ou peut-être ici, ou encore là, un article cette fois plus ciblé, portant sur la fin du roman, et qui emprunte énormément aux travaux de Cécile Sakai, laquelle a beaucoup écrit sur Pays de neige en particulier et Kawabata en général ; les sources à privilégier se trouvent dans ce genre d’articles, certainement pas ici.
Mais moi ? Eh bien, ça n’a pas pris. Je vais tâcher de le développer par la suite, mais l’idée, c’est que je pense être, dans une certaine mesure, en état d’envisager « rationnellement », « intellectuellement » peut-être, ce qui fait le brio de cette œuvre, mais sans m’être jamais senti impliqué « émotionnellement » ; et c’est un fâcheux paradoxe, j’imagine, parce que, à bien des égards, le très poétique roman de Kawabata, dans son épure et son « faux inachèvement » (en fait sa quête acharnée de la perfection littéraire sous la forme de l'épure et de l'ellipse), devrait probablement parler d’abord à l’émotion, ensuite seulement à la raison.
Mais cela n’a donc pas marché sur moi. Peut-être n’était-ce pas le moment ? Ou peut-être, au regard des thèmes, très prosaïquement la dimension sentimentale du récit, ce livre n’était-il tout simplement (rien n’est simple...) pas pour moi ? Il peut y avoir de ça – et d'autres choses encore, sans exclusion. Je ne sais pas.
Je sais que je n’ai pas apprécié ce roman quand tout aurait dû jouer pour me le faire apprécier, et c’est un constat assez pénible…
UNE ŒUVRE SANS CESSE REMANIÉE EN QUÊTE DE PERFECTION
Ainsi que plusieurs œuvres de l’auteur, Pays de neige emprunte au moins pour partie à l’autobiographie de Kawabata, qui avait alors passé quelque temps dans une station thermale (onsen) du nom de Yuzawa, dans la province d’Echigo – montagneuse et froide. Là, il a notamment fait la connaissance d’une geisha du nom de Matsuei, qui lui aurait inspiré le personnage de Komako dans son roman. Quoi qu’il en soit, Kawabata a passé quelque temps à Yuzawa, clairement la « source », si j'ose dire, de la station thermale qui demeure anonyme dans Pays de neige, et il a même commencé à écrire son roman sur place (pour l’anecdote, la chambre qu’il occupait là-bas est devenue aujourd’hui peu ou prou un « musée » honorant cette histoire, ce qui en dit long je suppose sur la portée du roman de Kawabata).
Mais il faut d’emblée apporter un bémol à cette idée d’un « roman ». En effet, comme Les Belles endormies un quart de siècle plus tard, Pays de neige a d’abord été publié en revue, plus ou moins sous la forme de nouvelles ; ce n’est qu’ensuite que ces récits ont été rassemblés pour constituer un roman – en l’espèce, le premier de l’auteur. Les premiers textes constituant Pays de neige paraissent ainsi dès 1935, et le premier volume rassemblant ces « nouvelles » qui n’en étaient plus vraiment, en 1937. Mais Kawabata, après une pause de trois ans seulement, y est revenu : en 1940 et 1941, il publie de nouveaux « chapitres » sous la même forme ; en 1946, il révise complètement la fin du roman, en synthétisant deux de ces nouveaux récits ; en 1947, il y ajoute encore un « chapitre », et le roman ne paraît donc dans sa forme « définitive » qu’en 1948, soit treize ans après la publication du premier fragment de Pays de neige, et onze ans après la première mouture du roman en volume. C’est sur la base de cette « ultime » version que la traduction française a été faite, en 1960 (en collaboration ; j’avoue être un peu perplexe devant la présentation de la contribution de chacun en page de garde : « roman traduit du japonais par Bunkichi Fujimori, texte français par Armel Guerne »).
« Ultime » version ? Eh bien, pas tout à fait… Car Kawabata y est revenu une toute dernière fois, quelque mois à peine avant son suicide, en 1972. Il a alors considérablement abrégé Pays de neige… au point qu’il ne consistait plus qu’en quelques pages, bien loin du format romanesque ! En fait, c’était sans doute pour lui l’occasion de réduire son roman aux dimensions d’un de ses Récits de la paume de la main…
On comprend combien cette œuvre importait à Kawabata lui-même, un auteur en quête de la perfection ; il lui fallait y revenir, jusqu’à aboutir à cet état de 1948 qu’il jugea enfin « satisfaisant » ; j’imagine cependant que l’entreprise d’abréviation ayant précédé immédiatement ou presque le suicide de l’auteur est à sa manière plus éloquente encore…
Mais cette perfection ne joue certainement pas de la carte vulgaire de l’épate – bien au contraire, c’est d’épure qu’il s’agit ici. Kawabata coupe pour s’en tenir à l’essentiel, avec élégance et discernement, et cela contribue sans doute à la réputation du roman, que l’on a souvent comparé, et semble-t-il plutôt à bon droit, pour une fois, à un haiku. À vrai dire, Kawabata lui-même y fait quelques allusions dans le roman, et l’entreprise des Récits de la paume de la main, parallèlement, n’est sans doute pas sans évoquer l’art de Bashô et compagnie (auquel je suis totalement hermétique – c’est bien le problème…).
Mais un autre aspect de cette épure, plus singulier peut-être (mais semble-t-il typique de l’œuvre de Kawabata ?), doit probablement être mis en avant, et qui est le « faux inachèvement » du roman ; « faux », à l’évidence, tant le travail acharné de l’auteur témoigne bien de ce que Pays de neige a été longuement muri, réfléchi, repris, pour toucher enfin à la « perfection » (ou à cet état jugé « satisfaisant » par l’auteur) ; à ce compte-là, c’est tout sauf une œuvre « inachevée » ! Ce qu’il faut entendre par-là, c’est la nature délibérément fragmentaire du récit : même s’il a un début clairement identifié en tant que tel (mais peut-être pas sans ambiguïtés pour autant, et j’y reviendrai), et, du moins à partir des révisions des années 1940, une conclusion qui sonne bien comme une conclusion, l’impression d’ensemble demeure pourtant celle d’un roman que l’on aurait très bien pu prendre en cours de route, et dont la fin ne répond pas aux questions du lecteur, voire l’amène à s’en poser davantage encore – dans une impression (seulement ?) d’indécision que l’on pourrait trouver frustrante, mais qui, là encore, est sans doute murement réfléchie ; en fait, l’histoire pourrait se poursuivre au-delà – elle ne le fait pas, mais elle le pourrait… De même qu'elle aurait pu commencer avant. Et, entre la première et la dernière page, la narration procède en outre souvent par ellipses, éventuellement compliquées par un jeu temporel subtil, où le passé et le présent ne sont pas toujours bien aisés à distinguer (délibérément), et s’enchaînent sans vraie causalité. Le procédé d’écriture du roman, puis ses multiples remaniements, appuient encore davantage sur cette dimension.
LE VOYAGE DE SHIMAMURA
L’ouverture du roman est parfaite – même si la suite ne m’a pas parlé, la qualité de cette introduction ne fait aucun doute à mes yeux (en fait, ça a pu peser dans ma déception par la suite, où je n'ai rien trouvé d'aussi fort, ou du moins ai-je eu cette impression). Nous sommes dans un train qui franchit un tunnel de montagne. Il vient de Tokyo, et se rend à une station thermale anonyme située dans une région que l’auteur n’appelle sauf erreur jamais autrement que « Pays de neige » ; en notant que la neige y est certes abondante en hiver, quand les touristes viennent pour le ski, mais nous aurons l’occasion de visiter la région en d’autres saisons, pour d’autres activités, comme la randonnée – outre, bien sûr, le seul statut d’onsen qui justifie bien que malades et bien-portants s’y rendent pour prendre soin d’eux.
À bord de ce train, un voyageur est interloqué par une scène qu’il ne perçoit que dans les reflets de la vitre – une jeune femme qui prend soin d’un jeune homme fort malade, et elle y met beaucoup d’attention. L’aura de mystère entourant la séquence séduit notre homme, sans qu’il comprenne bien pourquoi, si ça se trouve.
Cet homme, c’est Shimamura, un dilettante entre deux âges, qui vit à Tokyo avec femme et enfants ; parce qu’il lui faut bien faire quelque chose, il est devenu, de manière autodidacte, un spécialiste du ballet occidental, qui le fascine. Mais c’est aussi un homme qui apprécie de quitter régulièrement la grande ville, pour apprécier dans la nature la beauté et la pureté – et d’autres choses aussi sans doute, car notre bon père de famille fréquente volontiers ces dames de la station thermale (ce qui n’a absolument rien de choquant, ne pas s’y méprendre).
Nous n’avons pas besoin d’en savoir davantage – même si des traits de personnalité seront progressivement esquissés, qui en font un homme parfois arrogant, mais sans doute bien moins cynique qu’il le prétend, en même temps, un esthète aussi, un homme en quête de pureté, porté à la contemplation et à l’auto-analyse de ses sentiments, et, fait sans doute significatif, récurrent dans la littérature japonaise d’alors, un intellectuel déchiré entre tradition et modernité, Japon et Occident – ce en quoi il peut être un écho de Kawabata lui-même, fin connaisseur de la littérature occidentale et dont l’approche de la littérature japonaise s’affichait moderniste, mais en qui le sentiment passionnel du Japon traditionnel a sans doute toujours été présent, même sur un mode éventuellement douloureux (ce qui a pu expliquer son positionnement politique dans les années 1940, quand il a soutenu le militarisme ultranationaliste ? Mieux vaut ne pas trop m’avancer sur ce terrain, je n’en sais rien, au fond).
Au-delà, qu’importe ? Shimamura sera notre point de vue, et nous nous pencherons sur ses amours au fil de trois voyages à la même station, en trois saisons différentes, et pas forcément dans un ordre linéaire, printemps, automne et hiver.
KOMAKO, (ONSEN) GEISHA
Car Shimamura entretient dans le « Pays de neige » une liaison compliquée avec Komako, une geisha – inspirée donc par une certaine Matsuei bien authentique, que Kawabata avait rencontrée à Yuzawa. « Geisha » est un terme propice aux confusions… D’autant plus que le contexte du roman complique la donne, en fait ; ceci dit, il n’est jamais explicite à cet égard, car il n'en a sans doute pas besoin (a fortiori pour un lectorat japonais ?), mais tentons quand même d’en dire un mot ou deux.
Contrairement à l’image souvent répandue en Occident, une geisha n’est pas au premier chef une prostituée ; si l’institution a ses non-dits (à propos dans pareil roman d’allure elliptique), et entretient de longue date des relations éventuellement troubles avec la prostitution, il n’en reste pas moins qu’une geisha est d’abord une « dame de compagnie » ; elle se doit d’être cultivée et raffinée, à même de soutenir une conversation pointue notamment en matière artistique, et de faire elle-même la démonstration de ses talents dans ces domaines, en composant de la poésie, en dansant, en chantant, en jouant du shamisen (surtout ?), etc. Le statut traditionnel de la geisha n’exclut pas la possibilité pour elle d’offrir des prestations d’ordre sexuel, mais cela ne va pas de soi, cela n’a rien d’une nécessité ; et, quand c’est le cas, c’est le plus souvent dans le cadre d’une relation suivie avec un unique client, etc.
Toutefois, le statut de Komako est rendu compliqué par le fait qu’il s’agit en fait d’une onsen geisha, « onsen » désignant les stations thermales. Ces geishas d’un genre bien particulier n’avaient pas forcément grand-chose à voir avec les dames très raffinées que l’on pouvait fréquenter dans les quartiers appropriés de Kyôto ou Ôsaka – on les considérait comme se trouvant tout en bas de l’échelle des geishas, échelle obéissant à un principe hiérarchique strict semble-t-il assez typique des mentalités japonaises d’alors (voir éventuellement Le Chrysanthème et le sabre, de Ruth Benedict – avec des pincettes, hein). En fait, les concernant, le qualificatif de « prostituées » était bien plus à propos – et personne ne se leurrait à leur sujet. Il semblerait que ce soit devenu plus vrai encore après la guerre – et l’occupation américaine… Aujourd’hui, quand le terme est employé au Japon, c’est le plus souvent comme un euphémisme pour « prostituée ».
Mais le roman se situe au milieu des années 1930, à une époque où les geishas ne sont plus si nombreuses – et, même dans ce contexte, Komako n’est pas non plus une onsen geisha comme une autre. Déjà, sauf erreur, elle n’est pas une geisha itinérante, contrairement à la plupart des onsen geisha, mais est attachée à cette station précisément du « Pays de neige », même si son hébergement chez la « maîtresse de musique », d’emblée, traduit l’ambiguïté du statut du personnage. Mais, surtout, elle fait parfois preuve d’un raffinement qui la hisse régulièrement au niveau des « vraies geishas » ; ainsi, c’est une artiste accomplie, très douée pour le shamisen (même si elle a appris à jouer de cet instrument typique de manière guère orthodoxe – en lisant des partitions et en écoutant des disques ; en fait, ce « modernisme » a son importance dans le roman, indubitablement, et il entre en résonance avec la passion autodidacte de Shimamura pour le ballet occidental). Mais ce raffinement doit sans doute être relativisé à d’autres égards – Komako ivre, et cela lui arrive plus qu’à son tour, n’est sans doute pas d’une dignité exemplaire… Elle est essentiellement atypique.
UN COUPLE ÉPHÉMÈRE
Mais, justement, il serait vain de vouloir réduire le personnage de Komako à une étiquette « professionnelle » : c’est bien parce qu’elle est vivante et complexe qu’elle séduit Shimamura. Leur relation amoureuse est en fait passablement ambiguë – et, si le roman ne se montre jamais explicite, on sait néanmoins que la geisha se prostitue, cela n'a rien d'un mystère. Pour autant, les rapports entre les deux personnages ne se limitent pas à des passades tarifées – ils échangent beaucoup, même si sans doute de manière bien différente lors de chacun des trois séjours de Shimamura dans la station.
Le début du roman, après l’arrivée via le train débouchant du tunnel, ne correspond pas à la première visite de Shimamura – celle-ci, nous y reviendrons ensuite. Dès lors, nous commençons en fait avec le retour du dilettante, désireux (mais tant que ça ?) de retrouver la geisha qu’il n’avait sauf erreur guère fréquentée qu’une nuit lors de ce son précédent voyage. Ce qui introduit un biais dans la narration, car il y a de la sorte d’emblée des attentes, même si plus ou moins conscientes, de part et d’autre dans ce couple de circonstances – et des reproches qui fusent, bien vite, et autant de suppliques. La passion, au-delà de ces fantasmes de relation davantage suivie qui semblent alors lutter contre les contingences et la froideur nécessaire ou supposée de l’autre, la passion donc est probablement l’apanage de la rencontre, lors du premier séjour, à la brièveté fondamentale ; le troisième et dernier voyage, d’autant plus chargé de rancœur, conduira le couple à « finir » (avec le bémol mentionné plus haut du « roman pris en court ») comme il était destiné à finir dès le départ – dans l’échec et la ruine… sinon la folie et la mort.
Du côté de Komako ? Car, en ce qui concerne Shimamura, plus désinvolte, une forme de révélation ou illumination sera peut-être en définitive de la partie – alors que la Voie Lactée, au-dessus de la grange incendiée, semble se fondre en lui, ou le contraire. Le dilettante prend conscience de sa place dans l’univers, principe supérieur extrait de la sphère de la contingence, quand tout autour de lui, la fin de sa relation avec Komako comme l’incendie dramatique de la grange muée en cinéma, exprime en dernier recours la beauté, même triste, de l’éphémère – mono no aware ?
Mais le roman repose donc énormément sur l’ellipse et le non-dit, outre qu’il y a cette idée d’une histoire prise en marche et dont on sort alors qu’elle pourrait encore se poursuivre (même si la scène de l’incendie justifie dramatiquement le point final). Probablement faut-il aussi y ajouter une part de comédie ? Tout cela rend plus difficile l’interprétation des sentiments de l’un et de l’autre, car ils avancent avec des masques, consciemment ou non.
Je crois que c’est un aspect du roman qui peut expliquer mon absence d’implication : pas l’ellipse à proprement parler, mais ce qui en ressort par défaut ? Le fait est qu’aucun des deux personnages ne m’a paru sympathique – Komako en fait trop, dans un registre misérabiliste et capricieux, inconstante dans sa force comme dans sa fragilité ; Shimamura n’en fait pas assez, en bon bourgeois guère porté à prendre en compte les conséquences de ses actes sur un monde extérieur qu’il s’asservit sans y penser à deux fois.
Tous deux peuvent se montrer cruels, d’ailleurs – même si le roman incite à relever cette cruauté essentiellement chez le Tokyoïte fortuné, inconséquent et qui ne s’attache pas. Cette cruauté, en d’autres circonstances, aurait pu m’aider à m’immerger dans le roman (probablement davantage que la seule beauté, et bien davantage encore que la seule pureté), mais, pour je ne sais quelle raison, cela n’a pas été le cas, hélas. Échanges plaintifs et lourds de rancœurs, et scènes de ménage plus ou moins franches, plus ou moins sensées, « va-t’en, ne t’en vas pas », par contre, ont bien fini par me sortir du roman, à la limite de l’agacement…
Mais il s’agit donc d’un avis très personnel – comme tel, je serais incapable d’en dériver une quelconque argumentation. Si cet avis témoigne d’une chose, ce n’est certainement pas de la faiblesse du roman, mais bien de mon désintérêt pour le sujet, tout personnel – et que la finesse et l’élégance de Kawabata n’ont pas suffi à m’y intéresser.
DANS L’OMBRE, YÔKO ET YUKIO
Cette histoire d’amour et de rancœur, finalement assez prosaïque au-delà du traitement formel soigné de Kawabata, se complique cependant, et d’une manière tout particulièrement elliptique, en faisant intervenir deux autres personnages dont nous ne saurons quasiment rien, et pour cause : telle est d’une certaine manière leur fonction.
Nous retournons à la très belle ouverture du roman, avec Shimamura observant dans la vitre les reflets de la jeune fille prenant soin d’un jeune homme visiblement très malade. Cette jeune fille, dont nous apprendrons par la suite qu’elle se nomme Yôko, exerce en fait sur Shimamura une fascination dont il ne fait pas mystère, y compris auprès de Komako, avec une absence de tact marquée : il s’étend volontiers, en pensées d'abord, puis également en paroles, sur le charme incroyable de son visage, mettons, ou bien de sa voix – qui le plonge même dans une sorte de transe… Mais nous ne savons donc presque rien d’elle. Dans plusieurs critiques je l’ai vue qualifiée à son tour de geisha, mais je ne crois pas que le roman l’exprime jamais, j’ai même plutôt l’impression qu’il dit le contraire ?
La seule chose que nous savons – mais c’est le genre de savoir qui relève finalement de l’ignorance –, c’est qu’elle est liée à Komako, via la « maîtresse de musique », et surtout son fils souffrant, Yukio (dont le nom même renvoie à la neige, je suppose qu'il n'y a pas de hasard). Il semblerait que Yukio et Komako aient été fiancés, mais c’est du passé, et c’est maintenant Yôko qui s’occupe du jeune malade. La relation entre les deux femmes n’en est que plus compliquée, car la jalousie, latente concernant Yukio, se reporte sur Shimamura, en même temps que les deux femmes se voient sans cesse rappeler qu’elles sont liées par la tragique destinée du malade. Dans une des scènes les plus fortes du roman (car il en est bien quelques-unes qui m’ont parlé, oui), nous voyons Yôko rejoindre Komako à la gare, où cette dernière avait accompagné Shimamura repartant pour Tokyo, et annoncer à la geisha que Yukio est sur le point de mourir – il lui faudrait venir à son chevet… Or il semblerait que Komako ne le fasse pas, et c’est un sujet qui reviendra lors de l’ultime séjour de Shimamura dans le « Pays de neige ». La fin du roman, toutefois, reviendra sur la relation entre les deux femmes, qui vaut bien sans doute, en termes de non-dits, la relation entre Komako et Shimamura.
LECTURES DIVERSES, ET MÊME CONTRADICTOIRES
Certaines interprétations, en fait, y accordent une importance toute particulière. Car Pays de neige, si elliptique, n’est pas un roman dont la signification profonde coule de source. On peut l’interpréter de bien des manières différentes, concurrentes ou même contradictoires, et la littérature critique à ce sujet a l’air conséquente – mais je n’y ai donc pas accès.
Certains éléments ont été avancés plus haut – concernant notamment la fin du roman, tardive donc, avec l’incendie de la grange (d’aucuns ont voulu y voir, dans le dernier état du roman, une allusion de Kawabata aux ravages de la guerre et de la défaite ; en 1945, l’auteur, durement affecté par la capitulation, disait « ne plus vouloir écrire que des élégies » ; cependant, le premier état de la scène de l’incendie date semble-t-il de 1940-1941, et Kawabata a avancé que cette idée était encore antérieure – une raison essentielle au remaniement du livre, qui lui paraissait bel et bien « inachevé » avant cela, car sa fin ne répondait pas vraiment à son début) ; or ce drame doit être associé avec l’illumination de Shimamura, devant le spectacle aussi intimidant que beau de la Voie Lactée.
Mais d’autres approches sont envisageables. L’une, notamment, me séduit, sans que je puisse juger de sa pertinence (il aurait fallu, pour ce faire, que je m’implique bien davantage dans ma lecture de Pays de neige) : celle qui, sur une base de roman initiatique, relève d’une certaine manière du fantastique. À moins qu’il ne s’agisse plutôt, ou seulement, d’une allégorie ? On qualifie parfois l’œuvre de Kawabata comme étant portée sur « l’onirisme », du moins… Et l'irréalisme est sans doute de la partie dans ce roman.
L’idée serait en gros que Komako et Yôko sont deux « étapes » d’une même femme, tandis que Shimamura et Yukio sont deux « étapes » du même homme. Si nous revenons à l’introduction du roman, nul besoin de chercher midi à quatorze heures pour deviner une dimension au moins symbolique dans ce train qui débouche d'un tunnel pour arriver au « Pays de neige ». Que Shimamura observe la scène entre Yôko et Yukio dans le reflet de la vitre fait aussi sens à cet égard – et j’imagine que l’on pourrait en dire autant du jeu temporel non linéaire sur les saisons, compliquant encore la donne dans le champ si essentiel dans le roman de la remémoration ?
Peut-être Shimamura est-il Yukio qui s’extériorise, à moins ce que ne soit prendre les choses à l’envers. On pourrait à vrai dire être tenté d’en faire une lecture « biercienne »,disons, où le « héros » serait en fait mort dès le départ ? On a d'ailleurs pu faire remarquer que le roman, en plusieurs scènes, emprunte aux thèmes et procédés du théâtre nô, où la visite aux morts, voire leur présence, est un motif récurrent.
Quant à Yôko et Komako, leur caractère à la fois si proche et parfaitement irréconciliable est éclairé sous un nouveau jour, de la sorte – et ce jusqu’à la fin, dans l’incendie, où leur lien s’exprime avec une force autrement contenue jusqu’alors, dans un ballet tragique où la mort et la folie sont les deux faces d’une même pièce…
Ces idées me plaisent bien – mais elles n’épuisent certainement pas les possibilités d’interprétation du roman, sur un mode éventuellement moins outré. Parfois de manière très japonisante, par exemple – haiku et mono no aware, donc… Et la scène finale de l’incendie n’est pas moins propice aux interprétations divergentes que l’introduction dans le train.
COULEURS ET CONTRASTES
Mais sans doute serait-il vain de vouloir dissocier fond et forme, ici – ce qui implique le traitement très artistique d’une multitude de notions complexes, de l’amour à la mort en passant par la nature, la beauté et la pureté.
Un procédé récurrent pour la mise en scène du récit et de ces thématiques repose sur un savant jeu de contraste entre les couleurs, qui évoque la peinture. On a pu parler d’ « impressionnisme », avec sans doute les non-dits en tête, mais, dans un contexte strictement japonais, on pourrait remonter aux estampes ukiyo-e, ou « images du monde flottant », comme par exemple celles de Hiroshige, dont Montagne et mer a fourni le détail de la couverture de cette édition. Quoi qu’il en soit, ce jeu entre en résonance avec les attributs marqués des saisons japonaises qui se succèdent (au cinéma, bien plus récemment, c’est par exemple ce que Kitano Takeshi a fait avec Dolls).
Deux couleurs, cependant, doivent probablement être mises en avant, qui sont le blanc et le rouge – en tant que telles chargées de significations implicites. La neige, bien sûr, fournit un fond blanc d’importance – même quand la neige n’est pas là, la station thermale paraît ne vivre que dans l’attente du jour où elle reviendra. Les thématiques liées de la beauté et de la pureté en découlent tout naturellement, au fil de descriptions où la nature sauvage triomphe, et lave symboliquement Shimamura de la crasse tokyoïte. Mais il n’est sans doute pas innocent que Komako apparaisse tout d’abord dans un kimono d’un rouge éclatant, autrement connoté, et tranchant plus qu'aucune autre couleur sur ce blanc qui a en même temps quelque chose de morbide.
En fait, ce contraste entre le rouge et le blanc en appelle un autre, tout aussi marqué dans le roman, entre la chaleur et la froideur : on se prémunit de l’hiver rigoureux avec mille méthodes pour chauffer les pièces et ceux qui les occupent, et que Kawabata décrit avec un luxe d’attention ; mais, bien sûr, ces deux attributs de la température extérieure entrent à leur tour en résonance avec les sentiments et les comportements de Komako et Shimamura – tous deux tour à tour froids et enflammés.
L’ensemble produit par ces couleurs et ces contrastes résulte en un tableau, ou une série de tableaux, à laquelle ellipses et non-dits confèrent par défaut le mouvement.
À CÔTÉ…
Tout ne devrait alors être que beauté, sublimée par une plume toute en économie, dont l’élégance consiste à s’effacer quand il le faut. Un art proprement poétique, associé sans doute à ces haikus, de Bashô ou d’autres, que je n’ai jamais été en mesure d’apprécier, mais dont Kawabata a sans contredit su dériver un style de prose brillant, et que j’avais vraiment apprécié à la lecture des Belles endormies – tout en supposant que leur quintessence, sinon dans Pays de neige mais on l’a dit, se trouverait peut-être surtout dans ses Récits de la paume de la main.
Mais alors, pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné sur moi, ici ? Je n’en sais rien… Mais le style de l’auteur, si travaillé dans sa discrétion, ne m’a cette fois que rarement ému – la très belle scène d’introduction, ou bien Yôko et Komako assistant au départ de Shimamura tandis que Yukio agonise, ce genre de passages, oui… Mais ce sont plutôt des exceptions, en définitive – jusqu’à la conclusion de l’incendie, si souvent louée, et sur laquelle on a pu, à bon droit, disserter avec tant de finesse (hop), mais qui m’a laissé totalement… froid.
Je me suis demandé si la traduction n’y était pas un peu pour quelque chose ? Elle m’a paru un peu datée. Mais je manque trop d’éléments, ici, pour affirmer quoi que ce soit.
Je reviens sur ce que j’ai un peu hardiment avancé en début de chronique : tout au long de ma lecture, j’ai eu le sentiment de « voir » en quoi Pays de neige était un roman brillant, mais sans jamais le « ressentir ». C’est vraiment une question d’émotion – et j’y ai été sous cet angle totalement réfractaire ; sans doute est-ce que ce type d’histoire d’amour ne me parle pas de manière générale, pourtant j’aurais l’impression de pouvoir témoigner de quelques saisissants contre-exemples…
Mais l’émotion et le sens sont probablement liés dans pareille entreprise ; l’impression d’avoir intégré le roman « rationnellement » s’avère forcément trompeuse si le sentiment ne va pas de pair. Dès lors, l’intégration « à froid » des thèmes et des procédés de Kawabata est un leurre, et cette prétention bien malvenue confirme par l’absurde que je suis en fait passé totalement à côté de Pays de neige…
C’est sans doute un grand et beau roman, nombre de lecteurs autrement enthousiastes sauront utilement vous en convaincre – mais il ne m’a pas parlé.
Ce qui est anormal, peut-être, et plutôt déprimant.
MOORE (Alan) & BURROWS (Jacen), Providence, t. 3 : L’Indicible, [Providence #9-12], couleurs de Juan Rodriguez, traduction [de l’anglais] par Thomas Davier, Nice, Panini France, coll. Best Of Fusion Comics, 2017, [n.p.]
RÉTROACTION
Troisième et dernier tome de Providence, la série lovecraftienne d’Alan Moore et Jacen Burrows, censée (plus ou moins, comme d’hab’) mettre un terme à la carrière BD du génial scénariste de Watchmen, From Hell et tant d’autres merveilles (sur ce blog, outre Neonomicon, finalement un prologue à la présente série, d’une certaine manière, j’avais eu l’occasion de parler de Top 10, V pour Vendetta, La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, Suprême et un chouia de Tom Strong). Cet ultime volume comprend donc les épisodes 9 à 12 de la série américaine, et a été publié en français peu ou prou dans la foulée de ces derniers, datés sauf erreur de cette même année 2017.
Nous en arrivons donc à la conclusion d’une entreprise bien moins innocente qu’il n’y paraissait, et dont je n’ai longtemps su que penser. Mais, comme souvent chez Moore ? l’aventure se conclue sur un feu d’artifices qui amène à repenser tout ce que nous avons lu avant – et sans doute faudrait-il relire l’ensemble pour en apprécier pleinement la portée, ou en tout cas davantage qu’au premier coup d’œil. Ce qui n’est pas inhabituel chez Moore, dont nombre de BD, même très efficaces à la première lecture, gagnent considérablement à être relues, encore et encore : Watchmen en est à mon sens le meilleur exemple – à chaque fois, j’y découvre des choses à côté desquelles j’étais passé jusqu’alors…
Providence, finalement, s’inscrit sans doute dans cette tendance – mais avec un ressenti différent, car l’accueil à la première lecture était sans doute moins unilatéralement enthousiaste. En fait, le premier tome de Providence m’avait tout d’abord fait le même effet que Neonomicon: j’avais trouvé ça assez mineur – pas mauvais, mais bien éloigné de ce que Moore avait pu faire de mieux, et par ailleurs un peu décevant dans l’optique Moore + Lovecraft, qui semblait faite pour moi… Je n’en avais pas retenu grand-chose, en tout cas – mais le deuxième tome a changé la donne, me convainquant bien davantage, mais aussi m’amenant à reconsidérer le premier, et, en fait, tout autantNeonomicon; et cet effet s’est répété avec ce troisième et dernier tome, pour l’ensemble là encore – d’aucuns diraient même pour la carrière de l’auteur, j’imagine.
BACK IN BLACK
Nous retrouvons donc, en 1919, le jeune Robert Black, ex-journaliste new-yorkais, qui, suite au décès de son amant, s’est lancé dans un périple en Nouvelle-Angleterre afin d’y collecter des idées pour un livre, faisant écho à sa manière au principe des « livres qui tuent » dont Robert W. Chambers lui avait fourni le modèle avec son Roi en Jaune. Sauf que sa quête d’un vieux livre arabe l’a amené à envisager les choses sous un autre œil : son projet consiste maintenant à mettre en lumière un fond occulte latent dans la Nouvelle-Angleterre contemporaine, une sorte de mythologie proprement américaine, sur laquelle broder des histoires délicieusement étranges… ou effrayantes.
C’est qu’en chemin, Black a fait bien des rencontres fascinantes – pour la plupart (ou bien toutes ?) liées à la Stella Sapiente, une sorte de société ésotérique dont le propos le laisse encore perplexe, mais dont les moyens et les relations semblent pour le moins conséquents. Par ailleurs, notre héros a vécu quelques expériences traumatisantes, qu’il suppose avoir été d’ordre hallucinatoire – car rien d’autre ne saurait l’expliquer. Son séjour à Manchester (Nouvelle-Angleterre, hein), tout particulièrement, s’était avéré traumatisant…
Mais, depuis, il a fait du chemin – et sa halte à Boston l’a conduit à rencontrer d'autres écrivains. Autour de la figure tutélaire de Lord Dunsany, que Black ne connaissait pas le moins du monde, sont apparus deux écrivains américains plus que discrets, car cantonnés aux publications du journalisme amateur (encore une chose dont Black n’avait pas idée, que ce sous-monde littéraire bien éloigné des canons de l’édition traditionnelle) : un certain Randall Carver, tout d’abord, qui l’a mis sur la piste d’un autre jeune auteur, semble-t-il assez excentrique, du nom de Howard Phillips Lovecraft…
Ce dernier réside à Providence, Rhode Island – et Black va lui rendre une visite prolongée.
I AM PROVIDENCE: THE LIFE AND TIMES OF H.P. LOVECRAFT
Eh oui, nous y sommes enfin – et l’architecture scénaristique de Moore, façon clef de voûte, joue dès lors plus frontalement de la polysémie du titre même de «Providence», en confrontant le lecteur, non plus seulement au « Mythe de Cthulhu » revisité sur un mode cohérent (voir plus loin), mais aussi au mythe entourant la personne même de H.P. Lovecraft. À peine entraperçu jusqu’alors, outre qu’il fallait composer avec l’ambiguïté de son alter ego Randall Carver, l’écrivain occupe maintenant une place essentielle dans le récit, même si vu uniquement à travers les yeux (et les écrits, de manière significative) de Robert Black.
En tant que tel, il constitue un personnage – un trait récurrent de la fiction lovecraftienne, et à vrai dire du vivant même de l’auteur : voyez « Les Mangeuses d’espace », nouvelle de Frank Belknap Long que l’on considère souvent comme étant le premier pastiche du « Mythe de Cthulhu », mais, toujours du vivant de l’auteur, on pourrait aussi mentionner « Le Tueur stellaire » (ou « Le Visiteur venu des étoiles ») de… Robert Bloch. Bien sûr, le procédé s’est souvent avéré périlleux – combien de mauvais pastiches, au fil des décennies, jouant de l’image stéréotypée de l’auteur, et de manière au mieux gratuite… Il y a des exceptions, cependant.
Et Moore s’en tire très bien, car il traite de son sujet avec une immense intelligence – qui passe aussi par les ambiguïtés entre le personnage présenté comme étant véritablement Lovecraft, le personnage nommé Randall Carver et qui lui doit beaucoup via bien sûr Randolph Carter (ce qui amène à se poser la question essentielle à la série du « travestissement » des noms des personnages lovecraftiens, question qui m’intriguait beaucoup depuis le premier volume – mais il se trouve que c’est Lovecraft lui-même, dans ces pages, qui en fournira l’explication, d’une portée considérable ! Pour le coup, c’est sans doute bien plus malin que ça n’en a l’air...), et enfin les allusions limpides pour le lecteur si incompréhensibles (pour l’heure…) pour le jeune Robert Black à un certain « Rédempteur » essentiel à la mystique tordue de la Stella Sapiente ; autant d’éléments qui avaient été mis en place dans le tome 2 de Providence, et sur lesquels ce tome 3 brode avec toujours autant d’astuce et de pertinence.
Moore opère un contraste étonnant, à ce niveau, car il mêle enfin, à tant d’éléments empruntés à la fiction lovecraftienne, et tant d’allusions contextuelles à une Nouvelle-Angleterre pas forcément moins fantasmatique que celle de la vallée du Miskatonic, un Lovecraft qui, pour le coup, a l’air authentique pour l’essentiel. Mais cela fait sens ! Ce troisième tome, et il me faudra y revenir, témoigne de ce que Moore connaît très bien, non seulement l’œuvre lovecraftienne, mais aussi la biographie de l’auteur – et enfin la critique lovecraftienne. Ce qui ne signifie en rien qu’il asservit son récit à la « réalité » – bien plutôt que les variantes qu’il opère ne font sens qu’à la condition de savoir avec suffisamment de précision ce qu’il en était au juste.
En notant au passage que ce Lovecraft, pour le coup, est celui de 1919. Il n’écrit donc véritablement des nouvelles que depuis très peu de temps – en fait, depuis deux ans seulement (« La Tombe » et surtout « Dagon » en 1917, texte dont la parution est justement contemporaine du récit), et ses rares publications se cantonnent au registre du journalisme amateur ; il faudrait attendre encore quatre ans pour que le nom de l’auteur figure dans un pulp, un certain Weird Tales qui n’existait même pas à l’époque… On est donc très loin de bien des aspects « canoniques » de la biographie de Lovecraft telle qu’elle est souvent résumée ou mise en scène : les pulps ne sont pas encore de mise, les « révisions » non plus, Sonia Greene pas davantage, et New York, sans même parler de Cthulhu et compagnie ; ce Lovecraft ne sait encore rien de Clark Ashton Smith, et Robert E. Howard, à cette date, est âgé de treize ans seulement – peut-être achète-t-il son premier pulp…
Mais ce Lovecraft est déjà un personnage, d’une certaine manière – et les traits ne manquent pas, réels ou ludiquement extrapolés, qui en font une figure excentrique voire pittoresque. En 1919, on pouvait à vrai dire avec une certaine légitimité l’envisager encore comme « le Reclus de Providence », ainsi qu’il le prétendait lui-même d’une certaine manière, et ce ne serait plus le cas quelques années plus tard à peine ; par contre, il est déjà, même si sans doute depuis peu, ce correspondant acharné qui écrit des dizaines et des dizaines de lettres, sans cesse – Black s’en étonne dans son journal, ça le fascine. D’autres traits sont plus marqués, qui loucheraient éventuellement sur la caricature, si Lovecraft lui-même ne s’en délectait pas autant, comme d’une construction consciente et pleinement assumée : le personnage emploie une langue contournée qui doit plus à la rhétorique des essayistes et poètes du XVIIIe siècle anglais qu’au « dialecte » américain de son temps (une dimension plus ou moins bien rendue par la traduction). Il latinise volontiers les noms, ou, plus globalement, abuse systématiquement des pseudonymes pour désigner ses camarades – qu’il le veuille ou non, Robert Black est d’emblée et à jamais « Robertus », pour Lovecraft. Il joue au vieillard, aussi – un vieillard de vingt-neuf ans, guère plus âgé que ses interlocuteurs ; il n’est même pas exclu qu’un certain nombre d’entre eux soient plus âgés que lui… Qu’importe : pour le « jeune » Robert Black comme pour tous les autres, Lovecraft se désigne expressément comme étant son « Grandpa Theobald »… Et, bien sûr, il est intarissable sur les beautés de sa ville comme de la Nouvelle-Angleterre, érudit même si sans méthode, grand connaisseur de Poe et journaliste amateur d’un enthousiasme débordant.
Au-delà du pittoresque, cependant, il y a des choses plus douloureuses. À ces charmantes manies, il faut sans doute en associer d’autres moins aimables – mais on relèvera que Moore n’insiste guère sur le conservatisme et surtout le racisme de l’auteur, pourtant un thème latent de la BD, et, bien sûr, plus ouvertement, de The Courtyard(surtout ?) et Neonomicon au sens strict, avant Providence. C’est dit en passant, sans rien en dissimuler, mais sans non plus qu’il faille y attacher davantage d’importance. Bien sûr, dans l’optique du personnage de Robert Black, la question de l’homophobie est plus fructueuse – même si peut-être davantage artificielle ? L’astuce, qui permet de bien faire passer cette thématique dans le récit, sans y insister mais en en jouant avec justesse, consiste à évoquer la figure de Samuel Loveman, et sa poésie qui réveille bien des échos chez Black (plus tard, le procédé suscitera un nouvel écho avec la figure de Robert H. Barlow, notamment). Peut-être faut-il y associer également l’ambiguïté de ce Lovecraft exhibant devant son visiteur inverti (le sait-il ?) une vieille photo de famille où Susan, sa mère, habillait le petit garçon en petite fille, « selon la mode du temps » ?
En fait, le personnage de Susan a une certaine importance ici, au travers d’une scène très douloureuse où Black accompagne Lovecraft à l’asile où sa mère est internée depuis très peu de de temps alors (cette même année 1919, en fait ; elle mourra en 1921). Ici, la façade du « reclus » excentrique se fissure, et c’est l’humanité sous-jacente qui perce.
Cela participe aussi d’une chose qui ne coulait pas forcément de source (surtout dès que la question du racisme intervient, plus particulièrement ces dernières années) : dans son récit, Moore semble faire preuve d’une immense sympathie pour le personnage de Lovecraft – et cela ressort notamment des extraits du journal de Robert Black, à la suite cette fois des seuls épisodes 9 et 10 ; le jeune homme, homophobie du gentleman ou pas, semble réagir comme tous ceux ou presque qui ont eu l’occasion de fréquenter HPL dans la « vraie vie », vouant au personnage une intense sympathie teintée de fascination, voire de la conviction d’avoir affaire à un génie. Et non sans humour de part et d’autre. Certes, c'est tout de même le point de vue d'un personnage...
RELEVER LES SOURCES
Bien sûr, ce troisième tome abonde en références marquées à l’œuvre lovecraftienne – mais peut-être d’une manière différente par rapport aux deux premiers, car seuls les épisodes 9 et 10, ici, jouent vraiment le même jeu (complété par le journal de Black), voire uniquement le neuvième : le onzième, qui conclut véritablement la BD de la plus brillante des manières, a une approche globalement très différente, tandis que le douzième constitue un épilogue renvoyant bien davantage à Neonomicon.
Le dixième épisode s’inscrit dans la continuité de ces références, mais introduit un biais intéressant via son titre, « The Haunted Palace », qui renvoie pour partie à Poe, figure tutélaire de l’épisode, mais aussi, je suppose, au film du même nom signé Roger Corman, également connu en français sous le titre La Malédiction d’Arkham, et qui, sous prétexte d’adapter Poe, adaptait en fait Lovecraft et plus particulièrement… L’Affaire Charles Dexter Ward. Ce que je trouve assez bien vu, pour le coup – car cela introduit d’une certaine manière l’épisode suivant.
Les épisodes 11 et 12 sont extrêmement riches en termes de citations, mais sur un tout autre mode. On relèvera du moins ici leurs titres, « The Unnamable » tout d’abord, soit « L’Indicible » (qui fournit son titre d’ensemble à ce troisième volume), terme qui renvoie probablement davantage aux procédés lovecraftiens (plus ou moins) typiques qu’à la nouvelle très mineure portant ce nom (et faisant figurer un certain Carter que l’on suppose bien être Randolph Carter), d’inspiration décadente et au contenu parodique marqué – ce qui peut faire sens, en même temps.
Quant à l’épisode 12, il est titré « The Book ». C’est le nom du premier sonnet des Fungi de Yuggoth, mais, bien sûr, cela renvoie sans doute avant tout au propos même de la série, que ce soit de manière littérale (la quête de Robert Black pour le « livre qui rend fou ») ou plus métaphorique (l’effet même des écrits lovecraftiens tel qu’il est rendu dans les épisodes 11 et 12).
CORRÉLER LES INFORMATIONS
Ceci, c’est le « travail » du lecteur – qui s’avèrera d’une tout autre ampleur dans l’épisode 11. Mais il constitue, au choix, la source ou le reflet d’un autre travail de corrélation, accompli ici par Robert Black, endossant bien sûr sans s’en douter les atours de l’investigateur lovecraftien corrélant des documents, et dont le narrateur de « L’Appel de Cthulhu » fournirait l’exemple le plus saisissant quelques années plus tard.
Or, ainsi que nous avons eu l’occasion de le constater tout particulièrement dans le tome 2, notre ex-journaliste et wannabe-romancier est plus ou moins compétent dans l’exercice – car sa méthode certes très professionnelle, associée à une aisance sociale remarquable, est parfois amoindrie dans ses effets par des préconçus de divers ordres, et notamment ceux l’amenant à systématiquement rationaliser (même via Jung, pour ce que ça vaut) tout ce qu’il découvre, en s'aveuglant volontairement ; dans la scène impliquant Pitman et les goules, cela relevait presque de la comédie… Est-ce véritablement un travers ? Probablement pas tout à fait, car un lecteur aussi rationnel que Black lui-même ne saurait le blâmer de ne pas percevoir la dimension occulte de ses découvertes, et ce alors même qu’elle est justement supposée constituer l’objet précis de ses recherches.
Bien sûr, Moore joue de ce décalage entre son personnage et son lecteur – et, d’une certaine manière, Lovecraft faisait de même dans ses fictions : c’est le propre de l’écrivain, a fortiori quand il est connoté « genre » ; il s'amuse avec un lecteur supposé savoir en gros à quoi s'attendre. Mais le scénariste est ici tout particulièrement habile, qui dissémine çà et là les pièces de son puzzle : le lecteur se fait à son tour investigateur, avide de comprendre ce qui se passe avant que l’auteur ne lui fasse le cadeau presque narquois de « l’explication », via Robert Black… ou bien malgré lui. Mais il est aussi émotionnellement impliqué par rapport audit personnage, ce jusqu’à l’ultime moment – celui où la corrélation portera enfin ses fruits, pour révéler une réalité d’essence globalisante, sur un mode qu’on dirait aujourd’hui conspirationniste peut-être, et parfaitement terrible ; Black a ainsi bel et bien écrit son « livre qui rend fou », en dernière mesure – seulement, c’est l’auteur qui en est ressorti fou…
Et personne d’autre ? À moins bien sûr que quelqu’un, bien plus tard, en guise d’épilogue, s’aventure en frissonnant dans les cahiers du jeune homme, sachant que s’y trouve la clef permettant de comprendre ce qui s’est passé depuis – et sans se faire d’illusions quant au potentiel morbide de cette compréhension. Mais, à ce stade, c’est le monde qui sera devenu fou.
THESE GO TO ELEVEN
Mais d’ici-là, justement, il nous faut découvrir ce qui s’est passé. Et c’est l’objet de l’épisode 11, véritable conclusion de la série – un épisode brillant, non, proprement bluffant, où la magie de Moore opère une fois de plus, qui captive, secoue, assomme, et réveille le lecteur, plus ou moins dans cet ordre. À n’en pas douter le très grand moment de la série, et sans doute un des très grands moments de l’ensemble de la carrière scénaristique de l’auteur.
L’épisode commence à peu près « normalement », passée l’hallucination initiale sur le mode du rêve vaguement rigolard. Nous y retrouvons un Robert Black bouleversé par sa révélation de l’épisode précédent – littéralement, il n’est plus le même homme, presque plus que l’ombre de lui-même. C’est qu’il a compris – et, pire que tout, il a compris quelle a été sa part dans la conspiration souterraine dont il supposait qu’elle ne ferait que constituer un bon sujet pour une œuvre de fiction.
Cela fait-il de Black un démiurge, si Lovecraft doit être un rédempteur ? Probablement pas – son insignifiance, en définitive, ressort peut-être d’autant plus de ses hauts faits bien involontaires, car il se noie dans les conséquences : l’abîme de la compréhension l’engloutit plus sûrement que celui de l’incompréhension initiale – cette supposée innocence que les investigateurs lovecraftiens en viennent systématiquement à regretter, une fois qu’elle leur est définitivement devenue inaccessible du fait même de leur curiosité fatale.
C’est que, derrière Robert Black, et après lui, et au-delà, c’est le monde qui prend le premier rôle – un monde à jamais chamboulé par le génie du Rédempteur. L’épisode change alors du tout au tout, et pourtant dans une transition habile, délaissant progressivement Black pour une évolution condensée mais non moins saisissante de la propagation de la maladie lovecraftienne à travers le monde et tout au long d’un siècle.
Providence, comme nombre de bandes dessinées scénarisées par Alan Moore (même si le cas le plus éloquent est probablement La Ligue des Gentlemen Extraordinaires), est une série d’une extrême érudition, riche à chaque page, voire à chaque case (en prenant en compte le parti-pris « cinématographique » de la présente série), de nombreuses allusions souvent bien moins gratuites qu’elles n’en ont l’air. Même si je suppose connaître un peu mieux, même si sans vraie méthode, Lovecraft, sa vie, son œuvre, sa postérité, que le lecteur moyen, je sais parfaitement que je suis passé à côté de nombre de ces références et allusions – comme toujours. Peut-être même la majorité.
L’épisode 11 est à cet égard plus redoutable encore – car il s’éloigne de la seule référence précise à Lovecraft lui-même et à ses récits pour envisager ce qui s’est produit après la mort de Lovecraft en 1937 – même si, dans le contexte temporel de la BD, c’est en fait l’année 1919 qui constitue donc la charnière. Ici, Moore verse donc dans l’analyse de la diffusion autant que des représentations d’une œuvre, au prisme de l’histoire éditoriale comme de celle de la critique lovecraftienne. En même temps, tout cela est encore moins gratuit que jamais, et l’effet, pour qui s’intéresse à la matière, est parfaitement... bluffant, oui.
Mais tout ceci est au service d’une vision d’ensemble parfaitement cohérente, et qui parvient à faire sens en tirant parti du caractère nécessairement elliptique de cette narration, qui consacre une seule case à chaque événement. On y assiste, à proprement parler, à la propagation de la vision lovecraftienne, puis à ses dérives, notamment sous deux angles, qui sont sa « geekisation » à base de peluches Cthulhu rigolotes, et, comme en parallèle, sa bâtardisation pseudo-ésotérique.
L’effet global est incroyable – c’est de la magie (pardon, magick), purement et simplement. Tandis que tourne sans cesse sur le gramophone un disque titré « You Made Me Love You » (Love… craft ? Ou Moore, dont certains pourraient juger qu’il se livre ici, en parfaite connaissance de cause, à une démonstration façon fan-service m’as-tu-vu de son incroyable brio narratif ? « These go to eleven... »), le lecteur fasciné succombe à l’enchantement et bannit les préventions qui pouvaient lui rester pour se livrer à l’adoration pure et simple de ce qu’il lit.
D'une certaine manière, c’est ici que s’achève la BD – cet incroyable épisode apporte la véritable conclusion aux recherches littéraires de Robert Black. Peut-être une conclusion plus allusive, sur cette base, aurait-elle fait sens. Mais Alan Moore a encore plus d’un tour dans son sac, et, à mesure que le diamant parcourt le sillon, il fait dériver les découvertes de Black, via Malone à Red Hook, vers l’enquête policière se prolongeant sur plusieurs décennies – en dernier ressort, et comme par un effet de contamination intertextuelle, qui fait sens, les personnages de Neonomicon ressurgissent, environnés de Maigres Bêtes de la Nuit, pour achever l’édifice mooresque ; au regard de ses bandes-dessinées explicitement lovecraftiennes, car Neonomicon et Providence ne constituent plus dès lors qu’un unique ensemble insécable, et peut-être d’une œuvre entière.
BOUCLER LA BOUCLE
De la sorte, Alan Moore boucle en effet la boucle. C’est comme si Providence constituait une parenthèse – une grosse parenthèse, contenant en fait l’essentiel. L’histoire reprend là où Neonomicon s’était achevé, parce que Providence, non seulement explique ce qui s’est passé, mais, en fait, le suscite à proprement parler.
À vrai dire, ça n’est pas forcément très original en tant que tel. À résumer le pitch à sa plus simple expression, cette contamination du monde par le pouvoir du verbe, et du verbe lovecraftien en l’espèce, a même probablement quelque chose d’un peu rebattu ; et, formellement, la boucle faisant que la dernière page de la série répond en tous points ou presque à la première, ça relève sans doute un peu de la coquetterie. Mais qu’importe ? D’une certaine manière, ce qui compte ici, ce n’est peut-être pas tant l’histoire que la manière de la raconter – bien au-delà de semblables effets de manche narratifs et/ou visuels. Et, à cet égard, le contenu devient subitement plus pertinent, en tant qu’analyse de la fiction lovecraftienne mais aussi de ce sur quoi elle a débouché, bon gré mal gré, et en égale mesure en tant qu’auto-analyse d’un auteur qui, à l’heure de raccrocher les gants (dit-il, mais ce n’est pas la première fois…), examine l’idée même de récit au prisme de sa propre carrière, envisagée comme l’illustration systématique et exhaustive de cette idée.
Sans doute peut-on trouver ici de nombreux échos de La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, mais aussi, moins souvent cité, de Suprême – série dans laquelle on trouvait déjà, de manière significative, cette même structure narrative en forme de boucle, certes sur un ton plus léger. Mais, de manière peut-être moins explicite, Providence renvoie sans doute tout autant à la conspiration ésotérique totalisante de From Hell, elle-même précédée par la conspiration de Watchmen, dont le cœur résidait après tout dans un complot réalisé, sinon conçu, par des auteurs de fiction, et empruntant des traits Tentaculaires-Et-Indicibles qui n’auraient pas dépareillé chez Lovecraft, ou, peut-être plus exactement, dans une extrapolation de Lovecraft – plus ou moins cheap le cas échéant, délibérément.
CINÉMASCOPE
J’imagine que le dessin de Jacen Burrows, au-delà de son académisme un peu fade (les couleurs n'arrangeant rien), participe pourtant de cette approche, notamment du fait de sa dimension « cinématographique », en fait sensible dans les deux premiers tomes, mais qui ne m’a vraiment accroché que dans celui-ci. En effet, la mise en page de la BD, relativement sobre (ce n’est pas, par exemple, Prométhéa, qui s’autorisait bien des folies et des expérimentations dans ce registre, tout en questionnant là encore l’idée de récit), implique presque systématiquement des pages composées de quatre cases en forme de bandes occupant toute la largeur de la page.
Ce format finalement inattendu confère au récit une dimension « cinémascope », qui, pourtant, n’extériorise pas autant la narration qu’on pourrait le croire, dit comme ça – bien au contraire, à plusieurs reprises dans la série, ce qui inclut d’ailleurs significativement cette première et cette dernière pages dont je parlais un peu plus haut, la bande « cinémascope » correspond à une vision subjective, même si pas forcément celle de Robert Black. En fait, dans le présent volume, l’épisode 9 joue énormément de ce principe, en alternant la réalité perçue par Black, agitant par exemple la main devant ses yeux (FPS !), avec la vision tout autre qu’en ont, successivement, ce Henry Annesley qui correspond au Tillinghast de « De l’au-delà », puis, mais en pleine page d’autant plus éloquente, Susan Lovecraft. Et c’est bien le propos !
Tout est bien affaire de regard – qui est aussi affaire de perception. Il y a de toute évidence une réflexion poussée à cet égard, dans le texte comme dans le graphisme ; et l’ensemble constitue donc cette manière de raconter une histoire, qui dépasse peut-être l’histoire en elle-même, chez l’auteur de littérature ou de bande dessinée s’affichant consciemment comme un artisan.
COHÉRENCES INTERNES
Ceci étant, la pertinence de cette approche peut demeurer problématique à d’autres égards – et c’est, je crois, ce qui explique ma perplexité à l’égard de l’ultime épisode de Providence, le choc constitué par l’épisode 11 immédiatement antérieur y ayant sans doute eu sa part.
C’est la question de la cohérence – qui me paraît essentielle dans la bande dessinée. J’avais noté, concernant le premier volume, que l’ambition de Moore, que je comprenais alors très mal (et sans doute pas beaucoup mieux aujourd’hui), semblait être au moins pour partie de dégager une cohérence d’ensemble dans l’œuvre lovecraftienne – mais en prenant en fait le contre-pied de la cohérence « forcée », maladroite et stérile que Derleth lui avait infligée, notamment au travers de sa conception erronée d’un « Mythe de Cthulhu » qui préoccupait fort peu Lovecraft lui-même. Car les tentatives de rendre l’ensemble lovecraftien cohérent, au mépris des préoccupations de l’auteur, mais cette ambition n’en était pas moins très compréhensible et tentante, ont toujours été plus ou moins convaincantes – le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu en a fourni des exemples variés, du meilleur au pire.
L’approche de Moore était assurément plus réfléchie et pertinente que la plupart, et au premier chef celle de Derleth. Et je suppose qu’il peut être utile de relever que les nouvelles mises en scène, et plus encore celles qui fournissent les titres des douze épisodes (pas tous empruntés à Lovecraft, d’ailleurs), renvoient souvent à des textes jugés « mineurs », et en tout cas « indépendants » du « Mythe de Cthulhu » formalisé par Derleth ; c’est d’ailleurs sensible dans ce troisième et dernier volume comme dans les précédents. En fait, Moore semble délibérément tourner autour de Cthulhu, mais sans jamais vouloir le mettre en scène – ce qui compte, semble-t-il, c’est plutôt le substrat philosophique et peut-être plus encore narratif de la nouvelle « L’Appel de Cthulhu » ; pas le Grand Ancien en lui-même.
Or il y a ici une rupture singulière de ton – puisque cet ultime épisode ouvre les vannes, si j’ose dire ; car le ton devient plus humoristique, en même temps… Je ne sais pas s’il faut y voir une ultime contradiction, ou, au contraire, comme une sorte de message parfaitement sérieux – mais assurément provocateur, en forme de pied de nez ?
Rapportant ma lecture du tome 2 de Providence, j’étais revenu sur cette déclaration de Moore disant en substance que Cthulhu, à force de peluchisation kawaï, etc., ne faisait plus peur, et qu’il était bien temps de revenir à cette émotion primordiale au cœur de l’œuvre lovecraftienne comme de l’analyse par Lovecraft du genre qu’il avait fait sien, dans Épouvante et surnaturel en littérature. C’était à mon sens et pour une bonne part ce qui faisait la réussite de Providence à partir de son intriguant épisode 4 – là où les trois premiers opéraient dans un autre registre, globalement, qui m’avait laissé bien plus froid. Cela n’excluait pas des passages proprement grotesques, au point parfois du rire, mais d’un rire vaguement gêné et teinté de malaise – tandis que l’horreur la plus brute, chargée à son tour de malaise, semblait toujours guetter l’arrivée du lecteur au tournant d’une nouvelle page, et avec le cas échéant un caractère explicite, sexe et sang, guère dans les mœurs du gentleman de Providence…
Dans le douzième et dernier épisode, ce n’est plus vraiment le cas. Apocalypse ou non, et sans préjuger du contenu de fond pouvant s’avérer bien plus subtil que cela, la tendance globale est passée à l’outrance, en fait de grotesque, et le rire n’est jamais bien loin (même noir, même jaune). Littéralement, l’esprit même de la peur s’incarne dans la chair – et cette réification le rend finalement bien moins terrible, d’une certaine manière… Ce qui vaut bien sûr pour cette parodie très cliché de la Nativité (au passage, je ne sais pas ce que ça donne dans le texte anglais, mais dans cette traduction le personnage de Lovecraft désigne systématiquement sa naissance comme étant sa « nativité »), peut-être en réponse à la parodie de la Passion du Christ à la fin de « L’Abomination de Dunwich ». Mais ce n'est qu'un exemple, et il y en aurait bien d'autres.
Entre-temps, nous avons vu défiler les peluches de Cthulhu dans l’épisode 11. Alors, ultime contradiction ? Ou constat, plus ou moins nihiliste, qu’il nous faudra bien faire avec… et que, heureusement, la peur, chez Lovecraft, emprunte mille avatars qu’on aurait bien tort de réduire à l’unique prêtre céphalopode ? On peut toujours avoir peur chez Lovecraft, car Lovecraft ce n'est pas que Cthulhu (et encore moins sa peluche). Ce qui pourrait faire sens, sans que j’adhère totalement au propos…
Maintenant, je suis probablement passé à côté de pas mal de choses, dans ce problématique épisode 12. Il y a sans doute bien mieux à en dire...
COMPRENDRE LOVECRAFT ?
Reste un dernier point que j’aimerais envisager. Pas le plus simple – et certainement pas le plus « objectif »…
Il y a quelques mois de cela, sur je ne sais plus quel forum (probablement Casus NO, je crois), un intervenant avait condamné la série Providence comme nulle, en déplorant, en substance, que Moore « ne comprenait rien à Lovecraft ». Je n’étais pas intervenu, parce que tout cela n’était sans doute pas très clair pour moi… Mais aujourd’hui, je suis tenté de répondre enfin (c’est bien la peine) : je crois que Moore, au contraire, comprend très bien Lovecraft. Providence, à y revenir globalement, témoigne page après page de ce que Moore maîtrise son sujet, quel qu’il soit : Lovecraft, son œuvre, le genre horrifique, l'écriture de fiction…
Cela va plus loin que la seule lecture, même particulièrement attentive, des œuvres en elles-mêmes : l’auteur a visiblement compulsé la critique lovecraftienne, ce qui ressort tant des thèmes qu’il traite que de sa manière de concevoir Lovecraft en personne, ou d’orienter son récit au gré des préoccupations de tel ou exégète. Ici, nous trouvons la couverture du H.P. Lovecraft: A Critical Study de Donald R. Burleson… et là, bien sûr, nous trouvons S.T. Joshi en personne, nommément, comme un des principaux personnages de l’épisode 12 ! Un tour pour le moins hardi, et je ne sais pas ce qu’en pense le plus grand spécialiste mondial de Lovecraft (qui m’a l’air un peu ronchon, parfois, au-delà de sa compétence et de son talents indéniables…).
Mais je ne pense pas que ce soit « gratuit ». Providence, à tout prendre, est aussi une lecture critique de Lovecraft. Chaque épisode incitait à revenir sur tel ou tel pan de l’œuvre du maître, pour en tirer des conclusions éventuellement très diverses. En fait, la critique s’insinuait tout particulièrement dans les pages du « journal » ou « cahier de réflexions » de Robert Black – et, comme rappelé plus haut, celui-ci avait tendance à rationaliser à tout crin, comme un exégète revenant tardivement sur l’œuvre, cette fois perçue comme telle, serait porté à le faire. En fait, c’est ce que j’apprécie beaucoup dans la figuration de S.T. Joshi dans l’épisode 12 : il interprète Lovecraft – car il est bien le plus grand spécialiste de l’auteur ; et il l'interprète à sa manière (dominante et largement mienne), matérialiste, rationaliste, etc. Et, chose intéressante, ses interprétations dans la BD peuvent dès lors revenir sur d’autres, émises par des personnages qui ne sont quant à eux rien d'autre en vérité, et que son érudition l’autorise à relativiser voire à contester. À plusieurs reprises, il dit « non », ou « je ne crois pas », ou « je n’en suis pas sûr »… Comme s'il s'adressait au scénariste, d'une certaine manière !
Comme tel, en effet, il peut contrevenir à ce que nous pourrions être portés à interpréter comme la lecture proprement moorienne de l’œuvre lovecraftienne – dans un débat d’idées où tout ne se vaut pas, mais où persiste néanmoins un « mystère » susceptible de plusieurs lectures. En fait, S.T. Joshi prend ici, d’une certaine manière, davantage assurée car davantage consciente, la posture rationnelle d’un Robert Black avant lui – malvenue au moment des événements car bien trop « innocente », elle fait sens, et pleinement, en dernière mesure.
Moore, en face, ne joue finalement pas tant de la carte « occulte » qu’on serait tenté de lui accoler, car il est probablement bien trop sérieux pour cela, même voire surtout dans ce domaine «magick » cher à son cœur – dans l’épisode 11, il traitait après tout « Simon » à sa juste mesure… Cette approche nourrit à l’évidence son histoire, mais comme au-delà de Lovecraft, et en maniant avec précaution et dès lors pertinence la thématique si souvent navrante de « l’initié malgré lui ».
Finalement, tout cela se rejoint peut-être dans la sympathie pour l’auteur, et la passion pour son œuvre. Y accoler tant de lectures, c’est rendre hommage à sa complexité, et à son génie.
Et quand Moore paraît « violer » la doxa lovecraftienne, il le fait très clairement en pleine connaissance de cause. J’en suis maintenant persuadé : s’il peut faire tout cela, ce n’est pas parce qu’il ne comprend rien à Lovecraft, et qu'il s'en moque, mais bien au contraire parce qu’il le comprend très bien – il faut des idées claires pour faire ce qu’il en fait.
RELECTURE
Oui – une lecture, ou relecture. Respectueuse et audacieuse en égale mesure. En tant que telle, c’est aussi un appel du pied à relire par soi-même Lovecraft – en dépassant les certitudes que l’on croit avoir acquises, le cas échéant, car la personnalité Lovecraft, dans la critique, et le regard sur son travail, ont sans doute eu bien des occasions d’évoluer depuis 1937 (et 1971). Et donc, lire et relire aussi sur Lovecraft, et autour de Lovecraft…
Et sans doute relire aussi Alan Moore ? J’imagine qu’il prêche aussi pour sa paroisse… Le sorcier de Northampton n'est pas sans arrogance. Mais Providence semble donc avoir ceci de commun avec ses plus grandes réussites que c’est une œuvre très dense, et qui gagne probablement à la relecture : je vais laisser couler un peu d’eau sous les ponts cyclopéens, mais, le moment venu, je ne doute pas que je m’attellerai à cette tâche, peut-être même crayon à la main (c’est tentant, dangereux mais tentant…), et y découvrirai bien des choses qui me sont passées par-dessus la tête – si ça se trouve au point d’invalider totalement ces trois comptes rendus probablement fastidieux.
D’ici-là ? Conclure… Temporairement. Providence m’avait tout d’abord fait un effet plus que mitigé – à vrai dire, depuis Neonomicon, j’étais sans doute passé un peu en mode « Prends ta retraite, génie de la BD, tu n’as plus le mojo »… Relire Neonomicon, et accueillir d’un œil plus favorable le tome 2, m’a amené à reconsidérer ce premier jugement. Et aujourd’hui, même avec cette incertitude concernant le dernier épisode en forme d’épilogue consistant essentiellement en ruptures de ton, mon jugement est plus favorable encore – avec notamment la conviction de ce que l’épisode 11 figure parmi les réalisations les plus impressionnantes d’Alan Moore en bande dessinée ; et il en compte plus d’une à son actif…
À relire, donc. Et Lovecraft aussi. Et sur lui et autour de lui.
Quant à Moore ? Eh bien, peut-être lire Jérusalem, le moment venu… Même s’il fait un peu peur, le gros machin.
SMITH (Clark Ashton), Intégrale, vol. 1 : Mondes derniers, Zothique & Averoigne, [Zothique. Averoigne], traduit de l’anglais (États-Unis) par Julien Bétan, préface de Scott Connors et postface de S.T. Joshi, traduites de l’anglais (États-Unis) par Alex Nikolavitch, note d’intention de Julien Bétan, couvertures de Zdzislaw Beksinski, illustrations intérieures de Santiago Caruso, illustrations des lettrines et cartes par Goulven Quentel, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2017, 459 p.
LIVRES UNIVERS
Lire – enfin ! – Clark Ashton Smith… Le financement participatif lancé par les éditions Mnémos il y a un peu plus d’un an de cela m’en a enfin fourni l’occasion – et quelle occasion ! Le trouvage de corbeau ayant rencontré un beau succès, il a débouché sur un magnifique coffret comprenant trois très beaux livres, reliés avec signet et illustrés en couleurs (les couvertures de Zdzislaw Beksinski sont superbes, mais tout autant les illustrations intérieures de Santiago Caruso), sans compter quelques goodies, dont une carte de Zothique au format poster (c’est cool, j’aime les cartes), et comprenant, surtout, des dizaines de textes dans une nouvelle traduction plus que bienvenue, le cas échéant, et qui m’a l’air tout à fait satisfaisante, à en juger sur ce seul premier tome, un beau travail de Julien Bétan ; il faut d’ailleurs y ajouter un paratexte appréciable, avec ici une préface de Scott Connors et une postface de S.T. Joshi (il est partout), toutes deux traduites par Alex Nikolavitch.
Mais qu’en est-il du contenu proprement smithien de ces livres ? Le titre global est hélas trompeur : il ne s’agit certes pas d’une « intégrale » de Clark Ashton Smith, bien évidemment – mais pas même, comme on avait pu le dire, une intégrale de ses récits de fantasy, ai-je l’impression ? Mais il y a quand même du matériau – plus que conséquent.
En fait d’ « intégrale », il s’agit d’abord ici de reprendre tous les textes de Clark Ashton Smith se rapportant à ses quatre univers imaginaires récurrents : dans le premier tome, qui va nous intéresser aujourd’hui, nous avons donc tout Zothique, et tout Averoigne ; le deuxième volume, plus petit, comprend tout Hyperborée, et tout Poséidonis. Mais il y a aussi un troisième volume (dont je crois qu’il s’agit d’une spécificité du crowdfunding, indisponible autrement ?), qui comprend d’autres textes de fantasy, indépendants de ces quatre univers majeurs, mais pouvant correspondre je crois à des tentatives d’ensembles moins amples.
Aujourd’hui, nous nous pencherons donc sur Zothique et Averoigne…en relevant que le titre de ce premier volume n’est pas plus pertinent que le titre d’ensemble : Zothique est assurément un « monde dernier », c’est même une de ses caractéristiques essentielles, mais Averoigne n’est certainement pas dans ce cas, qui correspond à un monde passé...
UNE APPROCHE DE LA FANTASY
Je ne vais pas revenir ici sur la biographie de Clark Ashton Smith, et notamment sa décennie d’écriture de nouvelles (la quasi-totalité des textes ici compilés ont été composés durant cette brève période de production presque frénétique de fictions), ou encore son statut primordial de poète, avec la possibilité que ces nouvelles publiées dans des pulps (en fait, très concrètement ici, Weird Tales, systématiquement) puissent être envisagées comme des poèmes en prose : tout ceci, j’en ai parlé hier, en traitant de l’essai de Donald Sidney-Fryer The Sorcerer Departs: Clark Ashton Smith (1893-1961).
On peut cependant, en guise de préambule, dire quelques mots de l’approche du genre fantasy chez Clark Ashton Smith, et de ses implications en matière de style.
Smith était donc un poète avant que d’être un conteur – même s’il avait livré, adolescent, quelques nouvelles, où les influences essentielles (et communes avec le correspondant Lovecraft) des Mille et Une Nuits et du Vathek de William Beckford se faisaient particulièrement sentir ; Zothique témoignerait plus tard de ce que ce n’était pas un enthousiasme passager, mais bel et bien une influence déterminante.
En tant que poète, Smith ne donnait initialement guère l’impression de pouvoir être associé au monde des pulps (quand bien même ils publiaient de la poésie), mais il y viendra pourtant – peut-être via Lovecraft ? Car il prisait la littérature « d’évasion », l’imaginaire au premier chef – et il l’a sans doute toujours prisée. En fait, ce goût du fantastique et de l’irréalisme était si prononcé qu’il a débouché sur une (très) vague querelle avec son mentor, le poète George Sterling, qui louait par-dessus tout la poésie du jeune Smith, et ne renâclait, dans ce contexte, pas le moins du monde aux éléments proprement baroques qui y abondaient, mais ne comprenait pas l’engouement semble-t-il soudain du poète pour l’évasion à peu de frais des pulps… Lequel a répondu par un plaidoyer plus qu’enthousiaste. Mais c’était une très vague querelle, si même « querelle » est bien le mot : Sterling et Smith sont restés très liés jusqu’à la mort du premier, cette opposition relative n’était d’aucun poids dans les rapports entretenus par les deux poètes.
Quoi qu’il en soit, Smith n’avait rien de cette intelligentsia littéraire qui ne pouvait que conspuer la sous-littérature des pulps, et peut-être au premier chef de ceux traitant d’imaginaire – que l’on parle de science-fiction, genre tout juste naissant en tant que tel (Smith a régulièrement publié dans le Wonder Stories de Hugo Gernsback), ou de cette « nouvelle » forme de fantasy américaine dont Smith serait finalement l’un des pionniers, à l’égal de son correspondant Robert E. Howard, à moins d’englober tout cela et d’autres choses encore (le fantastique et l’horreur au premier chef) sous l’étiquette plus souple de « weird ».
En fait, il faut associer ici deux tendances complémentaires, mais peut-être pas parfaitement équivalentes : le goût de l’évasion, et le mépris du « réalisme » dans sa forme la plus vulgaire – et, ici, Smith rejoint largement Lovecraft. Pour le Barde d’Auburn, la fantasy constitue une « libération bienvenue et salutaire de la tyrannie oppressante de l’anthropocentrisme » ; en effet, à l’instar du gentleman de Providence, Klarkash-Ton est bien au contraire persuadé de ce que l’homme n’a pas de place significative dans l’univers. Mais cela va au-delà :
To me, the best, if not the only function of imaginative writing, is to lead the human imagination outward, to take it into the vast external cosmos, and away from all that introversion and introspection, that morbidly exaggerated prying into one's own vitals—and the vitals of others—which Robinson Jeffers has so aptly symbolized as "incest." What we need is less "human interest," in the narrow sense of the term—not more. Physiological—and even psychological analysis—can be largely left to the writers of scientific monographs on such themes. Fiction, as I see it, is not the place for that sort of grubbing.
Une position assez radicale, donc.
Mais, sur un mode plus pondéré, Smith traitant de la fantasy ici ou là, probablement surtout dans sa correspondance, peut faire penser à ce que son contemporain J.R.R. Tolkien exprimerait bientôt devant de doctes savants oxoniens dans sa fameuse apologie des « contes de fées », figurant dans le recueil Faërie et autres textes. Du moins se reconnaissent-ils essentiellement, vocabulaire spécifique ou pas, dans les fonctions qu’ils attribuent au genre fantasy – mais sans doute à une exception près, notable : l’eucatastrophe, si essentielle à la conception tolkiénienne de la féerie, ne signifie sans doute pas grand-chose pour Smith – même si, ai-je envie de préciser, ce concept-clef chez le philologue catholique va bien plus loin que le seul « happy end » ; or la préface de Scott Connors est quelque peu ambiguë à cet égard, notamment en appuyant sur les chutes « négatives » récurrentes chez le Barde d’Auburn (ce qui n’exclut pas des « bonnes fins » de temps à autre)… Même s’il est sans doute pertinent de relever que, dans la fantasy de Smith, les « mauvaises fins » sont régulièrement choisies par les protagonistes, de préférence à une « bonne fin » qui ne leur était en rien inaccessible.
UN STYLE ADAPTÉ
Quoi qu’il en soit, cette fantasy implique un style adapté, et Clark Ashton Smith le dérive de son expérience de poète – plus particulièrement de poète en prose ; au point où l’on a pu dire, comme Donald Sidney-Fryer dans The Sorcerer Departs, que nombre de ces nouvelles de fantasy pourraient tout aussi bien être envisagées comme autant de poèmes en prose, ou du moins de poèmes en prose « développés ». Il est vrai que, dans ce volume, même en faisant la part de la narration, certaines nouvelles de Zothique, par exemple, pourraient coller – ainsi, disons, « L’Empire des Nécromants », qui ouvre le cycle, ou peut-être davantage encore « Le Sombre Eidolon » ou « Xeethra ».
En fait, à cet égard, l’approche de Clark Ashton Smith a quelque chose de savamment délibéré. Voici ce qu’il pouvait en dire :
My own conscious ideal has been to delude the reader into accepting an impossibility, or series of impossibilities, by means of a sort of verbal black magic, in the achievement of which I make use of prose-rhythm, metaphor, simile, tone-color, counter-point, and other stylistic resources, like a sort of incantation.
D’où cette langue à la fois chatoyante et peu ou prou « extraterrestre » (une chose qui ne pouvait que séduire un Lovecraft, j’imagine). Sans doute peut-on au moins pour partie la dériver, au-delà des modèles poétiques de l’auteur (et plus particulièrement en termes de poésie en prose), Poe et Baudelaire, de choses bien plus anciennes – en fait, la fascination enfantine pour les contes, et notamment ceux des Mille et Une Nuits, ressurgit ici, complétée au registre de l’orientalisme par Vathek : au fond, ces influences primordiales n’ont jamais lâché l’auteur. Mais cette langue largement incantatoire emprunte sans doute dans une égale mesure à d’autres sources, dont peut-être cette Bible du Roi Jacques qui, vingt ou trente ans plus tôt, avait fourni le substrat stylistique des contes oniriques de Lord Dunsany (S.T. Joshi, dans sa postface, fait explicitement le rapprochement entre les deux auteurs – et c’est encore une autre manière de lier Smith à Lovecraft).
Mais le « style » doit probablement être entendu au sens large – ce qui dépasse le seul registre de la langue, aussi baroque et chatoyante soit-elle, lequel pourtant suffit probablement à placer Smith au-dessus des deux autres « mousquetaires » de Weird Tales (avec toute la passion que m’inspire Lovecraft, je n’ai aucun doute quant à la supériorité formelle de Smith, écrasante). Le Barde d'Auburn ne fait pas qu’aligner des mots, même colorés, il sait aussi parfaitement raconter des histoires, avec toute la compétence d’un conteur madré, conscient et maître de ses effets, et sachant en outre véhiculer le récit via des personnages autrement complexes, là encore, que ceux souvent « fonctionnels » d’un Lovecraft ou d’un Howard – une remarque avancée notamment par E. Hoffmann Price, confrère en pulps qui a eu l’insigne privilège d’être le seul homme à avoir rencontré successivement les trois maîtres de Weird Tales.
Même avec ce que la publication des cycles de Zothique et Averoigne en intégralité peut comporter de faiblesses et de redites, le tableau final est néanmoins celui d’un auteur puissant et habile avec les mots comme avec les thèmes – un auteur parfois joueur sur ces deux plans, aussi.
ÉROS ET THANATOS
Mais ces thèmes, donc : quels sont-ils ? Multiples, sans doute – d’abord et avant tout : une œuvre de pareille ampleur ne saurait probablement être résumée à deux ou trois formules, même si l’analyse impose plus ou moins de procéder ainsi…
Chaque cycle a ses propres préoccupations : Zothique, ainsi, est une ode à la décadence, où l’idée de « fin » est omniprésente, et bannissant comme futiles toutes les prétentions à la civilisation, au progrès et aux œuvres de la raison. Cette décadence, en dehors du seul chatoiement paradoxalement coloré d’un univers en fin de vie, s’exprime aussi dans un regard ambigu sur le passé, très concrètement incarné dans la pratique perverse et pourtant presque commune de la nécromancie. La sexualité a son mot à dire, à tous les niveaux, en tant que figure marquée de la décadence.
Averoigne, moins fantasque, est un terrain propice à la mise en scène d’une pseudo-rationalité d’ordre essentiellement religieux, luttant vainement contre les connotations les plus sombres (et en même temps parfois très prosaïques) d’une sorcellerie dont les abbés, etc., souhaiteraient qu’elle ne soit plus qu’un mauvais souvenir, et fort lointain – à moins bien sûr qu’ils ne soient eux-mêmes corrompus à cet égard, tel saint Azédarac, ou que leur pureté, très fâcheusement, ne leur offre pas le moins du monde les clefs pour l’emporter dans cette lutte eschatologique, ne leur laissant pour seul recours... que de faire appel à une autre sorcellerie. D’autant que le « mal » contre lequel nos saints hommes se dressent avec plus ou moins d’assurance, sinon de conviction outragée, relève souvent d’une sexualité qu’ils ne sauraient percevoir autrement que comme une menace à réprimer – un autre combat futile…
Globalement, l’amour et la mort, l’inévitable duo des instincts, sont cependant presque toujours de la partie. La fantasy de Smith, dans ces deux cycles en tout cas, a un caractère morbide marqué, auquel je ne connais guère d’équivalents ; bien sûr, le rôle essentiel de la nécromancie, surtout dans Zothique, en est un témoignage éloquent, sur lequel il me faudra revenir en temps utile. Mais, même sans recourir à ce procédé, la mort, qui est aussi la fin, la destruction parfois, l’oubli autrement, est toujours là – tapie non loin.
Or la mort entretient souvent des relations complexes avec l’amour – lequel peut être envisagé à la « romantique », voire « platonique », ou tourner bien plus concrètement à la mise en scène d’une sexualité franche et même outrée, porteuse à l’occasion de restrictions morales ou au contraire farouchement libérée sinon proprement libératrice. En fait, les deux univers de Zothique et Averoigne jouent de cette thématique de manière paradoxale : la décadence du dernier continent implique son lot de scènes d’orgie ou peu s’en faut, mais, hypocrisie ou pas, elle s’accompagne souvent de « critiques » d’ordre moral, dans des récits empruntant parfois des allures de fables ; Averoigne, au contraire, met en scène un monde « médiéval » où la sexualité est strictement réprimée par l’Église omniprésente, mais elle n’en apparaît que plus libératrice hors du mesquin contrôle des institutions.
Dans les deux cas, le ton peut se montrer moqueur, ou plus généralement provocateur. Plusieurs de ces nouvelles s’illustrent par un contenu érotique assez marqué, à un point parfois surprenant – et qui a pu choquer un Farsnworth Wright, retournant furieux quelques textes à Smith au prétexte qu’il s’agissait d’une « pure histoire de sexe », ou que « le satyriasis [n’était] pas dans la ligne éditoriale de Weird Tales » (magazine qu’on aurait pu supposer moins frileux, à regarder simplement ses couvertures, notamment celles de Margaret Brundage, mais c’est sans doute un biais guère significatif) ; il faut dire que la conception du « spicy », chez Smith, pouvait passer par des séquences fort étranges – pensez à « La Mère des crapauds » étouffant le pauvre « héros » sous ses énormes mamelles ; ce en quoi la nouvelle faisait d’ailleurs écho à la très narquoise « Vénus exhumée », immédiatement antérieure dans le cycle d’Averoigne, où l’auteur raillait méchamment les pulsions charnelles plus ou moins vertement réprimées des hommes d’Église…
Mais ce jeu ambigu de l’amour et de la mort imprègne bien davantage de nouvelles d’un ton moins léger, dérivant son traitement des deux notions, davantage associées qu’opposées, des canons d’une école décadente portée sur le scandale et l’ironie. L’orientalisme de Zothique y a d’ailleurs sa part. Quoi qu’il en soit, des « triangles amoureux » les plus chastes (dit-on) aux quasi-orgies frontalement lascives et perverses, les jeux pas si contraires d’Éros et Thanatos ne sont pas pour rien dans la réussite des contes, au plan de l’ambiance comme du fond.
LE FRÈRE DU LEVANT
Par ailleurs, lecteur de Lovecraft, j’ai été tout naturellement incité à guetter dans les nouvelles de ce beau volume des allusions « lovecraftiennes » : Clark Ashton Smith avait après tout participé à l’élaboration du « canular » cthulhien, et les deux auteurs s’appréciaient énormément, et s’empruntaient régulièrement.
En fait, les références lovecraftiennes « explicites » sont très rares : en dehors de « Iog-Sotôt » mentionné dans « Saint Azédarac » (dans le cycle d’Averoigne), on ne trouve pas grand-chose. Sans doute faut-il chercher de telles allusions dans un registre davantage implicite – mais sans aller jusqu’au principe même d’une « horreur cosmique », trop vague en tant que tel, même si Zothique en serait probablement une très parlante illustration (pas Averoigne) ; mais, plus concrètement, dans « Le Sombre Eidolon », Smith évoque par exemple le retour en Zothique des « anciens dieux » de la Lémurie, de Mu et d’Hyperborée...
C’est ici qu’intervient une sorte de biais – car Smith fait assez régulièrement usage d’un lexique connu des amateurs de Lovecraft ; seulement, il ne s’agit pas de références « lovecraftiennes » à proprement parler, mais de références « internes » à l’œuvre smithienne ! Plusieurs nouvelles évoquent ainsi le vieux mage d’Hyperborée Eibon, son fameux Livre, ou encore son anneau. Eibon est à maints égards l’Abdul Alhazred de Clark Ashton Smith, et le Livre d’Eibon son Necronomicon. Lovecraft et les autres lovecraftiens en ont souvent fait mention (avec éventuellement des adaptions – le Livre d’Eibon traduit en latin devient le Liber Ivonis, etc.), mais tout cela est propre à Smith, à la base. Il en va de même pour son plus fameux « Grand Ancien », Tsathoggua, qui apparaît de temps à autre ici, éventuellement sous d’autres graphies : dans « Saint Azédarac » encore une fois, on trouve ainsi « Sodagui », et dans un synopsis « Sadoqua ». Reste que ces références internes renvoient avant tout au cycle d’Hyperborée, et je suppose que sa lecture, dans le deuxième tome de cette « intégrale », sera autrement éclairante à ce propos.
Car, dans ce premier tome, ce n’est probablement pas si significatif que cela. Averoigne dépeint un monde fondamentalement chrétien, catholique plus précisément, même avec des réminiscences païennes, et saint Azédarac est comme une exception à ce niveau (en notant toutefois que, selon S.T. Joshi, Clark Ashton Smith avait songé à faire de l’abbé-sorcier un personnage récurrent) – d’autres sorciers révèrent peut-être ces même dieux oubliés, sans l’exprimer, on a quelques indices à ce sujet, mais, aux yeux de tous, ils sont avant tout des adorateurs du Diable, et un Diable très chrétien ; c’est probablement tout ce qui compte.
Quant à Zothique, à la fin des temps, c’est un monde qui, même dans la crainte éventuelle du retour de ces « dieux anciens » scellant le sort d’une humanité de toute façon à bout, redoute bien davantage le prince des démons Thasaïdon, souvent méphistophélique, plutôt qu’un Tsathoggua impossible à se figurer – les deux noms sont peut-être liés, mais les implications tout autres, et c’est ce qui compte, là encore.
Par ailleurs, les monstres et autres créatures surnaturelles que nous croisons dans ce premier volume sont relativement « classiques » pour l’essentiel : des hordes de morts-vivants dans Zothique, et des variations sur le vampire, le loup-garou, la sorcière, etc., dans Averoigne. On compte tout de même quelques exceptions : dans Zothique, « Le Tisseur dans la tombe » est sans doute une variation sur le vampire, mais suffisamment abstraite et « autre » pour évoquer quelques extraterrestre indicible typique de Lovecraft ; tandis que, dans Averoigne, « La Bête d’Averoigne » emprunte finalement presque autant à « La Couleur tombée du ciel », là encore, qu’à la Bête du Gévaudan – peut-être.
Reste que, « Iog-Sotôt » mis à part, on ne trouve donc pas de références lovecraftiennes ici, seulement des allusions d’ordre interne et personnel, « mythiques/lovecraftiennes par répercussion ». Cependant, il est clair que ces dernières ont eu une postérité non négligeable chez Lovecraft, ses collègues et ses suiveurs – parfois d’ailleurs de manière inattendue : après tout, Lovecraft citait Averoigne dans sa « révision » pour Hazel Heald « Out of the Aeons »...
ZOTHIQUE OU LE DERNIER CONTINENT
Il est bien temps d’aborder les textes de Smith en eux-mêmes. Nous commençons donc avec Zothique, et d’abord quelques généralités – après quoi je dirais quelques mots de chacun des textes composant le cycle.
Une Terre mourante à la géographie indécise
À la différence des trois autres cycles de cette « intégrale », Zothique ne se situe pas dans un lointain passé, mais dans un futur éventuellement plus éloigné encore. Le continent de Zothique, ainsi que Clark Ashton Smith lui-même l’avait indiqué à H.P. Lovecraft, est en fait la « contrepartie », dans le futur, de sa propre Hyperborée. C’est le dernier continent d’une Terre qui n’en a plus pour très longtemps : littéralement, une « Terre mourante », ce qui nous renvoie bien sûr au cycle plus tardif de Jack Vance, mais qui constitue au-delà un genre à part entière, où Smith avait quelques précurseurs (par exemple William Hope Hodgson, qu’il appréciait beaucoup).
Mais, comme chez Vance, ce monde en fin de vie n’a en fait plus aucune attache avec le nôtre : toute idée de progrès est bannie, les ruines de Zothique étant l’illustration éloquente de la vanité de ce concept ; la rationalité scientifique est tout bonnement inconcevable dans pareil cadre, elle a disparu depuis des éternités, et la Terre dans sa phase ultime est devenue, comme chez Vance, Un monde magique.
Le ton, cela dit, est bien différent des bêtises picaresques de Cugel ou de la pompe amusante de Rhialto… Non que l’humour soit totalement absent de Zothique, il y en a même régulièrement, mais le ton global est plutôt à la mélancolie, dans la contemplation dépressive des échos du passé et l’attente de la fin inéluctable.
Enfin, Zothique relève à sa manière de l’horreur cosmique, car, bien que mettant en scène des hommes et des femmes, ainsi que des civilisations, le cycle souligne à chaque instant que tout ceci est éphémère, et d’aucune importance – au point, a-t-on pu dire, de la misanthropie… Mais cela participe du succès du cycle : pour Brian Stableford, ainsi, Zothique était le meilleur univers de Clark Ashton Smith, justement parce qu’il constituait l’antithèse d’Averoigne, cycle bien plus « humain » et même « terre à terre ». C’est sans doute à débattre, dans l’absolu, mais, au sortir de ce premier tome, je rejoins volontiers cet avis : cela ne signifie pas qu’Averoigne soit mauvais, bien plutôt que Zothique est incroyablement brillant...
Dans la même lettre citée plus haut, Smith expliquait à Lovecraft que le continent de Zothique se trouvait (ou se trouverait) au milieu de l’Atlantique Sud. Mais les indications géographiques manquent pour vraiment appréhender ce que représente cet ultime refuge de l’humanité… Smith lui-même n’en a jamais dressé de carte, mais plusieurs s’y sont essayé après lui ; toutefois, à ce qu’il semblerait, aucune de ces cartes n’est totalement convaincante, on y trouve toujours des contradictions par rapport au texte – il est vrai que Smith n’était peut-être pas un acharné de la cohérence lui-même… Cela vaut, bien sûr, pour la carte qui nous est fournie dans cette belle édition, sous forme de poster (très joli) ainsi que dans la couverture intérieure de ce premier volume (où elle est hélas presque illisible en raison d’un choix de police plutôt fâcheux).
Qu’importe la précision en l’espèce. Deux choses sont davantage importantes : d’une part, le flou temporel du cycle, au-delà de son caractère ultime : il pourrait aussi bien se répartir sur des milliers d’années (ce qui n’est pas forcément un paradoxe, même dans le cadre d’une « Terre mourante »). D’autre part, sa dimension exotique sur un mode orientalisant qui doit beaucoup aux Mille et Une Nuits, à Vathek et à Dunsany, donc, avec de splendides villes des plus baroques (mais pas moins destinées à finir en ruines dont personne ne se souviendra) ainsi que de nombreux déserts… abritant d’autant plus de tombes infestées de momies.
Nécromancie !
Car Zothique est enfin l’occasion, pour moi, de trouver en littérature une figure notamment rôlistique que j’apprécie tout particulièrement : celle du nécromancien !
Je m’explique : même si bien au-delà de la seule pratique divinatoire que l’étymologie semble indiquer, la nécromancie et les nécromanciens de la littérature de fantasy, pour ce que j’en avais lu jusqu’alors, incluant les plus grands auteurs (Tolkien au premier chef), ne correspondait jamais vraiment à l’image du nécromancien à laquelle les jeux de rôle m’avaient habitué, sur table (Warhammer, Donjons & Dragons notamment dans l’optique de Ravenloft, etc.) ou informatiques (Heroes of Might and Magic, éventuellement The Elder Scrolls, etc.). Hors romans sous licence, qui ne comptent donc pas vraiment, j’avais l’impression de ne trouver nulle part en littérature d’équivalent ou même, supposais-je, de source, correspondant à ce modèle du méchant sorcier un peu pâlichon et foncièrement mégalomane qui, d’un claquement de doigts, fait jaillir des cimetières des régiments entiers de squelettes pour asservir la civilisation, ou autrement la détruire par jalousie.
Quand Tolkien parle du « Nécromancien de Dol Guldur », non, ce n’est pas tout à fait ça… Quand Moorcock qualifie son pénible Elric de « Nécromancien », ce n’est pas du tout ça. En sword and sorcery, quelques choses pouvaient vaguement s’en rapprocher, y compris chez Howard d’ailleurs – dont les sorciers systématiquement mégalomanes et corrompus avaient un peu de ça –, mais sans que ce soit jamais tout à fait ça non plus (à la limite, le Kane de Karl Edward Wagner pourrait davantage coller). Mais d’où venaient donc ces nécromanciens qui m’ont toujours fasciné dans les jeux de rôle, les wargames, etc ?
Eh bien, peut-être de chez Clark Ashton Smith, et plus particulièrement Zothique ! La nécromancie est un thème essentiel de cet univers, qui survit littéralement sur les montagnes de cadavres des ères qui l’ont précédé : d’une manière ou d’une autre, cette pratique magique dévoyée et perverse, qui corrompt le présent au nom d’un passé déjà corrompu, figure dans chaque récit de Zothique ou peu s’en faut.
Mais certains vont bien plus loin, et de manière explicite – par exemple « Les Nécromants de Naat », où l’île occidentale de Naat, non loin du bord du monde, constitue un royaume des morts isolé, sous la coupe d’une famille de sorciers morbides. Mais c’est en fait la première nouvelle de Zothique qui est ici particulièrement éloquente : « L’Empire des nécromants » ; dans ce texte en effet, deux nécromanciens forcément mégalomanes ne se contentent certes pas de vivre dans leur utopie macabre, à cet égardguère différente de celle de Naat, avec des milliers de morts qui seraient autant de domestiques, mais poussent la volonté de puissance jusqu’au désir de conquête, lâchant leurs immenses et peu coûteux régiments de squelettes à l’assaut de la civilisation !
Mais d’autres nouvelles ne sont pas si éloignées que cela de cette figure canonique : « Le Sombre Eidolon » ou « Xeethra », d’une certaine manière… Tandis que d’autres récits usent de la thématique morbide d’une manière sans doute différente, cependant liée – comme « Le Dieu nécrophage ».
Et ça m’a beaucoup plu, tout ça. La nécromancie, c’est le bien. Y a pas mieux.
D’ailleurs, je suis un Social Justice Necromancer de niveau 47, alors...
L’archétype de la décadence
Ceci, c’était sans doute une marotte toute personnelle. Mais s’il est une idée qui traverse le cycle, de manière bien plus significative, c’est sans doute celle de décadence.
Une notion polysémique ? Ici, je crois qu’il faut prendre en compte deux dimensions de la décadence.
La première est historique, et éventuellement prosaïque. Rise and Fall… mais ici on s’en tient à « Fall ». Zothique se situant tout au bout de la vaine course de la civilisation, c’est un univers qui ne cesse de proclamer son statut « inférieur », au travers d’une contemplation obnubilée et névrotique du passé qui n’est plus, s’il a jamais été, et qui demeure de toute façon incompréhensible. Les ruines sont plus nombreuses que les vraies villes, et tout le monde sait que ces dernières ne dureront pas – à la différence près qu’elles ne seront jamais remplacées, cette fois. Cette notion historique de la décadence, Clark Ashton Smith la revendiquait – il disait même s’en régaler, et y trouver une forme d’exutoire à ce qu’il présentait comme une « haine de la modernité ». Au point, en fait, où, à choisir un allié parmi les deux autres « mousquetaires » de Weird Tales, Smith aurait appelé Howard à l’aide, et non Lovecraft : il le dit dans une lettre à Robert H. Barlow, avançant même qu’il aurait adoré se réunir avec le créateur de Conan pour conspuer la civilisation avec lui… et contre le gentleman de Providence, le cas échéant – il disait par ailleurs se sentir bien plus « étranger » et « anachronique » encore que ce dernier.
Mais la deuxième dimension de la décadence à mentionner ici est artistique – notamment littéraire, mais pas uniquement. Smith raffolait des auteurs dits « décadents » ou « décadentistes » français, également dits « fin-de-siècle » (le XIXe en l’espèce), mouvement qu’il faisait cependant partir de Baudelaire, ou éventuellement du Flaubert de La Tentation de saint Antoine, mais dont le livre emblème serait probablement À rebours, de Joris-Karl Huysmans. Un mouvement essentiellement français – il ne serait anglais qu’ultérieurement (je suppose qu’aux États-Unis, le Chambers du Roi en Jaune pourrait s’inscrire dans cette filiation – mais notamment au travers de nouvelles « françaises »), même s’il avait à n’en pas douter des précurseurs outre-Manche ou outre-Atlantique, Poe comme de bien entendu, mais sans doute aussi les auteurs gothiques de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe (et on retrouve ici Vathek ; en France, à sa manière excessive, Sade me paraît pouvoir être associé à cette notion originelle du « roman noir »).
Le mouvement décadent, dans cette continuité éventuelle, passait peut-être avant tout par la mise en avant de thèmes ô combien scabreux, et Zothique a à cet égard quelque chose d’un Bingo du décadentisme : l’ennui, la perversion sexuelle, les femmes fatales, la sorcellerie, la lascivité, le sadisme, l’hédonisme qui pousse jusqu’à l’horreur… Tout ceci, bien sûr, dans le contexte global d’une décadence au sens historique, renforçant l’outrance des thèmes. Mais il s’agit aussi d’y mettre de la couleur – via un style exubérant, chatoyant, celui des Mille et Une Nuits, mais aussi du Saint Antoine de Flaubert, celui du Pegāna de Dunsany, etc. Exactement les envies de Smith...
Et ça lui a réussi ! Or c’est là une approche souvent périlleuse… Le genre est par essence sur la corde raide entre le sublime et le ridicule, entre le bon grotesque et le mauvais grotesque (non, ceci n’est pas un sketch des Inconnus). Nombre d’auteurs s’y sont cassés les dents – et, aurais-je envie de dire, Lovecraft parmi eux, qui a eu une brève période « décadente », globalement guère convaincante, même s’il y infusait le cas échéant un humour presque salvateur (« Le Molosse », « L’Indicible »…) ; je suppose que « Je suis d’ailleurs » pourrait constituer une exception, ici – sur un mode autrement sérieux, et d’autant plus périlleux. Mais Clark Ashton Smith s’est semble-t-il régalé à composer les récits de Zothique – et le lecteur de s’en régaler à son tour !
Les textes
Zothique est le plus vaste cycle de Clark Ashton Smith. Il est composé de seize nouvelles, un poème, une pièce de théâtre en un acte, et, pour les plus acharnés, quatre fragments et synopsis (en fait parfois tellement restreints que cette qualification a quelque chose d’un peu absurde). Sauf erreur, les nouvelles sont présentées dans l’ordre de composition, mais précédées par le poème (en fait le texte le plus tardif) et suivies par la pièce et les fragments. Quelques mots à propos de tout ceci…
Attention, à l’occasion, je vais livrer quelques SPOILERS.
Zothique (« Zothique », 1951)
Le cycle s’ouvre sur un poème sobrement intitulé « Zothique », mais, ne pas s’y tromper, c’est donc le texte le plus tardif de l’ensemble, puisqu’il date de 1951, soit quinze à vingt ans après la composition de la plupart des nouvelles de Zothique. Plus loin, et dans les mêmes conditions, nous trouverons un poème du nom d’ « Averoigne », là encore daté de 1951. Je suppose donc que les deux ont été écrits afin d’introduire les cycles lors de leur compilation.
Le poème, très bonne idée, est donné en bilingue. Il offre un aperçu bienvenu de la puissance d’évocation du Barde d’Auburn, dans un style porté sur la scansion, mais aussi, supposé-je, de la qualité de la traduction de Julien Bétan, de bon augure pour la suite. En tant que tel, il constitue une introduction idéale.
L’Empire des nécromants (« The Empire of the Necromancers », Weird Tales, septembre 1932)
« L’Empire des nécromants », régulièrement cité comme faisant partie des meilleurs récits de Clark Ashton Smith, inaugure le cycle de Zothique en fanfare, en en disposant un certain nombre de thèmes essentiels, dont, bien sûr, celui de la nécromancie : comme dit plus haut, ce texte extrêmement macabre constitue la plus forte représentation littéraire du nécromancien suscitant ses hordes de squelettes pour anéantir la civilisation que j’aie jamais lue hors jeux de rôle.
Au-delà, l’emphase du texte est d’un bel à-propos, qui parvient à concilier cette approche morbide avec le chatoiement d’une plume colorée autant que puissante, pour un résultat qui séduit d’emblée et ne cesse de convaincre encore davantage par la suite, jusque dans ses ultimes traits de fable où, même de manière tordue, la « morale » semble enfin l’emporter… au moins temporairement. Car ce texte a une dimension « cosmique » tout à fait appréciable.
L’Île des tortionnaires (« The Isle of the Torturers », Weird Tales, mars 1933)
« L’Île des tortionnaires », ensuite, s’inscrit sans doute dans la continuité du récit précédent, formellement du moins, mais raconte pourtant une tout autre histoire – et si l’on tient à tout prix à juger la conclusion « morale », c’est au prix de circonvolutions tortueuses et d’une cruelle ironie…
Le récit s’ouvre sur une épidémie foudroyante, qui anéantit tout un royaume en quelques heures à peine. Le roi seul ou presque parvient à y échapper, grâce à l’intervention de son vieux et fidèle compagnon sorcier (on trouve plusieurs figures « positives » de sorciers dans Zothique, et, étrangement ou pas, dans Averoigne également : les guillemets s’imposent peut-être par précaution, mais disons du moins que les sorciers smithiens ne sont pas aussi unilatéralement mauvais et corrompus que ceux de Robert E. Howard). Le roi tente de fuir la ville décimée en compagnie des trois de ses esclaves à avoir survécu… mais leur bateau dérive bien trop à l’est, sur une île maudite dont les habitants sont notoirement des tortionnaires ! Et ils usent de mille stratagèmes pour susciter des naufrages et exercer leurs talents sordides sur les survivants…
Seule une femme semble se montrer bonne pour le roi malmené – mais le lecteur sait très bien ce qu’il en est. Sans doute sait-il aussi comment la nouvelle va s’achever, dans la plus cinglante ironie donc, mais peu importe : ça fonctionne très bien ! Le récit s’avère délicieusement sadien, et aussi outrancier dans le fond qu’élégant dans la forme. Une vraie réussite là encore.
Le Dieu nécrophage (« The Charnel God », Weird Tales, mars 1934)
« Le Dieu nécrophage » est peut-être une nouvelle un peu plus convenue que les deux précédentes, notamment en ce qu’elle fait figurer un personnage que l’on peut juger « héroïque », jusqu’à un « happy end ». Mais son ambiance joliment macabre la préserve de la banalité – c’est peu dire.
Notre héros, puisqu’il y en a un, est un homme de passage dans la ville de Zul-Bha-Sair, qui voit sa compagne inanimée être emmenée au temple du dieu-goule Mordiggian (qui a plus ou moins intégré le « Mythe de Cthulhu », notamment sauf erreur dans les déclinaisons rôlistiques des Contrées du Rêve), car telle est la loi. Mais le voyageur sait que sa compagne n’est en fait pas morte, seulement la victime d’une affliction qui la plonge temporairement dans une catatonie à la semblance de la mort… Il décide donc – héroïque, vous dis-je ! – de pénétrer dans le temple interdit et de braver le dieu et ses prêtres… qui pourraient bien être des goules également.
Mais, sur place, il fait la rencontre d’autres « visiteurs » du temple : un nécromancien et ses deux assistants, qui entendent voler le cadavre d’une princesse, au mépris du vieil accord conclu entre le sorcier et les prêtres… L’intervention de ces derniers, mais aussi du dieu nécrophage en personne, permettra enfin de faire le tri des vivants et des morts, ainsi que des coupables et des innocents.
L’ambiance est pour beaucoup dans la réussite de ce conte très efficace, et cette ambiance doit énormément à la très belle plume de Clark Ashton Smith
Le Sombre Eidolon (« The Dark Eidolon », Weird Tales, janvier 1935)
« Le Sombre Eidolon » est à nouveau un récit jugé comme faisant partie des meilleurs de l’auteur. Le résumer ne ferait guère de sens : l’histoire est somme toute très simple, qui narre un affrontement démesuré entre un roi odieusement corrompu et un sorcier parti de rien et violemment rancunier. L’intérêt est ailleurs, dans la dimension ample et même spectaculaire du récit, notamment dans les cauchemars hallucinés et les illusions proprement surréalistes que suscite le nécromancien.
En fait, Clark Ashton Smith lui-même qualifiait cette nouvelle de « cinématographique », et à bon droit, car elle relève d’une certaine manière de l’imagier macabre et non moins baroque ; à en croire Donald Sidney-Fryer, dans The Sorcerer Departs, il y avait d’ailleurs eu, à l’époque, un projet d’adaptation ! Hein ? Sérieux ?! J'ai du mal à le croire... Mais il se félicite de ce qu’il n’ait pas abouti – le risque était trop grand de ne pas se montrer à la hauteur de la nouvelle, totalement démesurée…
On notera enfin, ainsi que S.T. Joshi en fait la remarque dans sa postface, que la nouvelle évoque le retour des « anciens dieux » de l’Hyperborée, de Mu et de Poséidonis (soit l’ultime écho de l’Atlantide chez Smith), ce qui contribue à la fois à développer comme un « hypercycle » smithien, associant divers univers dans une même logique globale, et à rapprocher, dans ses thématiques, la nouvelle, sinon l’univers, de la manière lovecraftienne. Toutefois, comme dit plus haut, ces « anciens dieux » ne sont pas forcément très cthulhiens, et, s’il en est un qui tire son épingle du jeu, c’est sans doute le méphistophélique Thasaïdon, auquel on fera souvent référence (voire plus…) dans les nouvelles ultérieures du cycle.
Le Voyage du roi Euvoran (« The Voyage of King Euvoran », 1933 ? Également publié dans Weird Tales en septembre 1947, sous une forme abrégée titrée « The Quest for the Gazolba »)
« Le Voyage du roi Euvoran » est une nouvelle à part dans le cycle de Zothique, et dont l’appartenance ou pas au dit cycle est en fait, au choix, problématique ou éloquente ; sa complexe histoire éditoriale est d’ailleurs rapportée en note de bas de page, exceptionnellement (il n’y en a guère d’autres exemples dans l’ensemble du volume, si ce n’est pour préciser telle ou telle référence à l’occasion). Si l’on en croit S.T. Joshi, ce texte aurait d’abord été envisagé dans le contexte de l’Hyperborée ; ensuite, Smith aurait finalement décidé de l’intégrer à Zothique, en usant d’un lexique approprié (pour l’ambiance, ça n’a vraiment pas grand-chose à voir, pourtant). Mais ce texte a été refusé par Farsnworth Wright, et sa publication dans Weird Tales n’aurait lieu que bien plus tard, dans une forme abrégée et, par ailleurs, expurgée de toute référence à Zothique, sous le titre « The Quest for the Gazolba »… Mais c’est bien le texte complet, intégré tant bien que mal dans Zothique, que nous pouvons lire ici – le texte tel qu’il avait été souhaité par Clark Ashton Smith.
Mais, même ainsi, ce récit détonne franchement dans le cycle… de par son caractère assez clairement parodique. Son « héros », le roi Euvoran donc, est d’ailleurs un personnage franchement stupide, ridicule et haïssable… D’autres despotes de Zothique pourraient sans doute prétendre à ces trois qualificatifs, mais leur conjonction dans un même récit d’une plume davantage badine que d’habitude (dont nous aurons encore quelques exemples par la suite, cela dit) tire le récit vers la farce.
Ledit roi devient peut-être le plus grand explorateur de son temps, mais pour le plus futile des motifs : remettre la main sur l’oiseau rare qui ornait sa couronne avant qu’un nécromancien hostile ne lui redonne vie… Euvoran et ses hommes se lancent donc dans une exploration systématique des îles situées à l’est du continent de Zothique, longue quête qui leur fait affronter bien des dangers, dont la découverte d’une civilisation d’oiseaux n’est pas le moindre – car lesdits oiseaux gardent les hommes en cage et pratiquent la taxidermie sur leurs cadavres, comme de juste… Ce qui ne marquera pourtant pas la fin des aventures du roi Euvoran, dont l’édification tardive nécessitera encore quelques déboires.
S.T. Joshi trouve la morale de ce texte « amère », mais l’ensemble m’a paru avant tout amusant, en dépit d’une fin qui m’a laissé un peu froid. La farce fonctionne, sur la majeure partie de la nouvelle, notamment parce que la plume (de gazolba) de Smith fait des miracles, en se montrant riche à l’excès, et pourtant toujours à propos.
Le Tisseur dans la tombe (« The Weaver in the Vault », Weird Tales, janvier 1934)
Le niveau baisse un peu, ai-je le sentiment, avec « Le Tisseur dans la tombe », nouvelle qui ne manque cependant pas d’atouts, et dont l’ambiance est toujours aussi réussie, mais qui me fait un peu l’effet d’être un de ces récits de Zothique dans lesquels l’auteur succombe vaguement à la formule : on nous décrit quelques bonshommes qui, pour une (mauvaise) raison ou une autre, doivent pénétrer dans une tombe que l’on aurait mieux fait d’oublier, lesdits bonshommes discutent des légendes qui s’y rapportent, ils s’y rendent néanmoins, et y font forcément une sale rencontre, pire encore que ce à quoi ils s’attendaient eu égard aux racontars, et ça se passe mal pour eux…
Il y a pourtant une relative originalité qui évite à la nouvelle de trop sombrer dans la médiocrité, à savoir son recyclage sous une forme « abstraite » du principe vampirique : pour S.T. Joshi, le « Tisseur » est la plus étrange créature de tout Zothique (c’est possible, même si les hybrides entre plantes et organes humains dans « Le Jardin d’Adompha » s’en tirent tout de même plus qu’honorablement) ; c’est aussi, sans surprise ? celle qui évoque le plus Lovecraft – et par exemple « La Couleur tombée du ciel ».
D’où de belles images, et quelques moments forts ; mais, à mon sens, rien de vraiment impérissable – si j’ose dire.
Le Fruit de la tombe (« The Tomb-Spawn », Weird Tales, mai 1934)
On retrouve hélas aussitôt cette même impression de formule dans la nouvelle suivante, « Le Fruit de la tombe », qui, pour le coup, sonne d’autant plus comme une redite.
En fait de vieilles légendes, les voyageurs discutent plutôt ici d’une prophétie – ce qui ne change pas forcément grand-chose à la suite. La véritable originalité, encore que très relative, du « Fruit de la tombe », c’est l’affrontement contre des créatures sauvages, « en extérieur », et dans le désert, qui précède l’excursion dans la tombe ; jusqu’ici, cela fonctionnait assez bien, mais la formule devient trop voyante ensuite pour véritablement convaincre.
Les Charmes d’Ulua (« The Witchcraft of Ulua », Weird Tales, février 1934)
On revient à quelque chose de plus enthousiasmant, et en tout cas plus personnel, avec « Les Charmes d’Ulua », nouvelle qui délaisse la formule pulp pour revenir à l’essence même du « décadentisme » de Zothique, et avec une dimension érotique très marquée, qui aura de nouveau l’occasion de se signaler par la suite. Farsnworth Wright en avait d’ailleurs rejeté la première version, au motif qu’il s’agissait d’une « pure histoire de sexe », nous apprend S.T. Joshi… Lequel mentionne aussi ce texte comme illustrant la tension entre Éros et Thanatos si fréquente dans les nouvelles de Klarkash-Ton.
Le jeune héros fait tout pour ne pas succomber à la tentation (pour Scott Connors, d’ailleurs, la nouvelle peut globalement être envisagée comme une variation sur La Tentation de saint Antoine de Flaubert) ; cela implique notamment de faire appel à un parent qui est un puissant sorcier, sans être maléfique pour autant, une nouvelle fois.
Mais le récit convainc surtout, s'il convainc, pour son ambiance, et donc, car ces deux dimensions sont toujours liées, pour sa plume très chatoyante mais toujours à propos.
Xeethra (« Xeethra », Weird Tales, décembre 1934)
Cependant, avec « Xeethra », le niveau regrimpe sacrément, jusqu’à atteindre de nouveaux sommets – la critique est unanime. Et je m’y associe sans peine : c’est une des meilleures nouvelles de Zothique, et plus largement de ce premier tome de « l’intégrale » ; je ne serais pas surpris qu’il soit un des meilleurs récits de Clark Ashton Smith de manière générale.
Xeethra est un berger orphelin, sans cesse brimé par l’oncle qui est supposé l’élever, mais qui l’exploite plus qu’autre chose. Le jeune berger s’égare dans une vallée perdue, où il croque un fruit de la teneur de celui du Jardin d’Éden – ce qui lui vaut d’être maudit par un dieu, comme de juste, en l’espèce ce Thasaïdon que nous avons déjà croisé et que nous recroiserons…
Dès lors, le berger est submergé par les souvenirs d’une autre personne, un certain Améro, qui fut le roi d’une lointaine contrée il y a plus de mille ans de cela (bon moyen, au passager, de témoigner de l’ampleur temporelle des récits de Zothique, fin du monde ou pas). Xeethra, ou peut-être Améro, n’a dès lors plus le choix : il lui faut regagner son royaume de Calyz, et sa capitale de Shathair. Un long périple, sous les quolibets des paysans qui prennent tous le jeune homme pour un fou – ce qu’il est bel et bien d’une certaine manière… Mais quand Xeethra/Améro gagne enfin les rues de Shathair, c’est pour découvrir qu’elles ne sont plus que des ruines depuis fort longtemps – un environnement bien triste, où ne vivent plus que des lépreux exilés du monde…
Mais Thasaïdon, plus méphistophélique que jamais, extorque alors au pauvre fou un pacte assurément faustien : il exauce les vœux de sa victime, qui obtient la résurrection de la ville et du royaume – une entreprise finalement nécromantique, à sa manière… S’ensuivent des années de bonheur et de prospérité, jusqu’à ce que des maux infinis se mettent à accabler le royaume tiré de l’oubli, sur un mode proprement apocalyptique – tandis qu’Améro, qui n’y songeait plus depuis fort longtemps, succombe à des rêves étranges, dans lesquels il n’est certes pas roi, mais rien de plus qu’un simple berger dans de lointaines montagnes… Son âme, simple ou double, est de toute façon perdue.
C’est un texte absolument superbe – très fin dans le fond comme dans la forme. Sa douce mélancolie, et son personnage central d’une complexité qui ne ressort pas forcément de ce résumé, en font une des plus belles réussites de tout Zothique.
Le Dernier Hiéroglyphe (« The Last Hieroglyph », Weird Tales, avril 1935)
Avec « Le Dernier Hiéroglyphe », on retrouve d’une certaine manière l’exception plus ou moins problématique du « Voyage du roi Euvoran », et pour les mêmes raisons : le ton est assez léger, cocasse, voire parodique.
Nous y suivons en effet un astrologue minable – aux yeux de tous, y compris les siens –, dont l’ultime prophétie, aussi folle soit-elle, s’avère bien plus plausible que d’habitude, quand des hiéroglyphes inconnus se mettent à se promener sur son thème astral. En résulte un voyage éventuellement onirique, en tout cas non désiré, dont l’objet est bien de révéler par la drôlerie que même le plus mauvais des astrologues, parfois, peut voir juste – comme une horloge cassée indiquant deux fois par jour la bonne heure.
C’est amusant, et ça déborde d’idées, mais pas au point d’être véritablement marquant.
Les Nécromants de Naat (« Necromancy in Naat », Weird Tales, juillet 1936)
Avec « Les Nécromants de Naat », on retourne à quelque chose de plus essentiel au cycle, et par ailleurs de tout à fait brillant – car la reprise du thème nécromantique n’exclut pas la surprise, tandis que le traitement de l’horreur s’y montre étonnamment explicite.
Notre héros est un prince en quête de son adorée, disparue. Il prend le bateau pour gagner les côtes lointaines où il suppose qu’elle a dû être emmenée, mais, à l’instar du roi de « L’Île des tortionnaires », il dérive, bien trop à l’ouest cette fois, emporté par des courants traîtres menaçant de précipiter son navire dans le vide cosmique au-delà du bord du monde…
Mais son destin est probablement plus redoutable encore, car il s’échoue en fait sur l’île de Naat : là, il retrouve sa femme, naufragée elle aussi… mais elle est morte – une coquille sans âme au service domestique d’une famille de nécromanciens, dont les innombrables serviteurs sont des cadavres animés !
L’île est sous la coupe d’un nécromancien incroyablement vieux, et son long règne agace ses fils, qui prendraient bien la relève… Aussi engagent-ils notre héros, perdu dans les tréfonds de la dépression, pour exaucer leurs vœux – en résultera un affrontement étonnamment graphique, et d’autant plus terrible.
La nouvelle est forte, oui, qui combine des tableaux éprouvants et crus, d’une violence étonnante, et une ambiance d’ensemble d’une noirceur pesante et même dépressive – notamment dans sa dimension amoureuse contrariée : c’est une des plus singulières nouvelles de Zothique au regard de l’association ambiguë d’Éros et de Thanatos. Une vraie réussite !
L’Abbé noir de Puthuum (« The Black Abbot of Puthuum », Weird Tales, mars 1936)
Les héros de « L’Abbé noir de Puthuum » sont deux guerriers (un archer et un lancier), qui accompagnent un eunuque dans une contrée lointaine : leur roi les a en effet chargés d’y trouver une jeune femme que l’on dit d’une beauté rare, et de la lui ramener. Mais, sur le chemin du retour, les voyageurs succombent à la magie du désert, s’égarent, et tombent sur un… monastère ? Là, règne sans partage un fourbe « abbé » à la peau noire (eh), un bien cruel personnage dont les paroles sont toujours un peu plus menaçantes… Mais nos fiers guerriers trouveront un soutien inespéré… en la personne du véritable abbé de Puthuum, géniteur bien malgré lui, via un terrible succube, de l’imposteur littéralement démoniaque qui a pris le contrôle du monastère !
« L’Abbé noir de Puthuum » s’inscrit bien dans le cycle de Zothique, mais la remarque de S.T. Joshi est probablement assez juste, qui affirme que le récit aurait pu aussi bien se situer en Averoigne : cette figure d’ « ecclésiastique » corrompu n’aurait pas dépareillé aux côtés de « Saint Azédarac » ou « La Bête d’Averoigne ».
Mais, de manière plus significative peut-être, c’est aussi et surtout un texte très connoté pulp, avec beaucoup d’action, au premier plan, même si toujours épicée d’érotisme. S’il est un récit dans l’ensemble de Zothique qui louche sur l’heroic fantasy autant que sur la sword and sorcery, c’est probablement celui-ci. Avec plus ou moins de réussite ? Globalement, ça fonctionne, même si la fin…
Correct, mais pas transcendant, disons.
La Mort d’Ilalotha (« The Death of Ilalotha », Weird Tales, septembre 1937)
« La Mort d’Ilalotha » délaisse aussitôt l’action débridée pour revenir à quelque chose de plus intrinsèque à Zothique, via un « triangle amoureux » d’essence morbide, dans un palais où la féminité omniprésente se traduit par une sexualité outrée. Hélas, ce n’est à mon sens pas vraiment une réussite.
Ilalotha, la dame d’honneur de la reine, vient de mourir. Revient alors au palais un noble passablement libertin, qui avait préféré s’éloigner quelque temps de la cour pour échapper à la passion dévorante mais inconstante de la reine sa maîtresse ; mais Ilalotha avait été sa précédente compagne, qu’il aimait bien davantage… Sa mort le dévaste.
Mais le cadavre, d’une manière ou d’une autre, semble lui donner rendez-vous à minuit dans sa tombe – minuit, l’heure même où la reine exige qu’il la rejoigne dans ses quartiers !
Mais la nouvelle m’a paru un peu faiblarde : la débauche d’érotisme orientalisant, le parfum de décadence qui perce sous la monstruosité, physique ou morale, ne suffisent pas vraiment à singulariser la nouvelle – plus banale qu’autre chose malgré tout, et vite oubliée.
Le Jardin d’Adompha (« The Garden of Adompha », Weird Tales, avril 1938)
« Le Jardin d’Adompha » m’a davantage parlé, mais sans atteindre des sommets pour autant – l’ambiance et les images la sauvent, sans vraiment susciter l’enthousiasme.
Nous y voyons les fruits morbides de l’association entre un roi pervers et cruel, et le nécromancien de sa cour, pas moins hideux ; ensemble, ils ont conçu un jardin des horreurs, où des organes humains sont greffés sur des plantes ! Mais, comme souvent, pour des raisons plus ou moins compréhensibles, le roi trahit le sorcier, sans devenir meilleur pour autant – et il n’échappera pas à la vengeance du nécromancien.
Le style chatoyant de Zothique trouve ici un bien singulier contrepoint dans les belles et horribles images suscitées par le jardin démentiel – mais l’idée aussi improbable qu’excellente de ce jardin ne change rien au fait que la trame est des plus banale, en fait un motif récurrent de Zothique ; en l’état, cela ne suffit donc pas à en faire vraiment une bonne nouvelle.
Le Maître des crabes (« The Master of the Crabs », Weird Tales, mars 1948)
Peut-être pourrait-on dire la même chose en ce qui concerne « Le Maître des crabes » ? L’histoire est en effet assez convenue : c’est finalement une sorte de chasse au trésor, mais le genre de trésor qui suscite l’appétit de sorciers concurrents et tout aussi détestables l’un que l’autre : un savoir impie générateur de pouvoir.
L’originalité de la nouvelle est d’ordre formel, et consiste en l’emploi de la première personne – dont je crois que c’est le seul exemple dans Zothique. Notre narrateur est un apprenti, et la mise en avant de son point de vue change pas mal de choses, mine de rien.
C’est toutefois plus ou moins convaincant – il y a peut-être, ici, comme un manque de naturel… Là encore, la nouvelle suscite de belles images d’horreur, mais sans rien produire de transcendant.
Morthylla (« Morthylla », Weird Tales, mai 1953)
L’ultime nouvelle de Zothique, « Morthylla », est très étrange… Nous y suivons un poète débauché qui s’ennuie à mourir au milieu même de sa débauche. Ses pulsions macabres l’amènent à visiter une nécropole voisine, dont la légende dit qu’elle est hantée par une lamie des temps anciens ; en tomber amoureux serait fatal… Forcément, le poète rencontre bel et bien la lamie dans la nécropole, et en tombe fou amoureux.
Mais son destin funeste semble toujours repoussé, ce qui, d’une certaine manière, paraît le contrarier. Il découvre enfin la vérité : la femme de la nécropole n’a rien d’une lamie, elle est seulement une femme parfaitement humaine, et qui partage les goûts macabres du poète… Une révélation qui déplaît singulièrement à ce dernier : leur union est impossible, et chacun retourne à ses ruminations.
La nouvelle, du coup, et « monde secondaire » mis à part, ne contient en fait pas le moindre élément surnaturel. C’est assez étrange (et cela aurait peut-être pu, là aussi, se passer en Averoigne), et probablement pas tout à fait satisfaisant (risque, à la toute fin de la nouvelle, de conclure : « Tout ça pour ça ? »), mais l’ambiance est belle, et cette fin même problématique n’est pas sans force, étrangement.
Des morts tu subiras l’adultère (« The Dead Will Cuckold You », posthume, 1963)
Reste un dernier récit achevé de Zothique, et forcément à part : « Des morts tu subiras l’adultère » (titre pour le moins étrange, et plus encore en anglais qu’en français, ai-je l’impression). Il s’agit d’une pièce de théâtre (oui), en un acte composé de six scènes.
Motif récurrent de Zothique, nous y voyons s’affronter deux formes de pouvoir, un roi et un nécromancien, tous deux guère recommandables. Mais avec une mention pour le roi, peut-être, qui s’avère finalement bien pire que tous les sorciers…
La pompe théâtrale s’accorde très bien à l’univers de Zothique. En outre, la pièce s’avère plus décadente que jamais, d’une manière assez joueuse en dépit de l’emphase des répliques et de la cruauté des scènes ; il en va de même pour leur contenu érotique marqué. Je note aussi la relation (explicitement amoureuse) entre le nécromant et son assistant noir – c’est cette « romance » (…) inhabituelle qui précipitera la vengeance du sorcier contre le roi.
À mes yeux, de non-théâtreux certes, cela fonctionne très bien.
Fragments & synopsis
Dans un souci d’exhaustivité, la compilation de Zothique se conclut sur quatre « fragments & synopsis », mais qui n’intéresseront vraisemblablement que les über-fans portés à l’exégèse (ce n’est certes pas un reproche), d’autant plus qu’il n’y a vraiment pas grand-chose à se mettre sous la dent, au point d’ailleurs où ces qualifications de « fragments & synopsis » ont quelque chose d’un peu absurde…
« Le Succube écarlate », ainsi, consiste en cinq lignes issues d’une lettre à Lyon Sprague de Camp, se contentant de mentionner un simple projet de nouvelle, délibérément inspiré du « Succube » dans les Contes drôlatiques de Balzac.
Le synopsis « Les Pieds de Sidaiva », de même, tient en trois lignes, et on ne peut rien en déduire.
« L’Ennemi de Mandor », un fragment cette fois, ne passionne pas davantage : à tout prendre, ces quelques lignes semblent présager d’un texte dans le tout-venant de Zothique, attaqué sans enthousiasme.
Le fragment le plus long, « Formes adamantines », est peut-être plus instructif, mais par défaut – car il donne l’impression d’un faux départ : le choix d’employer la première personne, comme dans « Le Maître des crabes », s’avère ici désastreux – la plume est d’une lourdeur étonnante, et on comprend que Smith ne s’y soit pas davantage attardé.
Pour les fans hardcore, donc.
AVEROIGNE OU UNE FRANCE FANTASMÉE
Et nous passons maintenant à un deuxième cycle, celui d’Averoigne – qui n’a rien d’un « monde dernier », en dépit du titre global du volume.
Comme pour Zothique, je vais me livrer à quelques généralités au préalable, avant d’envisager un par un les différents textes composant le cycle.
D’Averonia à Averoigne, du Ve siècle à 1789
Averoigne est une province imaginaire de la France ancienne – que l’on dit souvent « médiévale », mais ce n’est pas tout à fait vrai : en fait, si beaucoup de nouvelles se situent bel et bien au Moyen Âge, ce n’est pas le cas de toutes, et, outre celles qui ne font mention d’aucune date, certaines se situent même expressément dans un autre cadre temporel – notamment, de manière significative, la première nouvelle du cycle, « La Fin de l’histoire », qui prend place en 1789. Par ailleurs, dans la nouvelle « Saint Azédarac », on effectue un voyage temporel jusqu’au Ve siècle, et un fragment évoque aussi l’ « Averonia » romaine.
Le nom d’ « Averoigne » est visiblement dérivé des noms de provinces « Auvergne » et « Aveyron », si Smith ne l’a jamais expressément expliqué (et n'y a jamais mis les pieds). À cet égard, il a sans doute procédé ainsi que James Branch Cabell, dérivant son univers de Poictesme des noms médiévaux de Poitiers et Angoulême. Poictesme a sans doute eu une certaine influence sur Clark Ashton Smith créant son Averoigne.
La précision géographique n’est de toute façon guère de mise. Si « La Fin de l’histoire », première nouvelle du cycle (et en fait un des premiers contes de Smith durant sa décennie de production frénétique de récits de fantasy), évoque les villes bien réelles de Tours et de Moulins, pas toutes proches en même temps, l’idée générale semble cependant être celle d’une province davantage méridionale.
La carte d’Averoigne, dans la couverture intérieure, révèle surtout qu’il s’agit d’une région finalement guère étendue – ce qui participe de son caractère « humain », voire « terre à terre », délibérément : l’emphase de Zothique n’est guère à propos ici, et l'on ne parle pas d'un continent, mais d'une simple province. On y compte un seul centre urbain d’importance, Vyônes, qui est un archevêché. Les autres villes de la carte sont visiblement bien plus réduites, probablement guère plus que des villages dans la plupart des cas : Touraine, Ximes (pourtant un évêché), La Frênaie et Les Hiboux. On relèvera par contre l’importance de la présence monacale dans la région, avec, en dehors des villes qui peuvent également abriter semblables institutions (Vyônes et Ximes expressément, sauf erreur), le monastère d’Ylourgne, le couvent de sainte Zénobie, et l’abbaye de Périgon. Ne reste plus guère qu’à mentionner quelques ruines, celles du château de FaussesFlammes et de la forteresse d’Ylourgne. Mais notons que cette carte, comme celle de Zothique, est plus ou moins fiable : à tout prendre, la situation de Vyônes, ici au milieu de la forêt, et tant qu’à faire à quelque distance de la rivière Isoile qui parcourt la province de part en part, paraît assez peu probable, et d’autres points de détail, çà et là, sonnent tout aussi faux.
Or c’est là qu’est l’essentiel – dans la forêt qui recouvre presque entièrement la province d’Averoigne, une forêt d’une sinistre réputation, havre des sorcières et des loups-garous, entre autres monstruosités guère catholiques. Y pénétrer n’est guère aisé, et souvent dangereux… La forêt d’Averoigne, nous dit Stefan Dziemianowicz, incarne la facette la plus irrationnelle et primitive de la nature – perçue comme une menace, face à laquelle la rationalité (ici religieuse, en fait, j’y reviendrai) est souvent désarmée.
Clark Ashton Smith était probablement francophile, mais pas au point du réalisme historique, au moins initialement. Un Lovecraft autrement maniaque à ce propos, au sortir notamment de la lecture de « Saint Azédarac » (nouvelle qui, rappelons-le, mentionne un certain « Iog-Sotôt »), avait signifié à Smith que son texte, même brillant, pâtissait cependant de certaines erreurs d’ordre historique qui avaient tendance à le sortir du récit – par exemple l’évocation d’un « français archaïque » parlé au Ve siècle dans la région, encore essentiellement gallo-romaine. Lovecraft avait donné quelques pistes à Smith, dont si je ne m’abuse le nom de la province romaine d’Averonia, et le Barde d’Auburn en a pris bonne note, qui y a fait davantage attention par la suite, et est notamment revenu sur l’Averonia romaine – mais seulement dans un synopsis. En fait, la leçon tirée de cette critique a peut-être été d’un tout autre ordre, en incitant Smith à bâtir des mondes plus amples, mais aussi parfaitement cohérents – même quand ils étaient entièrement le fruit de son imagination...
Poètes et vampires, abbés et sorciers
Les contes d’Averoigne, comme ceux de Zothique dans leur propre registre, ont une certaine unité thématique et formelle, même s’il me semble que l’on peut distinguer deux schémas d’ensemble, peut-être davantage successifs qu’alternatifs – même s’ils peuvent à l’occasion se combiner, ainsi peut-être dès « La Fin de l’histoire ».
Dans le premier de ces schémas, Smith met en scène des monstres « classiques » du folklore européen, essentiellement des vampires (le meilleur exemple étant probablement « Un rendez-vous en Averoigne »), des loups-garou, etc. En face, ses « héros » sont souvent de jeunes hommes, plutôt éduqués, et éventuellement portés à la poésie. Ces personnages sont tout particulièrement appropriés à la mise en scène de récits sentimentaux, souvent de ces « triangles amoureux » dont Zothique, plus tôt dans le volume (mais plus tard dans la bibliographie de l’auteur, dans l'ensemble), n’était pas avare.
Mais le second de ces schémas me paraît plus intéressant, qui revisite la sorcellerie médiévale, aussi bien de manière très prosaïque (par exemple dans « Les Mandragores » ou « La Mère des crapauds ») que de manière autrement spectaculaire (« Le Colosse d’Ylourgne »), avec éventuellement des connotations cthulhiennes (« Saint Azédarac », ou, dans un tout autre registre, « La Bête d’Averoigne »).
Face à ces sorciers très variés, Smith met en scène des religieux, imprégnés d’un catholicisme médiéval teinté de superstition et de fatalisme. D’une certaine manière, ces moines et ces prêtres incarnent pourtant la rationalité du temps – comme une alternative à la raison scientifique, qui serait hors de propos dans ce monde encore primitif, où sommeillent à peine, dans les bois obscurs, les monstruosités païennes... d’un paganisme pouvant aussi bien renvoyer aux druides qu’à la culture gréco-romaine, d’ailleurs. Mais ces religieux sont le plus souvent désarmés face à ce qu’ils perçoivent comme étant l’emprise diabolique sur la région.
Leurs convictions sont dès lors régulièrement mises à l'épreuve. Parfois, triompher du mal dans une perspective eschatologique leur impose même de trahir leur credo en faisant appel à d’autres sorciers pour combattre la sorcellerie initiale – l’occasion, comme dans Zothique, de figurer des personnages de magiciens pas nécessairement « mauvais » (« Le Colosse d’Ylourgne » et « La Bête d’Averoigne » en sont les meilleurs exemples). Mais, parfois, c’est bien pire : en fait, le ver est dans le fruit ! La meilleure illustration de ce principe, bien sûr, se trouve dans « Saint Azédarac », où le personnage-titre est à la fois évêque et sorcier, prompt par ailleurs à décréter la mort de qui pourrait lui nuire en révélant ses petits secrets… Il n'en est pas moins béatifié quelques années après sa « disparition » ! Rappelons ici qu’à en croire S.T. Joshi, Smith avait songé à faire d’Azédarac un personnage récurrent (au moins un synopsis en témoigne)… Mais la corruption des prêtres peut prendre d’autres formes, sur un mode tragique (« La Bête d’Averoigne ») ou badin (« La Vénus exhumée »). Et, dans tous les cas, la rationalité censément positive des ecclésiastiques est battue en brèche, pour être en définitive subordonnée à l’irrationalité qui les effraie tant – parfois temporairement vaincue, mais pas moins destinée à l’emporter à terme.
La religion répressive et le sexe réprimé
Nos hommes d’Église ont cependant un autre rôle dans nombre de ces récits. En effet, comme dans Zothique encore qu’avec des implications tout autres, la sexualité joue un rôle non négligeable dans les récits d’Averoigne. Mais la décadente Zothique est sans doute bien différente de la catholique Averoigne, et les valeurs tendent donc à se renverser : à la sexualité débridée qui semble constituer la norme dans le dernier continent, il faut ici opposer une sexualité violemment réprimée par les prêtres ; dès lors, la condamnation morale implicite de la sexualité dans Zothique cède souvent la place à une perception autrement libérée sinon libératrice dans Averoigne (mais moins dans les tout premiers textes, pour le coup, avec leurs poètes amoureux – et « Le Satyre » est assurément un contre-exemple).
Nombre de nouvelles d’Averoigne mettent donc en scène des hommes d’Église qui pâlissent à la simple évocation du sexe. Ils imposent leurs préjugés répressifs à l’ensemble de la société, dont le rapport à la sexualité a dès lors qu’elle chose de névrotique. Le « puritanisme », si j’ose employer cette expression anachronique, joue dès lors un rôle non négligeable dans les tourments des habitants d’Averoigne, et pas seulement de ses moines et prêtres…
Mais le traitement varie. La religion répressive à l’égard du sexe joue parfois le rôle d’un outil d’ambiance, mais elle devient à l’occasion un thème central ; bien sûr, « La Vénus exhumée » en est le meilleur exemple, texte foncièrement grivois et méchamment railleur… Mais, sans aller jusqu’à ces extrêmes, garder cette idée en tête peut faire sens.
Notamment en ces multiples occasions où des jeunes gens, laïcs ou religieux, choisissent (plus ou moins librement) de tourner le dos à la foi et à ses préceptes oppressants pour embrasser (si j’ose dire) la vie – et qu’importe si c’est en partageant la froide couche d’une lamie : c’est préférable à une parodie de vie consistant en autoflagellations à la seule pensée pourtant moralement neutre de ce que l’homme est un corps autant qu’une âme.
Les textes
Le cycle d’Averoigne est plus condensé que celui de Zothique, et passe souvent, même si pas toujours (il y a une exception de taille), par des récits plus courts. Outre le poème introductif, il compte onze nouvelles, auxquelles les exégètes ajouteront six « fragments et synopsis ».
Attention, à l’occasion, je vais livrer quelques SPOILERS.
Averoigne (« Averoigne », 1951)
De même que Zothique, Averoigne s’ouvre sur un poème sobrement titré « Averoigne », et datant de 1951 – date de compilation, je suppose. J’avouerai que ce poème m’a bien moins parlé que « Zothique », car bien moins évocateur… Mais cela tient sans doute à l’ambiance toute différente : l’emphase appropriée au dernier continent l’est beaucoup moins dans le contexte plus « terre à terre » de la France fantasmée de Clark Ashton Smith.
La Fin de l’histoire (« The End of the Story », Weird Tales, mai 1930)
La première nouvelle du cycle s’intitule « La Fin de l’histoire ». Publiée dans Weird Tales en mai 1930, elle est un des premiers contes issus de la plume de Smith dans sa décennie d’écriture de nouvelles.
L’histoire se déroule en 1789 – pas vraiment la France « médiévale » que l’on associe le plus souvent à Averoigne. Autre spécificité au regard du cycle, c’est sauf erreur la seule nouvelle à mentionner des lieux authentiques à proximité de la province imaginaire, à savoir les villes de Tours et de Moulins (à quelque distance l’une de l’autre, par ailleurs). Mais, si elle use du schéma du « jeune poète » que l’on retrouvera un peu moins par la suite, la nouvelle n’en est pas moins typique d’Averoigne selon un critère plus subtil : celui de la sexualité réprimée cherchant à se libérer. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que des hommes d’Église figurent déjà dans ce premier texte.
Nous y suivons un jeune étudiant qui fait une halte à l’abbaye de Périgon. Il s’entend bien avec le très aimable supérieur, qui lui ouvre même les portes de la très riche bibliothèque du monastère. Mauvaise idée, car cela attire l’attention du jeune homme sur un manuscrit qu’il ne faut pas lire… Faisant fi des interdictions du religieux, le jeune homme lit le document interdit, qui porte sur une légende se rapportant aux ruines du château de FaussesFlammes, toutes proches. Emporté par ses pulsions, l’étudiant se rend sur place, et tombe amoureux de la lamie qui y « vit », dans une atmosphère très grecque (autre trait récurrent du cycle). Le courageux abbé l’en délivre… mais en vain. L’étudiant consigne son récit (la nouvelle, à la première personne donc), et retourne aussitôt auprès de sa diabolique maîtresse…
L’histoire, au fond, ne brille pas par l’originalité – Scott Connors, dans sa préface, note qu’elle doit sans doute beaucoup à « La Morte amoureuse » de Théophile Gautier, fameuse variation sur le thème du vampire (qui reviendra par la suite, notamment dans « Un rendez-vous en Averoigne »). Mais l’ambiance très travaillée du conte de Smith le rend appréciable. Parmi les nouvelles qui suivent, plusieurs ne tiennent à vrai dire guère qu’à l’ambiance – à mon sens, le contenu véritable d’Averoigne ne se révèle qu’à partir de « Saint Azédarac », disons ; mais la conclusion, ici, annonce déjà quelque peu ce qui viendra par la suite, et le résultat est satisfaisant.
Le Satyre (« The Satyr », texte écrit en 1931, mais première publication dans Genius Loci, 1948)
Je n’en dirais pas autant du « Satyre », très courte nouvelle figurant à nouveau un « héros » jeune poète, et où le « triangle amoureux » se teinte sans ambiguïté d’adultère.
Au fond, il n’y a guère d’histoire, ici : une promenade en amoureux dans les bois dégénère quand survient un satyre, dont je suppose qu’il a pour fonction de « pousser à la faute » les tourtereaux, s’ils en avaient besoin… Le noble cocu les trouve et les tue, fin.
Limite un poème en prose ? Mais vraiment pas des plus satisfaisant… et où le cadre d’Averoigne, finalement, n’a guère d’importance. C'est peut-être le seul texte de ce premier tome à m'avoir paru mauvais, en fait.
Un rendez-vous en Averoigne (« A Rendezvous in Averoigne », Weird Tales, avril-mai 1931)
On revient à quelque chose de plus intéressant avec « Un rendez-vous en Averoigne », nouvelle qui s’inscrit dans la continuité des deux précédentes, mais avec une ambiance du niveau de « La Fin de l’histoire », heureusement.
À nouveau des jeunes gens, dont l’homme est dit trouvère, qui ont l’idée saugrenue de se fixer un rendez-vous dans cette forêt d’Averoigne pourtant notoirement mal fréquentée… Accompagnés de leurs serviteurs, ils sont tous victimes des illusions suscitées par un vieux couple de vampires, de répugnants personnages « morts » depuis des siècles, et qui les emprisonnent dans leur château halluciné – car le héros sait très bien que ce château est en ruines, et depuis fort longtemps… Ce qui lui permet de comprendre la nature de leurs hôtes – et de mettre fin à leurs maléfices sans vraie difficulté ; concernant ce dernier point, la nouvelle est bien terne…
Et pourtant, globalement, elle fonctionne – une histoire d’ambiance, encore une fois… À tout prendre, c’est une variation intéressante sur le thème du vampire (jamais aussi explicite dans le reste d’Averoigne), et sans doute faut-il relever cette idée d’un espace illusoire dans la forêt, ou plus exactement d'un bois dans le bois, qu’il s’agisse d’une pure hallucination comme ici, d’un retour dans le passé comme dans « Saint Azédarac » ou d’une sorte d’univers parallèle comme dans « L’Enchanteresse de Sylaire » : un procédé assez typique du cycle, et qui participe de l’ambiance inquiétante et aliénante associée à la forêt d’Averoigne.
Le Faiseur de gargouilles (« The Maker of Gargoyles », Weird Tales, août 1932)
« Le Faiseur de gargouilles », à mes yeux, a peut-être quelque chose d’un récit de transition ; en dépit de quelques liens que j’ai déjà pu relever, les contes antérieurs et postérieurs à celui-ci sont finalement très différents – et la présente nouvelle constitue bien un entre-deux.
Nous sommes en 1138. Un sculpteur de génie a livré deux extraordinaires gargouilles pour la cathédrale récemment achevée de Vyônes – elles sont à vrai dire tellement impressionnantes qu’on prétend qu’il a pactisé avec Satan en échange du talent nécessaire pour les sculpter… Ce n’est pas du tout le cas – mais les gargouilles prennent pourtant vie et sèment la terreur dans la ville ! L’une tue les hommes, tandis que l’autre, aux traits de satyre, s’en prend aux femmes…
Or notre sculpteur est malheureux en amour, la fille de ses rêves ne lui accordant pas la moindre attention, et il n’en est que plus jaloux des hommes qui s’attirent ses faveurs sans même avoir à bouger le petit doigt… Cela en fait-il un mauvais bougre ? Non – et encore moins un assassin : il est le premier horrifié à voir les statues qu’il avait réalisées avec tant de soin prendre incroyablement vie pour massacrer son adorée et ses admirateurs ! À lui de mettre un terme au maléfice, dont il n’avait pas le moins du monde conscience d’y avoir été pour quelque chose du seul fait de son art admirable…
Une réussite. L’histoire est pesante, mais avec à propos – tout particulièrement quand nous suivons les pensées morbides et jalouses de notre sculpteur ruminant dans la taverne au spectacle de son aimée gloussant pour quelque rival de l’heure, cela fonctionne très bien. Là encore, l’ambiance est admirable.
Saint Azédarac (« The Holiness of Azédarac », Weird Tales, novembre 1933)
Mais c’est seulement ensuite, à mon sens, que l’on attaque les choses sérieuses, avec « Saint Azédarac », une excellente nouvelle souvent citée parmi les meilleures de l’auteur.
Elle est datée, dans le contexte d’Averoigne : elle se situe au XIIe siècle… puis au Ve, puis au début du XIIIe ! Car des voyages dans le temps sont de la partie…
Azédarac, l’évêque de Ximes, a un passé douteux : l’ecclésiastique est en fait un sorcier, qui a connu plusieurs vies, et rend culte à des dieux étranges… La preuve de sa turpitude ? Le Livre d’Eibon, sur lequel Frère Ambroise, dépêché par l'archevêque pour enquêter sur le prélat, a mis la main ; il lui faut le ramener à Vyônes, c’est la preuve qu’il leur fallait ! Las, Azédarac sait ce qui s’est produit, et compte bien se débarrasser du jeune homme avant qu'il ne soit trop tard ; via un sbire, il fait boire au moine un poison… qui le projette en l’an 475 ! Là, le jeune homme manque périr aux mains de druides et de leurs démons, mais est finalement sauvé par une enchanteresse dont il tombe éperdument amoureux, vœux de chasteté ou pas : il pèche avec elle. Ladite enchanteresse lui explique savoir qui est Azédarac, et que c’est un sorcier – en fait, c’était son ancien amant… Mais elle a volé deux de ses philtres permettant le voyage dans le temps – l’un pour aller dans le futur, l’autre pour aller dans le passé. Torturé par le sens du devoir, censé surpasser son amour, Ambroise use du philtre du futur pour achever sa mission. Mais la potion est mal dosée… et il arrive près d’un siècle plus tard ! Là, il apprend, consterné, qu’Azédarac, le sorcier, n’a jamais été inquiété par les autorités ecclésiastiques, mais, bien au contraire, a acquis la réputation d’un saint… Ambroise constatant l’échec de sa mission ne tergiverse guère : il boit aussitôt le philtre du passé, afin de retourner vivre heureux auprès de l’enchanteresse ; bien sûr, celle-ci avait délibérément « mal dosé » le philtre du futur pour s’assurer que son moine adoré lui revienne...
C’est une très bonne nouvelle, qui mêle des registres apparemment incompatibles avec une grande astuce, sans jamais nuire à la cohérence d’ensemble – ainsi de l’humour et de la peur, de l’élégance et de la farce. Sa chute narquoise est parfaitement réjouissante, mais le complot temporel improbable d’Azédarac l’est tout autant – et que dire alors de la réputation de sainteté de ce dernier ? S’il faut en croire S.T. Joshi, Smith avait eu l’intention d’user à plusieurs reprises de ce personnage – ça n’a semble-t-il pas été le cas, au-delà d'un synopsis laissé en l'état, et j’avoue que je le regrette un peu – si ces autres textes s’étaient avérés aussi bons… Car, dans son registre léger, mais peut-être parfois faussement léger, « Saint Azédarac » est admirable d’efficacité – et la dimension « semi-lovecraftienne » du récit, sur un mode à la limite (très ténue) de la parodie, a achevé de me séduire !
Le Colosse d’Ylourgne (« The Colossus of Ylourgne », Weird Tales, juin 1934)
« Le Colosse d’Ylourgne » est également une réussite marquée – mais dans un tout autre genre. Cette longue nouvelle (de très loin la plus longue d’Averoigne, en fait, et aussi de l’ensemble du recueil, sauf erreur) se situe d’une certaine manière à l’intersection d’Averoigne et de Zothique, car elle associe au thème religieux/sorcier du premier univers la démesure nécromantique du second.
En effet, un abject et hideux nécromancien, là encore, entend se venger des hommes (et plus particulièrement des religieux) qui lui ont nui, en déchaînant sur la province d’Averoigne le chaos de la guerre et du pillage. Mais, à la différence des nécromanciens de Zothique, il ne s’en tient pas à la constitution de régiments de morts-vivants : il amalgame les cadavres sous la forme d’un véritable colosse, par essence indestructible ! Une idée totalement grotesque, mais dans le bon sens du terme : ça fonctionne très bien.
Reste que, pour s’opposer à ce maléfice hors-normes, l’Église est désarmée. Elle n’a pas d’autre recours, il lui faut combattre le mal par le mal – le sorcier par le sorcier… Aussi fait-elle reposer ses espoirs sur un ancien disciple du maudit nécromancien, en échange de sa mansuétude. Une idée qui reviendrait encore à plusieurs reprises dans le cycle.
À l’instar du « Sombre Eidolon », c’est là une nouvelle très graphique, pour ne pas dire cinématographique. Et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, Donald Sidney-Fryer, dans The Sorcerer Departs, nous explique que cette nouvelle également avait débouché sur un projet d’adaptation – ce qui me paraît toujours aussi invraisemblable... Enfin, si c'est vrai, ça n'a là encore pas abouti. Ouf ?
Reste que cette démesure, pas habituelle dans le cadre d’Averoigne, se montre très efficace : la nouvelle marque et convainc.
Les Mandragores (« The Mandrakes », Weird Tales, février 1933)
À l’outrance du « Colosse d’Ylourgne » succède un récit autrement intime et posé : « Les Mandragores » ; ou l’autre versant du traitement de la sorcellerie en Averoigne.
Dans ce conte situé au XVe siècle, les sorciers ne déchaînent pas les maléfices infernaux dans un avant-goût de l’apocalypse, mais, bien plus prosaïquement, confectionnent des philtres et potions que les paysans du coin n’ont guère de scrupules à se procurer, même en pestant pour la forme contre le couple satanique qui les leur vend. Mais la femme disparaît – partie en voyage ? On se doute que non – et qu’elle saura obtenir sa vengeance de son assassin d’époux ! Sur un mode pourtant très discret, à la mesure des activités quotidiennes du couple…
Une histoire très banale – on revient à ces récits qui ne fonctionnent guère que sur l’ambiance. Celle-ci est irréprochable (cette sorcellerie très « terre à terre » est très joliment illustrée), et le texte fonctionne, mais sans véritablement emballer.
La Bête d’Averoigne (« The Beast of Averoigne », Weird Tales, mai 1933)
Mais, avec « La Bête d’Averoigne », on retrouve les sommets de « Saint Azédarac » et du « Colosse d’Ylourgne » ; mais encore dans un registre différent ?
Dans cette nouvelle située en 1369, Smith s’inspire probablement de la Bête du Gévaudan, mais relookée à sa sauce extraterrestre – qui n’est pas sans évoquer celle de Lovecraft, et plus particulièrement de « La Couleur tombée du ciel ».
Une originalité bienvenue, qui s’accompagne d’une autre, formelle, sur un mode plus ou moins « épistolaire » : s’enchaînent une déposition, une lettre, et une « histoire » qui est en fait une autre sorte de déposition ; du coup, plus ou moins exceptionnellement, la nouvelle est à la première personne – sauf qu’il y a en fait trois narrateurs qui se succèdent et que tout oppose.
Et c’est un dispositif très bien pensé, qui contribue à l’intérêt de la nouvelle – presque paradoxalement, parce qu’il nous donne très vite la clef de l’affaire : le lecteur n’est certainement pas surpris par « l’identité du coupable », pour parler à la policière. Ce n’est pas le moins du monde un problème, ceci dit, car cela offre un autre regard sur les événements, subtilement décalé. L’ambiance, du coup, n’en est que plus remarquable, et le résultat d’une admirable efficacité, d’une admirable pertinence, notamment, là encore, dans son usage de la sorcellerie contre la sorcellerie, au milieu d'ecclésiastiques dépassés par les événements.
La Vénus exhumée (« The Disinterment of Venus », Weird Tales, juillet 1934)
Suivent deux textes très étranges, où la thématique de la sexualité réprimée est plus frontale que jamais, mais dans une perspective plus grivoise qu’érotique.
« La Vénus exhumée », dont Smith reconnaissait sans souci qu’elle s’inspirait de « La Vénus d’Ille » de Prosper Mérimée, n’a peu ou prou rien à voir avec les autres textes du cycle – même si « Saint Azédarac », notamment, ne manquait pas d’humour, l’approche est ici radicalement différente, qui louche sur la grosse farce narquoise et largement parodique. En même temps, son insertion dans le contexte d’Averoigne, qui n’a au fond rien d’un prérequis, tient à cette mise en scène de saints hommes désemparés devant la simple allusion au sexe.
En effet, dans ce conte situé vers 1550, des moines découvrent une vieille statue de Vénus dans leur potager, et ses formes nécessairement voluptueuses suffisent à les rendre littéralement fous de désir – c’est fâcheux…
La nouvelle, en fait, se passerait très bien de toute dimension surnaturelle, mais Smith a dû beaucoup s’amuser à décrire le triste sort de ce moine forcément plus vertueux que les autres, qui meurt écrasé sous les seins gigantesques de la sculpture !
Oui, c’est une grosse blague grivoise – et méchamment sardonique. Le pauvre Farnsworth Wright en a été tout bonnement scandalisé, lors de la première soumission pour Weird Tales.
C’est amusant, mais on avouera sans peine que cela n’a rien d’extraordinaire.
La Mère des crapauds (« Mother of Toads », Weird Tales, juillet 1938)
« La Mère des crapauds » opère dans un registre pas si éloigné, mais en remettant la sorcellerie en avant – la sorcellerie « prosaïque » du couple des « Mandragores ».
Ici, l’apprenti d’un apothicaire est contraint et forcé de commercer avec une hideuse vieille sorcière aux allures de crapaud. Et la vieille grenouille ne cesse de le taquiner en lui faisant de l’œil… Au point où cela devient plus qu’embarrassant ! Notre jeune homme farouche fuit dans la brume – mais il s’y perd bien vite, car elle n’a rien de naturel… Et des hordes de crapauds le rabattent sans cesse sur la chaumière maudite de leur « mère » ! Le destin du jeune homme ? Eh bien, lui aussi périt écrasé sous la volumineuse poitrine de son amoureuse…
Là encore une mauvaise blague, oui – mais plus étrange encore que « La Vénus exhumée » ? Smith avait semble-t-il conçu ce texte comme un « spicy », soit un de ces récits destinés à un sous-marché ultra-commercial des pulps, où l’érotisme « épiçait » des histoires très diverses et finalement de peu d'importance, comme autant de prétextes. Ici, pourtant, l’érotisme, euh… Quoi qu’il en soit, le conte n’a pas été publié dans un « spicy », mais bien, comme d’hab’, dans Weird Tales – sauf erreur, Wright l’avait là encore rejeté, scandalisé, mais le récit a finalement intégré les pages de la revue dans une version expurgée.
Bizarrement, ce conte passablement mineur a été adapté au cinéma, dans le film à sketches The Theatre Bizarre, de Richard Stanley – aucune idée de ce que ça peut donner, j’ai un peu peur...
L’Enchanteresse de Sylaire (« The Enchantress of Sylaire », Weird Tales, juillet 1941)
Ultime nouvelle d’Averoigne, « L’Enchanteresse de Sylaire », d’une certaine manière, boucle la boucle. L’érotisme est toujours de la partie, mais sur un mode plus « classique » que dans les deux nouvelles précédentes, un mode qui, en même temps, fait écho à plusieurs contes du cycle – dont « La Fin de l’histoire » et « Saint Azédarac », surtout, un peu moins « Un rendez-vous en Averoigne ».
Un jeune homme, rejeté par une jolie femme, se fait ermite dans la forêt d’Averoigne, afin d’y cultiver son chagrin pendant des mois. Mais il y rencontre une enchanteresse, qui le séduit et le conduit dans une sorte de monde parallèle aux dimensions de la forêt. Là, il rencontre un loup-garou, l’ancien amant de l’enchanteresse de Sylaire, qui l’enjoint à se méfier de ladite : c’est elle qui l’a ainsi maudit… Il confie à l’ermite amoureux un miroir magique qui reflète « la véritable image » de tout un chacun ; ce dont il fait la démonstration sur lui-même, expérience qui terrifie notre « héros »…
Mais l’affaire s’envenime quand celui-ci et son enchanteresse sont confrontés à la femme dont l’ermite était initialement amoureux, accompagnée de ses servants. Notre « héros » prétend s’en désintéresser, et, au moment ultime, il choisit de jeter le miroir par la fenêtre, sans en avoir fait usage sur sa maîtresse : qu’importe la réalité ? Il compte vivre et être heureux dans l’illusion de ses sens !
Une fin assez inattendue, même si elle brode d’une certaine manière sur « La Fin de l’histoire », aux origines du cycle d’Averoigne. Le résultat est une nouvelle légère et enthousiasmante, qui clôt Averoigne dans un ricanement sardonique, envoyant aux roses la sexualité réprimée des moines – ils ne nuiront plus au « héros ». En fait, c’est peut-être même l’occasion pour lui de perdre ses guillemets...
Fragments & synopsis
Comme pour Zothique, Averoigne se conclut sur un ensemble de fragments et synopsis, globalement bien plus développés que ceux de l’autre cycle.
« La Sorcière d’Averoigne » (ou « La Tour d’Istarelle ») constitue le plan d’un roman, qui m’a fait l’effet d’être relativement confus ; mais, si le projet d’ensemble ne me paraissait pas très enthousiasmant, je ne peux nier qu’il développait de bonnes idées çà et là, messe noire incluse.
« Le Maître du sabbat » est un autre synopsis assez développé, mais finalement bien trop commun pour séduire.
« Le Tragique Destin d’Azéderac », par contre, fait envie, avec son amusante idée d’une Averoigne « renversée » ; et le personnage d’Azédarac méritait sans doute qu’on y revienne ! Nous ne savions rien des circonstances de sa disparition, après tout...
Le plus intéressant de ces synopsis, cependant, est clairement à mes yeux « L’Oracle de Sadoqua », un récit romain sous haute influence lovecraftienne (l’occasion de mettre en scène cette Averonia dont le gentleman de Providence avait parlé), et dont le propos était véritablement horrible, jusque dans sa tragique conclusion, dont le caractère éminemment prévisible constituait en fait un atout ; là, Smith aurait sans doute pu en tirer quelque chose de passionnant !
Ne reste plus que deux très brefs synopsis, à la manière de ceux de Zothique. « Le Loup-garou d’Averoigne » laisse envisager un texte relativement banal, mais dont la fin aurait pu être intéressante, à la façon d’une fable gore.
Par contre, l’intérêt de « La Gargouille de Vyones » me dépasse : dans ces deux pauvres lignes, il n’y a finalement rien d’autre qu’un état primitif du « Faiseur de gargouilles », à vue de nez, en bien moins convaincant.
SPLENDIDE !
Le bilan, vous vous en doutez, est des plus favorable. Bien sûr, l’exhaustivité a ses travers, et les cycles de Zothique et d’Averoigne comprennent tous deux leurs lots de textes mineurs et dispensables (aucun ne m’a véritablement paru mauvais, ceci dit – seul « Le Satyre » pourrait l’être, très éventuellement). Mais les bons textes l’emportent, et certains sont parfaitement brillants : « L’Empire des nécromants », peut-être « Le Sombre Eidolon », très certainement « Xeethra » et « Les Nécromanciens de Naat », pour Zothique, « Saint Azédarac », « Le Colosse d’Ylourgne » et « La Bête d’Averoigne » pour Averoigne, sont des récits de fantasy admirables, souvent singuliers, et systématiquement d’une très belle et très efficace plume, génératrice d'une ambiance irréprochable.
Zothiquem’a tout spécialement parlé : je me suis régalé à la lecture des contes de ce monde en fin de vie, où la décadence règne – et, bordel, j’y ai enfin trouvé mes nécromanciens adorés ! Averoigne opère dans une autre catégorie, mais cet univers, moins intrinsèquement séduisant que l’autre, a tout de même donné lieu à des nouvelles très réussies, à l’ambiance saisissante.
Pour finir, cette édition, répétons-le, est absolument splendide. Un très beau travail a été accompli, et les œuvres de Clark Ashton Smith, pour leur « grand retour en France » (espérons ?), ne pouvaient rêver plus bel écrin. Elle m’a donné l’occasion, enfin, de lire cet auteur à côté duquel je passais sempiternellement, et dans les meilleures conditions. C’est le type même du financement participatif vraiment utile, et livrant en définitive un produit à la hauteur des attentes – voire encore supérieur, probablement, même.
Je vous parlerai un jour prochain de la suite, avec Hyperborée et Poséidonis; j’ai hâte, à vrai dire.
SIDNEY-FRYER (Donald), The Sorcerer Departs: Clark Ashton Smith (1893-1961), foreword of the publisher [Philippe Gindre], Dole, La Clef d’Argent, coll. Silver Key Press, [1963, 2007] 2008, 64 p.
KLARKASH-TON, ENFIN !
C’était il y a peu encore une de mes plus scandaleuses lacunes dans le domaine des littératures de l’imaginaire (je ne vois guère que celle concernant Robert Silverberg pour rivaliser... et perdurer là maintenant) : je n’avais pour ainsi dire quasiment jamais lu quoi que ce soit de Clark Ashton Smith – et le « quasiment » a quelque chose de passablement mesquin à ce stade. Certes, il y avait bien eu une nouvelle ici, une autre là, mais vraiment pas grand-chose : sauf erreur, je n’avais jamais lu de lui, à cette date, que ses deux nouvelles figurant dans Tales of the Cthulhu Mythos, à savoir « The Return of the Sorcerer » (titrée « Talion » chez nous) et « Ubbo-Sathla », lues en français il y a fort longtemps de cela, et, unique volume à son nom, bien plus récemment, La Flamme chantante.
Il faut dire que, lire Smith, en France… On avait bien édité un certain nombre de ses œuvres il y a quelques décennies de cela (au mieux à partir de la fin des années 1960, l’auteur était déjà mort), notamment chez NéO : autant de livres épuisés depuis fort longtemps et jamais réédités. Si l’on excepte quelques publications, essentiellement d’ordre poétique, à La Clef d’Argent, éditeur pour le moins confidentiel (qui a donc également publié, mais en anglais, le petit livre dont je vais vous parler aujourd’hui), et l’étrange et coûteux petit volume de La Flamme chantante chez Actes Sud (oui) en 2013, il était devenu peu ou prou impossible de lire Smith dans la langue de Bernard Werber. Certes, j’aurais pu le lire en anglais… Mais…
Et puis l’événement tant attendu s’est enfin produit : Mnémos, qui a décidément adopté ces dernières années une ligne très patrimoniale, a lancé un financement participatif pour une nouvelle édition des récits de Clark Ashton Smith consacrés à ses principaux univers récurrents, Zothique tout d’abord, puis Averoigne, Hyperborée et Poséidonis. Le trouvage de corbeau a connu un beau succès, qui a débouché sur la publication d’un très beau coffret comprenant trois très beaux volumes, reliés, avec signet, illustrés, absolument superbes, trois volumes dans lesquels les quatre dits univers sont exhaustivement abordés, ainsi que quelques autres récits de fantasy en guise de bonus, et dans de nouvelles traductions (les anciennes étaient semble-t-il très critiquables – ce qui ne me surprend pas vraiment).
L’occasion rêvée de lire – enfin ! – Clark Ashton Smith en français. Occasion que j’ai aussitôt saisie, même en prenant mon temps pour déguster (je n’ai pas fait dans le binge-reading, comme on dit) : j’ai ainsi achevé il y a peu la lecture du premier de ces trois volumes, consacré aux univers de Zothique et d’Averoigne, et le résultat a été à la hauteur de mes attentes – ou, non : mieux que ça ! Je vous en parlerai très bientôt ici même…
Toutefois, avant de m’étaler, avec plus ou moins de compétence, sur Zothique et Averoigne, il m’a paru opportun de consacrer un article préalable à l’auteur et à son œuvre. Deuxième effet Kiss Cool : la parution du beau coffret chez Mnémos m’a donc aussi incité à ressortir de ma bibliothèque de chevet ce petit ouvrage paru à La Clef d’Argent, ou plutôt Silver Key Pess, puisqu’il a été publié en anglais, oui, petit ouvrage qui prenait la poussière depuis bien trop longtemps, et dont je ne doute pas qu’il constitue une introduction utile à l’œuvre littéraire de Clark Ashton Smith – ce, sous toutes ses formes.
DE MENTOR À DISCIPLE
L’auteur est Donald Sidney-Fryer, sans doute un des plus fameux, voire le plus fameux, des connaisseurs de la vie et de l’œuvre de Clark Ashton Smith. Un nom, dès lors, que j’avais régulièrement eu l’occasion de croiser dans mes lectures portant sur la critique lovecraftienne – après tout, on juge souvent Smith indissociable de Lovecraft, et, si l’on y adjoint Robert E. Howard, nous avons ainsi « les Trois Mousquetaires » de Weird Tales ; par ailleurs des amis de plume, qui ont beaucoup correspondu, s’ils ne se sont jamais rencontrés. J’avais donc lu quelques articles ici ou là, dus à notre auteur – pas grand-chose, mais suffisamment pour m'en faire une vague idée, ou plus raisonnablement pour intégrer son association essentielle avec Clark Ashton Smith ; par exemple en le reconnaissant dans un des personnages figurant dans le roman de Fritz Leiber Notre-Dame des Ténèbres.
Contrairement à la plupart des autres critiques smithiens semble-t-il, Donald Sidney-Fryer a pour sa part rencontré Clark Ashton Smith, à deux reprises, dans les quelques années précédant sa mort en 1961. Deux rencontres marquantes, qui ont pu donner au jeune poète qu’il était alors l'impression d’avoir trouvé un mentor – peu ou prou le sentiment que ledit mentor avait pu ressentir, une cinquantaine d’années plus tôt, avec George Sterling. Ce lien très fort a décidé de la carrière de notre auteur, tant poétique (et ce jusqu’à nos jours, s’il faut sans doute mettre en avant ses Songs and Sonnets Atlantean, mais aussi ses performances scéniques) que critique (essentiellement en rapport avec Clark Ashton Smith, mais pas uniquement, car l’auteur s’est aussi intéressé à d’autres des « romantiques californiens », incluant notamment George Sterling et Nora May French, ainsi qu’à d’autres sujets encore, comme le ballet, etc.).
En 1963, soit environ deux ans après la mort de Smith, et probablement du fait de l’indifférence généralisée à l’égard de ce décès tant dans les milieux poétiques que dans ceux de la science-fiction et de la fantasy, constat rageant, Donald Sidney-Fryer a livré « The Sorcerer Departs », qui est probablement le premier article « bio-bibliographique » d'ampleur consacré au Barde d’Auburn, et qui reste une référence importante aujourd’hui. À l’époque, l’article figurait dans une anthologie hommage intitulée In Memoriam: Clark Ashton Smith, mais il a ensuite été réédité, sous forme de livre indépendant, en 1997, chez la maison bien nommée Tsathoggua Press, puis, dix ans plus tard, sous la forme du présent petit volume, à l’enseigne française de La Clef d’Argent. L’essai initial a connu quelques retouches éparses à fins d’actualisation, mais l’essentiel n’a pas bougé – et l’essentiel, ici, c’est l’enthousiasme, la passion proprement dévorante.
LE POÈTE D’ABORD
La vie de Clark Ashton Smith a été globalement banale, pour ne pas dire terne – ce qui n’en fait sans doute pas un sujet idéal pour une biographie. Au point, en fait, où rien ne semble offrir une prise adéquate pour « mythifier » le quotidien du poète, comme on l’a fait, plus ou moins consciemment, pour Lovecraft, et probablement aussi, encore qu’à un tout autre degré, pour Howard. Le relatif ermitage à Auburn, Californie, État rarement quitté ; un épisode mêlant tuberculose et dépression qui aurait ses conséquences sur le long terme ; un mariage très tardif… Admettons, mais pas grand-chose à se mettre sous la dent – du moins dans le registre sensationnaliste.
Mais la biographie littéraire se passera très bien de ce registre. Il y a bien des choses à dire, concernant la vie et l’œuvre de Smith – mais dans une optique sensiblement différente, ai-je l’impression, que ce dont on a l’habitude avec les deux autres « mousquetaires ».
Cela tient peut-être à l’extraction culturelle du personnage ? Car, bien plus que Lovecraft ou Howard, Smith était un poète avant que d’être un conteur – un conteur hors-pair, certes… Mais les avis semblent unanimes : Smith était d'abord et surtout un immense poète ; et c’est bien pour cela que George Sterling l’a pris sous son aile, tout jeune homme. Dans les années 1910, dès la parution de son premier recueil, The Star-Treader and Other Poems, le jeune barde californien suscite l’attention plus que bienveillante de la critique – d’aucuns voient bientôt en lui l’égal de Keats. Deux autres recueils, ultérieurs, confirmeront cette première impression, Ebony and Crystal en 1922, et Sandalwood en 1925. Son long poème The Hashish-Eater, en 1920, est porté au pinacle comme une œuvre d’une parfaite conception, d'un imaginaire incomparable, et d’une force immense, n'ayant d'égale que son importance.
Mais personne ne s’y trompait à l’époque – et certainement pas Smith lui-même, mais Sterling pas davantage : le jeune poète, si « différent », s’envisageant lui-même comme plus anachronique encore que Lovecraft (avec qui il entre en contact au début des années 1920 via Samuel Loveman), ne pouvait probablement pas rencontrer le succès qu’il méritait, a fortiori de son vivant. En 1922, The Waste Land de T.S. Eliot bouleverse la poésie anglo-saxonne, et, davantage dans l’air du temps peut-être, suscite un écho dont n’aurait jamais pu rêver Smith pour son Hashish-Eater. Ceci dit, l’air du temps… Smith avait son opinion à ce propos : « The true poet is not created by an epoch; he creates his own epoch. » Il n’a à vrai dire rien fait pour arranger les choses : aussi célébrés par les critiques soient les recueils Ebony and Crystal et Sandalwood, leur diffusion très confidentielle, et c’est peu dire, ne pouvait tout simplement pas aider à sa reconnaissance en tant que grand poète.
Ce qu’il était pourtant – et d’une manière qui lui était propre : qui pouvait emprunter à Poe, l’idole de l’auteur comme elle l’était pour Lovecraft, qui pouvait aussi évoquer Sterling, mais était bien avant tout Clark Ashton Smith, et rien d’autre. L’auteur a semble-t-il tout particulièrement brillé, même si bien moins abondamment qu'en vers (on compte dans les 800 poèmes, ici), dans le registre du poème en prose (surtout dans Ebony and Crystal), registre jugé plus « français » qu’ « anglo-saxon », via l’influence déterminante de Baudelaire – l’autre grande idole de Smith, qui l’a même traduit à plusieurs reprises… alors même qu’il venait tout juste de se mettre à l’étude du français par ses propres moyens ! En fait, il a également écrit des poèmes en français, et plus tard, dans les mêmes conditions, en espagnol...
Baudelaire, bien sûr, fait le lien avec Poe – en qui on a pu voir le premier maître du poème en prose. Mais les admirations françaises de Clark Ashton Smith ne s’en tiennent pas à l’auteur des Fleurs du Mal et (surtout ?) du Spleen de Paris (ou Petits Poèmes en prose...). Lovecraft, entre autres, ne s’y trompait guère, qui voyait derrière le poète tant d’auteurs décadents (surtout) et symbolistes, voire des Parnassiens ; mais aussi, probablement, le Flaubert pré-décadent de La Tentation de saint Antoine, ou un Hugo, ou un Verlaine, ou un Rimbaud (on a pu avancer que le nom du continent de Zothique empruntait à l’Album zutique de ce dernier, œuvre méchamment parodique, mais, euh, je ne sais pas trop, quand même, ça sonne comme une blague…). Autant de références que Donald Sidney-Fryer, que sa page Wikipédia qualifie de « francophile », cite volontiers lui-même.
La singularité essentielle de Smith demeure – et son statut de poète avant tout.
LE CONTEUR DANS LA CONTINUITÉ DU POÈTE
Mais Clark Ashton Smith n’avait rien d’un personnage unilatéral. Sa bonne presse, même confidentielle, dans le milieu de la poésie n’excluait pas d’autres approches de l’écriture, ou même d’autres arts : le poète était aussi sculpteur (mais plutôt vers la fin de sa vie) et dessinateur, outre qu’il ne rechignait pas le moins du monde aux tâches manuelles.
Il donne un peu l’impression, à tort ou à raison, d’un homme plus ou moins lunatique, ou en tout cas prompt à s’investir à fond dans une tâche pour un temps, avant de la remiser de côté brutalement pour s’impliquer de toutes ses forces dans une autre chose encore, etc. Il y a donc des phases dans la biographie artistique de Smith : après une période, dans les années 1910 et l’essentiel des années 1920, où Smith écrit et publie beaucoup de poésie, ce qui n’exclut certes pas l’évolution (ainsi bien sûr de l’intérêt pour la forme rare du poème en prose, mais cela peut valoir également, semble-t-il, pour son emploi des alexandrins, tout aussi rare en langue anglaise), il consacre environ une décennie à l’écriture de fictions (entre 1928 et 1938), exercice qu’il avait déjà pratiqué dans ses années de formation longtemps auparavant (dans un registre sous haute influence des Mille et Une Nuits et du Vathek de William Beckford, ce qui perdurerait – noter ici encore que ces mêmes références ont été cruciales pour Lovecraft), mais totalement abandonné depuis ; ces dix années lui suffisent à produire pas loin de 140 nouvelles, soit la quasi-totalité de ses fictions sur l’ensemble de sa carrière ! Mais, pour quelque raison que ce soit là encore (on a pu avancer que la mort rapprochée de ses parents ainsi que de H.P. Lovecraft aurait joué un rôle), Smith met à nouveau de côté la fiction à l’aube des années 1940 pour ne quasiment plus y revenir jusqu’à sa mort en 1961 ; il écrit encore de la poésie durant ces vingt années, mais beaucoup moins que dans les années 1910 et 1920, et confesse alors volontiers prendre bien plus de plaisir à sculpter des formes étranges…
Mais cette inconstance, que l’on serait très tenté d’établir, est peut-être trompeuse ? Si Donald Sidney-Fryer, poète lui-même, voit avant tout en Smith un grand poète, ce n’est certainement pas pour dénigrer ses récits de science-fiction et de fantasy (la plupart des premiers étant publiés par Hugo Gernsback dans Wonder Stories, la quasi-totalité des seconds dans Weird Tales, en dépit d’un Farnsworth Wright plus qu’à son tour frileux – et même parfois scandalisé par ce que le Barde d’Auburn, volontiers grivois, lui soumettait !) ; il a des mots éloquents à l’encontre d’une certaine intelligentsia littéraire portée à la détestation des pulps. De toute façon, les récits de Smith n’ont guère besoin d’être ainsi défendus : leur brio parle pour eux – je ne vais pas m’attarder sur le sujet ici, cela attendra bien mon retour sur Zothique et Averoigne.
Mais voilà : pour Donald Sidney-Fryer, séparer ces deux pans de l’œuvre de Clark Ashton Smith ne fait pas vraiment sens. À l’en croire, les poèmes en prose à partir d’Ebony and Crystal préparaient le terrain aux nouvelles de Zothique et compagnie – au point, en fait, où ces récits de fantasy devraient être envisagés comme des « développements » sur une base de poèmes en prose… voire, tout simplement, comme des poèmes en prose par eux-mêmes. Il est vrai que l’auteur, retournant à Poe via Baudelaire, célèbre notamment « Le Masque de la Mort Rouge » comme semblable poème en prose, et peut-être le meilleur de tous. À ce compte-là, « L’Empire des Nécromants » pourrait très bien être considéré comme un poème en prose, certains textes comme « Le Sombre Eidolon » affichant plus encore cette tendance, en brodant paradoxalement sur la référence possible à La Tentation de saint Antoine, même si le meilleur exemple, pour nous en tenir encore au cycle de Zothique, serait peut-être l’excellent « Xeethra »… Hors Zothique, on pourrait probablement citer « Ubbo-Sathla », etc.
Il est vrai par ailleurs qu’il y a une identité de méthode, notamment dans l’usage délibéré de cette langue très riche, sonore, rythmée, porteuse d’hallucinations grandioses et de périples fantastiques, dont le propos est, de l’aveu même de l’auteur, de « transporter » le lecteur ailleurs via le choc délicieux d’un exotisme radical, peu ou prou extraterrestre, et soigneusement élaboré.
Pour autant, je ne suis pas tout à fait convaincu, ici – sans doute parce que, à tort ou à raison, j’ai du mal à adopter l’expression « poèmes en prose » pour qualifier des textes qui, aussi beaux, musicaux et chatoyants soient-ils, sont tout de même construits sur la base d’une narration… même en ayant bien conscience de ce qu’elle ne constitue régulièrement qu’un prétexte. Alors, oui, peut-être...
RECONNAISSANCE
Je ne me sens pas de m’étendre davantage sur le sujet ici : il sera bien temps d’y revenir, et en détail le cas échéant, au fil de mes chroniques des trois tomes de « l’Intégrale Clark Ashton Smith » (qui n’en est pas une, mais fait tout de même son poids) parue chez Mnémos ; très bientôt, donc, Zothique et Averoigne.
Mais justement : je n’ai eu l’occasion de lire ces textes en français que tout récemment, précisément du fait de cette salutaire entreprise éditoriale. Et la situation n’est pas forcément meilleure en Anglo-saxonnie, si ça se trouve… Le constat dépité de Donald Sidney-Fryer, déplorant le silence mesquin autour de la mort de Clark Ashton Smith en 1961, est peut-être toujours valable ? Espérons que cela na durera pas.
Car il est tout de même fâcheux qu’un auteur aussi visiblement doué, et dans tant de registres, ne soit plus guère « connu » aujourd’hui que comme étant « le type avec qui Lovecraft correspondait, là » (et c’est un fan de Lovecraft qui écrit ça, oui ; un fan, par ailleurs, qui ne s'est pas comporté autrement jusqu'alors, mea culpa). Mon premier vrai contact avec l’œuvre smithienne, aussi tardif soit-il, m’a très tôt persuadé de l’injustice de cette situation : pareil corpus mériterait bien d’être connu et loué pour lui-même ! Ceci, en outre, pour les seules fictions de l’auteur ; or Donald Sidney-Fryer, le disciple, n’est certes pas le seul à porter au pinacle la poésie de Smith ! C’est là un domaine qui me dépasse, je plaide coupable… Mais il y a donc du boulot, globalement.
Le petit livre de Donald Sidney-Fryer peut s’avérer très utile dans cette tâche. Je n’ai pas eu l’impression, à le lire, d’un travail d’une finesse critique extrême ; et qui ne s’intéresserait qu’aux seules fictions de Klarkash-Ton pourrait renâcler devant cette étude qui met clairement la poésie en avant. Toutefois, c’est je suppose une bonne voire une très bonne introduction à la vie et à l’œuvre d’un auteur singulier et brillant, dont on ne peut qu’espérer qu’il resurgisse enfin en pleine lumière : il le mérite assurément, et nous l’avons trop longtemps oublié.
KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 4 : L’Homme qui se dressait parmi les flammes (édition originale), [銃夢, Gannmu], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2014] 2017, 207 p.
VROUM VROUM BOUM BOUM
Retour à Gunnm, avec le quatrième tome de la série, dans l’édition dite « originale » en cours de publication par Glénat, et censément plus respectueuse de l’œuvre que la précédente, dans les années 1990 – ne serait-ce qu’au regard du sens de lecture (hélas, j’aurai l’occasion, plus loin dans cette chronique, d’envisager la question de la nouvelle traduction…).
Ainsi que je l’avais expliqué précédemment, si, ado, j’avais lu et relu les deux premiers tomes de la série, que j’ai toujours appréciés dans le cadre de cette « édition originale », je n’avais guère fait que survoler la suite, dont je ne conservais guère de souvenirs. Je me rappelais qu’il y avait un délire « sportif » autour de la discipline du motorball, mais j’ai à vrai dire été très surpris que cet arcarrive aussi tôt dans la série. Hélas, le troisième tome, introduisant cette thématique, m’avait justement pour cette raison beaucoup déçu : j’avais l’impression que l’auteur abandonnait peu ou prou tout ce qui faisait jusqu’alors le sel de sa série pour se contenter, et de manière passablement fainéante, de passer sa création au tamis des codes les plus éculés (peut-être ceux du nekketsu ?), pour un résultat qui manquait singulièrement d’âme.
Or, j’ai l’impression que, dans ce quatrième tome (censé clore cet arc, sauf erreur), c’est encore pire… Dans le précédent, je sauvais les scènes « en extérieur », parfois très réussies. Mais ici ? Je ne suis pas bien certain d’avoir envie de sauver quoi que ce soit (même si je vais par la suite confesser un bémol passablement paradoxal). Au final, j’ai eu le sentiment d’un tome au mieux médiocre – au mieux. Ce qui ne me paraît pas très engageant pour la suite, même si l’abandon du motorball devrait justifier que je jette au moins un coup d’œil sur le tome 5 (on verra). Mais en l’état, c’est vraiment pas fameux…
Oui, bien sûr : ceci, à mon pas si humble avis. En fait, googlez « Gunnm 4 », ou « Gunnm 3» d’ailleurs, ou un autre truc du genre, et vous tomberez sur plein de retours de lecture particulièrement enthousiastes et élogieux. On me l’avait déjà signalé, cet arc du motorball que je trouve si navrant pour ma part est, pour bon nombre de lecteurs, un moment crucial et particulièrement convaincant de la série, peut-être même le plus séduisant de l’ensemble, si ça se trouve… Ce qui me dépasse : à s’en tenir à ces quatre premiers tomes, pour moi, les deux premiers écrasent nécessairement les deux consacrés au motorball, je ne parviens pas à envisager les choses autrement... Mais, dans ce cas, le problème ne serait donc pas tant inhérent à la BD que purement personnel ; c’est très possible, oui. Gardons ça en tête au cas où… Mais ça ne va pas m’empêcher d’expliquer en quoi j’ai trouvé ça, donc, au mieux médiocre.
UN PETIT GRÉGORY ?
Tout ce quatrième volume ou presque tourne autour du motorball. C’en est au point où il ne se passe presque rien en dehors de la piste, la plupart de ces moments « extérieurs » intervenant en fait sous la forme de plans de coupe « Pendant ce temps-là, à Vera Cruz » en pleine partie de motorball (ce qui inclut plusieurs flashbacks).
Noter, on ne retrouve pas vraiment ici le même procédé chelou des trois tomes précédents, dont l’intrigue se concluait au début du tome suivant ; il y a davantage d’unité ici, et ce quatrième tome s’ouvre sur un épisode beaucoup plus long que d’habitude, qui reprend certes les choses là où le tome 3 s’était arrêté, mais pour un effet bien différent.
En effet, dans les soixante-dix pages grosso merdo de cet épisode, nous sommes focalisés sur un long et sanglant match de motorball, sur le circuit dit « Gregory », marquant le passage de Gally à la division supérieure et assez concrètement destiné à recruter « l’équipe » de l’héroïne pour affronter le grand champion de la meilleure ligue, « l’Empereur du motorball », Jasugun.
Là, je vais avouer un truc qui pourrait sonner comme un désaveu de ma note d’intention : ce long épisode est très probablement le meilleur de l’ensemble de l’arc, mais attention, concernant la mise en scène du motorball. C’est très jeu vidéo, et avec plein de trucs débiles, parfois rigolos (notamment quand le gore est de la partie, cet aspect essentiel de Gunnm consistant à démembrer et éviscérer tout le monde sans que cela ne débouche nécessairement sur la mort – certes pas exclue pour autant), parfois pénibles (coups spéciaux détaillés et punchlines navrantes), mais suivre la course est relativement palpitant (dans la mesure bien sûr où on y arrive – merci pour le plan du Gregory Circuit, mais les affrontements sont loin d’être toujours lisibles, et j’y reviendrai).
Ç’a été la première fois, dans tout l’arc, que le motorball, dans son principe même, m’a paru au moins vaguement amusant, même entre deux soupirs. Hélas, cela a aussi été la dernière fois, car les autres scènes de motorball, ultérieures, et qui ne manquent pas donc, sont globalement beaucoup moins réussies, au plan narratif en tout cas (côté dessin, c’est kif-kif, mais ça me paraît de manière générale largement inférieur aux tomes précédents).
En fait, paradoxalement, ce sont ici les « plans de coupe » qui ne fonctionnent tout simplement pas, et ne font que mettre en lumière le creux absolu du scénario...
PERSONNAGES INEXISTANTS
Et ce caractère creux affecte surtout les personnages. À la très vague exception d’Ed, le « patron » de l’écurie de Gally, junkie au masque de cuir et aux vieilles rancœurs, dont le sort est dès le départ décidé, personne, ici, ne présente ne serait-ce qu’un semblant d’âme. Gally est à baffer, Ido l’est tout autant. Jasugun, qui, dans le tome précédent, ne manquait effectivement pas d’un certain charisme associé à son statut de méga-champion, n’est plus guère ici qu’un pénible de plus, et sa sœur Shmila une gamine n’ayant finalement jamais eu d’autres atouts que ses formes (si vous aviez « scène de douche » au Bingo, félicitations, vous avez gagné).
C’est absolument navrant, et les relations entre les personnages sont plates et sans le moindre intérêt – alors qu’il y avait clairement quelque chose à faire avec Ido, dans son rapport ambigu tant à Gally qu’à Jasugun : en fait, la BD « essaye » d’en tirer quelque chose, très visiblement, mais cela ne fait que rendre plus flagrant encore son échec.
Les autres personnages de la BD (mais cela inclut donc aussi, bien sûr, Gally et Jasugun) sont des champions (enfin, plus ou moins…) de motorball. Ils ne sont dès lors définis que par leur comportement sur la piste, et d’une manière très lourdement archétypale – essentiellement, les recrues pour la suite, comme de juste : Armbrust l’enflure, Tiger le loser crétin, Zafar Taquie la mystérieuse et inquiétante, Ajakati le brave soldat (après avoir été un adversaire marqué de Gally dans le tome précédent). Ils ont leurs « coups spéciaux » (régulièrement débiles, même au point du ridicule, mais sciemment je suppose – la toupie, c’est quand même wahou), mais c’est tout de même bien pauvre comme procédé destiné à leur assurer un semblant de chair et d’âme… Car il n’y a absolument rien d’autre. Ils sont tous réduits à une fonction, sur un mode tristement utilitaire.
DEUTSCH DE KOCHEN ET PSEUDO-SAGESSE DE MES MYSTICOUILLES
Il y a cependant plus ennuyeux encore, si ça se trouve – et c’est très fâcheux, oui, parce que cette autre dimension s’exprime tout particulièrement dans ce qui, à terme, doit éloigner Gally du motorball, et permettre, la compétition sportive ayant forcément agi comme un prétexte, de renouer un fil rouge avec ce qui précédait et ce qui, logiquement, devrait suivre : l’interrogation quant au passé de Gally, trame de fond essentielle de la série – même s’il faut sans doute y adjoindre la thématique des « exilés » de Zalem, Ido bien sûr, mais aussi sauf erreur celui que l’on n’a pas encore nommé Desty Nova (a priori celui qui a pris Jasugun en charge, et en a fait le champion qu’il est devenu, sans plus se montrer ensuite, ou plus guère).
Oui, la compétition avait bien dès le départ une fonction – plus ou moins bien comprise par les deux principaux intéressés, Gally au premier chef et Ido bien plus loin derrière, ce qui permet, même lourdement, de revenir sur leur comportement parfois étrange dans le tome 3. Gally voulait « se connaître », et comprendre les raisons de sa maîtrise du Panzerkunst. Ici, pour la première fois, elle a, en deux temps, un aperçu de sa vie d’avant, impliquant une grande « montagne rouge » qui évoque aussitôt Mars. Dans ces flashbacks, la combattante cyborg se souvient d’un homme étrange, son « Meister », qui lui a semble-t-il enseigné l’art du combat et la sagesse qui est censée aller de pair – comme toujours, hein : c’est un ersatz (si j’ose dire) particulièrement ridicule du vieux sage oriental, sur sa montagne ou dans sa jungle, qui apprend à John Rambo, à Jean-Claude Van Damme, ou encore à Shôgun dans 20th Century Boys, comment poutrer la gueule à ses adversaires dans l’harmonie la plus zen de pacotille, avec un insupportable discours de pseudo-profondeur martiale autant que métaphysique de mes mysticouilles…
Le Meister aime bien le Deutsch de Kochen, comme pas mal d’autres personnages dans la BD, et Gally au premier chef, dont le Panzerkunst se précise un peu plus à chaque tour de piste, à grands renforts de « coups spéciaux » aux sonorités teutonnes (dont elle n’a par ailleurs pas l’exclusivité) ; une histoire de Geheimnis, sans doute.
Mais, à cet égard, l’entrée en scène du personnage du Meister est particulièrement, euh. Je le cite, s’adressant à Gally (qu’il appelle Yôko – une âme charitable s’en tiendra à cette seule révélation de taille, ce qu'il faut retenir de la scène), p. 174 : « Tu as su franchir toutes les épreuves, malgré la teinte chromosomique Doppel X de ton corps. » Et une note de bas de page livre cette précieuse explication au lecteur : « Ou qu'elle soit une femme, pour simplifier. Le genre des êtres humains est déterminé par la combinaison de deux chromosomes. Ceux du sexe masculin sont XY. "Doppel X" est la lecture allemande de XX. » Le retour de la vengeance du « malgré que », entre autres choses ! L’expression est lourde, c’est peu dire, qui est semble-t-il supposée rendre plus ou moins obscure une notion relevant pourtant du parfaitement notoire, et gagnant à cette évidence, en usant gratuitement d’un terme germanique parfaitement hors-contexte. Quant à la misogynie sous-jacente, dans une BD pourtant louée parfois pour son personnage central féminin et « fort », elle tord un peu les boyaux – outre qu’elle en dit long sur la sagesse prétendue du prétendu sage.
Mais le vieux bonhomme n’est pas le seul à « briller » (?!) dans le fâcheux registre de la mystiquaillerie façon développement personnel : il a un concurrent de taille avec Jasugun, qui nous faisait déjà chier avec son chi dans le tome 3, et dont la « philosophie » martiale est assez proche de celle de Gally ou plus exactement de son Meister ; et pour cause, il avait lui aussi son vieux maître sur la montagne ou dans la jungle ou dans ton cul ! Un flashback passablement pénible en témoigne, autant qu’il témoigne de la profondeur effective de cette sagesse à dix boules, dont le seul motif semble être la « justification » théorique de « coups spéciaux » sur la piste du motorball (assurément l’endroit le plus propice à la méditation métaphysique).
Je ne résiste pas à l’envie de vous citer une autre note de bas de page, quand le vieux maître si sévère félicite son disciple, en lui disant : « Quelle splendide absorption de chi tu maîtrises désormais... » La note, donc (p. 122) : « Une des techniques avancées de renvoi du chi. Toute onde est constituée d'un rythme (sa fréquence), d’une force (son amplitude) et d’une forme (celle de son signal). Lorsque deux corps vibrants ont des fréquences approchantes et néanmoins distinctes, celles-ci se rejoignent jusqu’à générer le même nombre d’oscillations. Par ce fait naît une résonance qui provoque un échange d’énergie entre les deux. L’un des corps vibrants absorbe alors progressivement la totalité de l’énergie de l’autre. » Finalement, les notes « explicatives » de Shirow Masamune dans The Ghost in the Shell…
Tout cela est d’un ennui qui n’a d’égale que la lourdeur. Et ça, pour le coup, ça ne me paraît pas très engageant pour la suite...
JE TE PROMULGUE !
C’est sans doute le moment de dire quelques mots de la nouvelle traduction de cette « édition originale », due à David Deleule. Ici, je sens que je marche sur des œufs, et c’est bien pour cela que je me suis abstenu de trop en causer dans mes retours sur les trois tomes précédents – d’autant que je ne suis pas en mesure de comparer avec la précédente traduction, dans les années 1990 (due à Yvan Jacquet), et encore moins avec le texte japonais, afin de juger de la fidélité ou pas de chaque. Mais j’avais quand même quelques semblants de critiques à formuler, qu’il n’est sans doute plus possible de garder pour moi avec ce tome 4 « édition originale ».
Une nouvelle traduction est supposée, par principe, être bien meilleure que la précédente – on est porté à le croire, c’est l’argument même, non ? Pourtant, à y regarder de plus près, ce n’est pas toujours le cas dans les faits… À titre d’exemple, les « retraductions » récentes d’œuvres de Lovecraft par François Bon, pour ce que j’en ai lu, sont souvent au mieux « contestables », et c’est parfois bien pire… Ceci alors même que les traductions antérieures étaient assurément critiquables, lacunaires, percluses d’incompréhensions, etc. Néanmoins meilleures... Des fois, même sans effectuer la comparaison avec la traduction antérieure, les faiblesses intrinsèques (pour employer un mot gentil) d’une nouvelle traduction suffisent à la discréditer dans l’absolu ; voyez par exemple la récente retraduction des Habitants du Mirage, d’Abraham Merritt, par Thomas Garel – où l’on trouve tout bonnement des fautes de français grosses comme moi, et plus d’une, notamment des passés simples « saugrenus »…
Qu’en est-il ici ? Je manque donc d’éléments de référence pour asseoir une critique bien ferme. Toutefois, depuis le premier tome « édition originale », j’ai régulièrement patiné du fait de choix de traduction quelque peu lourdingues (l’accent improbable des cyborgs des usines, par exemple) et autres maladresses dans l’expression. Mais j’ai l’impression que ça n’en est que plus vrai dans ce tome 4… Le « malgré que » (implicite, certes) évoqué plus haut n’est pas forcément un cas isolé. Mais d’autres passages, plus explicites, m’ont fait écarquiller les yeux…
Mention spéciale, ici, à cette réplique pour le moins étonnante d’Ido s’adressant à Jasugun (p. 104) : « Ce qui provoque tes morts cérébrales, cette chirurgie du cerveau... Qui donc te l'a promulguée ? » Hein ? Quoi ? Pardon ? « Promulguer » ?!
Oui – je n’osais pas le dire jusqu’alors, mais je crois décidément qu’il y a un souci avec cette « nouvelle traduction »… Qui est tout autant un défaut de relecture, à ce stade. C’est tout de même regrettable, pour cette « édition originale » supposée tirer un trait sur les errances éventuelles des éditions précédentes...
UN DESSIN QUI FAIBLIT
Dans le tome précédent, le dessin contribuait à sauver les meubles – Kishiro Yukito a très certainement apporté quelque chose au manga d’action, avec son style assuré en même temps qu’il s’autorisait des audaces bienvenues ; sans même parler de son évident talent de character designer, dont bénéficiaient au premier chef Gally et Ido, mais aussi quelques figures plus démesurées et folles, comme Makaku dans le premier tome, ou d’autres inspirant instinctivement la sympathie, comme Shmila dans le tome 3.
Ici, hélas, cela m’a paru moins évident. Les personnages, creux au plan narratif, ne le sont finalement guère moins au regard du graphisme, qui devient, ai-je l’impression, plus banal – et ce alors même que les armures du motorball paraissaient assurer un appréciable délire sur ce plan, par exemple. Mais Shmila, justement, en témoigne peut-être davantage, qui n’a plus rien du charme enfantin du tome précédent – une scène de douche, gratuite comme de juste, n’était sans doute pas le meilleur moyen d’enrichir un personnage qui ne servait finalement plus à rien. Gally également en est affectée, d'ailleurs. Quant à Jasugun, colossal jusqu'alors, il perd tout charisme : finalement, ce n’est plus guère qu’un gros surfer – même en phase terminale…
Or le rendu de l’action lui aussi m’a nettement moins convaincu dans ce tome 4. Même dans le long épisode du Gregory Circuit, par ailleurs plutôt correct, l’action s’avère difficilement lisible – bien plus à mon sens que dans les tomes précédents, ce qui inclut le troisième, mettant déjà en scène le motorball. C’est très regrettable, car la fluidité de l’action me paraissait jusqu’alors, le plus souvent, un trait appréciable du dessin de Kishiro Yukito, et qui le plaçait tout en haut du panier des mangakas d’action (car j’ai ressenti chez plus d’un cette difficulté portant sur la lisibilité des combats, etc.). À vrai dire, je crois que c’est là encore le motorball qui, dans son principe même, nuit en définitive autant au dessin qu’au scénario – les plans larges ou au contraire extrêmement rapprochés, saturés de traits témoignant de la vitesse folle des événements, ont même à cet égard quelque chose d’un peu fainéant, ai-je l’impression.
HELL IS ROUND THE CORNER
Bilan guère glorieux, donc, pour ce quatrième tome qui m’a fait l’effet d’être au mieux médiocre. Même avec cette réussite étonnante du premier chapitre, réussite relative certes, mais qui a paradoxalement su me séduire alors même qu’il constituait l’application la plus poussée du principe du motorball, qui me laissait au mieux perplexe à la base, et a continué de le faire par la suite, le résultat global s’avère poussif, terne, parfois à la lisière du ridicule et en tout cas de l'ennuyeux voire pénible.
Après les deux très bons premiers tomes, et un troisième déjà un bon cran en dessous, j’ai donc eu l’impression d’une série en chute libre, dont l’intérêt ne cesse de diminuer à mesure que l’implication initiale de l’auteur pâtit de son mauvais réflexe de mettre les codes en avant pour poursuivre son récit en mode automatique.
Je vais probablement laisser encore une chance à la série avec le tome 5 – car l’abandon du motorball pourrait avoir un impact positif non négligeable, à mes yeux du moins. Mais, si cela ne fonctionne pas davantage, il me faudra arrêter les frais...
HILLERMAN (Tony), Les Clowns sacrés, [Sacred Clowns], traduit de l’anglais (États-Unis) par Danièle et Pierre Bondil, Paris, Rivages, coll. Rivages/Noir, [1993-1994, 1996] 2010, 357 p.
AU SERVICE DU LÉGENDAIRE LIEUTENANT
Ma lecture récente de Coyote attend s’étant avérée un très bon moment, je me suis dit que je pouvais profiter de l’été pour avancer sans trop attendre dans la série des polars navajos de Tony Hillerman. Et dans l’ordre, du coup : voici donc Les Clowns sacrés, onzième (tout de même) titre de la série, mettant en scène le complexe et si humain binôme constitué par le « légendaire lieutenant » Joe Leaphorn, l’homme froid et rationaliste, et Jim Chee, l’homme entre deux mondes, qui aimerait tant être à la fois un « chanteur », un hataalii, gardien des traditions du Dineh, et un policier à la mode des Blancs ; en fait, dans ce onzième roman, la déchirure essentielle au personnage de Jim Chee est peut-être plus que jamais marquée, qui l’amènera à prendre les pires décisions comme les meilleures – en fonction d’un point de vue nécessairement fluctuant.
Mais la relation entre les deux flics navajos a évolué radicalement. Dans les six premiers volumes de la série, ils agissaient indépendamment : les trois premiers étaient consacrés à Joe Leaphorn, les trois suivants à Jim Chee. Puis Tony Hillerman s’est mis à les associer, tout en conservant une certaine distance le cas échéant ; la scène où Leaphorn confie à Chee le soin d’assurer les rites pour sa défunte épouse, aussi forte soit-elle, relevait tout de même de l’exception. En fait, les deux hommes, à les réduire à des archétypes comme je l’ai fait en ouverture de chronique, sont passablement incompatibles… Et Coyote attend, juste avant le présent roman, en témoignait encore : les deux enquêtaient pour l’essentiel séparément, et une bonne partie de l’astuce de la narration dans ce roman consistait à les faire aboutir aux mêmes conclusions en empruntant des pistes différentes. Et les relations entre Leaphorn et Chee pouvaient s’avérer tendues – « le fumier » et « le sale petit con »… Mais elles évoluaient dans le bon sens, sans doute ; car, avec tout ce qui les séparait (et peut-être avant tout, rapport aux traditions mis à part, le caractère impulsif et incontrôlable de Chee, de nature à agacer profondément le très posé et rigoureux Leaphorn), la certitude que l’autre était un enquêteur doué, voire tout bonnement brillant, s’affichait toujours un peu plus…
Les Clowns sacrés, même publié avec un trou de quelques années, suit de très près, dans la chronologie interne de la série, Coyote attend – en témoigne notamment ceci que Joe Leaphorn, dans sa relation encore ambiguë avec l’anthropologue Louisa Bourebonnette, prépare dans le présent roman leur voyage commun en Chine, supposé imminent, et qui avait été décidé à la toute fin du précédent roman.
Mais, dans la relation entre Leaphorn et Chee, ce très brève intermède a suffi à apporter un bouleversement radical : Joe Leaphorn a sa propre unité, maintenant, une sorte de brigade spéciale au sein de la police navajo ; mais cette brigade, outre lui-même, ne comprend en fait qu’un seul autre policier… qui est Jim Chee. C'est tout récent, et ce dernier est d’emblée convaincu qu’il n’y fera pas long feu… Tellement, en fait, qu’il semble presque sciemment enchaîner les boulettes susceptibles de le faire virer ! Et pourtant Leaphorn se montre étonnamment conciliant – même quand une gaffe particulièrement colossale de la part de Chee aboutit à la mise à pied temporaire du « légendaire lieutenant », avec des conséquences personnelles plus qu'ennuyeuses en sus… C’est que Leaphorn sait, au fond, que Chee est un bon flic ; mais le cadrer s’annonce difficile. Et lui faire miroiter des galons de sergent ? Jim Chee, qui avait brièvement obtenu le grade à titre temporaire, en retirerait assurément de grands bénéfices, professionnels et intimes – mais c’est comme s’il choisissait de tout faire foirer…
On s’en doute : Jim Chee est en fait le personnage essentiel de ce roman. Et il est ce qui le fait tenir. Car, disons-le, l’intrigue proprement policière des Clowns sacrés est tout de même un peu terne, et la narration autrement convenue que dans le très malin Coyote attend.
ADO FUGUEUR, HOMMES DE VALEUR ET POLITICIENS POURRIS
Le roman débute dans le pueblo (imaginaire, exceptionnellement) hopi de Tano, où Jim Chee est censé mettre la main sur un ado fugueur – pas exactement de la haute police, c’est frustrant quand on sait qu’il y a eu un meurtre sur la réserve navajo, celui d’un Blanc, un professeur de technologie dans une sorte de lycée professionnel… Mais non, Leaphorn préfère l’envoyer pister un gamin rebelle !
Or, à Tano, c’est la fête : les Hopis sortent leurs poupées kachinas, et, au milieu des célébrants, les koshares exercent leur fonction de « clowns sacrés », raillant les travers des hommes avec leur comportement burlesque. Un joli spectacle ! Chee a eu le malheur d’en parler à Janet Pete, dont il est maladivement amoureux, et qui en a parlé à d’autres rencontres de circonstances : la mission de police à Tano s’est transformée en excursion touristique… Bon, l’ado fugueur est bien là, c’est déjà ça. Sauf que Chee, perdu dans ses pensées (portant toutes sur Janet Pete, ou presque), en perd la trace… Et, pire encore, a peine a-t-il le temps de s’en rendre compte qu’un meurtre est commis à quelques dizaines de mètres à peine, quasiment sous ses yeux ! Et c’est un des koshares qui est abattu… dont on suppose bien vite qu’il est lié à l’adolescent volage – et peut-être même au meurtre du professeur de technologie ?
Mais voilà : ce nouveau meurtre a eu lieu sur le pueblo de Tano, et donc hors de la juridiction de la police navajo, c’est au FBI de prendre en main l’affaire. Les conflits de juridiction sont décidément un trait récurrent des intrigues de Tony Hillerman, Les Clowns sacrés ne fait certes pas exception. L’astuce, alors, est de dériver des liens éventuels entre les victimes et les suspects des opportunités d’enquête de tel service qui, normalement, ne devrait pas s’en mêler.
Or il s’agit d’une double voire triple enquête passablement compliquée – notamment en ce que les deux meurtres ont des implications plus amples, et, même s'il est envisagé pour la forme, et avec un coupable beaucoup trop idéal, le motif crapuleux ne paraît guère convaincant. D’autant, peut-être, que les deux morts présentaient un point commun pas si courant ? Le professeur blanc comme le koshare hopi sont tous deux envisagés par leur entourage comme ayant été des « hommes de valeur », presque des saints – et ce n’est pas là le discours habituel de condoléances, où les proches forcent le trait pour honorer des hommes récemment décédés et qui, en vérité, n’étaient pas si bons que cela… Non, cette fois cela relève de la conviction parfaitement sincère.
D’où ce contraste si marqué avec une autre dimension de la double voire triple enquête : rien de très clair pendant un bon moment à cet égard, mais on y devine bien vite des soubassements politiques sordides – les accusations de corruption ne tardent guère, a fortiori dans ce contexte de lutte acharnée entre des entreprises cyniques, désireuses d’enfouir des déchets radioactifs dans la réserve, et des militants soit traditionalistes (dont Jim Chee lui-même, qui publie une lettre ouverte dans un journal local, un comportement pas vraiment en phase avec ses attributions de policier), soit écologistes, qui n’ont pas forcément beaucoup plus de scrupules…
Mais Jim Chee n’est pas vraiment censé enquêter sur tout cela. Leaphorn, en tout cas, le lui a dit – mais y croyait-il lui-même ? Non, le sergent en puissance est supposé se concentrer sur deux missions précises : choper le putain d’adolescent-anguille, bordel… et faire la lumière sur un accident de la route, fatal, aggravé de délit de fuite : le genre d’enquête censé assurer à Chee ses galons de sergent, sauf qu’il n’y a absolument aucune piste… Et les deux meurtres, alors ? Ne pas travailler dessus serait sacrément frustrant. Mais, via le gamin, et en usant de certains contacts… Joe Leaphorn, quand il sort de son bureau, ne fait pas autre chose, au fond ; mais ailleurs que Jim Chee.
Un point de départ qui en vaut bien un autre, avec son lot de mystères, sur des bases parfois improbables, et une implication intime des personnages dans l’affaire (ou les affaires). Ce qui fonctionne le plus souvent très bien chez Tony Hillerman, et Coyote attend, juste avant, en était une bonne illustration.
Et pourtant, cette fois, j’ai trouvé que cela ne fonctionnait pas vraiment… Certes pas au point où le roman serait mauvais, car il a heureusement d’autres atouts. À vrai dire, ce n’est même pas forcément ennuyeux non plus – un peu terne, oui, mais pas à ce point. Reste que la mise en scène des différentes enquêtes, et notamment dans leur relation aux préoccupations anthropologiques propres à la série, a quelque chose d’un peu trop convenu et mécanique, jusqu’à une conclusion assez brutalement expédiée et finalement guère satisfaisante…
Non, l’enquête n’est vraiment pas le point fort des Clowns sacrés. Si le roman doit fonctionner, c’est au regard de deux autres critères – les mêmes que d’habitude, quand l’enquête policière patine ? La dimension anthropologique, bien sûr – et le mélo. Car Tony Hillerman est étonnamment doué pour le sentimental – et pas qu’un peu.
Et dans ces deux cas, bien sûr, c’est Jim Chee qui prend la vedette.
LES INDIENS ET LES INDIENS
Un point intéressant du roman, dans sa perspective anthropologique, est la multiplicité des points de vue « indiens ». En tant que tel, ce n’est pas forcément très novateur dans la série : si nos flics sont des Navajos, ils ont, depuis le début, entretenu des liens parfois très forts avec des Indiens pueblos (soit sédentaires, là où la culture navajo était nomade) : des Hopis, des Zunis, etc. Une bonne occasion d’anéantir le cliché faisant des « Indiens » un groupe vaguement homogène, ce qu'ils n'ont jamais été. Les Clowns sacrés se déroule donc, pour partie dans la réserve navajo, pour partie dans le pueblo hopi de Tano (imaginaire, rappelons-le). Et ce sont des mondes très différents en dépit de leur proximité géographique. En fait, les Navajos sont tout aussi largués, quand il s’agit de comprendre les mentalités hopis, que les Blancs… ou les Cheyennes.
Car nous avons bien un troisième peuple indien dans cette affaire, avec l’étonnant personnage de Blizzard, un Cheyenne au service du FBI. Le bonhomme n’est tout d’abord guère sympathique – mais peut-être plus particulièrement aux yeux de Jim Chee, qui nous sert ici de point de vue. Bouffé par les préjugés, le Cheyenne (et de la ville, en plus !) ne cesse de râler parce qu’il ne comprend rien aux Hopis, et pas davantage aux Navajos. Chee maugrée quand il est bien obligé de reconnaître que lui-même ne comprend « pas non plus très bien » les Hopis, et encore moins les Cheyennes – gardant pour lui que, dans ses souvenirs de quand il était gamin, et jouait aux cow-boys et aux Indiens (oui…), les Indiens étaient forcément... des Cheyennes.
Ce qui suscite une scène très étonnante, mais aussi très bien vue, quand Jim Chee et Janet Pete vont au cinéma – et que la jeune avocate invite tant qu’à faire Blizzard, ce qui ne facilitera pas les tentatives de séduction de Chee, à l'évidence… Le film qu’ils vont voir, dans un drive-in ? Les Cheyennes, de John Ford… Jim Chee l’avait déjà vu, mais ni Janet Pete, ni Blizzard (ni moi non plus, aheum). Or voilà : outre les rôles principaux incarnés par des acteurs blancs, les autres Cheyennes du film étaient en fait joués… par des Navajos, autrement plus nombreux. En fait, tous les spectateurs du film ne cessent de klaxonner, quand apparaît à l’écran tel membre de leur famille – c’est comme si tous les Navajos de la réserve avaient des parents dans le film ! Par ailleurs, ces « Cheyennes » ne parlent certainement pas cheyenne… mais navajo ; et ils ne prononcent « pas exactement » les répliques sous-titrées ! Mais le plus souvent improvisent des mauvaises blagues, souvent grivoises – pour autant de déchaînements de klaxons dans le drive-in… Cette scène établit pourtant comme une forme de communion chez nos trois spectateurs : le Cheyenne des villes, le Navajo des campagnes, et la mi-Navajo des villes mi-Écossaise… Et les relations entre les personnages évoluent – notamment le jugement de Blizzard, et sur Blizzard : tous, en définitive, laissent tomber leurs préjugés, dans une même fascination à la fois frustrante et enthousiaste pour la variété des cultures amérindiennes, qui les dépasse. C’est assez subtil, je ne me sens pas d’en dire davantage ici, mais ça fonctionne très bien – d’autant plus, sans doute, que la dimension anthropologique, ici comme ailleurs, est étroitement mêlée au mélo sous-jacent, l’autre grande réussite du roman.
Mais la perspective anthropologique ne s’arrête bien sûr pas là – même dans le seul registre de l’incompréhension mutuelle, qui concerne surtout ici la pratique religieuse. Le fête au pueblo de Tano, dès le début du roman, introduit le thème, avec ses koshares dont les spectateurs navajos ne comprennent pas toujours très bien le sens de les blagues, mais, ce folklore « visible » mis à part, ce qui frappe Jim Chee avant tout (et Blizzard sur un mode un peu différent, forcément), c’est l’opposition radicale entre les Hopis et les Navajos concernant la publicité du culte. Les Navajos forment une immense famille composée d’immenses clans (ce qui a une importance cruciale dans le roman, mais est trop intimement lié à la dimension sentimentale du récit pour que j’en traite ici) : plus il y a de monde pour assister à un rite, telle ou telle Voie, et mieux c’est – pour le rite et pour tous ceux qui y assistent ou même participent. Au contraire, chez les Hopis, la vie spirituelle est associée à la kiva, chambre cérémoniale souterraine où se réunit un petit groupe dédié sur le mode de la société secrète. C’est une complication de taille pour l’enquête, car les Hopis ont ici une culture initiatique qui implique que l’on ne parle pas aux autres (les Hopis d’autres kivas finalement pas davantage que les Navajos, les Cheyennes ou les Blancs) de ce qui se produit au sein du groupe. C’est un trait culturel si marqué que simplement poser la question à un Hopi laisse ce dernier dans la stupéfaction la plus totale – pour le coup, Chee sait au moins ça, même s’il n’est pas facile de l’expliquer à Blizzard. Et cet interdit résiste à tout, il ne connaît pas d’exceptions : qu’importe s’il y a une enquête policière, on ne parle pas aux étrangers de ce qui se produit dans la kiva. Jamais.
Enfin, une autre dimension fondamentale de l’enquête est liée à cette problématique religieuse – à moins qu’elle ne paraisse seulement l’être ? Il s’agit de la pratique de la vente des objets sacrés – courante, car nombre des Indiens des réserves sont pauvres… Le thème revient souvent, et apparaît très tôt – en fait, dès les mauvaises blagues des koshares, dont on comprend petit à petit qu’elles visent pour partie au moins à stigmatiser la cupidité des élites, toujours prêtes à faire de l’argent en reniant ce qu’elles devraient avoir de plus précieux ; et la comédie des « clowns sacrés » associe ce thème à celui de la corruption – ce qui parle sans doute à un traditionaliste tel que Jim Chee, bien que n’étant pas hopi. Mais, pour le coup, le roman se montre ici assez surprenant, finalement – car l’objet « sacré » en cause n’est certes pas du genre auquel on s’attendait...
JIM + JANET = ♥ ?
Enfin, reste une autre dimension du roman qui convainc bien plus que sa partie proprement « policière ». Et c’est le mélodrame. C’est une chose à laquelle j’avais plus ou moins prêté attention jusqu’alors, mais qui m’avait marqué dans ma lecture récente de Coyote attend. Hillerman est vraiment très doué dans ce registre – qui, chez d'autres, m’ennuie voire m’irrite facilement de manière générale, je plaide (putain de) coupable. Et Les Clowns sacrés en est une nouvelle illustration, particulièrement forte… car particulièrement douloureuse ?
Mais, à la différence de Coyote attend, le présent roman ne s’intéresse peu ou prou qu’à la vie sentimentale de Jim Chee – pas de Joe Leaphorn, ou plus exactement fort peu ; d’ailleurs, le personnage de Louisa Bourebonette, s’il est mentionné çà et là, n’apparaît significativement en chair et en os qu’à la toute dernière page du roman. Non, ce qui compte, ici, c’est Jim Chee et Janet Pete.
Leur relation est ambiguë depuis un certain temps – Les Clowns sacrés est le roman où on ne peut plus y échapper, il faut crever l’abcès (formulation romantique s’il en est). Mais ça ne se passe… pas très bien, comme on pouvait s’en douter. Et ceci parce que Jim Chee se montre d’une maladresse épique, liée à ses conceptions du monde. Pas les simples petites gaffes qui font le quotidien du personnage (il y en a bien des exemples dans Les Clowns sacrés), mais parce qu’il impose à celle qu’il aime ses préjugés éventuellement bornés. Au moment de « conclure », comme disent les gens (parait-il), le flic redevient brusquement hataalii : et si Janet était d’un clan associé au sien ? Il ne pourrait alors pas avoir de relations sexuelles avec elle, cela contreviendrait au tabou fondamental de l’inceste, si essentiel à la culture navajo… Et il le dit texto, ou presque : on comprend sans peine la colère de Janet Pete – et ce quand bien même son comportement jusqu’alors, mais parce que nous adoptions le point de vue de Jim Chee, pouvait parfois paraître cruel à l’encontre du policier confit d’amour. Un biais, évidemment : la vérité, c'est que Janet Pete est un vrai personnage humain, complexe, pas une vulgaire poupée associée au héros par principe et soumise à toutes ses frustrations.
A contrario, c’est ce qui fait de Jim Chee un si bon personnage, après tout : il est à la fois foncièrement sympathique et un enquêteur intelligent et même rusé, mais tout autant un homme entre deux mondes, qui ne semble pas en mesure de comprendre l’incompatibilité radicale des univers dont il se voudrait la synthèse, ce qui l’amène régulièrement à succomber comme par réflexe aux préjugés les plus vains.
Cet homme qui nous dit peu ou prou « combattre le futur pour les Navajos » (ce qui, accessoirement, est aux antipodes de ma propre vision des choses sans m’aliéner le personnage, du fait de sa belle humanité) opère ainsi, sur un coup de tête, une retraite en quelque sorte mystique et sans doute plus qu’un peu connotée de dépression, où il pose la question de l’inceste éventuel à des vieux sages qui sont autant de reliques d’un passé de longue date disparu… Assurément de quoi accentuer encore la dépression de Jim Chee, qui voit littéralement son univers fantasmatique dépérir. Et peut-il seulement y trouver des réponses pertinentes ? C’est plus que douteux. On a plutôt l’impression d’une certaine complaisance à noircir le tableau. Ce alors même que, dans le domaine amoureux du moins, les perspectives pouvaient paraître plus souriantes – inacceptablement souriantes ?
Mais Jim Chee n’est pas qu’un amoureux contrarié, il est aussi un policier. Sa profession elle aussi est affectée par sa retraite mystique. Car son enquête sur l’accident de la route aggravé de délit de fuite, supposée assurer sa promotion par le « légendaire lieutenant », l’amène à se poser la question de la justice, et à prendre la mesure de tout ce qui sépare la froide police des Blancs et l’Harmonie qui est le but ultime des Navajos. Ici, comme en ce qui concerne Janet Pete, il lui faut faire un choix. Et, position sans doute intenable à terme, ce sera pour l'heure le choix du Dineh, le choix de hozho – la Beauté. Pas punir, mais réparer et perpétuer. Une approche que Janet Pete, l’avocate, ne semble pas comprendre – et que Joe Leaphorn ne manquerait pas de condamner.
Cette tension entre deux mondes baigne tout le roman. Elle implique, pour Chee, de prendre plusieurs décisions. Mais quelles sont les bonnes, quelles sont les mauvaises ? C’est à débattre – à moins bien sûr que le questionnement à cet égard ne fasse intrinsèquement pas sens.
OUI, MAIS SANS PLUS
Jim Chee est l’atout des Clowns sacrés – son cœur, ce que le roman a d’humain et de fort. C’est d’autant plus vrai que le personnage, aussi sympathique soit-il à bien des égards, mériterait sans doute régulièrement quelques baffes ; Joe Leaphorn lui en balance quelques-unes, Janet Pete quelques autres, mais pas au point de pleinement satisfaire le lecteur, qui lui en collerait volontiers d’autres encore.
Via Jim Chee, la perspective anthropologique un peu déprimante comme le mélo douloureux (dit comme ça, on a pourtant l’impression que rien ne pourrait être davantage opposé…) font des Clowns sacrés un roman digne de la série de Tony Hillerman consacrée à ses flics navajos. Cependant, l’enquête policière m’a paru globalement terne, et sa résolution franchement pas satisfaisante – ce qui, pour le coup, diminue forcément sa note. Certes, la dimension proprement polar n’est pas forcément, de manière générale, l’atout majeur des romans navajos de l’auteur, mais là ça se voit quand même un peu trop.
Les Clowns sacrés n’est pas un mauvais roman, et je suppose qu’il est mieux que médiocre ; j’ai tout de même l’impression d’un roman un peu faible, bien loin en tout cas des sommets atteints dans, disons, Là où dansent les morts ou Le Vent sombre. Mais aussi, dirais-je, par rapport à Coyote attend, lu tout récemment, et qui m’avait bien autrement emballé.
La « suite » un de ces jours, avec Un homme est tombé.
L’Appel de Cthulhu (V7) : Le Sens de l’Escamoteur, [Call of Cthulhu: The Sense of the Sleight-of-Hand Man], Sans-Détour, [2013] 2017, 139 p.
RÊVE D’OPIOMANES
Retour à l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve, pour la septième édition française de L’Appel de Cthulhu: après Les Contrées du Rêve à proprement parler, et Kingsport, la cité des brumes, deux suppléments de bonne à très bonne tenue, mais quelque peu antiques le cas échéant, on passe à tout autre chose avec Le Sens de l’Escamoteur, une campagne cette fois, conçue par Dennis Detwiller (qui a écrit le supplément mais a aussi semble-t-il réalisé la majeure partie de ses illustrations, dans un style qui m’a laissé perplexe au départ mais que j’ai fini par trouver finalement assez sympathique) en 2013 pour Chaosium, et qui demeurait inédite en français.
Le Sens de l’Escamoteur est une campagne forcément différente de la quasi-totalité de celles au riche catalogue de L’Appel de Cthulhu, dans la mesure où elle se passe presque entièrement dans les Contrées du Rêve – si l’on excepte un bref prologue et un tout aussi bref a priori épilogue – lesquels sont censés prendre place à New York en 1925, même si je suppose qu’une autre grande ville pourrait faire l’affaire, et peut-être aussi une autre date. Noter une chose, cependant, même si elle n’est explicitement avancée qu’en toute fin de volume : cette campagne pourrait éventuellement constituer une sorte de prologue assez bizarre à la grosse campagne Les Masques de Nyarlathotep (laquelle doit ressortir bientôt chez Sans-Détour, adaptée à la septième édition française de L’Appel de Cthulhu, mais en même temps que Le Jour de la Bête, campagne autrefois titrée Les Fungi de Yuggoth, qui peut jouer ce même rôle avec davantage d’ampleur ; je suppose à vue de nez que ces deux options sont incompatibles, mais à vrai dire je n’en sais rien).
Reste que le Monde de l’Éveil est largement hors-sujet dans Le Sens de l’Escamoteur. D’ailleurs, même les personnages qui y sont spécialement créés en tout début de partie… sont en fait rapidement laissés de côté, compétences intellectuelles mises à part (sauf erreur). En effet, ces PJ, qui ont un point commun, celui d’être toxicomanes (a priori opiomanes, mais des aménagements sont envisageables), sont violemment propulsés de manière « physique » dans les Contrées du Rêve, où ils occupent de nouveaux corps... Sur cette base, leur tâche est toute trouvée : leur mode spécifique d’arrivée dans les Contrées leur interdit d’en partir comme un rêveur lambda – il leur faut trouver un moyen « physique » de regagner le Monde de l’Éveil. D’où leur « quête », dans cet univers de fantasy très coloré et chatoyant : trouver comment partir.
Et c’est bien d’une campagne de fantasy qu’il s’agit, où les réflexes habituels d’investigation n’ont guère leur place. Les personnages vont devoir voyager énormément, et, au cours de ces périples plus ou moins maîtrisés, ils feront quantité de rencontres terribles et merveilleuses… Par ailleurs, il s’agit d’une campagne souple, globalement non linéaire, où les opportunités de voyages et de rencontres sont très diverses – peut-être la dimension la plus agréable de la campagne, d’ailleurs.
Allez, explorons tout ça. Et, cela va de soi, je vais bien évidemment SPOILER comme un porc, tenez-vous-le pour dit...
APPROCHE...
Les toxicos abandonnées dans les Contrées... Un point de départ intéressant, non ? Je le crois. Reste que la première approche de la campagne n’est guère aisée, notamment du fait d’une présentation un peu déconcertante – c’est peut-être secondaire, mais un petit effort, ici, aurait été très appréciable (et niveau traduction et relecture aussi, comme d'hab', quoi...).
En effet, la campagne s’ouvre sur trois brefs « scénarios » (« Deux Esprits semblables », « Les Tong et M. Lao » et « La Vie dans un rêve »), qui n’en sont en fait pas du tout. Ces pages mélangent indications générales sur la campagne, dimension narrative propre au prologue new-yorkais et règles spécifiques dans le contexte des Contrées du Rêve, d’une manière passablement bordélique, et vraiment pas claire… Les redondances sont nombreuses, tandis que certains points essentiels ne sont que très hâtivement exposés au détour d’un ligne perdue au milieu d’une page. Et c’est dommage, parce qu’il vaut mieux avoir les idées claires concernant tout ceci, avant de se lancer véritablement dans l’aventure. C’est un souci de rédaction, pas insurmontable sans doute, mais vaguement ennuyeux tout de même.
Une chose à noter : comme souvent avec les scénarios impliquant les Contrées du Rêve, j’ai l’impression,Le Sens de l’Escamoteur prend régulièrement quelques distances avec le background censément canonique figurant dans le supplément Les Contrées du Rêve. En tant que tel, ça n’est pas forcément un problème. Par contre, il faut relever que cela peut avoir certaines conséquences plus ou moins techniques – par exemple, concernant les langues des Contrées.
… ET ENCOCHES
Mais, surtout, il y a un point de règles qui change considérablement par rapport au supplément Les Contrées du Rêve, et qui concerne la Compétence « Rêver » – soit celle dont font usage les rêveurs pour modifier la nature même du Rêve autour d'eux, à la manière d’un « rêve dirigé ». Dennis Detwiller n’est pas satisfait par le système très simple employé jusqu’alors, dont il recommande expressément de ne pas faire usage, et il en propose un autre, dont la pertinence me laisse tout de même un peu sceptique : c’est le système des « encoches ».
L’idée, en gros, est que les investigateurs ne peuvent véritablement influencer le Rêve qu’en fonction de leur prise de conscience de ce que leur environnement est malléable ; dès lors, leur perception d’infimes changements dans le décor leur donne le pouvoir de susciter d’autres changements. Dans le principe, ça me paraît assez intéressant, mais je crains qu’en pratique cela ne devienne vite artificiel, et peut-être même lourd… Car le Gardien a la main, ici. C’est à lui de glisser dans ses descriptions de subtils changements censés mettre la puce à l’oreille des joueurs. Quand le Gardien perçoit qu’un PJ a remarqué une variation, il lui accorde une encoche ; plus il a d’encoches, et plus ses tentatives ultérieures de modeler le Rêve auront des chances de réussir – mais, plus drastiquement, il faut de toute façon un nombre minimum (mais variable) d'encoches pour s’y essayer : la capacité à façonner le songe, pour les PJ, n’existe donc pas en toutes circonstances.
Ce qui complique potentiellement la donne, c’est que tout ceci est censé se faire de manière implicite. Le Gardien gère tout cela, et doit agir avec subtilité – le but n’est certainement pas que le PJ braille : « Hey, là, truc bizarre, encoche ! » Le Gardien doit comprendre que le joueur a remarqué l’altération, mais sans qu’aucun des deux ne le dise expressément. D’ailleurs, les joueurs ne sont censés rien savoir des encoches et de leur utilité, pas même le nombre d’encoches dont ils disposent, dont le compte est secrètement tenu par le Gardien, et encore moins le nombre d’encoches dont ils ont besoin pour modeler le Rêve, en fonction de leurs intentions…
Je redoute, à vue de nez, que les modifications subtiles de l’environnement (dont quelques exemples sont suggérés en tête de chaque scénario) ne finissent par alourdir inutilement les descriptions, tandis que l’indécision générale quant à ce qui est faisable et dans quelles conditions viendrait tout bonnement diminuer drastiquement voire anéantir la possibilité même du rêve dirigé. Ce que je trouverais un peu dommage, parce que c’est une particularité amusante de l’idée même des Contrées du Rêve…
Bien sûr, ce n’est qu’une impression d’après lecture, et je peux très bien me tromper – vos retours d’expérience sont bienvenus, si jamais.
DE NEW YORK À SARKOMAND
Mais approchons maintenant le récit. La campagne est donc censée débuter à New York en 1925. Les personnages sont tous des toxicomanes, et lourdement endettés auprès de leur fournisseur commun, le fourbe M. Lao. À noter : en dépit de ce lien qui les rapproche, les personnages ne sont alors pas censés se connaître ; ils ne sont que des clients, mutuellement indépendants.
Avoir des dettes auprès d’un trafiquant de drogues associé aux Tong, et au service duquel nombre de gorilles sont prêts à poutrer les clients indélicats, n’est déjà pas, à la base, une très bonne idée. Pourtant, la vérité est bien pire – car M. Lao est un adorateur de Nyarlathotep, en cheville avec les Hommes de Leng et les Bêtes Lunaires des Contrées du Rêve ! Et les clients à sec tels que les PJ sont une aubaine pour lui – car sa vraie tâche sur Terre consiste à exiler à Sarkomand des individus dotés d’un certain potentiel (concrètement, un niveau de POU élevé), dont les plus sinistres habitants des Contrées sauront assurément quoi faire… Et le Chaos Rampant lui-même a semble-t-il ses plans, certes incompréhensibles, concernant les PJ !
Aussi M. Lao force-t-il ces derniers à découvrir les effets d’une nouvelle drogue, appelée « bywandine » (aucune idée de comment ça se prononce), laquelle les projette dans les Contrées, de manière « physique », au sens où ils n’y sont pas seulement en rêvant eux-mêmes, et n’ont d’autre possibilité pour retourner dans le Monde de l’Éveil que de trouver un portail leur permettant de faire « physiquement » le voyage en sens inverse. Ils ne sont pas censés le savoir à ce moment-là de la partie, mais leurs « vrais » corps sont d'ores et déjà désintégrés, et ils ne les retrouveront jamais… D’ici-là, ils atterrissent donc dans un horrible charnier de Sarkomand, au milieu d'une pile de corps sans âme : tous occupent un nouveau réceptacle, donc, avec ses caractéristiques (notamment) physiques propres, et l’expérience peut assurément s’avérer déstabilisante.
Mais ils ne peuvent pas rester là sans rien faire, aussi déboussolés soient-ils. A priori, ils ne savent alors rien des Contrées du Rêve et de leur mode de fonctionnement, mais ils comprendront rapidement qu’il leur faut fuir les terribles menaces qui pèsent sur eux dans les ruines de Sarkomand – où il ne ferait pas bon s’attarder, surtout la nuit…
Ce n’est toutefois que progressivement qu’ils prendront conscience de leur « quête » : trouver ce portail leur permettant de retourner dans le Monde de l’Éveil (et, croient-ils, les pauvres fous, ah, ah, ah, de réintégrer leurs « vrais » corps…). À cette fin, ils pourront croiser divers personnages à même de les éclairer quelque peu sur tout cela. Déjà, à Sarkomand, ils peuvent rencontrer semblable personnage, appelé Le Percepteur, un esclave veule et guère aimable, mais non sans ressources, ne serait-ce que parce que lui, au moins, sait ce que sont les Contrées.
Mais, dans l’immédiat, il s’agit donc de quitter Sarkomand. Comment ? Et pour quelle destination ? C’est tout le propos, ma bonne dame : la campagne, non linéaire, après ce préambule à Sarkomand, et avant l’étape finale, qui sera très certainement le Bois Enchanté à côté d’Ulthar, où tout le monde sait qu’il se trouve un portail comme celui que cherchent les PJ, la campagne donc propose d'ici-là divers modes de déplacement, alternatifs ou successifs, ainsi que diverses destinations, en fait probablement des étapes. Le Gardien est régulièrement incité à alambiquer le périple des PJ, en variant les plaisirs, avec éventuellement de très fâcheux retours en arrière, mais, en tout cas, rien n’impose aux rêveurs d’emprunter les trois modes de déplacement, pas plus que de se limiter à un seul, ou de se rendre ou pas aux quatre destinations autres qu’Ulthar.
La souplesse est essentielle, et l’improvisation a son importance ; heureusement, le supplément est probablement bien mieux conçu à cet égard que ce que les trois premiers « scénarios » pouvaient laisser craindre. J’imagine cependant que le Gardien ferait bien d’être un minimum expérimenté avant de s’y lancer, car il faut manier pas mal de choses différentes et faire preuve de souplesse, donc, tandis que les joueurs n’ont pour leur part pas forcément besoin d’être très capés – en notant cependant que l’adversité est assez conséquente, où que se rendent les PJ, d’autant qu’il y a régulièrement des « erreurs fatales » impossibles à rattraper : l’éventualité de ce que l’un ou plusieurs des personnages périssent dans leur quête est relativement élevée, et, pour le coup, la possibilité de fournir des PJ de remplacement n’est pas toujours si évidente...
TROIS MANIÈRES D’ERRER
Quelques mots, sans me montrer trop exhaustif, sur les différents modes de déplacement offerts aux PJ – au nombre de trois, qui ont chacun leur propre « scénario » (qui n’en est peut-être pas tout à fait un, mais tout de même bien plus que les trois « scénarios » du préambule).
À Sarkomand, les PJ peuvent donc emprunter un des trois moyens suivants pour fuir la ville : ils peuvent partir par la mer, en « empruntant » une galère noire des Hommes de Leng (ah, ouais, quand même…) ; ils peuvent partir à pied, et probablement tenter de gagner Inquanok, la ville humaine la plus proche ; ou ils peuvent s’aventurer dans le Monde Souterrain… à leurs risques et périls.
Mais les chapitres consacrés à ces divers modes de déplacement ne concernent pas que les seuls voyages partant de Sarkomand. En fait, le Gardien est incité à y piocher des éléments par-ci par-là, et il en restera normalement bien assez pour un autre voyage, impliquant un tout autre point de départ, et une tout autre destination ; multiplier les approches du voyage serait incontestablement un plus.
En bateau
La première opportunité de voyage à être développée consiste à prendre la mer – et très probablement en « empruntant » une galère noire des Hommes de Leng, donc. Ce qui, disons-le, n’a rien d’évident – ou ne devrait rien avoir d’évident… J’ai du mal à envisager cette éventualité comme crédible, et ça s’applique aussi, bien sûr, à la capacité des PJ à manœuvrer le bateau.
Mais admettons. Au-delà de cette difficulté initiale, ce n’est pas la pire des solutions… Il y a certes des dangers en mer, incluant une flotte pirate psychopathe et une titanesque créature appelée Chimère des Nuages, mais c’est aussi l’occasion de mettre la main sur une sorte d’ « artefact » qui n’en est pas un, à savoir l’Œil de Nodens, qui pourra s’avérer très utile par la suite ; eh, c'est qu'il faut au moins ça pour affronter Nyarlathotep et ses sbires...
Le vrai souci pour les PJ, concernant ce procédé, est peut-être ailleurs – et, pour le coup, il ne figure donc pas dans ce chapitre de voyage. Et c’est que les diverses cités des Contrées du Rêve, le plus souvent, voient d’un très mauvais œil les galères noires des Hommes de Leng… Certaines sont disposées à commercer avec ces esclaves des Bêtes Lunaires (car ils n'ont pas idée de ce qu'il en est, en principe), mais d’autres auront tendance à leur fermer l’accès à leurs ports, sinon à tirer à vue… Mais, là, la situation diffère pour chaque « destination ».
À pied (en surface)
Le voyage à pied est également envisageable. À s’en tenir au seul chapitre qui lui est consacré de manière générale, c’est probablement le mode de locomotion le plus sûr. Nombre de rencontres sont décrites, incluant des choses très inquiétantes et des brigands en guise d’ersatz des pirates, mais aussi d’autres figures beaucoup plus sympathiques. En fait, ce moyen de locomotion est probablement le plus à même de faire prendre conscience, hors les murs, de ce que les Contrées du Rêve sont à la fois fascinantes, belles, apaisantes, etc., et terribles, redoutables, cauchemardesques. Quelques voyages à pied seraient donc très appropriés – mais justement : rien n’impose que les rêveurs empruntent toujours le même mode de déplacement, aussi peut-on les panacher au fil de la campagne…
Mais ce caractère relativement paisible, de manière générale, doit régulièrement être pondéré par les spécificités des villes faisant office de destinations, dont les chapitres adéquats consacrent régulièrement quelques paragraphes au voyage, par voie de terre ou autre, dans leur direction. Ainsi, dans l’hypothèse où les joueurs choisiraient de fuir Sarkomand à pied, et probablement pour se rendre à Inquanok, la grande ville humaine la plus proche, il faudrait également se pencher sur le chapitre consacré à Inquanok pour déterminer comment se déroule le voyage, car il pose les principes de la traque des PJ par des Hommes de Leng, ou, pire encore, évoque leur rencontre potentielle avec des Araignées de Leng bien plus redoutables…
Mais je vous le garantis : il y a bien, bien pire.
Via le Monde Souterrain
Oui, bien, bien pire, c’est le Monde Souterrain… Avec un périple qui peut facilement s’éterniser, et dans les pires des conditions – dont l’obscurité n’est pas la moindre, propice à bien des scènes d’horreur percutantes. C’est un aspect très particulier des Contrées du Rêve – et très enrichissant : au moins une excursion dans le Monde Souterrain serait sans doute très bienvenue dans la campagne, par principe. Mais attention, c’est mortifère… Et tout cela pourrait facilement virer à l’interminable course-poursuite dans les ténèbres, avec, tapis dans l’ombre, quantité de goules, de ghasts et de gugs ; ces derniers sont peut-être tout particulièrement à craindre, car ils représentent une menace littéralement colossale, et ont des spécificités qui en font des antagonistes de choix dans la perspective d’un survival désespéré dans le noir.
Les PJ peuvent certes croiser des personnages plus aimables dans le Monde Souterrain : la goule Madaeker peut jouer un grand rôle dans la campagne (y compris à sa toute fin), en fournissant nombre d’informations pertinentes aux rêveurs ; et il faut sans doute aussi mentionner Graal l’Ancien, dans un registre bigger than life qui ne devrait pas laisser indifférent.
Reste que c’est le mode de déplacement le plus dangereux – et de loin. Le Sens de l’Escamoteur fait partie de ces suppléments pour L’Appel de Cthulhu, relativement nombreux j’ai l’impression, qui aiment bien semer dans leurs paragraphes des remarques du genre : « Si les investigateurs sont assez stupides pour faire ceci ou cela », etc. Cela revient particulièrement souvent dans ce chapitre, même si également dans quelques autres ; et, dans tous les cas, les PJ, à la suite de mauvais choix, risquent plutôt deux fois qu'une de se retrouver dans une situation inextricable, dont ils n’ont absolument aucune chance de se tirer vivants. Et, pour le coup, intégrer des personnages de remplacement n’a décidément rien d’évident...
QUATRE DESTINATIONS (OU ÉTAPES)
Quel que soit le mode de déplacement choisi par les joueurs, et qui peut donc changer régulièrement, la campagne décrit quatre villes (plus ou moins habitées…) où les PJ peuvent aboutir – sans jamais d’obligation. Chacune de ces « étapes » a sa singularité, en proposant généralement comme une sorte de « sous-quête » (ou plusieurs), permettant aux Rêveurs de se rapprocher à terme de leur but, le Bois Enchanté situé près d’Ulthar (cette dernière destination, à la différence des quatre autres, étant en principe obligatoire, je n’en traiterai qu’ultérieurement et séparément). Ces quatre destinations sont plus ou moins « probables », fonction des choix des joueurs, mais toutes offrent d’appréciables opportunités d’aventure – et de bien cruels dilemmes, souvent.
Inquanok
On commence donc par Inquanok, la ville la plus proche de Sarkomand. Du coup, le moyen le plus logique de s’y rendre serait, en tout début de campagne, à pied depuis la ville maudite ; c’est d’ailleurs la seule ville accessible à pied dans ces conditions, l'océan sépare Sarkomand et Inquanok des autres villes développées dans la campagne. Comme dit plus haut, ce périple peut s’annoncer difficile, car Hommes de Leng et Araignées de Leng seront probablement de la partie, à ce stade ; mais ce n'est certes pas insurmontable.
Une fois à Inquanok, trait relativement récurrent, les rêveurs, du fait de leur statut particulier en tant qu’allogènes par excellence, se verront offrir la possibilité d’intervenir dans la politique de la cité en tranchant un bien complexe débat qui demeure au point mort. Mais, pour cela, il leur faudra accomplir une « quête », consistant à se rendre auprès d’un oracle mécanique aux environs du sinistre plateau de Leng… Un moyen sans doute un peu artificiel mais qui vaut ce qu’il vaut, pour les PJ, de poser au sage à vapeur des questions qui les intéressent plus directement – et au premier chef, bordel, comment quitter cet endroit ! Heureusement, le dilemme politique de base est assez intéressant – et quand les PJ devront choisir, il faudra faire en sorte qu’ils en pèsent bien les conséquences, éventuellement redoutables… dans les deux cas.
Outre les rencontres de Sarkomand à Inquanok, ce chapitre décrit donc aussi plusieurs rencontres entre Inquanok et l’oracle. Certaines sont intéressantes, que ce soit au regard de l’ambiance ou de l’action, mais une est à mon sens de trop – des morts-vivants qui me paraissent trop balaises, au risque d’anéantir très tôt le groupe (puisqu’il y a de fortes chances que l’aventure d’Inquanok arrive vite dans la campagne, à vue de nez, si elle doit arriver).
Globalement, avec ce petit bémol, c’est assez intéressant – en fait, cela confirme une chose déjà sensible dans les chapitres de « voyage » : les rencontres intéressantes ne manquent pas, dans l'ensemble de la campagne, PNJ ou vilaines bébêtes dans une égale mesure.
Lhosk
Le chapitre consacré à Lhosk est de loin le plus long de l’ensemble du volume, et donc des quatre « destinations ». Il faut dire que c’est une ville commerçante, en tant que telle propice aux potins et aux échanges de toute sorte – avec des boutiques très bien achalandées, où faire de bonnes affaires, ou de très mauvaises, et où apprendre beaucoup de choses.
Là encore, les PJ pourront être amenés à intervenir dans la politique de la ville, dans une atmosphère de complots particulièrement sordides au cœur même de la puissante famille Tha ; mais, à la différence de ce qui peut se passer à Inquanok, on ne vient pas les chercher à cet effet : c’est à eux de décider s’ils interviennent ou pas. Cependant, certaines découvertes antérieures peuvent leur forcer un peu la main…
Mais un point crucial des aventures dans cette ville concerne la relation ambiguë qu’entretient le port de Lhosk avec les Hommes de Leng et leurs galères noires – une question en fait directement liée à l’intrigue politique au sein de la famille Tha. Du coup, si les PJ arrivent en ville à bord d’une galère noire volée, forcément, la suite des opérations en sera impactée, en bien ou en mal… Mais c’est surtout l’occasion, en dehors du seul trajet oppressant entre Sarkomand et Inquanok, de mettre en avant la traque impitoyable que les Hommes de Leng imposent aux PJ. Car les Hommes de Leng, du fait des bon soins de la branche corrompue de la famille Tha, ont largement infiltré la ville…
Ce qui débouche sur une idée très intéressante, plus ou moins en forme de dilemme. Fonction des choix des PJ, ceux-ci pourront être amenés à révéler à la populace de Lhosk cet horrible secret : les Hommes de Leng ne sont pas ce qu’ils prétendent ! En fait, ils ne sont même pas humains ! Le problème, c’est que cette révélation a de fortes chances de déboucher sur des émeutes très sanglantes… Se débarrasser de ses ennemis n’est jamais sans conséquences !
Ilek-Vad
L’atmosphère est bien différente à Ilek-Vad, la Cité du Crépuscule, issue des rêves de son créateur et roi, Randolph Carter, peut-être le plus grand des rêveurs de la Terre… Bien plus que Lhosk, et encore bien plus qu’Inquanok, Ilek-Vad est l’occasion, avant Ulthar, de plonger les PJ dans la féerie urbaine des Contrées du Rêve, qui est d’un autre registre que la féerie rurale qu’ils ont pu apprécier en voyageant à pied ; cette féerie urbaine peut aussi rappeler à leurs bons souvenirs les magnifiques récits de Lord Dunsany…Dans tous les cas, l’ambiance onirique et paisible de cet univers est très joliment rendue. Et, bien sûr, encore qu’il y ait un risque d’artificialité à soigneusement prendre en compte, une rencontre aussi hors-normes que celle de Randolph Carter peut déboucher sur quantité d’informations utiles aux PJ quant aux Contrées du Rêve, à leur histoire et à leur culture ; rares sont ceux qui maîtrisent aussi bien le sujet que le Roi du Crépuscule.
Mais ce scénario est aussi celui qui met le plus le « Mythe » en avant. Dennis Detwiller a choisi de broder sur la biographie de Carter postérieure à celle du « cycle » qui lui est associé chez Lovecraft, longtemps connu sous le titre de Démons et merveilles de par chez nous (en y adjoignant même « L’Indicible », allons bon). Et ce Randolph Carter-ci, sans le moins du monde s’en rendre compte, et ses sujets pas davantage, est en proie aux machinations de Nyarlathotep – car le Chaos Rampant est rancunier, et n’a certes pas apprécié d’être dupé par le rêveur dans ses aventures oniriques en quête de Kadath l’inconnue… Or c’est là un ennemi commun avec les PJ, qui devraient toujours un peu plus s’en rendre compte. Mais libérer Randolph Carter de cette insidieuse menace (qui est tout autant son addiction à une drogue appelée pazu – ce qui devrait parler aux PJ...) ne sera guère aisé. Bien sûr, il ne s’agit certainement pas de se battre avec L’Homme Noir… Mais plus probablement d’accompagner le Roi Du Crépuscule dans un redoutable voyage onirique orchestré par le Grand Ancien – et de lui fournir l’opportunité de se battre, lui. Bien sûr, ce n’est pas sans péril : c’est, après le Monde Souterrain, à nouveau un moment de la campagne où les stup… les mauvaises décisions des PJ peuvent très vite s’avérer irrémédiablement fatales. Prudence, donc…
Mais, à condition de faire attention à ce caractère mortifère, et à pondérer les informations reçues de Carter afin qu’elles ne tournent pas à l’encyclopédisme lassant d’exhaustivité, ce scénario s’avère assez intéressant, et doté d’une très belle ambiance – reproduisant vraiment l’atmosphère si particulière des récits « dunsaniens » de Lovecraft ; ce qui, on ne le répètera jamais assez, n’a décidément rien d’évident.
Sarnath
Le cas de Sarnath est sans doute un peu à part : cette ville dont il ne reste plus que des ruines depuis fort longtemps ne sera probablement accessible qu’à des PJ choisissant de voyager par le Monde Souterrain, en principe.
Mais le propos est bien de confronter les PJ à un nouveau dilemme, directement hérité de la nouvelle de Lovecraft « La Malédiction de Sarnath » ; plus exactement, l’idée est que la malédiction de Bokrug et des Êtres d’Ib continue de peser sur les descendants des habitants de Sarnath, et au premier chef ceux du grand-prêtre de l’époque de la destruction d’Ib. La ville d’Ilarnek, non loin, où se sont réfugiés les rares descendants de Sarnath, a donc instauré une pratique barbare de sacrifice humain annuel, censé en outre leur assurer la prospérité. Et le sacrifié, quand les PJ arrivent sur place, juste à temps pour le sauver sans vraiment savoir ce qu'ils font, est un très sale type… Il s’agit donc de voir si les PJ vont interférer avec cette pratique, et si oui comment.
Mais j’avoue n’avoir pas été totalement convaincu par ce scénario, où les options des joueurs sont finalement bien plus limitées qu’elles en donnent tout d'abord l’impression. Il y a quelques scènes d’horreur sympathiques par-ci par-là, impliquant le cas échéant Bokrug lui-même, mais ça reste à mon sens « l’étape » la plus faible de la campagne.
ET D’ULTHAR...
Les trois chapitres de voyage et les quatre étapes présentés jusqu’ici avaient donc, d’une certaine manière, un caractère « optionnel ». Mais la fin de la campagne est destinée à rassembler les ficelles d’une manière qu’on ne qualifiera pas pour autant de dirigiste, car les PJ disposent de plusieurs options pour envisager leur retour dans le Monde de l’Éveil ; cependant, il leur faudra pour ce faire emprunter forcément le portail situé dans le Bois Enchanté, ce qui impliquera très probablement de passer d’abord par la ville d’Ulthar toute proche.
Comme Ilek-Vad un peu plus haut, Ulthar est l’occasion de plonger dans la féerie urbaine typique des récits les plus « dunsaniens » de Lovecraft – et, comme Ilek-Vad, Ulthar est un endroit paisible, plus propice à l’émerveillement qu’à la terreur. Bien sûr, les chats sont omniprésents (et il est possible que les joueurs, à Ilek-Vad, se soient lié d’amitié avec un félin paria, ce qui pourrait joliment pimenter le séjour), mais les PJ auront aussi l’occasion de croiser quelques personnages charismatiques autant que sympathiques, dont le bourgmestre et le mystérieux « Gardien des Rêves ».
L’aventure se charge à nouveau d’inquiétude et de danger au sortir de la ville, ou plus exactement quand les PJ gagnent le Bois Enchanté où se trouve le portail qui leur permettra de rentrer chez eux. Mais ils ne pourront s’y rendre la fleur au fusil, car pénétrer le bois est censément impossible (les rêveurs sont nombreux à en provenir, et fournissent une partie de son cachet à la région, à errer de par les Contrées un sourire béat sur les lèvres, mais le voyage en sens inverse est complètement différent), idée dont je ne sais trop que penser.
Surtout, les PJ auront à composer avec les manœuvres des fourbes zoogs, bien plus redoutables qu’ils n’en ont l’air. Il y a ici une idée que je trouve très intéressante, consistant à orchestrer pour certains PJ tombés dans un piège des petites créatures un « faux retour » à New York, pas totalement faux cependant… car pouvant d’une certaine manière avoir des conséquences bien réelles lors de leur « vrai retour » ultérieur ! Gérer ce phénomène n’est sans doute pas très évident, et procurera quelques suées au Gardien, mais le résultat me paraît devoir être tout à fait pertinent et ludique.
… À NEW YORK
Et les PJ parviennent enfin à rentrer chez eux ! Mais dans d'autres corps que les leurs, une fois de plus… Ce qui ne manquera pas de les perturber à nouveau, voire bien plus que cela. D’autant qu’ils se « réveillent » dans un asile, ayant intégré la dépouille de patients catatoniques, et sortir de là, puis se rendre à New York même (ils sont dans l’État, pas dans la ville), ne s’annonce guère aisé.
Mais cette ultime phase de la campagne, passé cette bonne idée de départ, ne me paraît pas très satisfaisante. En fait, elle me semble illustrer une difficulté récurrente : comment finir véritablement une campagne ? Cela n’a rien d’évident de manière générale – et je ne vous parle même pas de mes soucis dans les scénarios que j’improvise, arf… Finalement, ici, retrouver M. Lao et se venger ne procure aucune satisfaction. La frustration est sans doute une émotion à ne pas mépriser en pareil cas, mais je ne suis pas bien certain que cela fonctionne vraiment ici ; peut-être… Quant au fait d’honorer le « pacte » éventuellement passé avec la goule Madaeker, il induit une scène certes joliment cracra, mais qui manque de panache pour une conclusion, et me paraît plutôt fonctionner à la manière d’un « stinger », disons. C'est bien sûr à débattre.
Reste cependant cette suggestion, voulant que Le Sens de l’Escamoteur puisse d’une certaine manière constituer un prologue à la grosse campagne des Masques de Nyarlathotep; terrain que je ne me sens pas d’explorer plus avant, d’autant que je suis supposé bientôt jouer ladite mythique campagne (pas maîtriser, hein : jouer), et j’ai hâte !
HEUREUX QUI COMME ULYSSE
Le bilan en fin de lecture est très correct. Si l’on veut bien ne pas trop s’attarder sur quelques faiblesses çà et là (car il y en a : pour résumer, une présentation un peu confuse au départ, le système des encoches plus ou moins pertinent, le caractère parfois trop mortifère de certaines séquences – surtout quand une seule mauvaise décision s’avère vite irrémédiablement fatale –, un scénario à Sarnath un peu terne, une fin qui présente le risque de ne pas se montrer à la hauteur de ce qui précède), l’aventure proposée est assez séduisante, elle ne manque pas de bonnes idées et de rencontres colorées, et en cela elle parvient étonnamment bien à conjuguer la terreur et l’émerveillement, comme dans les récits de Lovecraft situés dans les Contrées du Rêve.
J’apprécie aussi la souplesse de la campagne, avec ses différents modes de voyage et ses différentes étapes, toutes riches de possibilités, et pour le coup intelligemment agencées et présentées.
Clairement, maîtriser cette campagne, je n’en ferais pas une priorité, mais l’exercice de la campagne située peu ou prou intégralement dans les Contrées du Rêve s’annonçait très périlleux, et le résultat est probablement meilleur que ce que je pensais – car inventif et usant au mieux de la singularité de ce contexte qu’il serait bien trop navrant de réduire à un énième univers d’heroic fantasy comme les autres.
Pas indispensable, non, mais intéressant.
Je continuerai d’explorer l’édition « Prestige » des Contrées du Rêve prochainement – probablement avec le recueil de scénarios français et inédits Murmures par-delà les songes. Stay fhtagn !
FUKAZAWA Shichirô, Étude à propos des chansons de Narayama, [楢山節考, Narayama-bushikô], traduit du japonais [et préfacé et postfacé] par Bernard Frank, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1956, 1958-1959, 1979, 1980, 1983] 2004, 151 p.
Acteurs principaux : Ken Ogata (Tatsuhei), Sumiko Sakamoto (Orin), Takejo Aki (Tamayan), Seiji Kurasaki (Kesakichi), Tonpei Hidari (Risuke « le Puant »), Ryutaro Tatsumi (Matayan), Junko Takada (Matsu)…
TROIS VARIATIONS SUR LA BALLADE DE NARAYAMA
Tentative, aujourd’hui, dans un exercice auquel je ne me suis sauf erreur jamais livré : la chronique parallèle d’un livre et de son adaptation au cinéma – sauf que, tant qu’à faire, je vais en fait parler d’un livre et de deux de ses adaptations...
Le livre, c’est Narayama, ou plus exactement Étude à propos des chansons de Narayama, un court roman, ou même une nouvelle (publiée en tant que telle en revue, d’ailleurs), signée Fukazawa Shichirô, dont c’était la première publication, en 1956 : coup d’essai, et coup de maître. Puis vinrent les adaptations : dès 1958, la nouvelle est transposée au cinéma par Kinoshita Keisuke, avec pour titre français La Ballade de Narayama (le titre japonais demeure le même, Narayama-bushikô, et cela vaut aussi pour le film qui suit) ; enfin, en 1983, Imamura Shôhei en livre une nouvelle version, avec toujours pour titre français La Ballade de Narayama, qui remporte la Palme d’or à Cannes (la première du réalisateur, qui en obtiendrait une seconde pour L’Anguille en 1997). À noter, je viens tout juste d’apprendre qu’il y aurait encore une autre adaptation de la même nouvelle, mais coréenne cette fois, Goryeojang, de Kim Ki-young, en 1963.
Les trois œuvres (japonaises) dont je vais parler aujourd’hui ont ceci de fascinant qu’elles affichent toutes une forte singularité, et ce alors même que, par définition, elles racontent peu ou prou la même histoire. En fait, le terme de « singularité » est à maints égards bien trop timide – car on ne saurait imaginer des œuvres aussi violemment opposées, dans le fond comme dans la forme, que les films de Kinoshita et Imamura, alors qu’ils sont tous deux inspirés de la même nouvelle de Fukazawa… Et pourtant, dans tous les cas, nous avons affaire à des chefs-d’œuvre, le mot n’est pas trop fort.
Je précise à tout hasard que j’avais déjà lu Narayama, et vu le film d’Imamura Shôhei – plusieurs fois dans les deux cas, d’ailleurs, il me semble. Par contre, je n’avais encore jamais vu le film de Kinoshita Keisuke, une découverte à l'occasion de cette chronique.
LES AUTEURS ET LEUR NARAYAMA
Quelques mots, d’abord, sur les trois auteurs qui vont nous intéresser aujourd’hui, avec une présentation hâtive de « leur » Narayama.
Fukazawa Shichirô et les chansons de Narayama
Il faut bien sûr commencer par l’auteur de la nouvelle originelle, Fukazawa Shichirô (1914-1987). Il présente un profil assez atypique dans les lettres japonaises, car il n’est venu que tardivement à l’écriture. Il n’a pas poussé ses études, et a longtemps été musicien professionnel, et guitariste d’abord, un peu partout mais surtout au music-hall.
Étude sur les chansons de Narayama est sa première publication littéraire, en revue, en 1956 – il a alors 42 ans. La nouvelle, pour être l'œuvre d'un débutant, ne passe cependant pas inaperçue, loin de là : elle est très tôt récompensée par un prix littéraire, et, surtout, s’attire les louanges de sommités des lettres japonaises, parmi lesquelles, ce n’est pas rien, Tanizaki Junichirô et Mishima Yukio ! Et sans doute cet écho n’est-il pas pour rien dans la décision de la Shôchiku, l'un des grands studios japonais de l'époque, d’en faire une adaptation cinématographique dès 1958, confiée à Kinoshita Keisuke, tandis que le livre sera traduit en français dès 1959.
Mais restons-en à l’auteur, pour l’heure. Bernard Frank, le traducteur, ne s’en fait pas écho dans ses postfaces « réactualisées » en 1979 et en 1983 (il n’y parle pas davantage des films, alors que celui de Kinoshita avait pourtant précédé sa traduction ; mais, à la dernière réactualisation, le film d’Imamura était sorti quelques mois plus tôt à peine au Japon, s'il ne tarderait plus en France, et à Cannes), car il préfère évoquer quelques œuvres d’un point de vue « strictement littéraire » (et pas si bienveillant ?). Mais Fukazawa s’est retrouvé à nouveau au cœur de l’agitation littéraire en 1960-1961, dans des circonstances tout autres, au parfum de scandale… En décembre 1960, il publie, dans la même revue où il avait publié Narayama, une nouvelle dans laquelle le narrateur fait un rêve : la gauche radicale a pris le pouvoir au Japon, et le prince Akihito (l’actuel – mais a priori pas pour longtemps – empereur Heisei) et son épouse la princesse Michiko sont décapités en public devant une foule qui acclame l’exécution… Et cette « fantaisie » ne plaît pas du tout à l’extrême droite nippone, qui ne supporte pas que l’on touche à l’empereur, de quelque manière que ce soit. Le 1er février 1961, un adolescent de 17 ans du nom de Komori Kazutaka, membre d’un groupuscule d’extrême droite, se présente au domicile de Shimanaka Hôji, l’éditeur de Fukazawa Shichirô – mais il est absent ; qu’importe : le jeune homme tue la domestique Maruyama Kane, et blesse grièvement l’épouse de l’éditeur, Shimanaka Masako ; le lendemain, le jeune terroriste se livre à la police, expliquant qu’il ciblait l’éditeur, parce qu’il avait publié la nouvelle de Fukazawa… Et la réaction de Shimanaka Hôji est pour le moins étonnante : lui qui, dans sa revue, avait toujours prôné la liberté d’expression, déclare officiellement que les écrivains auraient bien tort de mettre des vies en danger, et notamment les leurs, au seul prétexte de leur liberté créative… Il prône en fait l’autocensure, et admet comme légitime un véritable tabou concernant l’institution impériale. Quant à Fukazawa, qui avait reçu de très nombreuses menaces de mort, il doit se cacher pendant cinq ans en Hokkaidô.
Or cette affaire, entrée dans l’histoire sous le nom d’ « incident Shimanaka » (Shimanaka jiken), n’est pas un fait isolé : le 12 octobre 1960, un peu avant la publication de la nouvelle de Fukazawa donc, un autre jeune militant d’extrême droite, Yamaguchi Otoya, lui aussi âgé de 17 ans précisément, avait assassiné le chef du Parti Socialiste Japonais, Asanuma Inejirô, en plein débat télévisé – un fait-divers qui avait inspiré au jeune Ôe Kenzaburô, futur prix Nobel de littérature, sa fameuse nouvelle « Seventeen » (dans Le Faste des morts), ou plus exactement la nouvelle « complète », titrée alors « Ainsi mourut l’adolescent politisé »… Pour un même effet : quantité de menaces de mort adressées à l’auteur et à son éditeur ; le premier a choisi d’arrêter la publication de la nouvelle complète pour s’en tenir à la seule version abrégée « Seventeen » (et c’est toujours le cas aujourd’hui), tandis que son éditeur… a présenté des excuses. Aujourd’hui encore, semble-t-il, les lettres japonaises sont affectées par cette autocensure que le terrorisme d’extrême droite, via ces deux sordides affaires, a peu ou prou imposé au pays à l’aube des années 1960 – précisément à cette époque où le Japon était censé remiser de côté la « saison politique », et ses affrontements idéologiques parfois violents, pour se concentrer sur le seul consensus de la « saison économique », et l’accroissement de la richesse globale du pays, à l’aube de la « Haute Croissance ».
Mais revenons à Narayama, ou, plus exactement donc, à l’Étude à propos des chansons de Narayama. Sous ce titre complet sonnant un peu comme une parodie d’ethnographie, l’auteur reprenait une vieille légende, dite « obasute » ou « ubasute », sans vraie assise historique, pour dépeindre un Japon ancien (mais pas forcément tant que ça…) qui n’a en fait jamais existé, mais demeurait crédible, et porteur, via ses personnages qui étaient autant d’archétypes, délibérément, d’un symbolisme fort empreint de pensée morale, d’inspiration bouddhique surtout, mais aussi éventuellement confucéenne, et dans un contexte où le shintoïsme a aussi sa place. La nouvelle, au style sobre, minimal, dément bien vite le caractère ethnographique du titre, mais joue bien, cependant, de l’évocation récurrente des chansons de Narayama, en fait des variations censément improvisées par les paysans sur la base d’une même chanson, transmise depuis des siècles, et qui contient dans ses rythmes et ses images toute la vie sociale du petit village de montagne – l’auteur longtemps musicien fournit d’ailleurs en annexe de son récit les partitions de la Chanson de Narayama dans sa forme la plus canonique, et du Ballottement du Sourd, au sens tout différent mais non moins populaire. La nouvelle, dans son économie remarquable sous son apparence de simplicité, est susceptible de bien des lectures éventuellement antagonistes – ce dont témoigneront ses adaptations cinématographiques on ne peut plus opposées.
Kinoshita Keisuke et le théâtre de Narayama
Kinoshita Keisuke (1912-1998) était jusqu’alors, je plaide coupable, un parfait inconnu pour moi – enfin, j’avais croisé son nom à plusieurs reprises, bien sûr, mais je n’avais jamais vu un seul de ses films… Il est vrai qu’il est bien moins connu à l’international que des réalisateurs tels que Kurosawa Akira, Mizoguchi Kenji ou Ozu Yasujirô, la triade qui revient toujours ; mais, au Japon, ce réalisateur très prolifique (il a tourné 42 films dans les 23 premières années de sa carrière) était une figure majeure du cinéma dans les années 1940, 1950 et 1960, et y rencontrait un très beau succès tant critique que commercial. Passionné de cinéma depuis son plus jeune âge (au point d’avoir fugué en compagnie d’un acteur alors qu’il n’était qu’adolescent), il a dû batailler pour devenir réalisateur, mais est finalement parvenu à intégrer le fameux studio Shôchiku, où brillaient des réalisateurs tels que Ozu, donc, et Naruse Mikio. Habile dans bien des genres, Kinoshita a connu son lot de succès populaires, et a par ailleurs réalisé, en 1949, le premier film japonais en couleurs (en Fujicolor), Carmen revient au pays.
Je note en passant que Kobayashi Masaki était devenu son assistant en 1946, à son retour d’un camp de prisonniers – cette association me paraît intéressante à relever, car, même si Kobayashi n’a sauf erreur pas travaillé sur La Ballade de Narayama, il a pu faire preuve, dans Kwaïdan notamment (six ans plus tard), d’une même esthétique foncièrement irréaliste et empruntant beaucoup au théâtre japonais (kabuki et bunraku surtout, peut-être également nô). Quoi qu’il en soit, les deux réalisateurs ont eu à nouveau l’occasion de s’associer en 1968, quand, avec Kurosawa Akira et Ichikawa Kon, ils ont fondé la Shiki no kai (ou Four Horsemen Club), organe dont la fonction était de concevoir des films destinés à une audience plus jeune (ce qui n'est sans doute guère le propos ici !).
La Ballade de Narayama, en 1958, vient après plusieurs succès populaires conséquents, notamment ai-je cru comprendre dans le genre mélodramatique. Mais Kinoshita choisit une approche particulière pour tourner ce nouveau film : ce qu’il entend mettre en avant, dans la nouvelle de Fukazawa à laquelle il reste globalement très fidèle, dans l’esprit mais aussi, généralement, dans la lettre (avec tout de même une exception très notable, outre quelques points de détail çà et là), c’est son caractère de légende – il ne s’agit pas de « prétendre » reconstituer un Japon ancien (plus ou moins ancien, d’ailleurs…) sur un mode soi-disant « réaliste », mais d’assumer pleinement ce caractère de pure invention édifiante. Dès lors, il choisit de tourner intégralement en studio, avec des toiles peintes magnifiques mais absolument pas réalistes en fond, et un jeu complexe de mouvements de caméra (de nombreux travellings latéraux, notamment) destiné à appuyer, dans le chatoiement des couleurs exacerbées, la symbolique essentielle du récit, qui est celle du périple et de la transmission. Pour ce faire, il emprunte aux formes classiques du théâtre japonais, notamment le kabuki et le jôruri oubunraku ; l’introduction du film renvoie sans ambiguïté au théâtre de marionnettes, et la narration repose sur un chant récitatif de type jôruri, bien sûr accompagné au shamisen, et éventuellement d’autres instruments du nagauta. Le film affiche donc son caractère foncièrement irréel, il le met en avant, le revendique pleinement – comme un moyen d’exprimer une vérité autrement essentielle que celle que l’on associe d’usage au « réalisme ». Rien d’étonnant à cet égard si Kinoshita a détesté le film d’Imamura, 25 ans plus tard – au point de le qualifier de « pornographique »...
Imamura Shôhei et le documentaire de Narayama
J’ai déjà eu l’occasion de parler d’Imamura Shôhei (1926-2006) sur ce blog, y ayant chroniqué La Vengeance est à moi et Pluie noire, aussi n’est-il pas nécessaire de revenir outre mesure sur les détails de sa carrière. Notons simplement qu’Imamura, dès ses débuts, était un réalisateur passablement trublion, et sans doute la figure la plus célèbre, encore qu’un peu hétérodoxe, de la Nouvelle Vague Japonaise, après Oshima Nagisa. Surtout, Imamura avait une approche assez documentaire, dont les deux films cités témoignent – pendant la quasi-totalité des années 1970, suite à l’échec commercial de Profonds Désirs des dieux en 1968, il n’avait d’ailleurs peu ou prou tourné que des documentaires. La Vengeance est à moi, en 1979, lui a permis de revenir à la fiction mais en ayant donc mûri cette approche « réaliste » – le film avait aussi révélé un acteur jusqu’alors inconnu, Ogata Ken, qui jouerait dans plusieurs autres films d’Imamura par la suite, notamment les deux qui succèdent à La Vengeance est à moi, à savoir Eijanaika, et, donc, La Ballade de Narayama (il deviendrait une célébrité internationale en 1985, avec son interprétation de Mishima Yukio dans le film de Paul Schrader Mishima : une vie en quatre chapitres). L’approche documentaire d’Imamura « l’entomologiste », enfin, s’accompagne d’un discours provocateur dont un trait récurrent est la relégation de l’homme au rang d’animal – et La Ballade de Narayama est peut-être son film le plus éloquent à cet égard (parce qu’il se montre moins subtil que les autres en l’espèce ?).
Car Imamura adopte un parti drastiquement opposé à celui de Kinoshita – il semble, en fait, le contredire point par point, comme méthodiquement, avec une jubilation destructrice et éventuellement anarchisante. Qu’importe si Narayama se base sur une légende, et non sur des faits : le réalisateur choisit de faire un film outrancièrement réaliste, entièrement en extérieurs, tranchant sur la beauté des décors peints de Kinoshita, et sans rien des effets théâtraux caractéristiques de la première version filmée de La Ballade de Narayama. Adieu les éclairages « expressionnistes » et les filtres colorés, à la beauté sans pareille, qui cèdent la place à un éclairage farouchement « naturel » (avec son inconvénient : c’est sans doute délibéré, mais nombre de séquences nocturnes ou d’intérieur sont difficilement lisibles…). Adieu la végétation luxuriante se mouvant devant la caméra comme autant d’accessoires de théâtre et opérant comme des rideaux – la nature chez Imamura ne saurait être domestiquée et maîtrisée de la sorte, elle est parfaitement rétive aux injonctions de l’homme et de l’art. Adieu les travellings latéraux remarquablement soignés, et les gracieuses chorégraphies millimétrées qu’ils impliquent : Imamura se montre autrement direct et cru dans sa réalisation. Adieu, enfin, les procédés sonores hérités du théâtre classique japonais, et au premier chef ce récitatif à la façon du jôruri accompagné d’un shamisen virtuose : Imamura ne compte certainement pas laisser à cette intervention extérieure la possibilité d’expliquer son histoire en l’embellissant – et sans doute en l’affadissant ; son film dispose bien d'une bande originale, mais nettement moins envahissante, et par ailleurs guère traditionnelle.
Finalement, le parti d’Imamura est celui d’un naturalisme cruel, tout de crasse et de violence, aux antipodes d’un Kinoshita sublimant par sa réalisation délibérément artificielle et esthétisante la beauté et la dignité de l’épreuve humaine. Dès lors, la hauteur morale sublimée par la précédente adaptation de la nouvelle de Fukazawa laisse place à un univers autrement rude et sauvage, où la faim et le désir sexuel frustré crèvent perpétuellement l’écran – certes pas les subtilités d’un complexe discours éthique. La joliesse des tableaux savamment agencés, dans une perfection par essence irréaliste, est subvertie par la tenace horreur de la réalité, la saleté, et la misère, et la bestialité – au sens le plus strict, d’ailleurs. Vraiment rien d’étonnant à ce que Kinoshita ait jugé ce « remake » qui n’en est en fait pas un comme étant « pornographique »…
Ce qui n’a pas empêché le film d’Imamura d’obtenir la Palme d’or à Cannes en 1983, même si, semble-t-il, à la surprise générale – et alors que parmi les concurrents japonais figurait un autre excellent film, Furyo, signé Oshima Nagisa, compagnon d’Imamura dans la Nouvelle Vague Japonaise, et que l’on pronostiquait vainqueur (on était tout aussi certain que Kitano Takeshi, pardon, Beat Takeshi, serait récompensé à titre de meilleur second rôle pour sa merveilleuse prestation dans le film d’Oshima, mais ceci non plus n’a pas eu lieu…).
LA LÉGENDE « OBASUTE » AU PRISME D’UNE ETHNOGRAPHIE FANTASMÉE
Maintenant que j’ai donné ces grandes lignes pour les trois œuvres, je peux entrer davantage dans le détail, en comparant les approches des trois auteurs, violemment opposées le cas échéant.
Étude à propos des chansons de Narayama, la nouvelle originelle de Fukazawa Shichirô, ne doit pas nous tromper du fait de son titre complet un peu alambiqué, qui semble parodier telle ou telle communication ethnographique. Le style du récit, d’ailleurs, dans son minimalisme, laisse bien vite comprendre qu’il s’agit là d’une fausse piste. Mais cette ambiguïté très temporaire n’est pas gratuite pour autant, et la nouvelle a bel et bien un certain contenu qui ne dépareillerait pas totalement dans une étude scientifique rigoureuse – essentiellement, donc, dans le jeu crucial sur les chansons de Narayama, lié à la fête de Bon, et dont nous avons très régulièrement des aperçus, généralement sous la forme de deux vers seulement, qui sont autant de variations plus ou moins improvisées sur un fond peu ou prou unique. La chanson a sa magie, car toute la vie sociale du microcosme auquel nous nous intéressons dans le récit semble y être contenue ; ce qui peut s’avérer oppressant, d’ailleurs. Les variations moqueuses de Kesakichi, le petit-fils d’Orin, jouent notamment un grand rôle dans cette histoire – et on peut relever, ici, que le film de Kinoshita semble réévaluer en dernier recours l’égoïste petit homme, car son ultime chanson ne raille plus la vieille Orin pour ses trente-trois dents de démon, mais semble bien honorer son sacrifice, en en transmettant le sens à ses cadets…
Mais ce sacrifice, donc – il est bien temps que j’y vienne… La nouvelle de Fukazawa s’inspire d’une légende, dite « obasute », ou « ubasute », ce qui signifie en gros « l’abandon de la vieille femme ». À en croire cette légende, très implantée dans le folklore nippon, il est des endroits, ou des moments (des périodes de famine, de sécheresse, etc.), où il est de tradition pour les paysans de porter leurs vieux parents sur telle ou telle montagne, où ils les abandonnent pour qu’ils y meurent (de froid, de faim, etc.), car le village et encore moins le foyer ne peuvent subvenir à leur alimentation.
C’est donc ce qui se produit dans la nouvelle de Fukazawa. Dans le village perdu au milieu des montagnes où se situe l’action, une tradition bien ancrée impose aux villageois atteignant l’âge de 70 ans de se rendre à Narayama (littéralement « la montagne aux chênes ») pour y mourir, et rejoindre ainsi dans la félicité le kami de la montagne. Ces vieillards ne pouvant le plus souvent accomplir eux-mêmes cet ultime pèlerinage, ils sont conduits à la montagne par leurs enfants, qui les portent sur leur dos. C’est ce qui arrive ici à la vieille Orin, qui atteint les 70 ans et a hâte de mourir à Narayama, ceci alors que son fils (appelé Tappei dans la nouvelle et Tatsuhei dans les deux films – par commodité, je m’en tiendrai dans le reste de cette chronique à ce dernier nom) redoute cette épreuve débouchant forcément sur la plus terrible des séparations.
Mais il s’agit donc a priori d’une légende. Dans le folklore japonais, elle revient souvent – dans des chansons, des estampes, des récits… Et le film d’Imamura, avec son optique « réaliste », a pu faire croire à la réalité de cette pratique. Pourtant, il semblerait qu’elle ne soit en rien attestée dans les faits : c’est une légende, oui, une histoire – avec son contenu symbolique et surtout éthique, éventuellement une vérité d’un autre ordre, mais, non, les Japonais n’abandonnaient pas leurs vieux dans la montagne.
LE VILLAGE D’EN FACE, ET NARAYAMA AU-DESSUS
Situer le récit est dès lors plus ou moins pertinent… puisque ce Japon-là n’a en fait jamais existé. Mais la chose est tout de même tentante, et je crois qu’elle peut faire sens, en opérant comme un reflet de la « vraie » société japonaise.
Dans l’espace
La situation dans l’espace, à cet égard, n’a probablement guère d’importance, même si Fukazawa cite quelques provinces (du milieu du Japon, sauf erreur) : l’essentiel est que nous sommes dans les montagnes, et dans un village isolé d’une extrême pauvreté – même si les conditions de vie peuvent varier selon les récits : notamment, dans le film de Kinoshita, entièrement dédié à la beauté, la misère du village n’est finalement guère palpable, et il pourrait se trouver n’importe où ; par contre, dans le film d’Imamura, la rudesse de la montagne ne cesse de saisir le spectateur par le col ; et les belles rizières aux teintes d’or de Kinoshita n’ont guère d’équivalent ici, tant Imamura préfère filmer, alternativement, la neige et la boue ; quant aux belles maisons de Kinoshita, joliment éclairées par la lumière solaire s’insinuant dans les parois mobiles de papier shôji, elles cèdent la place à des bâtisses austères, aux murs épais afin de se protéger autant que faire se peut du froid mordant de la haute montagne, où les hommes vivent au milieu des bêtes et des déchets dans une pièce unique, à la lueur insuffisante d’un brasier dont la lutte contre les ténèbres est d’emblée vaine (et pour le coup, cela paraît atténuer la thèse esthétique de Tanizaki dans son fameux Éloge de l’ombre).
Quoi qu’il en soit, le village où se situe l’intrigue n’a en tant que tel pas de nom. Il vit en symbiose avec un autre village, par-delà la vallée, et les deux villages sont de toute éternité, l’un pour l’autre, « le village d’en face ». En fait, les communautés villageoises n’ont pas besoin d’autres précisions toponymiques… C’est de toute façon le prosaïsme qui domine dans la vie quotidienne – et les maisons, ainsi, en guise d’adresse, sont désignées par une expression basique et qui parle à tout le monde : nous nous intéressons surtout à la « Maison de la souche », ainsi nommée parce qu’une souche se trouve devant l’entrée, mais il y a aussi, sur le même mode, la « Maison de d’vant l’étang », ou, dans un registre un peu différent, la « Maison au sou » (j’y reviens tout de suite), la « Maison du sel », ou encore la « Maison qu’y pleut » (du fait des phénomènes météorologiques locaux), etc. Le seul toponyme qui compte vraiment est celui de Narayama, car conservé comme tel dans la traduction française – mais il signifie donc très prosaïquement « la montagne aux chênes », et désigne en même temps la montagne et le kami de la montagne, ou « Messire Narayama ».
Dans le temps
Mais qu’en est-il de l’époque ? On est instinctivement tenté d’y voir un Japon très archaïque – plein d’éléments nous y incitent… et tout d’abord nos préjugés. Pourtant, ce n’est probablement pas le cas – et les trois œuvres, chacune à sa manière, semblent situer le récit légendaire dans un Japon en fait très récent… voire contemporain !
L’emploi des fusils par les villageois est un indice plus ou moins probant, car trop vague, même si l’arme de Tatsuhei, dans le film d’Imamura du moins, a l’air relativement moderne.
Mais la nouvelle de Fukazawa nous donne peut-être d’autres indices, plus pertinents ? L’un, surtout, en guise de limite antérieure. Une maison du village, dite la « Maison au sou », possède en effet un trésor unique dans la petite communauté tout juste autosuffisante et qui, au mieux, échangerait le peu qui, par miracle, resterait, dans un système relevant du troc : une pièce d’un sou de l’ère Tenpô, qui lui donne donc son nom. Or l’ère Tenpô a duré de 1830 à 1844 – le récit est donc forcément postérieur, et éventuellement très postérieur, car il semblerait que cette pièce soit associée à cette maison depuis longtemps.
Il y a peut-être un autre indice, mais moins assuré, dans l’apparente absence de noms de famille au sein du village : les familles jouent un rôle crucial dans l’organisation villageoise et le déploiement du récit, mais elles sont identifiées par la maison où elles vivent, et rien d’autre ; ceci, pour le coup, paraît archaïque – mais faut-il forcément en déduire que le récit est antérieur à Meiji, quand le nouveau régime a finalement permis aux roturiers d’avoir un nom de famille ? Je suppose qu’il n’y a rien de certain à cet égard – car, de toute façon, le village est situé hors du temps, et hors d’atteinte : les bouleversements rapides de la modernisation à marche forcée du Japon pouvaient demeurer totalement inconnus de ces villageois même contemporains, car coupés du reste du monde.
Mais le film de Kinoshita est encore plus troublant – car il s’achève sur une séquence très étonnante… dans laquelle nous voyons cheminer un train, avec une locomotive à vapeur, que regardent passer des individus aux costumes autrement modernes (et occidentaux) que ceux des villageois ; et le train passe devant une station dont le nom est « Obasute », nom écrit en kana, en kanji… et en caractères romains. Certes, il serait peut-être trop hardi d’en déduire que le récit est totalement contemporain, car cette ultime séquence n’est pas directement reliée à la narration qui précède ; j’ai tout de même l’impression que cela contribue à laisser supposer que la légende telle qu’elle est ici illustrée, si l’on tient à l’ancrer dans la « réalité », ne serait pas si archaïque que cela.
Et cela peut avoir son importance, car il s’agit bien, d’une certaine manière, d’illustrer un Japon traditionnel, pas si lointain même si à jamais perdu ; cependant, ensuite, les connotations diffèrent selon les œuvres… Fukazawa conserve tout du long une certaine distance qui peut rendre son propos un peu ambigu à cet égard ; Kinoshita, lui, semble clairement louer ce Japon du passé, sa beauté et sa dignité ; mais Imamura se montre autrement critique...
ORIN ET LA MAISON DE LA SOUCHE
Le récit, dans les trois œuvres, tourne autour de la même base, avec deux personnages centraux : la vieille Orin, et son fils Tatsuhei.
Orin, dans tous les cas, est une adorable petite vieille (même si le film d’Imamura vient brutalement contredire ce sentiment général, par exception, dans une scène d’une extrême cruauté, j’y reviendrai), et, dans les deux adaptations filmiques, elle est interprétée par des actrices absolument parfaites, Tanaka Kinuyo chez Kinoshita (elle avait connu une brillante carrière, et tourné dans un certain nombre de films de Mizoguchi Kenji, notamment), et Sakamoto Sumiko chez Imamura.
Mais voilà : Orin a 69 ans, et, à 70 ans, il est d’usage de partir pour Narayama. Ce qui ne pose aucun problème à la petite vieille – elle en a envie, cette perspective la met en joie ! Ce qui l’ennuie, c’est bien plutôt d’avoir encore d’aussi bonnes dents à la veille du pèlerinage… Elle en a honte : une vieille femme comme elle, avoir toutes ses dents ? Et le village lui rappelle sans cesse que ce n’est « pas bien ». Le village... mais au premier chef son propre petit-fils, Kesakichi, qui livre à ce propos une variation sur la chanson de Narayama qui rencontre un beau succès dans toute la communauté : la vieille Orin a trente-trois dents, les dents du démon… Même si le ton semble alors léger, humoristique – ne pas se méprendre sur la signification du « démon ». Orin se défend tout d’abord prosaïquement : Kesakichi dit des bêtises, elle a vingt-huit dents… Mais le sale ingrat de prétendre que c’est seulement qu’elle ne sait pas compter au-delà. Quoi qu’il en soit, ses bonnes dents sont le symbole de sa bonne santé (il y en aurait d’autres : Orin est toujours une travailleuse acharnée, et assurément la plus douée du village pour attraper des truites, ce dont elle se targue – mais c’est qu’elle a son petit secret…), et elle prend toujours un peu plus conscience de ce que c’est problématique, même si bien après Tatsuhei, que le comportement de son fils scandalise. La méthode employée par Orin pour régler cette difficulté est pour le moins douloureuse…
Ceci étant, le vrai problème d’Orin est ailleurs – et c’est que son fils n’est certes pas pressé de porter sa vieille mère à Narayama… Dans les trois œuvres, le personnage de Tatsuhei présente de subtiles différences, et cette ambivalence à l’égard du pèlerinage de Narayama est plus ou moins appuyée, pas tant fonction des œuvres, ai-je l’impression, que fonction des séquences en leur sein. Mais, bizarrement, c’est dans le film de Kinoshita que Tatsuhei semble le plus souffrir du caractère inéluctable de sa mission – bizarrement ou pas, car l’on peut supposer que cette douleur accrue n’embellit que davantage le loyal sacrifice d’Orin, condition nécessaire à l’édification de son fils, et à son appréhension des cycles de la vie et de la mort. Dans le film d’Imamura, toutefois, Ogata Ken campe un Tatsuhei autrement plus rugueux, et dont le rapport à sa mère est plus complexe (peut-être aussi parce qu’Imamura a décidé d’étoffer l’historique du personnage – censé avoir abattu son propre père, et l'époux d'Orin, d’un coup de fusil, il y a bien longtemps de cela), outre qu’il a d’autres préoccupations d’ordre familial, avec son frère cadet incontrôlable. Mais, dans tous les cas, qu’on le montre ou pas, la mission de Tatsuhei lui pèse, et il faudra bien toute la dignité attentionnée d’Orin pour le convaincre de l’abandonner dans la montagne. Point essentiel – même si connoté différemment chez Imamura, peut-être ; car chez Fukazawa et Kinoshita, le pèlerinage est donc aussi affaire de transmission de l’éthique d’une génération à l’autre, transmission que le caractère extrême du « bien-mourir » transcende à un point inouï.
Mais il y a comme un marché latent entre Orin et son fils – car la première sait qu’il ne serait guère à propos de partir pour Narayama tant que son fils ne s’est pas remarié ; son épouse est décédée il y a un an environ… Mais un marchand de sel apprend à Orin que, dans le village d’en face, une femme vient de perdre son époux – et cette Tamayan a exactement l’âge de Tatsuhei ! Orin, ivre de joie, arrange le mariage – en fait parfaitement informel, comme toujours dans le village, où le statut matrimonial ne relève jamais d’autre chose que du fait accompli, quand la femme s'installe dans la maison de son époux. Et elle a l’occasion de voir combien sa nouvelle bru est admirable : la femme digne et travailleuse qu’il fallait à son Tatsuhei ! Maintenant, ce dernier n’a plus rien à opposer à Orin : il faudra bien qu’il l’abandonne dans la montagne. Même si, alors, c’est parfois Tamayan qui redoute le plus l’approche de cet ultime pèlerinage, car elle a très tôt noué des liens très forts avec sa nouvelle belle-mère… Mais elle est bien trop digne et consciente de sa place dans l’ordre du monde pour s’opposer à la volonté inébranlable d’Orin de « bien mourir ». En fait, dans les trois œuvres, la relation entre Orin et Tamayan est presque aussi forte que celle entre la vieille et son fils… C’est seulement qu’elle s’exprime différemment – davantage dans la retenue.
Ce qui opère un contraste d’autant plus marqué avec Matsu, qu’épouse bientôt Kesakichi en la ramenant à la « Maison de la souche » – et qui est enceinte d’un « souriceau ». Tant de monde dans cette famille… Il n’est pas possible de nourrir autant de bouches. La solution du petit-fils est dès lors toute trouvée : les vieux doivent laisser la place aux jeunes ! Tamayan n’aurait jamais dû venir, de toute façon, car il n’avait pas besoin d’une autre mère (texto : l’égocentrisme est un trait de caractère essentiel du personnage), mais, maintenant que c’est fait, sa grand-mère doit partir pour la montagne ! Et au plus tôt ! Discours qui agace profondément Tatsuhei – au point de la colère indignée à l’encontre du petit ingrat… Orin est bien moins colérique : sa rivalité avec Kesakichi, bien réelle, ménage quelques scènes très troublantes où la vieille femme semble apprécier le comportement de son petit-fils, au fond plus lucide que Tatsuhei.
Mais la situation dans la maison est aggravée par l'arrivée de Matsu, la femme que se choisit Kesakichi en l'imposant à sa famille, et qui est l’antithèse aussi bien d’Orin que de Tamayan : la jeune femme est gourmande et fainéante, et, ce qui n’arrange rien, elle est profondément stupide (et son égoïsme découle de sa bêtise, contrairement à celui de son époux Kesakichi) ; Imamura en rajoute une couche, car, dans son film, elle est affligée d’une maladie de peau qui la rend aussi laide physiquement que moralement, en plus d’être idiote. De toute façon, il ne faut certes pas se leurrer sur l’amour entre Kesakichi et Matsu (le moment venu, le premier remplace d’ailleurs hâtivement la seconde dans le film d’Imamura, décidément très cruel, et où le désir sexuel, au point le plus instinctif, l’emporte toujours sur les sentiments quels qu’ils soient), et encore moins sur leur désir d’enfants : le « souriceau », eux non plus n’en veulent pas, et ils se disputent presque pour décider qui des deux abandonnera l’enfant à naître dans le ruisseau… Noter que, dans le film d’Imamura, on assiste très tôt à ce genre d’infanticide – ou plus exactement on découvre du moins le cadavre d’un nourrisson frigorifié, de telle manière que l’on a l’impression que cela relève de la norme dans le village.
La famille de la « Maison de la souche » comprend aussi d’autres enfants, fils et filles de Tatsuhei, mais ils ne jouent guère de rôle significatif dans les trois œuvres. Par contre, le film d’Imamura y ajoute un dernier personnage, inédit, et d’une certaine importance : il s’agit de Risuke, le frère cadet de Tatsuhei, que tout le monde au village appelle « le Puant ». Réputation dérivée de son statut de cadet, guère enviable dans la société japonaise classique, ou authentique odeur corporelle, qu’importe, il est « le Puant » pour tous au village (sauf peut-être sa mère Orin et son frère aîné Tatsuhei ? À voir…), et y compris pour lui-même. En conséquence, Risuke, sans cesse brimé et raillé, souffre surtout de ne pas avoir de vie sexuelle : les femmes du village n’en veulent certainement pas – même celle que son père oblige, à sa mort, à coucher avec tous les hommes du village pour contrer la malédiction qui ne manquerait pas de s’abattre sur la famille, en raison de son incapacité à se rendre à Narayama pour mourir… C’est devenu une obsession chez Risuke – et Tatsuhei s’en rend bien compte, qui cherche sans trop savoir comment à combler ce désir obsédant et animal chez son petit-frère ; en fait, même Orin cherche à y remédier ! Mais « le Puant » n’a guère d’alternative – et fornique avec la chienne des voisins… L’occasion pour Imamura d’appuyer encore sur la bestialité de son film, qui prend ici une connotation particulièrement scabreuse. Ce qui est horrible, c’est cependant avant tout que « le Puant » est un personnage aussi tragique que burlesque ; nombre des scènes le faisant intervenir relèvent de la comédie acerbe (et grivoise), mais du genre qui met le spectateur mal à l’aise… En cela, il m’a rappelé un personnage d’un autre film d’Imamura, ultérieur : Yuichi, le militaire traumatisé incarné par Ishida Keisuke dans Pluie noire...
Voici pour la « Maison de la souche ». Il y a bien sûr d’autres maisons dans le village, mais la plupart ne consistent qu’en figurants – même si le film d’Imamura, plus long que celui de Kinoshita, prend soin de développer l’ensemble de la communauté et des personnages qui la composent avec davantage de profondeur et de précision que les deux œuvres antérieures. Il y a cependant quelques exceptions, qui valent pour les trois : la « Maison qu’y pleut », au sort funeste (dans le film d’Imamura, cette maison est celle d’où vient Matsu, pour des raisons que nous verrons plus loin, mais, dans les deux autres versions, elle vient de la « Maison de d’vant l’étang »), et la « Maison au sou », celle du vieux Matayan qui ne veut pas mourir, et de son brutal fils qui ne lui en laissera pas le choix… J’y reviendrai ultérieurement.
LA FAIM AU CŒUR DE TOUT
Tout ceci, dans les trois œuvres, fournit un contexte à une riche parabole où le thème primordial de la faim débouche sur la mise en scène du devoir – en l’espèce, le devoir de mourir. En résulte une appréhension contrainte, douloureuse, mais aussi très digne le cas échéant, des cycles de la vie comme de la transmission du sens que les villageois y accordent de toute éternité. Cependant, là encore, les trois œuvres diffèrent grandement dans leur approche de ces diverses thématiques.
Dans la nouvelle
La nouvelle de Fukazawa contient bien sûr tout cela, mais, avec son style minimal et laconique, j’ai le sentiment qu’elle l’exprime surtout par défaut. La faim, ici, relève tellement de l’évidence qu’elle n’a finalement pas à être davantage appuyée. La description lapidaire du mode de vie des villageois suffit le plus souvent à rendre cette dimension essentielle sans la brutalité de l’évocation directe. D’où ces nombreux passages où le point de vue extérieur, à sa manière de faux ethnographe, disserte sur l’alimentation des villageois, en évoquant à satiété les « pois à péter », surtout, mais aussi occasionnellement d’autres choses, comme ces truites que la vieille Orin attrape comme nul autre. Il en va de même pour ces expressions locales, qui découlent de cette importance cruciale de la faim : « Ne bouffe pas ! » relève alternativement du juron, de l’insulte et du sarcasme. La pauvreté, par contraste, c’est alors peut-être surtout ce que l’on ne mange pas – ou, plus exactement, ce que l’on ne mange qu’exceptionnellement : en l’espèce, le riz. Ce produit que l’on envisage comme étant de première nécessité, et comme le plat fondamental dans la société japonaise (où, sauf erreur, le terme pour désigner le riz peut désigner le repas de manière générale ?), est ici un produit de luxe, et on ne le désigne d’ailleurs pas ainsi, mais au travers d’une périphrase faisant allusion tant à l’alimentation coutumière des villageois qu’à la félicité presque religieuse qu’ils associent à cette nourriture hors-normes : « Messire le hagi blanc. »
Il est cependant des cas où l’évocation de la faim se fait plus directe. Bien sûr, c’est le plus souvent à mettre en rapport avec la nécessité pour Orin de faire sous peu le pèlerinage de Narayama… Cela intervient dans ses propres paroles, car la digne vieillarde sait très bien ce qu’il en est et ne craint pas d’en parler, mais on peut être tenté de mettre en avant les saillies égoïstes de Kesakichi quant aux bouches à nourrir, à associer à la gourmandise de sa femme, la bêtasse Matsu : « Les pois, si on en mange quand ça cuit, on dit que plus qu’on en mange et plus qu’y en a ! » prétend-elle. Tatsuhei ose un sarcasme : « Matsu-yan, si plus qu’on en mange et plus qu’y en a, si t’en manges point, je crois qu’y en aura bientôt plus du tout. » Mais la gourde ne comprend pas qu’on se moque d’elle… Il faudra que Tatsuhei ordonne à Kesakichi de la gifler pour qu’elle cesse de se gaver – pour un temps du moins.
Enfin et surtout, ce discours se tient plus ouvertement encore dans une autre espèce, exceptionnelle, et qui fait froid dans le dos : quand les villageois découvrent que ceux de la « Maison qu’y pleut » leur ont volé des patates. « Amende honorable à Messire Narayama ! » Les villageois se précipitent sur ce qu’on leur a volé, disent-ils, et premier arrivé, premier servi, dans une scène très douloureuse et même répugnante ; mais ce n’est pas suffisant aux yeux de beaucoup, car la « Maison qu’y pleut » est pourrie jusqu’à la moelle, et ce depuis des générations, et ça ne changera jamais… J’y reviendrai.
Dans les films
Mais le rendu de la faim, aussi cruciale soit-elle dans le récit, varie énormément dans les deux adaptations cinématographique. Pour le coup, si Kinoshita est plus fidèle à la lettre, je tends à croire qu’Imamura l’est davantage à l’esprit. Car la faim, chez Kinoshita, n’est finalement guère palpable : elle transparaît certes dans les répliques des personnages, directement empruntées à la nouvelle, à la lettre donc : « Ne bouffe pas ! », les pois à péter, les voleurs de patates, etc. Mais les images semblent dire tout autre chose, car elles sont entièrement dédiées à la beauté. La rizière dorée, même petite, semble garantir que « Messire le hagi blanc » ne manquera pas, du moins quand on en aura besoin, et, en plusieurs scènes, différents personnages se gavent littéralement de riz. Dans les répliques, la gourmandise de Matsu est critiquée et moquée, mais sans que cela noue le ventre du spectateur – contrairement à ce qui se produit dans la nouvelle. Les villageois ont globalement l’air en bonne santé, et les travaux des champs ont quelque chose d’iconique dans leur majesté – au moment du repas, les aliments ne semblent finalement pas manquer…
Bien sûr, Imamura adopte un parti tout autre : la faim, dans son film, est visible, omniprésente, et cruelle. Les paysans, d’une crasse épouvantable, sont d’une extrême pauvreté, ils mangent peu, et ils mangent mal ; il faut se rationner en permanence, et la venue de l’hiver porte en elle une menace récurrente autrement palpable que celle de Westeros (pardon). Ceci car l’hostilité de la nature est systématiquement mise en avant – même, le cas échéant, de manière burlesque : ainsi quand les villageois chassent le lapin dans la neige, battue bruyante et invraisemblable pour le si petit animal que Tatsuhei abat d’un joli coup de fusil… mais dont il est aussitôt dépossédé par un rapace qui s’empare de la dérisoire carcasse.
Chez Imamura, en outre, la thématique centrale de la faim est redoublée par celle du désir sexuel, une dimension peu ou prou absente de la nouvelle (même si son ton prosaïque ne l’exclut pas toujours) et plus encore du digne film de Kinoshita – dans lequel Tatsuhei, quand Orin lui apprend qu’elle lui a trouvé une nouvelle femme, confesse un peu gêné à sa vieille mère qu’il n’est « plus vraiment porté sur la chose »… La « chose », chez Imamura, est partout, mais selon deux modes différents : la satisfaction, et la frustration – en écho donc avec la nourriture. Dans le premier cas, c’est probablement Kesakichi qu’il faut mettre en avant, qui fornique sans cesse avec Matsu, et plus tard, sans plus d’états d’âme, avec celle qu’il a très vite choisie pour lui succéder. Dans le second cas, c’est bien sûr « le Puant », personnage ne figurant que dans le film d’Imamura, qui, bien malgré lui, obtient la vedette, personnage ridicule et pourtant poignant, dont l’odeur est si infecte qu’il ne saurait trouver d’autre partenaire que la chienne des voisins – quoi qu’il prétende à cet égard : tout le village (donc tout le monde) sait très bien ce qu’il en est. Entre les deux, la femme dont son père mourant exige qu’elle couche avec tout les hommes du village fait, si j’ose dire, la bascule, en refusant d’accorder ses faveurs au « Puant » qui n’attendait que ça, avec une anxiété adolescente (il n’est plus un adolescent depuis longtemps, s’il l’a jamais été dans ce rude monde rural où l’on passe probablement sans transition de l’enfance à l’âge adulte), et il succombe d’autant plus à une crise de folie furieuse tant son dépit est cruel ; à Tatsuhei et même Orin de voir ce qu’ils peuvent faire pour le calmer un peu…
Cette mise en avant du désir sexuel me paraît récurrente chez Imamura – même si je ne peux pas encore me prononcer, notamment, sur des films comme Le Pornographe (introduction à l’anthropologie), adaptation du génial roman Les Pornographes de Nosaka Akiyuki, que je compte relire sous peu, ou encore De l’eau tiède sous un pont rouge, avec son personnage de « femme fontaine » ; il me faudra voir tout ça, et bien d’autres choses encore… Cependant, ici comme dans les deux films qu’il a tournés juste avant, La Vengeance est à moi et Eijanaika, l’évocation de la sexualité est essentielle, et passe par des scènes relativement crues, sans être à proprement parler explicites. Quand Kinoshita stigmatisait le film d’Imamura comme « pornographique », je suppose que cela allait bien au-delà, que c’était une critique d’ordre général, mais ces scènes de sexe ont probablement eu leur part dans ce jugement – c’est ici que le caractère antithétique des deux adaptations de Narayama saute le plus aux yeux, même s'il est sous-jacent dans l'ensemble.
Mais, bien sûr encore, il faut y associer un autre trait caractéristique du cinéma d’Imamura, qui est la relégation de l’homme au rang d’animal – une autre connotation de la « bestialité ». Encore qu’il ne faille pas se tromper sur ce terme finalement contestable de « relégation », je suppose : quand Imamura filme des hommes comme des animaux, il ne s’agit pas pour lui de les insulter, ou même plus globalement de les juger – cela relève plutôt du simple constat, en tant que tel neutre sur le plan éthique. Nulle haine à l’encontre des paysans pouilleux du village – dans la filmographie du réalisateur, ils arrivent juste après ceux d’Eijanaika, et leurs contreparties davantage urbaines : or, dans ce film, le désir sexuel était associé à la joie et à une subversion bienvenue – les animaux rieurs qui braillaient « Pourquoi pas ? » dans un carnaval perpétuel étaient assurément plus sympathiques que les politiques et les propriétaires censément dignes qui les jugeaient et les massacraient… Il s’agit, peut-être plus particulièrement dans La Ballade de Narayama, et au regard de cet impératif de « réalisme », de présenter les hommes et les femmes comme ils sont – car la sexualité est une dimension importante de la vie humaine comme animale, ou humaine car animale, dépassant les jugements de valeur hérités d’une morale pudibonde, au critère bien préférable de l’anthropologie ou du naturalisme.
Or le film d’Imamura appuie sans cesse sur cette dimension – notamment du fait de l’usage de plans de coupe animaliers. Quand Kesakichi et Matsu font l’amour, nous voyons deux serpents s’emmêler ; tel frugal repas des villageois est associé à un prédateur engloutissant sa proie sans même y penser, etc. Pour le coup, La Ballade de Narayama se montre particulièrement explicite, bien plus sans doute que d’habitude, et je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose. On a pu critiquer ce procédé comme trop lourdement illustratif, mais le fait est qu’il produit son effet, indéniablement. Avec toujours quelque chose de foncièrement dérangeant – qui n’est peut-être pas sans me rappeler, dans un registre assurément bien différent, le « snuff animalier » du Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato, vite devenu hélas un cliché du genre « film de cannibales », employé par la suite avec une gratuité navrante… Heureusement, Imamura se montre on ne peut plus pertinent, bien sûr – même si démonstratif.
LE DEVOIR, LA TRANSMISSION ET LA MORT
Mais la faim est donc associée à d’autres notions, qui sont le devoir et la transmission, en rapport direct avec la mort. C’est probablement la dimension la plus subtile, et parfois ambiguë, dans les trois œuvres, et donc pas la plus simple à exprimer ; j’espère ne pas dire trop de bêtises, tentons le coup...
La nouvelle de Fukazawa ne me fait pas vraiment l’impression de « juger » ses personnages – peut-être parce que son style laconique n’y est guère propice, et il faut plus que jamais lire entre les lignes. En tout cas, son contenu n’a rien d’unilatéral, et, aux yeux d’un lecteur occidental, cela peut s’avérer surprenant ; sans doute un lecteur japonais y verra-t-il en tout cas, presque instinctivement, bien des choses qu'il jugera fort compréhensibles quand un Français les jugerait incongrues…
Nous sommes probablement portés à juger la tradition de Narayama absurde, et le dévouement d’Orin envers ce cruel devoir parfaitement révoltant – Soleil Vert nous y a aidés. Mais d’autant plus, bien sûr, que la petite veille est extrêmement sympathique, de manière générale (avec donc un bien singulier bémol chez Imamura, j’y reviendrai dans la section suivante). Tatsuhei est notre point d’ancrage, le personnage auquel on s’identifie – mais surtout quand il souffre de la tâche à accomplir. Tout autre comportement, de sa part, pourrait paraître incompréhensible aux yeux d’un Occidental, dont la conception de l’amour filial diffère sans doute de celle du Japon traditionnel ; et l’on est culturellement disposé à envisager le fait d’abandonner Orin à la montagne comme un meurtre – sans guère tenir compte du désir de mourir dont fait preuve cette dernière. Si la faim endémique du village est censée justifier la tradition du pèlerinage (quel euphémisme !), on est tenté d’y voir une forme particulière mais non moins répugnante de realpolitik à l’échelle de la minuscule communauté, en tant que telle sinistrement amorale. Et dans une société où le fond catholique perçoit le suicide comme un crime, et particulièrement affreux, le qualificatif toujours polémique d’euthanasie ne paraît pas davantage approprié, du fait de la santé éclatante d’Orin…
Mais la nouvelle s’inscrit dans un contexte culturel tout autre. Et, si je ne suis pas certain qu’il soit totalement pertinent de l’associer à une « culture de la mort » censément propre au Japon, a fortiori sur le mode tout de même bien particulier du bushido (mais de manière générale, ce trait n’est pas forcément si évident, même si la lecture de l’essai de Maurice Pinguet La Mort volontaire au Japon peut fournir des clefs), il paraît par contre certain que les traditions philosophiques et religieuses du Japon ont ici leur mot à dire.
Peut-être d’abord et avant tout le bouddhisme ? Jusque dans sa relation plus ou moins syncrétique avec le shintoïsme ? Narayama désigne donc aussi bien la montagne que le kami qui est censé y vivre. De manière très marquée dans le film de Kinoshita, l’accès à la montagne aux chênes, lieu de pèlerinage, implique de franchir un portail, un torii : au-delà s’étend un sanctuaire, sacré en tant que tel, aussi effrayant soit-il. Mais, arrivée à destination, Orin attendant d’être accueillie par Messire Narayama n’en adresse pas moins ses prières au bouddha Amida… Et, à plusieurs reprises, bien avant cela, elle évoque avec sa famille et ses voisins des notions associées au bouddhisme, d’abord et avant tout le karma – ce qui conduit tout naturellement à envisager les questions de responsabilité d’une manière plus qu’intrigante pour quelqu’un, même athée, ayant baigné dans la culture chrétienne et a fortiori catholique. C’est notamment le cas quand l’aimable vieille est confrontée au personnage tragique de Matayan, de la « Maison au sou », le vieux qui ne veut pas mourir. Orin le sermonne : il doit se rendre à Narayama ! C’est son devoir ! Elle fait preuve d’une gentillesse indéniable quand elle s’adresse à lui, et le laisse volontiers se gaver du riz qu’elle a cuit pour la cérémonie, mais elle ne l’en morigène pas moins – et déplore, au fur et à mesure que la situation à la « Maison au sou » devient intenable, « tant de mauvais karma »…
La question de la piété filiale est peut-être plus complexe encore, car elle doit d’une certaine manière composer avec des traditions cette fois plus difficiles à associer dans un syncrétisme de circonstance. La filiation est assurément un thème important dans les trois œuvres, qui placent toutes au cœur du récit le couple mère/fils formé par Orin et Tatsuhei. Mais le devoir, ici, associé à la tradition du pèlerinage à Narayama, vient interférer, je suppose, avec les vertus cardinales de la piété filiale et tout autant de la loyauté héritées du confucianisme, ou plus encore du néo-confucianisme si prégnant dans la société d’Edo. Au regard de ces conceptions, la douleur de Tatsuhei est assurément légitime, et l’intransigeance d’Orin peut-être plus difficile à justifier ?
Mais, au fond, tout cela se voit progressivement accorder une importance presque secondaire – et justement du fait de l’institution du pèlerinage, de l’élément caractéristique de la légende « obasute » impliquant que ce soit le fils lui-même qui conduise sa vieille mère à la montagne pour l’y abandonner. Dès lors, ce qui compte en fait, c’est peut-être surtout la transmission, au gré d’une épreuve dont le caractère proprement traumatique est justement la raison d’être, permettant au final l’intériorisation de la loi. Dès lors, le périple est essentiel à l’appréhension de ces multiples dimensions, et, comme de juste, la nouvelle aussi bien que les deux films (mais peut-être plus encore ces derniers, en fait), consacrent bien du temps au voyage d’Orin et Tatsuhei ; en fait, avant cela, le film de Kinoshita, riche de complexes mouvements de caméras et tout particulièrement de travellings latéraux, ne cesse d’anticiper l’ultime périple dans une mise en scène du déplacement à la symbolique très forte. Dès lors, le voyage concret vers Narayama peut être envisagé comme une prémisse, ou une alternative, au voyage spirituel de la vieille bonne femme – et ce dernier voyage viendrait peut-être intervertir les rôles ? Ce serait alors la mère qui accompagnerait son fils, pour lui faire ultimement prendre conscience de sa place dans l’ordre du monde, même ce monde jugé fluctuant, si caractéristique de la pensée et de l’art japonais : au bout du chemin se trouve la compréhension, douloureuse assurément, et pourtant édifiante, de ce que la mort est le lot commun des hommes. Durant l’ascension de la montagne sacrée, il y a peut-être comme une émulation du triomphe romain, avec la vieille dame qui, sans certes embrasser le rôle de l'esclave, chuchote pourtant d'une certaine manière à l’oreille de son enfant : « Souviens-toi que tu vas mourir. »
Métaphoriquement s’entend, car le pèlerinage a ses règles, dûment expliquées à Orin et Tatsuhei par ceux qui l’ont déjà accompli par le passé, au fil d’une cérémonie à la majesté ritualisée (une scène proprement extraordinaire chez Kinoshita, long plan séquence en même temps que plan fixe, où le jeu des ombres et des couleurs, totalement surréaliste, produit un résultat époustouflant). Or une de ces règles, non la moindre, est qu’il ne faut pas parler durant l’ascension de la montagne. Ce qui suscite bien des moments déchirants dans les trois œuvres, car Tatsuhei ressent toujours la nécessité d’échanger quelques derniers mots avec sa mère, qui s’y refuse. En fait, bizarrement ou pas (j’avais déjà noté plus haut que le traumatisme de l’expérience pouvait l’expliquer dans une perspective symbolique aussi bien qu’éthique), c’est dans le film de Kinoshita que Tatsuhei souffre visiblement le plus, et ne cesse, en vain, de réclamer des paroles à sa mère. Le moment venu, pourtant, il s’agit bien d’abandonner la vieille dame dans cet endroit horrible, jonché des squelettes des innombrables villageois venus là pour mourir au fil des siècles… Le fils doit laisser sa vieille mère, qui n'a pas pipé mot, et il redescend les larmes aux yeux…
Et c’est alors que la neige se met à tomber – conformément aux prédictions pourtant gratuites d’Orin, persuadée de sa bonne chance ; car on dit que le pèlerinage se passe au mieux à la première neige. Dans les trois œuvres, Tatsuhei exalté remonte alors pour se rendre auprès de sa mère, criant : « Il neige ! Il neige ! » Mais la vieille dame, digne et pieuse, ne répond pas davantage. Pour Tatsuhei, ce n’est toutefois plus un problème à ce stade, peut-être – car il a connu enfin l’illumination, autant satori que memento mori. Regagnant le village, avec au cœur la conscience de sa place dans le monde, le fils abandonne, en même temps que sa mère, son chagrin par trop terrestre, pour admettre dans une bienheureuse indifférence qu’il lui faudra mourir un jour – et que ce sera alors à lui d’enseigner cette terrible leçon à Kesakichi. Ce qui confère un sens à la vie, en définitive, et aussi cruelle soit-elle : la transmission a opéré, et, dans le film de Kinoshita, outre Tatsuhei, c’est justement Kesakichi qui semble aussi en témoigner, lui dont l’ultime variation sur la chanson de Narayama ne raille plus la vieille Orin et ses trente-trois dents du démon, mais honore sa piété et son sens du devoir ; à moins bien sûr qu'il ne faille y voir une forme d'hypocrisie, mais je n'en suis pas persuadé.
Même chez Imamura, à l’évidence autrement plus critique envers l’institution de la légende « obasute » que Kinoshita, dont le film pouvait être perçu comme une ode à la dignité d’un Japon ancien idéal, et à l’appréhension sereine du devoir, de la transmission et de la mort, même chez l’acerbe Imamura donc, demeure quelque chose de cet apaisement bienvenu, et la douleur de l’abandon d’Orin, certes poignante, ne se montre finalement pas révoltante – ou pas seulement.
L’ABJECTION ET LA DIGNITÉ
Cependant, et chez Imamura avant tout, la moralité globale de la vie au village et de la mort à la montagne doit bien sûr être questionnée. Mais cette dimension plus ambiguë n’est pas absente de la nouvelle originelle, et même du film de Kinoshita, en fait.
Il faut dire que le contexte éthique du village, dès le départ, rompt avec la seule bienveillante dignité de la charmante vieille qu’est Orin, en mettant en scène nombre de personnages autrement détestables. Le film d’Imamura brode considérablement sur la population du village, qu’il développe et approfondit par rapport à la nouvelle canonique de Fukazawa, reprise le plus souvent à la lettre par Kinoshita. Chez Imamura, plusieurs seconds rôles, dès lors, presque des figurants, témoignent, par leur rudesse, leur violence, leur vulgarité, leur bêtise, de ce que le village n’a rien d’un idéal – la réalité ne saurait jamais être aussi parfaite.
Mais, même chez Fukazawa et Kinoshita, certains personnages, et certaines scènes, permettent de pondérer l’image idéale du village. Au minimum, il faut ici mettre en avant Kesakichi et Matsu. Kesakichi, quand il apparaît au tout début, pour railler la vieille Orin et ses trente-trois dents du démon, peut faire l’effet d’un simple gamin blagueur, aux plaisanteries finalement bien innocentes, mais le déroulement du récit par la suite nous forcera à revenir sur cette impression : Kesakichi est bien des choses, mais certainement pas innocent. C’est un gamin, oui, mais avant tout un monstre d’égocentrisme. Le film de Kinoshita, certes, semble le racheter quelque peu en dernière limite, mais l’image globale du petit-fils d’Orin reste essentiellement négative, et immorale. A fortiori si on lui adjoint sa femme Matsu, stupide et navrante, et égoïste pour ces lamentables raisons… Mais le film d’Imamura en rajoute encore une couche, quand, suite au décès de Matsu, événement qui n’apparaît que dans ce film, et j’y reviens tout de suite, Kesakichi nargue son oncle « le Puant », qui se moquait de lui parce qu’il n’avait plus de femme (car Risuke non plus n’est certes pas un personnage que l’on a envie d’apprécier), en exhibant aussitôt sa nouvelle conquête, poitrine dépareillée, à peine Matsu enterrée…
Et enterrée dans quelles circonstances ! C’est qu’il faut ici évoquer une des scènes les plus terribles du récit, dans ses trois avatars – mais, chez Imamura, toute mesure est alors abandonnée pour détourner ce moment du récit en une scène d’horreur pire encore, suscitant le dégoût et la haine du spectateur… Comme dit plus haut, vient un moment où les villageois se rendent compte que ceux de la « Maison qu’y pleut » leur dérobent des vivres. Lors de l’ « Amende honorable à Messire Narayama », les villageois scandalisés se rendent compte que c’est en fait bien pire que ça : la « Maison qu’y pleut » volait les patates des autres paysans à même les champs ! La répartition sauvage des biens volés est, dans les trois œuvres, une scène dure et quelque peu répugnante, tant la faim justifie exceptionnellement la cupidité sous un vernis bien hypocrite de solidarité villageoise (qui se fissure en même temps plus que jamais). Mais cela va plus loin : peu après, le brutal fils de Matayan, de la « Maison au sou », se rend à la « Maison de la souche » comme dans toutes les autres, afin d’exciter le ressentiment de l’ensemble de la communauté contre les voleurs de la « Maison qu’y pleut » – tous des bandits, et depuis des générations ! Il faut y mettre un terme… Mais comment ? Par la violence, sans doute ! Tatsuhei, hésitant comme souvent, fait la remarque qu’ils sont nombreux, ils sont douze… Mais Kesakichi, moins porté sur les sentiments, avance presque à la blague qu’il suffirait de creuser un gros trou, et de les y enterrer vivants ! Et l’idée plaît bien au fils de Matayan… Tel présage, selon lui, annonce qu’il y aura bien un enterrement sous peu ! Mais le roman et le film de Kinoshita, ici, font le choix du hors-champ et de l’allusion laconique – effet particulièrement saisissant dans la nouvelle, en fait, quand, au détour d’un paragraphe, le lecteur apprend, tout simplement et sans plus de chichis, que la « Maison qu’y pleut » a « disparu », et qu’on n’en parlera plus jamais…
Mais Imamura ne pouvait se contenter de cette approche à la fois terrible et pudique : il fait à nouveau le choix de montrer – d’une certaine manière... Dans son film, la séquence de l’ « Amende honorable à Messire Narayama » est donc suivie d’une autre, là encore dans une nuit presque impossible à pénétrer (du fait du choix de l’éclairage « naturel »), où tous les habitants du village se rassemblent pour lyncher ceux de la « Maison qu’y pleut »… Ils pénètrent dans la grande bâtisse, se saisissent de ses nombreux occupants, et, dans une cacophonie de cris de haine et de terreur, ils les précipitent dans une vaste fosse et les enterrent vivants – la scène s’attardant sur les paysans maniant la pelle en produisant des cliquetis insectoïdes, renforçant encore l’impression d’une fourmilière à l’œuvre… Scène presque insoutenable.
Mais Imamura ne s’arrête pas là ! Il entend bien rajouter encore une couche d’abjection à cette séquence horrible en elle-même, en y apportant sa propre variation – pour le coup très inattendue… En effet, Matsu, qui vient de la « Maison de d’vant l’étang » dans la nouvelle et le film de Kinoshita, est chez Imamura originaire de cette même « Maison qu’y pleut » perçue comme un foyer de voleurs. Rappelons que, dans cette version, Matsu n’est pas seulement bête, elle est aussi hideuse du fait d’une maladie de peau tenant de la lèpre : depuis le début du film, elle est répugnante à tous les égards – au physique, au mental, au moral… Mais ce qui va lui arriver va invariablement amener le spectateur à l’entrevoir sous un nouveau jour, comme la victime bien innocente d’une odieuse fourberie – la fourberie de la si gentille Orin ! Jouant de la bêtise notoire de la jeune femme, Orin, qui sait très bien ce qui va se passer dans la nuit, offre de la nourriture à Matsu en l’enjoignant de la partager avec ses parents… Aussi, quand les villageois revanchards se rendent à la « Maison qu’y pleut » pour en massacrer les habitants, Matsu se trouve parmi eux – et elle est enterrée vivante avec les autres ! Le film ne fait preuve d’aucune ambiguïté, ici : c’est en pleine connaissance de cause que la vieille et charmante Orin a envoyé à la mort la jeune fille – et aussi détestable soit-elle, le spectateur accuse le coup, des nœuds au ventre, et ne peut plus voir Orin de la même manière... Et pour un temps Kesakichi ? Mais il se remet donc bien vite de son chagrin...
Du coup, les préceptes du pèlerinage à Narayama, dans le film d’Imamura, prennent peut-être une autre connotation ? Dans les trois œuvres, la digne scène de la cérémonie où Orin et Tatsuhei se voient enseigner les règles à suivre par ceux qui les ont précédé sur la montagne, comprend son lot d’éléments troublants : sortir sans être vu, ne jamais se retourner, et, règle secrète confiée au seul Tatsuhei après coup, la possibilité de ne pas aller jusqu’au bout… Tout cela laisse supposer que la tradition, même glorifiée et sanctifiée par les usages séculaires, comprend toujours ses parts de honte et de peur. Dans le film d’Imamura, après la scène funeste scellant le destin de la « Maison qu’y pleut », ces parts sont peut-être plus importantes ? Même si, en dépit de sa fourberie, Orin redevient alors à nos yeux la charmante vieille dame qu’elle avait toujours été…
C’est que le pèlerinage aussi, errant sempiternellement entre l’horreur et la majesté, contient quelques scènes à la moralité plus que douteuse. Et, pour le coup, c’est le film de Kinoshita qui se montre ici problématique dans sa singularité, en brodant sur la moralité de l’institution d’une manière très étonnante… En effet, dans les trois œuvres, Tatsuhei redescendant de la montagne où il vient d’abandonner, contraint et forcé, sa vieille mère Orin, tombe sur d’autres pèlerins : il s’agit de Matayan, le vieux qui ne veut pas mourir, et de son brutal fils… Dans les trois œuvres là encore, nous avons déjà eu l’occasion de les rencontrer – et de voir le craintif Matayan brusqué et battu par son fils, au point en fait où ce dernier s’est senti tenu de l’attacher avec une corde. Et, dans les trois œuvres, Tatsuhei sur le chemin du retour assiste à une scène horrible : le père et le fils qui se battent en hurlant ! Mais la partie est d’emblée perdue pour le vieil homme ligoté, que son fils précipite dans le ravin… suscitant l’envol d’innombrables corbeaux prêts à se jeter sur cette pitance bienvenue. La scène est très dure de manière générale, et particulièrement violente dans le film d’Imamura. Mais c’est donc cette fois celui de Kinoshita qui brode : chez lui, Tatsuhei, horrifié par ce qu’il vient de voir, ne fait pas, comme dans les deux autres versions, le choix de l’ignorer comme un spectacle impudique avant que d’être révoltant, mais il se jette sur le fils de Matayan, qu’il honnit pour sa méchanceté – les deux hommes se battent… et Tatsuhei finit par jeter à son tour le fils de Matayan dans le ravin ! Un comportement difficilement compréhensible eu égard à la logique du récit. Des trois, Kinoshita étant semble-t-il celui qui dresse le tableau le plus « positif » de la légende « obasute », je suppose qu’il a ajouté cet élément au film pour, d’une certaine manière, renforcer la moralité de Tatsuhei laissant sa vieille mère aux bons soins de Messire Narayama, en opposant son acte moralement légitime à la barbarie du mauvais fils ne respectant plus son père de longue date et lui refusant l’ultime réconfort d’une mort digne… J'imagine, plus simplement, que cela pourrait aussi tenir de l'exutoire, permettant d'exprimer une bonne fois pour toutes la douleur de l'abandon d'Orin... Mais cela demeure sans doute assez problématique – même si Tatsuhei semble récompensé de son intervention par la chute des premiers flocons de neige, assurant que le voyage spirituel d’Orin se déroulera dans les meilleures conditions.
TROIS RETOURS SOUS LA NEIGE
Et tout s’achève avec ce retour sous la neige – cela vaut pour les trois œuvres. Mais sans doute les connotations diffèrent-elles… Encore que, à chaque fois, il y ait ici une puissante émotion qui ne coulait pas toujours de source. Dans le film de Kinoshita, sans doute… et c’est bien pourquoi il brode là aussi sur le récit initial, avec Tatsuhei et Tamayan honorant la mémoire d’Orin devant la souche qui a donné son nom à leur maison – tandis que Kesakichi, à l’intérieur, chante avec ses frères et sœurs la beauté du geste accompli par celle qu’il raillait et agressait la veille encore. Ici, le film d’Imamura rejoint probablement davantage la nouvelle de Fukazawa – avec ce vague laconisme, même relativement apaisé par les ultimes développements du pèlerinage, concernant Tatsuhei.
Mais, ce qu’il faut en retenir, c’est que nous avons affaire à trois chefs-d’œuvre – qui racontent la même histoire, et en même temps tout autre chose. L’opposition drastique des deux adaptations filmées n’empêche pas une certaine fidélité paradoxale au matériau initial, dont la souplesse et l’ambivalence sont ainsi sublimées.
Faut-il, alors, préférer une œuvre à l’autre ? On le peut, sans doute… Au plan de la réalisation, je ne prétendrai pas le contraire : tout immense cinéaste que soit Imamura, le film de Kinoshita est d’une perfection formelle, dans son registre théâtral et délibérément artificiel qui en irritera plus d'un, qui m’a plus que séduit ; en contrepartie, la rudesse et la violence frontale du film d’Imamura m’ont autrement parlé que la majesté artificielle d’un Japon ancien idéalisé qui semble préoccuper avant tout Kinoshita. Mais, bien sûr, chaque film est ici cohérent avec lui-même. Pour dire les choses autrement, le film d’Imamura n’aurait jamais pu exprimer cette rudesse et cette violence frontale en usant des procédés théâtraux de Kinoshita…
On peut préférer une œuvre à l’autre, oui, sans doute. Mais je crois que je ne me le sens pas, à titre personnel. Chacune à sa manière, et sur une même base pourtant, chacune de ses trois œuvres mérite bien d’être qualifiée de chef-d’œuvre. Et c’est une belle illustration de ce que l’adaptation d’une œuvre littéraire, pour être pertinente, ne peut se contenter de la copier : les deux Ballades de Narayama sont de bonnes adaptations, car elles respectent le matériau de base en même temps qu’elles se l’approprient. Et d’une manière formidable à chaque fois – même antithétique.