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Japon, la crise des modèles, de Muriel Jolivet

Publié le par Nébal

Japon, la crise des modèles, de Muriel Jolivet

JOLIVET (Muriel), Japon, la crise des modèles, Arles, Philippe Picquier, coll. Reportages, 2010, 308 p.

FOLLE JEUNESSE

 

Muriel Jolivet est sociologue ; elle vit au Japon, où elle enseigne, depuis 1973, et, après sa thèse intitulée L’Université au service de l’économie japonaise, elle a livré plusieurs ouvrages d’importance, parmi lesquels il faut semble-t-il singulariser Un pays en mal d’enfants : crise de la maternité au Japon, mais aussi d’autres titres encore, comme, dans la même collection que celui qui nous intéresse aujourd'hui, Homo japonicus – que je lirai prochainement, d’autant qu’il sera sans doute instructif de l’envisager en parallèle d’une autre lecture, en cours, et toujours dans la même collection, à savoir Japonaises, la révolution douce, d’Anne Garrigue.

 

Ladite collection s’intitule donc « Reportages », et j’imagine que c’est à relever, car cela explique sans doute que la forme, sinon le fond, ne soit pas forcément toujours très conforme aux critères éventuellement austères de la sociologie universitaire. C’est peut-être plus sensible encore au regard de Japon, la crise des modèles, dans la mesure où il s’agit largement d’une étude des représentations, telles qu’exprimées dans la presse japonaise et autres essais en forme de best-sellers que produit à la chaîne une société anxieuse de son image et inquiète quant à son avenir – ici sur un sujet qui l’angoisse beaucoup (mais pas forcément beaucoup plus que le vieillissement de la population, la dénatalité ou encore l’identité nationale – mais au fond tout est lié), à savoir sa folle jeunesse.

 

Or le tableau initial est très noir, et, si Muriel Jolivet, sur ces bases plus ou moins livresques, complétées bien sûr par des entretiens et des études davantage statistiques, construit un discours scientifique, il n’en reste pas moins que le matériau premier, dans ces articles de presse et ces essais éventuellement de supermarché, est porteur de connotations morales envahissantes, dès lors guère portées à rendre véritablement sereine l’étude du problème – à considérer que la jeunesse soit un problème. Les termes dépréciatifs sont très souvent de la partie, et parfois très francs du collier : on parle ici de « parasites », de « chiens battus » (makeinu), et tout un vocabulaire encore (femio-kun, hikikomori, NEET, onibaba, otaku, « herbivores »…), lourd de reproches, tantôt explicites, tantôt implicites mais qui ne font guère de doute pour autant.

 

Maintenant, ces représentations constituent un sujet d’étude en tant que tel – mais je suppose qu’il faut donc mentionner d’emblée que Japon, la crise des modèles, avant d’être une étude sur la jeunesse japonaise, est peut-être une étude sur l’image anxiogène que la société japonaise conçoit de sa propre jeunesse.

 

En même temps, il y a bien ici comme un jeu sur les représentations, qui dépasse celles que le Japon se fait de lui-même, pour englober celles que l’Occident, et la France notamment, est toujours porté à susciter et entretenir concernant ce pays antipodal qui incarne tout à la fois un exotisme ultime propice aux simplifications outrancières, et en même temps le miroir fêlé de nos propres sociétés, guère rassurées elles non plus quant à leur avenir, conception dans laquelle le Japon constitue souvent une anticipation à très court terme, en forme de cauchemar qui s’annonce… Mais ça, j’y reviendrai surtout dans un autre compte rendu, consacré au petit ouvrage de Philippe Pelletier Le Japon, histoire et civilisations, dans la collection « Idées reçues » du Cavalier Bleu, lu entre-temps.

 

Pour l’heure, restons-en donc à Japon, la crise des modèles. Car un dernier point est à avancer, ici ; en effet, et il me faudra y revenir, l’ouvrage de Muriel Jolivet est, d’une certaine manière, scindé en deux temps : la jeunesse, ses problèmes, ses représentations, c’est surtout l’affaire de la première moitié, environ, de l’essai ; mais la seconde s’éloigne parfois de cette thématique, en envisageant des questions consacrées au mariage, à la sexualité, aux rapports entre hommes et femmes… Certains liens existent bel et bien, qui peuvent associer les deux parties – et probablement au premier chef la notion cruciale de « moratoire », sur laquelle je reviens de suite –, mais l’étude et les entretiens, à ce stade, sont très loin de ne porter que sur des jeunes ; en fait, les quadragénaires voire quinquagénaires y ont probablement une place plus importante. Il y a donc, ai-je l’impression, une certaine rupture ici, fond et forme, mais c'est à débattre.

 

LE MORATOIRE

 

Le point de départ de cette enquête, cependant, n’est pas issu de la presse à sensation, quand bien même il s’agit déjà semble-t-il d’un ouvrage « à la mode » en son temps : à la fin des années 1970, le psychanalyste Okonogi Keigo s’intéresse ainsi à l’idée d’une jeunesse en « moratoire » ; il ne s’agissait pas tant, semble-t-il, de livrer une étude en forme de constat sur le moment, mais peut-être aussi voire davantage de tenter une certaine prospective – que le cours ultérieur des événements aurait largement validée. C’est aussi, pour Muriel Jolivet, l’occasion de revenir sur sa thèse, datant en gros de la même époque : traitant de L’Université au service de l’économie japonaise, elle s’était forcément intéressée aux jeunes.

 

Classiquement, on considère l’Université, au Japon, comme un entre-deux presque paradisiaque, entre la scolarité dans le secondaire, frénétique, lourde, focalisée sur les très exigeants concours d’entrée aux universités dans un esprit de compétition impitoyable se traduisant aussi bien dans le bachotage forcené que dans la nécessité de cours complémentaires onéreux, et l’entrée dans la vie active à proprement parler, avec un travail obnubilant qui ne laisse aucune place ou presque à la vie personnelle et familiale – concernant les hommes, du moins ; pour ce qui est des femmes, nous aurons l’occasion de revenir sur le destin des « OL » (« Office Ladies »), et plus généralement sur les discriminations dont elles font les frais en milieu professionnel ; l'entre-deux fait sens également les concernant, mais plutôt comme une brève période de liberté précédant le mariage, plutôt que le travail (au sens professionnel bien sûr).

 

C’est ici qu’intervient le « moratoire ». L’Université étant une période heureuse, et bien trop courte à cet égard, les jeunes mettent en place de véritables stratégies pour la prolonger – et, à ce stade, on peut d’ailleurs envisager la question au-delà des seuls étudiants en université : c’est la jeunesse japonaise, dans son ensemble, qui « fait durer le plaisir », en repoussant le moment de l’insertion inéluctable dans la vie active. Mais, pour l’heure, l’Université : ces stratégies d’évitement peuvent prendre diverses formes – comme, par exemple, les « études à l’étranger », souvent guère studieuses, et qui consistent surtout à « s’amuser » le cas échéant (le verbe asobu peut signifier aussi bien « jouer » ou « ne rien faire »), même si une expérience à l’étranger peut avoir son importance dans la suite des opérations ; les redoublements calculés se mettant de la partie, le cycle universitaire, de quatre années normalement (deux pour les universités « intermédiaires », « de cycle court », qui semblent surtout être fréquentées par des jeunes femmes destinées à devenir sous peu des épouses et des mères), peut être en gros prolongé jusqu'à une dizaine d’années. On est donc très loin du rythme initialement prévu et longtemps suivi, qui voulait que l’on fasse ses études dans les quatre années réglementaires, pour aussitôt intégrer une entreprise et se mettre au travail, disons vers 22 ans – cette fois, on lorgne sur la trentaine.

 

Mais cela dépasse le seul cadre des études : le travail en est tout autant affecté, au sens de « véritable » travail. Ainsi, nombre de jeunes, pas bien certains de ce qu’ils veulent (?) faire plus tard, deviennent des « freeters » (mot formé à partir de l’anglais freelance et de l’allemand Arbeiter, en sachant que le mot allemand Arbeit, « travail », désigne au Japon, sous la forme arubaito, les petits boulots précaires) : pendant quelques années, ils enchaînent les jobs dans un cadre assez informel et sans créer de vrais liens – avec le risque que cette situation d’abord volontaire ne les piège et qu’ils ne puissent plus s’en émanciper.

 

Au-delà ? Il y a encore ceux qui… ne font rien : les hikikomori, bien sûr, mais c’est une forme extrême d’un problème plus prégnant, sur un mode moins spectaculaire ; ainsi, on parle beaucoup des « NEET » (« Not in Employment, Education or Training » ; nîto en rômaji), « parasites » qui vivent toujours chez leurs parents à l’âge de trente ans ou au-delà – du post-Tanguy, pour prendre une référence française ; concernant les femmes, on parle aussi de kaji tetsu hime – pour désigner des jeunes filles qui restent à la maison parentale au prétexte d’aider leur mère (ce qu’elles ne font pas), mais attendent surtout de se marier sans faire quoi que ce soit d’autre d’ici-là ; on y voit parfois une forme féminine du retrait du monde façon hikikomori, qui est quant à lui presque systématiquement masculin, et souvent associé à une certaine violence domestique. Pourtant, l’amae, ou « dépendance affective », y a peut-être sa part, qui a été théorisée par le psychiatre Doi Takeo dans Le Jeu de l’indulgence, y voyant un trait fondamental de la société japonaise, produisant le cas échéant des « adultes » qui demeureraient en fait des « enfants déresponsabilisés »… Dans un autre pays, on parlerait probablement de « syndrome de Peter Pan » ? Mais, ici, c’est sur un mode plus extrême que jamais.

 

Or ce dernier exemple, via « l’objectif » du mariage (et son corollaire, la procréation), montre que le moratoire ne concerne pas que l’entrée dans la vie active – c’est l’ensemble de la vie sociale en tant qu’adulte qui est ici concerné, et que les jeunes Japonais (pas seulement les jeunes Japonaises, au regard du mariage) semblent toujours un peu plus repousser.

 

Ce qui stupéfie, choque, irrite leurs aînés, qui ne peuvent tout simplement pas envisager ce mode de fonctionnement, si étranger à celui qui fut le leur dans le Japon des années 1960 et 1970 surtout (les choses commencent à changer dans les années 1980 et 1990, avec la bulle spéculative et son éclatement – enfin, « commencent à changer »… D’une manière très schématique : en annexe, une intéressante « Chronologie de la jeunesse japonaise depuis les années 1960 » vient heureusement atténuer ce discours par trop manichéen). Ils ont dès lors des mots très durs pour cette jeunesse dépravée, fainéante (un bouleversement majeur semble avoir été le moment, dans les années 1990 sauf erreur, où les sondages ont révélé que les salariés japonais considéraient désormais les loisirs comme plus importants que le travail !), et donc une jeunesse égoïste, individualiste, etc. On parle de « parasites », très souvent – et autres qualificatifs très forts et méprisants du même ordre. Ce qui, bizarrement, ne semble en rien contribuer à arranger les choses…

TRIBUS, CODES ET CULTURES

 

Ce mépris ne se montre probablement jamais aussi cru que dans les discours alarmistes des médias sur les « tribus » de la jeunesse japonaise (et surtout des filles) – car le moratoire est propice au développement, non pas d’ « une » culture, uniforme, homogène, mais de plusieurs ; et, par ailleurs, de cultures très « visuelles », ce qui facilite l’identification – à tous points de vue, interne comme externe.

 

Quoi qu’en disent les vieillards forcément réacs ulcérés par la décadence de « la jeunesse actuelle », le phénomène n’est sans doute pas tout neuf – l’annexe mentionnée plus haut en témoigne, et j’imagine que l’on pourrait remonter encore au-delà, par exemple avec les moga des années 1920 (abréviation de modan gâru, soit l’anglais modern girls). Mais les médias de masse ont probablement eu leur part dans la mise en avant, au-delà de toute mesure, de ce « problème » ; et ce de manière sans doute très hypocrite, maniant aussi bien le sensationnalisme que la vertu outragée, au travers de l’évocation d’icônes (des chanteuses, par exemple, souvent à l’origine de diverses modes) ou d’émissions de talk-show ou de télé-réalité particulièrement scabreuses.

 

Ces « tribus » sont innombrables – d’autant qu’elles se subdivisent en sous-groupes, selon une codification très précise, et, donc, « visuelle » : l’apparence extérieure est primordiale dans cette affaire, vécue tantôt comme un moyen d’émancipation (la contrepartie radicale de l’uniforme lycéen, à moins qu’il ne s’agisse justement de le dévoyer au travers de lourdes connotations érotiques, sur la mode lolicon par exemple, ou via les maid cafés, etc.), tantôt, ou plutôt en même temps, comme un moyen d’identification : l’apparence extérieure signifie l’appartenance à un groupe.

 

Muriel Jolivet s’intéresse surtout aux gyaru (le mot apparait dans les années 1970, et dérive de l’anglais gal ; mais le phénomène contemporain, disons depuis la chanteuse Amuro Namie à la fin des années 1980, est d’une tout autre ampleur), lesquelles forment un groupe complexe, riche donc de sous-groupes très codifiés (éventuellement associés à la musique – la gosuloli, ou « poupée gothique », emprunte originellement à la musique new wave, batcave, etc. –, mais ça n’est pas systématique, et ça peut évoluer très vite en dehors de ce référent de base), et constituent en tant que telles un réservoir inépuisable de moquerie et d’indignation pour les médias japonais – jusque dans les contradictions que ces groupes expriment : suivant l’influence de telle ou telle chanteuse à la mode, ou tarento (de l’anglais talent) d’un autre ordre, gloire éphémère de la télé-réalité, etc., certaines gyaru se font outrageusement belles (en fonction de critères parfois antagonistes – cabine de bronzage contre teint de craie), quand d’autres se font outrageusement laides – les premières sont condamnées pour leur superficialité consumériste et matérialiste, les secondes pour leur scandaleux rejet de leur féminité, d’essence subversive… L’érotisation fréquente de ces mises (par exemple avec le mouvement erokawa – pour ero kawai, « érotique mignonne » – lancé par la chanteuse Kôda Kumi avec ses décolletés osés) suscite les mêmes réactions ambivalentes.

 

Les hommes sont probablement moins inscrits dans ce genre de mouvements – encore que : comme l’affiche le titre d’un ouvrage à succès, « les hommes aussi veulent être beaux ». Des rock-stars, notamment, et très éphémères le cas échant, peuvent initier chez les mâles des mouvements de mode « visuels », lesquels pourront à leur tour susciter la moquerie voire l’indignation des médias : l’androgynie, tout particulièrement, suscite la raillerie méprisante – des femio-kun, hommes efféminés dits « invertébrés » de la première moitié des années 1990, aux sôshoku dansei plus contemporains, les « herbivores », tranchant sur les canons de la virilité classique japonaise (incarnée notamment par l’acteur Takakura Ken, que Muriel Jolivet avait choisi pour la couverture de Homo japonicus – mais elle évoque également ici Mifune Toshirô, par exemple).

 

Cependant, ces cultures vont éventuellement au-delà des seuls aspects « visuels », pour englober d’autres préoccupations – encore que la pratique du cosplay constitue un lien marqué et éloquent à cet égard. Via les otaku (dont la définition, dans le glossaire en fin d’ouvrage, risque de ne pas plaire à ceux qui, en France, s’approprient volontiers cette désignation – et je ne leur donnerais pas tout à fait tort), on entrevoit d’autres modes de fonctionnement, supposés, le cas échéant, témoigner d’une forme de retrait du monde, alors même qu’il s’agit pourtant de se rendre dans un lieu de sociabilité théorique, comme les manga kissa, ces cafés où des mangas sont à la disposition des clients, et qui sont ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre – mais justement : ces établissements témoignent d’un autre aspect du problème, avec les netto nanmin, « réfugiés des cybercafés »… qui y passent leurs nuits parce qu’ils ne sont pas en mesure de payer un loyer. L’inégalité des conditions de vie, et les comportements qui en résultent, font pleinement partie du problème.

 

BIPOLARISATION DE LA SOCIÉTÉ JAPONAISE ET COMPORTEMENTS À RISQUE

 

Les médias japonais ne présentent peut-être pas les choses ainsi, s’en tenant à la superficialité « visuelle » des gyaru, qu’ils blâment justement pour cette même superficialité « visuelle », et perpétuant plus ou moins consciemment de vieux mythes toujours prégnants, comme celui faisant du Japon une société homogène, constituée d’une immense classe moyenne – et dès lors le cadre idéal d’une méritocratie où régnerait sans partage l’égalité des chances (la sociologue Nakane Chie, avec La Société japonaise, en 1970, avait contribué à renforcer cette image et à la véhiculer en dehors du Japon, jusqu'à nos jours). Pourtant, l’aspect peut-être le plus problématique de cette « crise » de la jeunesse réside probablement dans la bipolarisation de la société japonaise dont elle témoigne (si elle n’y contribue pas forcément, ou en tout cas pas consciemment) : le mythe de la classe moyenne apparaît bien ici comme l’imposture qu’il est.

 

Parfois, ce constat semble aller dans le sens des critiques formulées par les médias – au moins superficiellement (eh). Dans un pays qui compte le « groupisme » au rang des « nippologies » garantes de sa spécificité culturelle, l’individualisme des jeunes est forcément scandaleux – et, pour le coup, il est probablement difficile de contester que la jeunesse japonaise s’est engagée sur cette voie. Le contexte culturel de la bulle spéculative, avant son éclatement, a favorisé cette évolution, ou l’a accompagnée, mais, déjà avant, à la fin des années 1970, un romancier à succès, Tanaka Yasuo, avait pu illustrer le mode de vie frivole d’une jeunesse « cristal », hédoniste mais aussi obsédée par les marques, dans une infinie litanie à longueur de pages (on parle ici de « brandaholism ») – au fond, des précurseurs du Patrick Bateman de Bret Easton Ellis, mais les meurtres en moins (pas de chance). Plus que dans la seule apparence « visuelle », qui peut être signifiante au-delà, la superficialité de cette jeunesse tient sans doute à ce consumérisme frénétique et irrésistible – même si, plus récemment, il a trouvé à s’exprimer sur des modes plus filous, via des boutiques et même des chaines dédiées, où l’on trouve des articles de mode « indispensables » à un prix dérisoire. Mais le pouvoir des marques demeure, dans un pays où, à peu de choses près, une femme n’est pas une femme si elle n’a pas un sac Louis Vuitton.

 

Et c’est probablement une étape importante dans les difficultés auxquelles fait face la jeunesse japonaise – plutôt que les difficultés que la société japonaise reproche par réflexe défensif à sa jeunesse. C’est qu’il y a un revers de la médaille, illustré notamment dans les livres de Murakami Ryû, et ce dès Bleu presque transparent : le romancier livre le tableau pour le moins sinistre d’une jeunesse post-moderne qui est avant tout paumée, avant que d’être superficielle – ou bien dont la superficialité n’est jamais que le symptôme extérieur d’un malaise autrement intime. Le repli sur soi et hors du monde des hikikomori en est une autre facette, mais, au fond, ce sont deux « stratégies » en réaction à une anomie permanente, reflet des contradictions de ce Japon qui, selon le cliché, se veut « entre tradition et modernité », mais dont le double discours se situe pourtant ailleurs – dans un rapport à la réussite impitoyable pour ceux qui en sont exclus ou choisissent de s’en exclure. Non loin se profile la nomenclature, biaisée par la reproduction sociale, qui sépare à jamais les « gagnants » des « perdants », dans la pseudo-méritocratie du néolibéralisme économique.

 

La réalité de la jeunesse japonaise est plus sombre que l’icônisation de la « jeunesse cristal » hédoniste et désinvolte – au sens, du moins, où les conflits de valeurs et de normes ont des conséquences parfois tragiques. Le destin guère enviable des chanteuses et tarento créatrices de tendances n’est que l’illustration « par le haut » de tendances profondes redoutables, et classiquement jugés « pathologiques », d’une jeunesse lambda qui n’a pas toujours les moyens de ses ambitions, et les a probablement de moins en moins.

 

La délinquance y a sa part, éventuellement : Mizutani Osamu, dit Yomawari sensei (« le prof qui fait des rondes de nuit ») le constate nuit après nuit tandis qu’il arpente les quartiers chauds de Tôkyô ou de Yokohama – et son portrait est assez fascinant, au passage. Cela peut impliquer la consommation de drogue, ou la violence domestique (celle des hikikomori au premier chef, ou du moins en est-ce la variante la plus notoire). Mais, de manière très concrète, la course après l’indispensable sac Vuitton incite des lycéennes, des collégiennes même, à se livrer à l’enjo kôsai, ces relations dites « assistées », euphémisme navrant quand il ne s’agit pas d’autre chose que de prostitution – ces jeunes filles se vendent littéralement à des hommes bien plus âgés, qu’elles appellent même… leurs « papas ». Certaines, en façade du moins, prétendent juger cette activité avec la même désinvolture qu’elles appliquent à tous les sujets – c’est quelque chose de « normal », un service comme un autre ; et elles ont envie de s’acheter tant de choses…

 

Ce qui nous amène à un autre problème – ou, plus exactement, à un autre niveau du même problème : l’impuissance, sinon la démission, des parents – dans une société où l’échange entre les générations est de plus en plus problématique (cela vaut aussi pour la génération précédente, avec ces grands-parents ayant perdu leur rôle social traditionnel, et dont le taux de suicide est très élevé). Les parents des hikikomori vivent dans le déni, souvent, mais aussi bien ceux des jeunes filles se livrant à l’enjo kôsai : les indices ne manquent pourtant pas – comment leur fille a-t-elle pu se procurer ce sac à main de marque ? Le plus souvent, ils ne lui poseront même pas la question – et ceux qui osent le faire se verront répondre… qu’il ne s’agit que d’une contrefaçon, bien sûr.

 

Les conduites à risque sont nombreuses, ici – et tout particulièrement au plan de la sexualité. Le dekikon, abréviation familière de dekichatta kekkon, désigne par exemple « le mariage précipité par un heureux événement » ; décidément, on trouve de ces euphémismes…

GAGNANTES CONTRE CHIENS BATTUS : LE MORATOIRE DES FEMMES

 

Or le cas des femmes, dans cette problématique, est singulier. Les concernant, l’opposition entre « gagnantes » (kachi gumi) et « perdantes » (make gumi) ne concerne en effet pas tant la « réussite » sociale (professionnelle et pécuniaire, s’entend), ni même l’apparence au spectre rigide des critères du brandaholism, elle fait avant tout intervenir un autre paramètre crucial : le mariage, et (donc) le fait d’avoir des enfants.

 

Car les deux vont forcément de pair : au Japon, on se marie pour avoir des enfants, aucune ambiguïté à cet égard. Or le taux de nuptialité japonais se situe à 95 %, record mondial, tandis que les naissances hors-mariage, sauf erreur, représentent moins de 2 % des naissances totales – mais voilà : le taux de natalité du Japon est aujourd'hui extrêmement faible, à 1,46 enfants par femme… Je reviendrai sur cet aspect précisément un peu plus loin. Mais on comprendra donc déjà que le mariage implique une autre forme du « moratoire », pour les femmes au premier chef, mais où les hommes aussi peuvent avoir leur part.

 

Le lien se fait donc tout naturellement – et, en même temps, à ce stade, Muriel Jolivet sort du cadre précédent de son étude, à savoir la jeunesse japonaise, pour envisager la condition des femmes japonaises sans que le critère de l’âge intervienne forcément, même s’il serait plus juste de dire qu’il intervient mais d’une façon différente, justifiant que les entretiens, par exemple, impliquent bien plus souvent des quadragénaires et quinquagénaires que des jeunes femmes. Vers le milieu de l’essai, un long chapitre sur les femmes et leur rapport tant au travail qu’au mariage s’impose donc, dans cette optique (qui est aussi, je suppose, une manière de revenir à Un pays en mal d’enfants : crise de la maternité au Japon ?) ; mais il est suivi de deux autres, sur les hommes (revenir à Homo japonicus ?) et certaines « tendances » (façon de parler…) du couple et de la sexualité (union sexless, prostitution masculine, etc.), qui relèvent bien de « la crise des modèles », mais guère de la jeunesse ou du « moratoire » (à vrai dire, ce dernier chapitre m'a paru à la limite du hors-sujet, mais j'imagine que ça se discute).

 

Scoop : la société japonaise est très sexiste, et très patriarcale (la société française l’est aussi, assurément, mais je crois quand même qu’on se situe là à un tout autre niveau). Les choses évoluent, sans doute, mais lentement – et peut-être plus lentement encore qu’on ne voudrait bien le croire ? L’idée que les femmes s’émancipaient a été répétée en bien des périodes différentes (durant les années 1990, notamment), mais les résultats demeurent assez minces aujourd'hui, et le mariage et la procréation demeurent peu ou prou l’horizon indépassable des femmes japonaises.

 

Des efforts ont certes été entrepris, au plan législatif notamment, mais la société a pu s’y montrer récalcitrante, au point d’en annuler tous les effets attendus. En témoigne la législation du travail : depuis 1986, la loi dite « EEOL » (pour « Equal Employment Opportunity Law ») a pour objet de permettre aux femmes d’accéder aux emplois dits « généralistes » (sôgôshoku) dans les mêmes conditions que les hommes, ceci afin de leur permettre d’échapper au « placard » des emplois de secrétariat (ippanshoku). Mais les résultats sont maigres : dans les faits, l’emploi féminin demeure aujourd’hui largement restreint aux activités de secrétariat, qui sont sans avenir. On désigne ces femmes (ou on les désignait, car l’expression semble enfin jugée un brin problématique, tout de même) par l’expression « OL », pour « Office Ladies », manière de signifier l’inutilité professionnelle de leurs fonctions – elles n’étaient jamais, et demeurent peut-être, que des plantes en pot, décoratives et sans autre objet, sinon servir le thé : concrètement, les « OL » sont un vivier de femmes « prêtes à marier » ; elles trouveront leur époux dans l’entreprise, rapidement, et cesseront alors de « travailler », sinon dès le mariage, au plus tard à la naissance du premier enfant. Parfois, ensuite, quand les enfants auront grandi (sans que le père ne s’en occupe, son travail lui prend trop de temps), les femmes reviendront sur le marché de l’emploi, mais, à ce stade, elles ne pourront occuper que des emplois très précaires, et quasi systématiquement à temps partiel. Avant comme après le mariage, elles n’ont donc aucune opportunité de faire carrière – elles n’ont dès lors guère d’autre choix que de se consacrer à la famille, à l’époux, aux enfants.

 

Il y a des exceptions – des femmes, militantes ou pas, qui, en travaillant d’arrache-pied, et à la condition de digérer (verbalement du moins) que l’avancement de leurs collègues masculins même plus jeunes et moins compétents ira bien plus vite, finissent parfois, très éventuellement, et en forçant le destin, par obtenir un poste « masculin » et y gagner un revenu décent (néanmoins bien inférieur, d’un tiers environ sauf erreur, à celui de leurs pairs mâles, même avec moins d’ancienneté et de compétence donc). Mais, dans tous les cas ou presque, cela a impliqué de « sacrifier » la famille et le mariage – en les repoussant « à plus tard », un « plus tard » qui a pu au fil des années se transformer en « jamais ». Le moratoire intervient à nouveau ici, et sans qu’il soit besoin de s’en tenir à ces très rares cas de « réussite professionnelle ». Les jeunes Japonaises, à en croire les sondages, souhaitent toujours se marier, mais « plus tard » (cette fois, ce « plus tard » n’est pas forcément aussi radical que le précédent, mais il a par contre l’indétermination de celui des freeters, concernant leur « véritable » emploi) ; d’ici-là, elles ont envie de travailler un peu « pour elles », et de s’amuser – vous vous doutez de l’avalanche de critiques que cela leur vaut…

 

Et ces quelques femmes qui ont fait carrière en milieu masculin, envers et contre tous, ne sont certes pas épargnées par ces jugements de valeur, bien au contraire. La société japonaise (Anne Garrigue, dans Japonaises, la révolution douce, à lire en parallèle à ces développements de Japon, la crise des modèles, parle souvent de « Japan Inc. ») demeure rétive à la réussite professionnelle des femmes. Aussi, quand on parle des femmes, les « gagnantes » (kachi gumi) ne sont certes pas celles qui parviennent à occuper un bon poste et bien rémunéré, mais les seules femmes qui sont « bien mariées » (le critère du portefeuille du mari est donc autrement important, et souvent décisif dans les motivations du mariage – la sécurité matérielle joue au premier plan) et qui ont des enfants ; les « perdantes » (make gumi), au contraire, sont les femmes qui n’ont ni mari, ni enfant, passé un certain âge (qui a sans doute reculé un peu, effet du moratoire, mais le critère demeure discriminant). Sur la base de l’expression make gumi, on a brodé (Sakai Junko, en 2003, plus précisément), le qualificatif de makeinu, soit « chien battu », qui, semble-t-il, peut aussi bien être employé avec un certain mépris à l’encontre de ces femmes qui, à quarante ans environ, ne sont pas « casées » et ne le seront probablement jamais, que revendiqué par certaines d’entre elles comme un blason de leur indépendance et de leur liberté. D’autres expressions sont employées pour les désigner, qui parlent d’elles-mêmes : onibaba, par exemple, soit « sorcières »…

 

Cependant, ces quelques cas, même dénigrés, témoignent bien de ce que les choses changent, à leur rythme de tortue. Plus significatif, peut-être, est le fait que le « moratoire » a déjà produit ses effets en repoussant l’âge du mariage et de la naissance du premier enfant… Et c’est justement ce qui pose problème à la très mâle société politique (les femmes qui font carrière en politique sont aussi rares, voire davantage, que celles qui ont une carrière professionnelle, et pour les mêmes raisons, en gros) : elle est en effet obnubilée par le vieillissement de la population japonaise, le problème n° 1 à l’heure actuelle. Et si l’allongement de la vie y a comme de juste sa part (qui entraîne son lot de difficultés voire de drames, notamment les suicides de personnes âgées que j’avais rapidement mentionnés plus haut), la crise du mariage et surtout de la natalité (rappelons ce taux très bas de 1,46 enfants par femme) attirent bien plus l’attention (en l’absence, encore aujourd'hui, d’un vrai débat sur l’immigration, qui demeure très minoritaire alors que le Japon en aurait cruellement besoin, plus que jamais). Les hommes politiques, dès lors, ne sont pas les derniers à reprocher aux femmes « de nos jours » leur individualisme, leur égoïsme, que traduit leur refus de s’impliquer dans leur rôle « traditionnel » (pour ne pas dire « naturel ») en épousant un homme (qui, lui, travaillera, « à l’extérieur »), et en lui donnant (et au Japon) des enfants, seuls comportements honorables en temps de crise, et nécessaires à la réussite nationale…

 

La pression sociale demeure donc extrêmement forte, qui pèse sur les femmes japonaises – le moratoire a joué, le mariage se fait davantage « sous conditions », mais il demeure pour la plupart le seul rôle social envisageable.

ET LES HOMMES…

 

Et les hommes, dans tout ça ? Ils y ont donc forcément leur part, et le tableau n’est guère flatteur, c’est peu dire – dans la lignée de ce que je viens d’évoquer concernant le sexisme patriarcal de la société japonaise, dans l’entreprise comme à la Diète et au gouvernement, mais aussi au-delà, bien au-delà.

 

Mais « la crise des modèles » concerne aussi les hommes : à l’icône jugée intangible de la virilité japonaise ont pu succéder d’autres approches, moins « dures »… au point où le reproche narquois concernant ces hommes « gentils » et « serviables » n’émane certes pas que des autres hommes plus conservateurs, mais tout aussi bien des femmes.

 

Par ailleurs, ils ont eux aussi leur rôle à l’égard du moratoire – celui du mariage, s’entend : les jeunes hommes japonais, de plus en plus, n’accordent pas forcément une grande importance au mariage, et donc à la procréation, qu’ils tendent eux aussi à repousser « à plus tard ».

 

Là encore, les critiques vont bon train : aux reproches habituels concernant l’individualisme et l’égoïsme s’ajoutent d’autres encore, stigmatisant leur « immaturité » (un autre stade de l’amae ?), leur « mollesse », leur refus de s’engager et « d’assumer/assurer »… Ainsi des « herbivores » (sôshoku dansei), qui auraient pris le relais des hommes efféminés des années 1990 (femio-kun), ainsi que les qualifie Fukuzawa Maki dans un best-seller en forme de « guide illustré des hommes de l’ère Heisei » en 2003 – en les opposant bien sûr aux « carnivores », soit aux hommes virils, aux « vrais » hommes, devine-t-on.

 

Et ces critiques peuvent donc être également le fait des femmes – ce qui ne paraitrait éventuellement paradoxal qu’à la condition d’y regarder de loin.

 

Mais je dois avouer, à ce stade, que le très pertinent et tout à fait passionnant essai de Muriel Jolivet, sur la durée, m’a tiré ici quelques soupirs, à l’occasion. Entendons-nous bien : l’autrice sociologue sait de quoi elle parle, elle vit au Japon et étudie la société japonaise depuis plus de quarante ans, ce n’est pas à moi, couillon ignare qui n’ai lu que deux, trois bouquins sans même la moindre garantie d’y avoir compris quoi que ce soit, de pointer du doigt des « failles » dans son analyse, que je ne serais de toute façon même pas en mesure de simplement identifier s’il y en avait. Par ailleurs, le constat global d’une société sexiste et patriarcale est indéniable – c’est la base de tous les autres raisonnements, et elle est on ne peut plus assurée. Enfin, j’évite de manière générale de la ramener dans ces débats bien dans l’air du temps, notamment sous risque de mansplaining, comme on dit… Or ici je suppose que c’est plus ou moins ce que je vais faire. Hum…

 

Bref : mon petit problème, dérisoire. Comme dit d’emblée, cette étude fait la part belle aux représentations, telles qu’elles s’expriment dans les médias japonais et les essais best-sellers. Sur l’ensemble de l’étude, les cas ne manquent donc certes pas, où l’on est confronté aux jugements de valeur (méprisants, hostiles) desdits médias, etc., quand ils traitent des jeunes et surtout des femmes – les premières cibles de ces attaques, très loin devant ; que le même constat s’applique en définitive aux hommes, très loin derrière, n’est donc pas en soi problématique. Ce qui m’a fait hausser le sourcil, c’est que j’ai parfois eu l’impression, à ce stade, que les développements portant sur les hommes japonais (bien plus brefs que ceux qui précèdent), dans leur approche, n’étaient finalement pas si éloignés de ces jugements de valeur – mais c’est peut-être, et même probablement, un biais de ma part.

 

Mais voilà, j’ai eu du mal à me défaire de ce sentiment que la distance n’était ici plus suffisamment de mise, parfois, au risque de la simplification. Quelques exemples, qui valent ce qu’ils valent (sans doute pas grand-chose) : quand une femme repousse le moment de se marier, c’est signe de sa liberté et de son indépendance ; mais quand un homme repousse le moment de se marier, c’est signe de son immaturité et de son refus de s’engager. La misère voire la détresse sexuelle qui en découle éventuellement n’est du coup pas envisagée de la même manière : celle des femmes est une véritable souffrance, conséquence du manque d’implication des hommes (l’ultime chapitre s’intitule « Quand le mari n’assume pas », et traite de manière périphérique des couples sexless et de la prostitution masculine) ; celle des hommes ne témoigne jamais que de ce que la réalité n’entretient aucun lien avec leurs fantasmes beaufs, sciemment entretenus dans les « enquêtes » vulgaires de la revue SPA!, à la lecture aussi des plus mauvais mangas, et à la fréquentation assidue des maid cafés. Qu’une femme attache une importance primordiale au revenu et à la sécurité matérielle pour décider de son mariage est dans l’ordre des choses, et n’appelle pas de jugement ; qu’un homme attache de l’importance à la jeunesse pour décider de son mariage est parfaitement navrant, ridicule et insultant. Les femmes prostituées sont bien des victimes des hommes leurs clients, mais les prostitués masculins (les boy, au sens strict, éventuellement les host de manière plus ambiguë) sont quant à eux des manipulateurs qui abusent de leurs clientes, les vraies victimes en l’espèce (même après avoir décrit les conditions de vie terribles des host débutants « hébergés » dans des dortoirs où on les entasse – je note au passage que le cas des host, dans l’ensemble des 300 pages de cet essai, est le seul moment où l’autrice évoque, et en quelques lignes à peine, l’homosexualité, et donc uniquement masculine ; ce que je n’ai pu m’empêcher de trouver un brin étonnant au regard du propos de cette étude), etc.

 

Il y a sans doute du vrai dans tout cela – essentiellement du vrai, d’ailleurs ; peut-être même rien d’autre. Mais j’ai regretté que l’essai, ici, n’use pas des mêmes précautions qu’avant concernant ce genre de jugements de valeur. En même temps, c’est peut-être ce que l’autrice a fait dans Homo japonicus, que je compte lire prochainement, et peut-être cela me permettra-t-il de balayer mes préventions-réflexes, que ces quelques lignes dont je ne suis pas fier expriment avec une naïveté de bon aloi ; cependant, je ne me sentais pas de faire un compte rendu honnête sans faire part de ces quelques soupirs – d’où ces « explications » assurément embarrassées.

 

Bien sûr, il y a une « explication » bien plus simple à cette réaction – qui ne concerne que mon médiocre moi, et en rien l’essai lui-même : c’est que, même avec toute cette distance aussi bien géographique que culturelle, je m’y suis régulièrement reconnu. La chose étonnante – ou pas –, c’est que j’ai digéré avec bien plus d’aisance mon identification ambiguë aux NEET, aux otaku, aux hikikomori… qu’aux hommes, même en envoyant la virilité aux orties. Mais je suppose qu’il vaut mieux que je ne m’aventure pas sur ce terrain – et certainement pas dans cet article de blog (ou un autre à vrai dire).

 

MODÈLES EN DÉRIVE

 

Au final, Japon, la crise des modèles est de toute façon un très bon essai, aussi instructif que passionnant. Il a peut-être aussi quelque chose de salutaire, en creusant des thématiques éventuellement envisagées ailleurs, mais de manière trop superficielle – assurément, nos représentations du Japon en France sont le plus souvent biaisées et caricaturales, qu’elles soient laudatives ou critiques. Gratter l’écorce des gyaru pour littéralement ne pas s’en tenir à la superficialité, c’est peu dire que cela fait sens. Et c’est matière à réflexion, éventuellement au-delà du seul cas japonais.

 

Par ailleurs, le contenu précis de cette étude a aussi pour intérêt de contextualiser des œuvres japonaises contemporaines qui, prises isolément, peuvent échapper au lecteur français, en partie sinon en tout – cela vaut pour les romans de Murakami Ryû, auteur régulièrement cité par Muriel Jolivet, mais aussi au-delà, en littérature (je pense par exemple à Sin semillas et Nipponia nippon d’Abe Kazushige) ou d’autres médias, films, anime (Perfect Blue de Kon Satoshi, peut-être ?), mangas, drama, jeux vidéo, que sais-je encore…

 

J’avouerai, cependant, que, disons, la première moitié de l’essai, focalisée sur la jeunesse, m’a davantage intéressé que la seconde, au liant qui m’a semble parfois plus indécis – en fait, c’est ce liant et rien d’autre qui m’a paru problématique : les développements concernant les femmes japonaises, le travail, le mariage, etc., sont très convaincants dans l’ensemble – et peut-être à compléter, par exemple donc avec Japonaises, la révolution douce, d’Anne Garrigue, dont je vous parlerai sous peu.

 

À lire, donc.

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Le Tunnel, d'Itô Junji

Publié le par Nébal

Le Tunnel, d'Itô Junji

ITÔ Junji, Le Tunnel [Tonneru Kitan トンネル奇譚 : Itô Junji Kyofu Manga Collection 伊藤潤二恐怖マンガCollection, vol. 14], traduction [du japonais par] Jacques Lalloz, Paris, Tonkam, coll. Frissons – Intégrale Junji Itô, [1995, 1997-1998] 2013, 234 p.

HORREUR !

 

Retour au maître du manga d’horreur contemporain, Itô Junji, avec Le Tunnel, soit le quatorzième volume de son « intégrale ». À l’instar du Cirque des horreurs, lu et chroniqué il y a quelque temps de cela, le présent tome est un recueil de cinq histoires courtes – le registre où l’auteur, à en croire les initiés, excelle le plus, même si je tends à croire que le long récit suivi Spirale demeure ce qu’il a fait de mieux.

 

Cinq histoires, donc, d’une cinquantaine de pages chacune à l’exception de la première un peu plus courte, et dont quatre datent de 1997, toutes publiées dans Nemuki, et une de 1995, publiée dans le Mensuel Halloween. Nous sommes donc juste avant Spirale dans la bibliographie de l’auteur – et, comme pour Le Cirque des horreurs, cela se sent à l’occasion, même si l’approche générale est globalement très différente, et de manière très marquée en ce qui concerne le graphisme : ce sont deux mondes passablement distincts.

 

LES PLUS BELLES IDÉES DU REGISTRE…

 

Et le même effet incroyable se reproduit, qui relève de la fascination pure et simple en ce qui me concerne ; un sentiment que l’on pourrait résumer par cette question bateau dont raffolent forcément les écrivains d’horreur : MAIS OÙ VA-T-IL CHERCHER TOUT ÇA ?!

 

Ce n’est pas la moindre qualité d’Itô Junji : il est d’une inventivité phénoménale, et illustre dans ses récits des histoires totalement folles, aux postulats savoureusement improbables et qui n’en sont que plus terrifiants. Dans le domaine de la BD d’horreur, je ne vois rien qui puisse ne serait-ce qu’approcher de la maestria d’Itô Junji en termes d’idées de récit – même Umezu Kazuo, son maître, et que j’adore, me paraît opérer dans un registre que je n’ai certes pas l’envie de qualifier de « convenu », ça serait sacrément injuste, mais disons du moins que ça n’est pas aussi stupéfiant d'originalité, et surtout pas de manière aussi systématique.

 

Pareilles idées incitent davantage à chercher du côté des maîtres de l’horreur littéraire – pas tant Lovecraft, qu’Itô Junji adore (et ça se sent dans Spirale tout particulièrement – ou, dans le présent volume, dans « De longs rêves », « L’Histoire sanglante du village de Shirosuna » et peut-être aussi « Le Tunnel »), qu’un Stephen King – question productivité et efficacité, c’est le seul nom qui vient à l’esprit, tous deux trônent au sommet du genre et n’ont pas d’autres pairs –, mais un Stephen King mâtiné de Clive Barker, pour le surplus de bizarrerie et de grotesque qui achève de singulariser leurs œuvres respectives.

 

Dans Le Tunnel, le récit éponyme et « L’Histoire sanglante du village de Shirosuna » sont sans doute moins surprenants que les trois autres, mais certes pas au point de la banalité. « Les Noiraudes » est peut-être ma nouvelle préférée, qui, sur une idée de base pas forcément si originale, brode pourtant une histoire inventive et terrible, avec tout le brio que l’on est en droit d’attendre d’un Itô Junji en grand forme.

 

On peut sans doute mettre en avant quelques traits typiques, outre les éclats de grotesque du graphisme qui se lâche, et un me paraît important – représentatif de Spirale aussi, d’ailleurs : une capacité étonnante et pourtant convaincante à dépeindre des microcosmes qui semblent réagir aux plus horribles étrangetés avec tout le stoïcisme d’individus sans imagination, jusqu'à faire de ces situations objectivement « anormales » une norme dont il faut de toute façon bien s’accommoder – j’imagine qu’une analyse plus poussée de cette question pourrait s’avérer fructueuse.

 

… MAIS DES CONCLUSIONS RAREMENT À LA HAUTEUR

 

Mais ce brio initial a souvent une fâcheuse contrepartie : les fins ne sont à mes yeux que rarement à la hauteur des promesses de toutes ces merveilleuses introductions. Et je suppose que cela tient souvent au format de ces récits – mais dans deux directions contradictoires : il n’y a pas de règle, en fait – c’est parfois trop court, parfois trop long ; mais, en tout cas, il y a bien, et régulièrement, des problèmes de rythme. Pour le coup, c’est peut-être le récit le plus court de l’ensemble, paradoxalement appelé « De longs rêves », qui en témoigne le plus, or c’est celui sur lequel s’ouvre le recueil.

 

La tentation de la chute peut aussi s’avérer dommageable. Finalement, les histoires qui s’en tirent le mieux à cet égard sont probablement « Le Tunnel » et « Les Noiraudes », parce que leur structure n’appelle pas d’ultime révélation ou cauchemar, jouant bien davantage, et avec une mélancolie marquée, sur le sentiment de l’inéluctable – ce qui est aussi, assurément, le cas de « L’Histoire sanglante du village de Shirosuna », histoire cependant bien plus classique et d’un ton plus léger, « pulp » peut-être.

 

Tandis que « Le Buste de bronze », récit lorgnant sur la comédie horrifique (mais qui demeure vraiment horrifique, hein), s’éparpille en saynètes grotesques souvent réjouissantes, mais objectivement d’une utilité et d'une pertinence variables.

 

À tous ces niveaux, on est régulièrement porté à regretter que les développements et surtout les conclusions de ces histoires ne soient pas à la hauteur des brillantes idées introduites par l’auteur dans les premières pages de ces récits – qui sont quant à elles absolument parfaites.

 

La contrainte de format est sans doute d’un poids non négligeable dans les raisons de ce défaut un peu frustrant. C’est assez bizarre, mais j’ai quand même le sentiment que Spirale, même avec cet aspect si contraire de récit continu sur la durée, se montre bien plus habile dans la gestion du rythme des rebondissements, en accordant à chaque scène la place qu’il lui faut – ni plus, ni moins.

 

(ET UN DESSIN… INÉGAL)

 

Une comparaison à laquelle on peut difficilement échapper quand on se penche sur le dessin. Celui du Tunnel est dans la lignée du Cirque des horreurs et du Mort amoureux, ou des récits « intermédiaires », disons, de Tomié – la publication de Spirale, pourtant, ne tardera guère quand ces cinq histoires paraissent en magazine, mais il y a un monde entre les deux. Est-ce une question de studio, d’assistants ? Je n’en sais rien. Mais le graphisme ici n’a pas le léché, très pro mais à bon escient et au service de l’histoire, de la grande BD alors encore à paraître.

 

Le noir et blanc est plus « brutal », tout en contrastes et traits épais et appuyés, et le style est plus minimaliste, concernant les personnages et les décors aussi bien. Les expressions des visages sont intéressantes, et typiques, qui peuvent contribuer à susciter un certain malaise (ici, notamment dans « Les Noiraudes », avec l'odieux personnage de Kazuya).

 

Mais, globalement, c’est assez médiocre – clairement pas l’atout de la BD, et peut-être même une difficulté à surmonter pour apprécier les histoires et les personnages ; alors, on s’accommode de ce dessin plutôt terne.

 

Ce qui sauve les meubles (et fait probablement plus que cela), c’est encore une fois quand Itô Junji se lâche, pour livrer des scènes ou, plus souvent, dépeindre des personnages, dont les traits grotesques ont quelque chose de maladivement angoissant – à deux doigts du rire parfois (notamment bien sûr dans « Le Buste de bronze »), mais souvent d’une manière heureusement inattendue, au point où la réaction du lecteur est d’abord et avant tout interloquée, et c’est tant mieux (surtout dans « De longs rêves »). À cet égard, « Le Tunnel » et « L’Histoire sanglante du village de Shirosuna » sont sans doute bien plus convenus, mais l’efficacité demeure : c’est à bon escient.

 

Noter une chose, ici : si les visages soumis aux pires déformations sont toujours de la partie, et c’est peu dire (jusqu’à la folie pure et simple dans « De longs rêves » et « Le Buste de bronze »), le gore est relativement absent – il est en tout cas bien moins présent que dans les autres titres de l’auteur que j’ai pu lire. Les giclées de sang ont leur importance, comme le veut le titre, dans « L’Histoire sanglante du village de Shirosuna », mais c’est une exception.

CINQ CAUCHEMARS

 

Tâchons donc de dire quelques mots des cinq histoires courtes composant ce recueil.

 

De longs rêves

 

« De longs rêves », qui introduit ce volume, en est aussi l’histoire la plus courte, puisque le récit tient en une trentaine de pages (contre une cinquantaine pour tous ceux qui suivent). C’est aussi, étrangement, la nouvelle qui pâtit le plus de problèmes de rythme, je crois – tantôt trop longue, tantôt trop courte…

 

Cela tient peut-être à ce que deux « trames » sont mélangées pour ne plus en faire qu’une. Or la première manque de véritable intérêt : dans un hôpital, une femme est persuadée qu’elle va bientôt mourir, et narre aux médecins que d’étranges visites au cœur de la nuit lui en ont donné la certitude. La deuxième « trame » porte sur ce visiteur, qui est tôt identifié – un patient d’un genre particulier, dont les rêves sont troublés, qui deviennent de plus en plus « longs » ; entendre par-là qu’il a le sentiment de passer des jours, des mois, des années dans ses rêves, quand une seule nuit s’écoule dans la « vraie vie ».

 

Et cette condition étrange, affaire de perception ou quelque chose de plus sournois, marque ses traits – c’est un peu un Martien de Mars Attacks!, quand nous le rencontrons pour la première fois ! Et ça ne fait que s’aggraver… Un effet extrêmement grotesque, qui a de quoi interloquer, mais s’avère très pertinent, avec quelque chose de profondément dérangeant…

 

Le sujet à la base est beau et fou – Itô Junji dans ses œuvres, alors pourquoi ne pas commencer par ça ? Le problème est que, sur cette excellente base, d’une richesse insoupçonnée, l’auteur ne parvient pas vraiment à construire une histoire – le récit se traîne avec maladresse jusqu'à une conclusion « facile » et de peu de poids aux regards des implications potentielles de ce très beau sujet. Une déception, du coup…

 

Le Tunnel

 

« Le Tunnel » donne son nom et sa couverture au recueil, mais n’en constitue pas vraiment le point d'orgue, à mes yeux du moins.

 

L’entrée en matière est classique, mais forte. Un jeune homme retourne devant un tunnel ferroviaire depuis longtemps abandonné – il s’y sent appelé. C’est ici qu’il a (plus ou moins) assisté à la mort de sa mère, quand il était enfant… Ça fonctionne très bien, rien à redire.

 

Puis l’histoire consiste en un long flashback du jeune homme, quand il était un enfant, quelques années plus tard, et qu’avec sa sœur ils se sentaient obligés de pénétrer dans le mystérieux tunnel, où ne passaient plus les trains… mais où demeurait l’empreinte d’innombrables drames. Et des choses plus inattendues encore...

 

Car le traitement, de manière peut-être étonnante, vire alors à la SF – ou du moins se revêt de ses atours, si la science n’a au fond pas forcément grand-chose à voir avec tout ça. C’est ici que la nouvelle se montre le moins convaincante, hélas… Du moins dans les grandes lignes ? Car Itô Junji, sur ce postulat relativement convenu au-delà d’un traitement narratif qui l’est peut-être moins, sait toujours ménager de belles et terribles scènes d’horreur – des manières très inventives de disparaître en hurlant de peur…

 

Après quelques errances, le récit remonte donc de manière appréciable, jusqu'à une conclusion cette fois satisfaisante – parce que, avec ce qu’elle contient d’inéluctable, et donc d’absolument tout sauf surprenant, elle ne conclut en fait rien, et c’était l’approche appropriée.

 

« Le Tunnel » est donc une histoire un peu inégale, mais qui contient suffisamment de choses bien vues pour fermer les yeux sur ce qui l’est moins.

 

Le Buste de bronze

 

Changement radical d’ambiance avec « Le Buste de bronze », nouvelle antérieure aux quatre autres et publiée dans une autre revue. Cette fois, le ton est plus risible, avec une dimension grotesque marquée – un peu à la manière du « Cirque des horreurs » dans le recueil du même nom (et avec bien plus de réussite que les deux nouvelles consacrées aux enfants Hikizuri qui y figurent également).

 

C’est drôle avant que d’être terrifiant, dans une optique assez Grand-Guignol hystérique ; mais l’absence de gore ramène peut-être aussi bien ou davantage au calvaire vécu par l’héroïne de Massacre à la tronçonneuse coincée dans cette charmante petite famille texane… Les scènes d’horreur sont de la partie, d'ailleurs : nul besoin de geysers de sang et de mutilations pour ce faire ! Entre deux éclats de rire, le frisson n’est pas forcément absent… Tiens, en fait, ma comparaison cinématographique, ça serait peut-être plutôt le Creepshow de George A. Romero – vous vous rappelez ce segment étonnant où Leslie Nielsen… fait peur ?

 

L’histoire tourne autour d’une répugnante notable, « femme de » obsédée par son effigie, et, cela va de soi, par ce que l’on pense (et dit) d’elle. Un pittoresque petit groupe de mères de famille échangeant les ragots sur les bancs du jardin d’enfants, en fera l’amère expérience…

 

Le récit fonctionne très bien, à tous ces niveaux : Itô Junji se sort avec adresse de l’exercice si périlleux de la comédie horrifique, parvenant bel et bien à être à la fois drôle et effrayant – et dérangeant tant qu’à faire. Surement pas un chef-d’œuvre, mais une nouvelle efficace et réussie.

 

Les Noiraudes

 

Nouveau changement de ton, alors que nous en arrivons au meilleur récit du Tunnel en ce qui me concerne : « Les Noiraudes ». Lesquelles, visuellement, peuvent rappeler celles ainsi nommées dans les films du studio Ghibli, Mon voisin Totoro et Le Voyage de Chihiro, tous deux signés Miyazaki Hayao, mais, si elles ne sont pas forcément (?) mal intentionnées, les p'tites boules, elles n’en sont pas moins problématiques – au point de provoquer les plus horribles des drames…

 

Le récit adopte un contexte lycéen – encore ; je hais les adolescents et l’adolescence, mais tout cette hideur suintante est bien un cadre approprié pour l’horreur, en manga ou pas, allez savoir pourquoi – HEIN.

 

Ici, nos boules d’hormones avec des pattes (et des poils) font bientôt face à un étrange phénomène : l’apparition de… eh bien, oui, de sorte de boules de poil, pour le coup, qui flottent dans les airs, et sont terriblement, mais alors terriblement, indiscrètes. Ces saloperies ont le mauvais goût de « diffuser » verbalement les pensées les plus secrètes des lycéens (surtout mais pas que) du coin – je peux pas blairer untel, j’aimerais bien me taper unetelle, ce blog c’est vraiment de la merde, etc. Chose redoutable – peut-être tout particulièrement dans ce microcosme précis, et avec tout ce que la société japonaise (mais d’autres aussi) peut avoir de particulièrement répressif à l’encontre de la brutalité de l’expression de ces sentiments : ces choses ne se disent certainement pas… Quelle honte !

 

La folie des noiraudes contamine ainsi toute la population, dans une atmosphère probablement paranoïaque, qui a ses cotés drôles, au milieu des horreurs, suicides et meurtres à foison ; par ailleurs, la réaction « d’acceptation » de tout ce laid monde a quelque chose d’assez dérangeant – qui, pour le coup, me paraît donc anticiper Spirale : les choses les plus folles se produisent dans tel recoin reculé du Japon sans que personne ne semble trouver cela vraiment étonnant… ou ne le dise. Cela n’est pas pour rien dans la réussite de ce récit à l’ambiance remarquable – et le sinistre personnage de Kazuya itou.

 

Mais, au fond, le propos est vraiment tragique, vraiment déprimant – ça suinte la douleur adolescente, la honte paralysante, la haine de soi et des autres que la vie ne manque pas, régulièrement, de susciter. Et le dépit, l'impuissance, la frustration qui vont avec...

 

La conclusion, comme dans « Le Tunnel », fonctionne sans doute parce qu’elle n’en est pas vraiment une – un goût amer demeure en bouche, et c’était bien ce qu’il fallait.

 

Un très bon récit, original et pertinent – à mon sens le sommet de ce recueil.

 

L’Histoire sanglante du village de Shirosuna

 

L’ultime nouvelle de ce Tunnel est aussi la plus convenue – elle n’est pas désagréable pour autant, simplement moins surprenante ; peut-être en partie du fait de ses inspirations (Lovecraft aurait bien aimé, je suppose), mais aussi de son traitement – dans le scénario comme dans le trait, nous sommes dans du pur Itô Junji, avec ces personnages à l’allure anémiée foncièrement dérangeante, comme les victimes de la Spirale ou les jeunes filles dévorées de passion pour Le Mort amoureux.

 

Très classique, donc : un jeune médecin vient s’installer dans un village coupé du reste du monde (littéralement, on ne peut pas y accéder en voiture, il faut marcher dans les bois), et découvre que tout cette population, forcément consanguine, est affectée par une mystérieuse pathologie en rapport… eh bien, avec le sang, justement – le sang qui a un rôle important ici, oui, et c’est probablement le seul cas dans tout ce volume : les geysers sont là, et d’autres images choc qui produisent bien leur effet.

 

Oui, c’est assez lovecraftien, en même temps… Sur un mode référencé, et de la sorte probablement un peu plus léger que les mélancoliques « Le Tunnel » et « Les Noiraudes », différemment cependant de « De longs rêves » et du « Buste de bronze ». Mais cela fonctionne bien – rien d’exceptionnel, jusqu’à la conclusion nécessaire, mais cela fonctionne bien.

 

GÉNIAL ET/MAIS FRUSTRANT

 

L’impression demeure : au sortit du Tunnel, j’ai eu encore une fois ce sentiment un peu désolant d’un auteur proprement génial, le mot n'est pas trop fort, aux idées magnifiquement folles et splendidement inventives, mais qui ne sait pas toujours comment les servir au mieux dans le cadre formaté d’un épisode isolé de bande dessinée.

 

Finalement, « Les Noiraudes » mis à part, qui m’a convaincu de bout en bout, ce recueil contient des histoires qui ont toujours quelque chose d’intéressant, voire de fascinant, mais tout aussi souvent quelque chose d’un peu bâclé ou bancal en définitive.

 

C’est vraiment dommage – et si l’ensemble demeure recommandable, il y a tout de même quelque chose d’un peu agaçant dans cette conviction que l’auteur, avec toutes ses idées brillantes, peut en même temps être leur pire ennemi.

 

Itô Junji est certes capable de faire mieux – Spirale en est la démonstration, presque par l’absurde. En l’état, c’est bien. Mais cela pourrait être tellement mieux…

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L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Publié le par Nébal

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

STANLEY-BAKER (Joan), L’Art japonais, [Japanese Art], traduit de l’anglais par Jacqueline Didier, Londres – Paris, Thames & Hudson, coll. L’Univers de l’art, [1984, 1990] 2001, 213 p.

ERRANCES DE LA SENSIBILITÉ NÉBALIENNE

 

Un aveu, d’emblée : parler d’art, pour moi, est peut-être encore plus improbable et difficile que de parler de poésie – ce qui n’est pas peu dire, hein ? Et je le regrette encore davantage, en fait : j’ai bien conscience de passer à côté de beaucoup de choses qui devraient me toucher, et qui, pourtant, ne le font pas, probablement par simple ignorance… J’apprécie sans l’ombre d’un doute de déambuler dans un musée, environné de toiles et de statues, mais généralement c’est plutôt dans une perspective historienne, je suppose… Il y a certes des exceptions – et j’espère que cet article, à sa manière bien maladroite, saura en témoigner.

 

Car il ne témoignera probablement pas de grand-chose d’autre… Considérant l’art « de manière générale », si cela veut dire quelque chose, j’ai déjà bien du mal – alors s’il s’agit en plus de l’art japonais… Je n’espère même pas un seul instant parvenir à livrer un compte rendu très pertinent en tant que tel.

 

Je conçois donc cet article comme… un catalogue ? Un diaporama ? Consistant à mentionner arbitrairement quelques œuvres qui, oui, pour le coup, m’ont touché, sans que je sois toujours en mesure de dire exactement pourquoi.

 

Dès lors, même précaution générale que pour mes articles concernant la poésie japonaise (surtout l’Anthologie de la poésie japonaise classique et Haiku : anthologie du poème court japonais) : cette sélection, forcément un peu gratuite, n’a certainement pas la prétention d’illustrer ce que l’art japonais a produit de « meilleur » ; il ne s’agit que de témoigner très subjectivement d’une sensibilité toute personnelle, et guère assurée, au point de prohiber tout discours « objectif ».

 

En témoigne tout particulièrement le fait que certains aspects jugés essentiels de l’art japonais me laissent totalement froid, ou plutôt, non : totalement perplexe ; comme les haïkus, au fond. Je ne m’étendrai pas ici, par exemple, sur la céramique, a fortiori celle d’inspiration zen, car je ne la comprends tout simplement pas. Je ne m’étendrai pas davantage sur les estampes ukiyo-e (même après les 24 Vues du mont Fuji, par Hokusai, de Roger Zelazny), parce que, bien trop souvent, cela ne me parle en rien. Noter qu’on en a peu ou prou fait l’expression même de l’art pictural japonais, comme le haïku le serait pour la poésie japonaise – que cela ne me fasse pas éprouver grand-chose, dans les deux cas, n’en est que plus problématique, mais, en même temps, il y a là-dedans une histoire d’arbre qui cache fâcheusement la forêt, alors disons que c’est l’occasion de nous promener dans les bois, je vous assure qu’il y a beaucoup de choses à y voir… Mais reprenons : la statuaire bouddhique, à quelques exceptions près (une surtout, très importante !), ne m’inspire pas plus que cela, la calligraphie souvent guère davantage, re-à quelques exceptions près (une surtout, très importante !). Bon, ça écrème pas mal, quoi – mais de manière arbitraire et totalement subjective : c’est dit.

 

IMITER, ADAPTER ?

 

Cette approche de « diaporama », s’impose d’autant plus à mes yeux, que cet ouvrage signé Joan Stanley-Baker (c’est une relecture, je l’avais déjà lu il y a, pfff, presque quinze ans de cela ?) ne me facilite pas forcément la tâche pour livrer un compte rendu plus « orthodoxe », sans même parler d’une « critique » ; car, s’il est compétent et finalement assez pointu à l’occasion (et abondamment illustré, parfois en couleur, le plus souvent hélas en noir et blanc), je trouve qu’il manque un peu d’ordonnancement, de propos construit et suivi (même si cette approche a ses pièges) – à la comparaison, du moins, avec L’Art du Japon, de Murase Miyeko, que je lis en ce moment et dont je vous entretiendrai plus tard. Mais justement : ce second ouvrage sera peut-être plus approprié pour tenter de mettre de l’ordre dans tout ça, dans une perspective plus critique, mais aussi davantage historique ; je classerai alors probablement davantage par époques ce que je vais classer ici par genre artistique, ou médium.

 

Mais attention : dans tous les cas, il faut prendre des précautions – parce que, de tous les domaines d’étude, concernant le Japon, l’art est peut-être celui qui s’avère le plus propice, sinon aux stéréotypes (mais c’est souvent le cas), du moins aux nippologies, qui n’en sont au fond guère éloignées : on a dit beaucoup de choses sur l’esthétique japonaise (pas seulement dans le fameux Éloge de l’ombre de Tanizaki, loin de là), le sabi, le wabi, le mitate, l'harmonie, etc. – des choses plus ou moins pertinentes… Ces notions peuvent faire sens, oui, elles le font même très clairement, mais le danger serait de les ériger en système – surtout pour traiter de siècles de production artistique, dans des genres, des courants, des contextes on ne peut plus distincts.

 

Reste une question fort complexe mais qu’on ne peut pas éviter : le rapport du Japon à l’étranger en matière artistique. L’idée est que le Japon a beaucoup emprunté et « imité » ; c’est la forme la plus dégradée du mitate, peut-être : les Occidentaux qui traitaient du Japon à peine rouvert durant Meiji n’hésitaient guère à employer des mots plus rudes, comme « parodier » voire « singer »… Ils prétendaient, et l’idée a longtemps persisté, en s’étendant à tous les domaines, que les Japonais étaient compétents pour copier, mais d'une certaine manière naturellement incapables de créer. Mais cette idée a sa contrepartie, même dans un discours qui n’est pas forcément si éloigné du précédent dans ses prémisses, en constituant sa variation laudative : le Japon a « adapté », les emprunts ne sont jamais restés tels quels, ils ont toujours intégré, d’une manière ou d’une autre, une sensibilité proprement japonaise – en tant que telle irréductiblement distincte de celles de la Chine ou de la Corée, les deux modèles anciens, et tout autant de l’Occident à des époques plus récentes. Là encore, méfions-nous : gardons l’idée en tête, mais sans trop en faire non plus, car la pertinence, comme de juste, se trouve quelque part sur le chemin, ni au départ ni à l’arrivée.

 

L’ARCHITECTURE ET LES ŒUVRES MONUMENTALES

 

Entamons donc cette petite visite. Je suppose qu’il peut faire sens de commencer par les « gros machins », l’architecture monumentale, consistant le cas échéant en endroits où trouver les autres œuvres, de taille tout autre, dont je vais parler ensuite.

 

Le Daisenryô-kofun

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Et, histoire de ne pas faire dans la demi-mesure – histoire aussi de remonter assez loin dans le temps, car tous les autres sujets dont je vais traiter ensuite seront bien postérieurs (mais j’aurais pu remonter bien avant encore, avec la poterie Jômon, notamment) –, commençons par de l’ultra-monumental, avec les kofun, soit les « vieilles tombes », ou les « vieux tumuli », que les puissants, dans le royaume de Yamato surtout, ont fait édifier entre le IIIe et le VIIe siècles.

 

Celui que je vous présente ici est le plus grand de tous – c’est le Daisenryô-kofun, dans la banlieue d'Ôsaka, qui date du Ve siècle, l’âge d’or des grands kofun ; un monstre en son genre, et le plus vaste monument funéraire au monde – oui, plus grand que la pyramide de Khéops, le tombeau de Qin Shi Huangdi ou que sais-je. Citons Wikipédia : « Le tumulus du Kofun Daisenryō mesure environ 500 m sur 300 m, alors que l’entièreté de la structure fait 840 m de long. Entouré de trois douves, le tumulus s’élève d'environ 35 m par rapport au sol environnant. Sa superficie fait 100 000 m², celle de l'ensemble du complexe funéraire 460 000 m². » On estime que les travaux de terrassement seuls ont nécessité le travail quotidien d'au moins mille hommes pendant quatre ans – l'ensemble de la structure a pu réclamer encore bien plus de moyens et de temps. Ce kofun a été attribué à l'empereur Nintoku – un empereur fictif, censé avoir vécu 109 ans et régné 86 ans, vers cette période certes... Mais cette attribution est en fait récente.

 

Je dois dire que les kofun me fascinent vraiment, de par leur démesure. Je ne peux pas m’étendre davantage ici à leur propos (je l'ai un peu fait ailleurs), mais, oui, c’est bien de fascination qu’il s’agit…

 

Le Byôdô-in

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Le bouddhisme arrive au Japon, de Chine via la Corée, aux environs du milieu du VIe siècle ; s’installer lui demandera un certain temps, mais cela aura des effets cruciaux sur l’art japonais – car la religion autochtone, le shintô, ne s’embarrassait finalement pas trop de création artistique (et, notamment, ne figurait pas les kami). Aussi, durant l’époque « classique » (entendons par-là les époques d’Asuka, de Nara et de Heian), l’art japonais est avant tout un art bouddhique, qui ne laisse pas forcément beaucoup de place à l’art profane. L’architecture et la statuaire, surtout, sont systématiquement bouddhiques ou peu s’en faut.

 

Les premiers temples bouddhiques japonais étaient très modestes (ainsi l’Asuka-dera : un petit pavillon abritant une unique statue de Bouddha), mais la donne a changé au fur et à mesure ; le Hôryû-ji (à Nara), considéré comme la plus vieille structure de bois au monde, marquait déjà une certaine évolution, avec son plan plus complexe et sa pagode, mais on atteint parfois ensuite une certaine démesure qui, toutes choses égales par ailleurs, peut rappeler celle des kofun, ainsi surtout avec le Tôdai-ji (à Nara également), immense et qui abritait une colossale statue de Bouddha (dont l’édification a tout bonnement vidé les réserves de cuivre du Japon, dont l’économie en serait longtemps affectée) ; à la même époque se multiplient les temples provinciaux, à l’initiative de l’empereur Shômu.

 

Mais il est des constructions qui se démarquent par leur raffinement et leur subtilité : au premier chef, un peu plus tard, le Byôdô-in (à Heian, aujourd’hui Kyôto), et, au sein même du Byôdô-in, le hôôdô, ou « pavillon du phénix ». L’ensemble date de 1052, et émane de la volonté du régent Fujiwara no Yorimichi – à cette époque, le clan Fujiwara était le vrai maître du Japon, et en même temps l’incarnation absolue de la culture de la cour de Heian, d’une extrême sensibilité. Ce temple extraordinaire est dédié au bouddha Amida et à son paradis de la Terre Pure de l’Ouest, dont, d’une certaine manière, il s’agissait de présenter un avant-goût terrestre – une réussite, on peut le dire (même si le culte d’Amida ne prendrait véritablement toute son importance que plus tard).

 

Le Pavillon d’or

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Un ensemble d’un autre ordre, maintenant, avec le fameux Pavillon d’or, ou Kinkaku-ji, situé à Kyôto (alors Heian). Sa construction débute en 1397, et il incarne d’une certaine manière le goût des belles choses souvent associés aux shôguns Ashikaga (c’est l’époque de Muromachi) – les Ashikaga, plus encore que les Fujiwara quelques siècles plus tôt, ont généreusement subventionné les arts, notamment sacrés.

 

Je ne crois pas pouvoir en dire grand-chose de plus ici – car je peux vous renvoyer à un autre article, ma chronique du Pavillon d’or, le génial et magnifique roman de Mishima Yukio, inspiré par le fait-divers de ce jeune moine qui a incendié le splendide bâtiment, en 1950, par haine de la beauté. Mais le temple a été rapidement reconstruit à l’identique après cela – dès 1955, ce qui est éloquent à sa manière.

 

C’est l’occasion de glisser une petite remarque : les temples japonais, généralement en bois, le matériau essentiel de la culture nippone, souffrent facilement des incendies, etc., et, de toute façon, traditionnellement, on les « reconstruit » régulièrement, en principe à l’identique – la date de fondation de tel ou tel temple n’est pas nécessairement celle de la construction de ses bâtiments, qui, prosaïquement, peut être tout à fait récente (le Hôryû-ji et le Byôdô-in semblent des exceptions, sauf erreur).

 

Le château de Himeji

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

L’architecture japonaise n’est cependant pas que sacrée – a fortiori durant les époques les plus troubles du Japon médiéval ; en témoigne le château de Himeji, pas très loin de Kôbe, dont la construction date de 1346, et qui est un des rares châteaux japonais à avoir traversé les siècles relativement intact (donjon de bois inclus).

 

Pas grand-chose de plus à en dire ici – quelle beauté tout de même ! Pour une réalisation militaire… Cette blancheur est impressionnante, le plan global intimidant de majesté.

 

Mais vous l’avez probablement déjà vu – ne serait-ce que dans les excellents Kagemusha et Ran de Kurosawa Akira, qui en a usé comme décor.

 

LA STATUAIRE BOUDDHIQUE

 

La statuaire, essentiellement bouddhique, occupe une place très importante dans ce livre de Joan Stanley-Baker – comme à vrai dire dans celui de Murase Miyeko : c’est un aspect fondamental de l’art japonais de l’époque classique. S’y repérer n’est pas toujours évident, pour le quidam occidental qui ne sait pas grand-chose du bouddhisme… Et Joan Stanley-Baker ne nous aide guère à contextualiser (Murase Miyeko davantage, et c’est une dimension très appréciable de son livre).

 

Reste que c’est un art varié, dans les sujets (bouddhas, bodhisattvas, dieux, démons, moines...) comme dans les écoles (artistiques aussi bien que métaphysiques) ou les matériaux (bois, bronze…). Globalement, mais sans doute du fait de ma méconnaissance de cette foi, je suis resté assez indifférent aux innombrables représentations des bouddhas et des bodhisattvas (certains sont mis en avant, comme Amida ou Kannon), encore qu’il y ait à n’en pas douter de fort belles choses dans tout cela – et certaines qui peuvent paraître surprenantes, comme ces niô agressifs et effrayants qui gardent les temples contre les démons. C’est très impressionnant – mais je dois dire que les statues qui m’ont le plus parlé, pourtant, sont autrement sobres et, par définition, humaines, puisqu'elles figurent des moines. J’ai envie d’en montrer deux…

 

Ganjin assis en méditation

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

La première, dont on ne connaît pas l’auteur, est une sculpture en laque sec et colorée du maître Ganjin, le fondateur du Tôshôdai-ji, à Nara, et elle date de la fin du VIIIe siècle. Elle introduit peu ou prou un motif de représentation qui persistera par la suite (en témoignera d’ailleurs la seconde statue que je vais citer), en associant à un certain réalisme, très humain, une sensation de profonde spiritualité apaisée – qui ressort ici, notamment, de ce beau visage d’un homme plongé dans la méditation, de ses yeux clos surtout. Je trouve cette statue très belle et très forte – mais la suivante, qui en descend d’une certaine manière, encore bien davantage…

 

Muchaku (œuvre d’Unkei)

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Et voici donc Muchaku, une statue en bois représentant le patriarche indien Asanga, mais sous des traits indubitablement japonais (perso, il me fait penser à Kitano Takeshi, allons bon…).

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Cette fois, on en connaît l’auteur : Unkei, un des plus brillants sculpteurs de l’époque de Kamakura, dont on considère souvent que ce Muchaku est le chef-d’œuvre. La statue a été réalisée entre 1208 et 1212, pour le temple Kôfuku-ji (Nara).

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Conformément aux canons esthétiques du temps, c’est-à-dire aussi bien ceux des guerriers désormais au pouvoir et portés au pragmatisme et à l’action (à l’encontre des Fujiwara, etc., « efféminés » de la cour de Heian), que ceux des Song du Sud, en Chine, la statue vise avant tout au réalisme, avec une efficacité saisissante.

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Je trouve notamment ce visage extraordinaire, il n’y a pas d’autre mot – d’où ces quatre photographies, qui en donnent des aperçus variés. C’est une œuvre d’une très grande force et d’une très grande beauté – une des plus belles de tout ce livre, en ce qui me concerne.

 

LA PEINTURE, SACRÉE COMME PROFANE

 

J’en arrive à la plus grosse partie de ce compte rendu, qui est consacrée à l’art pictural, au sens large (encore que je garde la calligraphie pour plus tard). S’il y a un gros déséquilibre dans le présent article, il est sans doute moins marqué dans le livre de Joan Stanley-Baker, où la statuaire et l’architecture notamment bouddhiques occupent une place peut-être aussi conséquente – ce n’est donc pas forcément, et même probablement pas, représentatif.

 

La peinture japonaise a pu emprunter des formes et des méthodes très diverses, en, disons, l’espace de quinze siècles (puisque je ne remonte pas à la protohistoire, ici), ce qui va me permettre de faire des catégories par la suite.

 

Il faut sans doute accorder une importance particulière aux supports de cette peinture, car ils diffèrent largement de ceux auxquels nous sommes habitués en Occident : ici, la peinture se déploie souvent sur des paravents ou des rouleaux, cas a priori les plus fréquents, même si d’autres supports encore sont envisageables, comme les éventails, etc.

 

Allez, quelques exemples, très divers…

 

Haya raigô

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

L’inspiration bouddhique est très marquée, aux origines de l’art particulier qu’est la peinture – ici, elle ne se distingue pas de la sculpture ou de l’architecture. La peinture bouddhique est abondante, mais m’a plus ou moins parlé, dans l’ensemble – ou, non : dans ses premiers temps ; parce qu’ultérieurement la peinture d’inspiration zen a produit des chefs-d’œuvre sur lesquels il me faudra revenir.… Je m’en tiens ici à la peinture classique – et encore, je mords un peu sur l’époque de Kamakura, en fait.

 

La présente peinture, en effet, illustre un thème fréquent de l’iconographie bouddhique japonaise : la « descente » (raigô) « rapide » (haya – elle correspond ainsi davantage aux mœurs des guerriers, ce qui distingue cette interprétation d’autres plus anciennes, et plus typiques du goût aristocratique des époques de Nara et de Heian) d’Amida, accompagné de ses bodhisattvas ; le bouddha rejoint le mourant ayant fait appel à lui au moment de sa mort pour le récompenser de sa foi, en l’emmenant avec lui dans le paradis de la Terre Pure de l’Ouest.

 

Il s’agit peut-être ici de l’exemple le plus fameux du traitement de cette thématique – un rouleau vertical, en couleurs et or sur soie, typique de l’art religieux de Kamakura en ce début du XIIIe siècle. Y apparaissent en même temps des traits qui peuvent annoncer certaines réalisations ultérieures, notamment concernant les paysages « japonais », tranchant sur les clichés hérités de la Chine.

 

Ban Dainagon E-kotoba

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Un aspect qui m’a séduit, dans cet art pictural partagé, disons, entre la fin de l’époque de Heian et le début de celle de Kamakura, est la propension sensible dans un bon nombre de rouleaux à raconter une histoire. Ces e-maki, je ne crois pas que ce soit si malvenu de le dire, anticipent parfois la bande dessinée, bien avant, par exemple, la Fricassée de galantin à la mode d’Edo, de Santô Kyôden, ou les « mangas » de Hokusai.

 

Il y en a de plusieurs types – et Joan Stanley-Baker distingue, en y attachant beaucoup d’importance, une peinture dite « féminine » (onna-e) et une peinture dite « masculine » (otoko-e), or je relève que Murase Miyeko, évoquant les mêmes œuvres dans L’Art du Japon, n’effectue jamais ce distinguo… Les œuvres onna-e, s’il faut retenir cette nomenclature, ont produit leur lot de chefs-d’œuvre, et notamment les illustrations du Dit du Genji, le fameux roman de dame Murasaki Shikibu. Toutefois, j’avoue avoir été davantage séduit par des exemples de rouleaux otoko-e, non que leur supposée « virilité » ait quelque chose de martial (ce ne sera le cas que du quatrième exemple que j’ai choisi de citer ici), mais parce que leur dessin, moins « digne », louche plus qu’à son tour sur la caricature, avec le cas échéant un humour marqué (même morbide).

 

Ainsi du Ban Dainagon E-kotoba, un rouleau narratif horizontal, encre et couleurs sur papier, qui date de la fin du XIIe siècle. L’exemple que voici rapporte « la dispute des enfants », scène fameuse de ce rouleau semble-t-il assez drôle rapportant un fait-divers de l’époque (l’incendie d’une porte du palais impérial, avec ce qu’il faut de médisance et de calomnie pour rendre la chose amusante, faut-il croire). La scène illustrée correspond en fait à plusieurs moments, qu’il faut lire en faisant le cercle (un procédé, cela dit, qu’on avait déjà pu rencontrer dans des œuvres bouddhiques auparavant – rapportant par exemple les vies antérieures du Bouddha historique, notamment la scène du sacrifice au tigre).

 

Chôjû Giga

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Mais voici incontestablement mon chouchou parmi tous ces rouleaux : les Chôjû Giga ; des œuvres anonymes là encore, datant de la fin du XIIe siècle (mais le dernier rouleau semble plus tardif et dû à un autre auteur, ou plusieurs, moins doués que leur prédécesseurs), et simplement constituées d’encre sur papier. À la différence du rouleau qui précède et de ceux qui suivent, ces « Animaux espiègles » ne sont pas accompagnés de texte, et ne renvoient pas à une histoire connue – aussi ont-ils suscité des interprétations très différentes, et leur mystère n’est toujours pas percé… Peut-être les Chôjû Giga ne sont-ils pas exactement narratifs à proprement parler, en dépit de leur mode de lecture consistant à dérouler l’ensemble ?

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Quoi qu’il en soit, ces rouleaux sont délicieux, qui contiennent des fantaisies animalières probablement non dénuées d’une certaine dose de satire, puisque les bêtes y singent les hommes (si j’ose dire) ; par exemple, cette adoration d’un Bouddha grenouille par des singes, des renards et des lapins est sans doute assez éloquente à cet égard, et s’avère d’une modernité stupéfiante dans le trait, autant que d’un humour peut-être un peu irrévérencieux qui fait toujours mouche.

 

La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais, au travers de ces quelques aperçus, j’ai immédiatement pensé à une œuvre peu ou prou contemporaine, mais littéraire (d’abord, pas seulement) et française : mon Roman de Renart adoré. C’est absolument parfait.

 

Gaki Zôshi

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Le cas du Gaki Zôshi (fin du XIIe siècle également, encre et couleurs sur papier) n’est finalement pas moins compliqué, car l’œuvre s’inscrit cette fois dans un registre bien précis : celui du prosélytisme bouddhique. En effet, ces « Fantômes affamés » font partie d’un ensemble de rouleaux destinés à édifier les foules, en leur narrant les horreurs vécues sur Terre et aux enfers par ceux qui ont défié la loi de Bouddha en agissant mal ; oui, il y a une idée d’ « enfer », qui n’est peut-être pas si éloignée que cela des visions terribles et grotesques d’un Jérôme Bosch…

 

Mais la caricature est pourtant de la partie, ai-je l’impression – et, mais peut-être est-ce un mauvais réflexe de ma part, celui d’un Occidental huit siècles plus tard, je ne peux m’empêcher de savourer les traits, parfois du plus haut comique, de ces terribles fantômes.

 

Heiji monogatari

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Les trois rouleaux dont je viens de parler ont quelques points communs : ils datent tous de l’époque de Heian, contiennent une part de caricature, mais ont peut-être aussi, sauf le premier à vue de nez, une dimension religieuse ; par ailleurs, s’ils sont en relation avec un texte (ce qui n’est pas le cas des « Animaux espiègles »), ce n’est pas avec une grande œuvre littéraire qui a traversé les siècles (ce qui les distingue en même temps de leurs contemporains, de style onna-e, qui illustrent Le Dit du Genji).

 

Mais nous reprenons un siècle plus tard environ (la fin du XIIIe siècle), avec un rouleau illustré dépourvu de la moindre caricature et d’un effet tout autre, plus réaliste, enfin lié à une grande œuvre littéraire : Le Dit de Heiji (Heiji monogatari), chronique guerrière dont j’avais eu l’occasion de parler sur ce blog.

 

L’illustration du récit épique a un souffle remarquable, l’encre et les couleurs sur papier produisent un nouvel effet, tout particulièrement dans cette fameuse scène, et traumatique, illustrant l’assaut du palais de Heian par les troupes rebelles du clan Minamoto et l’incendie qui s’ensuit. « Souffle » est le mot, je crois, et je crois également qu’il témoigne de ce que l’époque a changé – qu’avec l’avènement des guerriers, on en arrive à ce « monde à l’envers » dont parlait Pierre-François Souyri dans son Histoire du Japon médiéval (reprenant l’expression chez de nombreux auteurs contemporains des événements).

 

Myôe Shônin en méditation (œuvre d’Enichibô Jônin)

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Je m’en tiendrai là pour les rouleaux narratifs. Il va de soi que la peinture japonaise a aussi concerné d’autres sujets qui nous sont plus familiers, comme le portrait, le paysage, etc. Ceci étant, en digérant éventuellement des influences extérieures (notamment chinoises), l’art japonais est parvenu à exprimer la plupart du temps une forte singularité – bien loin de simplement « copier », les portraitistes et les paysagistes nippons ont adapté leurs sujets à une sensibilité japonaise particulière, parfois même jusqu’à la contradiction des modèles.

 

J’ai envie de citer ici trois portraits – tous très différents. Le premier serait celui intitulé Myôe Shônin en méditation, dû au peintre Enichibô Jônin ; c’est un rouleau vertical, encre et couleurs sur papier, datant du début du XIIIe siècle. Myôe Shônin était un moine réformateur, très admiratif du nouvel art chinois des Song, dont il a recommandé de s’inspirer – ce qu’a fait notamment l’auteur de ce portrait, qui était en fait le disciple préféré dudit moine, qu’il représente ainsi pour l’éternité.

 

C’est en fait l’occasion de témoigner d’un changement dans les mentalités, et notamment dans les spiritualités. En cette époque de Kamakura dont on dit souvent qu’elle privilégiait le réalisme (voyez plus haut les développements sur Muchaku et le Heiji monogatari), dimension qui s’exprime sans doute dans le visage du moine, sensible autant que mal rasé, le peintre montre combien cette approche n’est pas un appauvrissement, mais quelque chose d’essentiellement différent, susceptible de produire des pièces d’un haut niveau artistique. L’influence zen s’y fait sans doute déjà sentir, et la composition, tout particulièrement, me paraît admirable, centrée sur le moine en pleine méditation, et même sur son visage si parfaitement humain.

 

Minamoto no Yoritomo (œuvre de Fujiwara Takanobu)

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Des trois portraits que j’ai choisi d’évoquer dans cet article, je crois bien que celui-ci est mon préféré. L’individu représenté est une figure capitale dans l’histoire du Japon, le premier shôgun de Kamakura, Minamoto no Yoritomo ; il est peint ici par Fujiwara Takanobu, sur un rouleau vertical, encre et couleurs sur soie, qui date du XIIe siècle (le peintre a vécu entre 1142 et 1205, son sujet de 1147 à 1199).

 

Joan Stanley-Baker nous explique que c’est une œuvre typiquement entre deux mondes, avec le formalisme de Heian d’une part, s’exprimant notamment dans la composition, et, je suppose, dans l’allure étrangement « géométrique » du corps et des vêtements du shôgun, tandis que le visage est traité avec une grande attention réaliste, plus typique de l’art naissant de Kamakura – et à vrai dire impensable quelques décennies plus tôt. Le résultat, tout en contrastes, me paraît tout simplement parfait – c’est vraiment un type de représentation qui me plaît beaucoup.

 

Sakata Hongorô III dans le rôle du méchant Mizuyemon (œuvre de Sharaku)

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Le dernier portrait que je retiens ici est bien plus tardif – c’est aussi, probablement, le plus connu des trois. Il s’agit de Sakata Hongorô III dans le rôle du méchant Mizuyemon, une estampe polychrome sur fond coloré de poussière de mica, signée Sharaku et datée de 1794. Elle représente un fameux acteur de kabuki, Sakata Hongorô III donc, que le peintre immortalise sous les traits les plus ridicules (on l’a parfois dit ancien acteur de nô, et très agacé par le succès du kabuki, genre populaire pour ne pas dire vulgaire…).

 

La caricature est vicieuse, mais aussi très drôle – et d’un art consommé, jouant là aussi beaucoup sur les contrastes, même si le grotesque est sans doute au premier plan ; dans le registre des estampes, si célébrées et courues par les artistes européens du XIXe siècle, cela me parle probablement davantage que les paysages d’un Hokusai ou d’un Hiroshige, si les sujets « badins » du « monde flottant » peuvent, quant à eux, me séduire à l’occasion.

 

Bois de pins (œuvre de Hasegawa Tôhaku)

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

La peinture de paysages est bien sûr répandue au Japon – et, à vrai dire, le bouddhisme zen a probablement eu un impact essentiel ici, qui a incité à représenter la nature selon des formes souvent épurées, et tout particulièrement dans le registre monochrome. Les premiers paysages représentés dans cette optique sont parfois la reprise de clichés chinois ne signifiant pas grand-chose pour les Japonais, mais ils ne s’en mettent que davantage à regarder leur propre nature, pour s’en inspirer et livrer des toiles immortelles.

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

En voici un exemple magnifique (probablement ce que j’ai préféré dans l’ensemble de ce livre), avec les Bois de pins de Hasegawa Tôhaku, datant de la fin du XVIe siècle ; il s’agit d’une paire de paravents à six panneaux, portant un dessin à l’encre uniquement sur du papier (ce qui n’est pas forcément caractéristique de l’auteur, qui a surtout œuvré dans le registre polychrome – ces panneaux ont quelque chose d’une exception).

 

Le plus admirable, et typique en même temps, est l’importance accordée au vide dans ces panneaux – comme une part essentielle de la composition, et semble-t-il un apport fondamental du zen, qui appréciait ce type de déséquilibre inspirant, constituant en fait un équilibre d’un autre ordre. L’artiste en dérive une sensation brumeuse, hivernale peut-être, qui embellit encore la majesté de ces grands pins élancés, tranchant sur les représentations habituelles de cet arbre au Japon (on prisait jusqu'alors les formes tordues et sinueuses – « à la chinoise »). Fonction de l’humeur, cette ambiance feutrée et indécise peut inspirer le calme, la sérénité – elle est en tout cas propice à la contemplation et même à la méditation, sur un mode supérieur prenant on compte ce que l’on voit mais tout aussi bien ce que l’on ne voit pas. C’est un immense chef-d’œuvre.

 

Faucon sur un pin (œuvre de Sesson Shûkei)

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Proches des scènes de paysage, d’autres tableaux illustrent la nature en mettant en avant la flore (innombrables représentations d’orchidées, etc., souvent accompagnées de poèmes calligraphiés) ou la faune – ce qui a pu donner aussi bien de délicates études d’insectes, que ce tableau d’une fougue sidérante, et peut-être faudrait-il aller jusqu’à parler de violence : l’extraordinaire Faucon sur un pin de Sesson Shûkei (un rouleau vertical – il y deux rouleaux en fait, et l’autre est de toute beauté lui aussi, mais je préfère m’en tenir ici à celui-ci, autrement saisissant –, encre sur papier, milieu du XVIe siècle). La précision dans le rendu expressionniste et agressif de l’oiseau de proie s’accompagne d’une grande virtuosité dans la composition de son cadre ; en résulte un équilibre parfait, mais sur un mode étrangement hostile qui ne saurait laisser indifférent.

 

Au bord du lac (œuvre de Kuroda Seiki)

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le Japon voit son art bouleversé par l’ouverture au monde (même s’il n’en était pas aussi coupé qu’on a pu le dire – via notamment les commerçants hollandais) ; à l’indécision des troubles succède chez certains la conviction sans cesse martelée que ce qui vient de l’Occident est intrinsèquement supérieur (les Occidentaux pouvaient avoir une impression toute différente, notamment au regard des estampes – une histoire d’herbe plus verte chez le voisin). Les peintres japonais se livrent donc avec frénésie à la « peinture occidentale » (yôga).

 

Les plus habiles et conscients d’entre eux cherchent plutôt à opérer une synthèse : c’est le cas de Kuroda Seiki, grand connaisseur de l’art occidental (il a vécu à Paris puis créé une école de retour au Japon), dont voici, datant de 1897, Au bord du lac, une huile sur toile (soit deux choses inédites) qui rappelle pourtant la tradition des estampes. Le résultat « surprend » moins nos yeux d’Occidentaux, j’imagine, mais le sujet et le traitement ne sont pas sans grâce ni habileté, ni même personnalité, surtout dans pareil contexte.

 

Feuilles mortes (œuvre de Hishida Shunsô)

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Mais le tableau de Kuroda constitue peut-être un premier état du courant dit « nihonga », soit « peinture (d’inspiration) japonaise », qui entend dépasser l’admiration éperdue pour les « nouveautés » occidentales, en en pesant bien l’apport, mais sans pour autant s’empresser d’effacer tout trait japonais ; c’est probablement ainsi qu’est né l’art contemporain nippon.

 

Hishida Shunsô, au tournant du XXe siècle, est représentatif de cette vision des choses, et ses Feuilles mortes (1910, paire de paravents à six sections, pigments minéraux sur papier), où les arbres se perdent progressivement dans la brume, rappellent avec bonheur les Bois de pins de Hasegawa Tôhaku, cependant avec une technique d’inspiration occidentale et davantage réaliste, mais sur un support typiquement japonais.

 

Rivière (œuvre de Tokuoka Shinsen)

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Et nous en arrivons à l’époque contemporaine. Joan Stanley-Baker ne s’y étend pas dans cet ouvrage, n’en donnant guère que quelques aperçus rapides (il n’y a rien de la sorte dans le livre de Murase Miyeko). Je ne vais pas m’y étendre non plus – mon inculture et, c’est lié, mon absence totale de goût m’interdisent de vraiment en traiter.

 

Je noterai juste que cette Rivière, de Tokuoka Shinsen, datant de 1954, m’a séduit – je serais bien en peine de dire pourquoi. Mais, bizarrement (?), c’est surtout vrai dans le livre, où la reproduction a, pour je ne sais quelle raison, des couleurs bien plus douces et lumineuses que cette photographie trouvée sur Internet, dont le rouge m'agresse (la teinte est bien davantage orangée dans le livre)…

 

D'AUTRES ARTS – DONT LA CALLIGRAPHIE

 

Je n’ai finalement abordé l’art japonais, jusqu'à présent, qu’au regard de genres bien connus en Occident également, mais il va bien au-delà – et au-delà d’un partage qui me paraît malvenu entre arts dits « majeurs » et arts dits « mineurs ». L’art des jardins n’a assurément rien de mineur – les laques ou la céramique zen non plus, je suppose, même si l’intérêt de cette dernière, trop souvent, me dépasse (l’idée centrale de l’imperfection profitable me séduit, mais les quelques bols qui figurent dans cet ouvrage et qui suscitent des commentaires très enthousiastes, eh bien… je ne comprends pas), et il faut y accoler la cérémonie du thé, éventuellement le pivot autour duquel tous les arts s’organisent.

L'Art japonais, de Joan Stanley-Baker

Mais la calligraphie doit probablement être mise en avant. Loin d’être un art « mineur », elle est peut-être, pour les Japonais (et pour les Chinois) l’art qui dépasse tous les autres. Bien sûr, l’écriture chinoise (mais aussi les kana, en fait) s’y prête particulièrement – d’une manière probablement inenvisageable pour notre alphabet. Ça ne nous facilite pas forcément l’appréciation au plus juste de la calligraphie japonaise, a fortiori si on ne sait pas lire le texte (j’entends : même s’il avait été écrit « normalement »), ce qui nous incite à envisager ces œuvres et leur qualité au regard de critères esthétiques un peu abstraits.

 

Mais, même ainsi, cela peut donner des choses proprement extraordinaires. Cet exemple m’a littéralement bluffé, qui est tiré du recueil Shigeyukishû, dans l’anthologie Sanjûrokunin ka shû, et date d’environ 1112. Je cite, je crois que c'est ce qu'il y a de mieux à faire (pp. 103-104) :

 

Le Sanjûrokunin ka shû (« Anthologie des Trente-Six Poètes »), du début du XIIe siècle, constitue un sommet dans l’art de la fabrication et de la décoration du papier. On pense que ce recueil de plusieurs centaines de poèmes, copiés par vingt calligraphes, a été offert à l’empereur-retiré Shirakawa, à l’occasion de son soixantième anniversaire (1112). Le poème suivant est de Minamoto no Shigeyuki (mort en 1000) :

 

Bien que la souche enterrée

Rencontre le Printemps quand

Les branches surgissent unanimes

Combien d’années a-t-elle

Passées sans verdir !

 

Le poème évoque peut-être une femme mûre, symbolisée par une souche enterrée, qui a déjà vu venir et partir plusieurs printemps suivis d’un été sans amour. L’artiste a utilisé du mica et de l’encre de Chine sur un papier décoré de collages. Au centre, un bateau abandonné, motif classique lié à l’été, est peint sur une feuille de papier déchirée, insérée entre deux morceaux de couleur plus claire, comme s’il n’appartenait pas au même monde. La disposition calligraphique du poème suit les cadences de la langue ; il se clôt sur des caractères chinois compliqués, en un paraphe d’une ferme écriture masculine. D'une pression forte et mesurée du poignet, le calligraphe semble avoir inscrit sur le papier les souffrances secrètes dont témoigne le poème waka de la même façon que s’il avait recopié un décret officiel.

 

Je trouve ça absolument stupéfiant, d'inventivité, d'audace, de pertinence.

 

À COMPLÉTER

 

Voilà, je vais m’arrêter là pour aujourd'hui. Mais tout cela sera à compléter avec d’autres ouvrages, ayant éventuellement un point de vue différent – assez prochainement, je vais ainsi vous parler de L’Art du Japon de Murase Miyeko, et tenter, avec un tout petit peu plus de bases, d’ordonner et analyser tout ça. Mais commencer par le pur ressenti ne me paraissait pas inapproprié.

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Je voudrais être tué par une lycéenne, vol. 1 et 2, d'Usamaru Furuya

Publié le par Nébal

Je voudrais être tué par une lycéenne, vol. 1 et 2, d'Usamaru Furuya

FURUYA Usamaru, Je voudrais être tué par une lycéenne, vol. 1, [Joshikôsei ni korosaretai 女子高生に殺されたい], traduction et adaptation [du japonais par] Fabien Nabhan, Paris, Delcourt – Tonkam, coll. Young, [2015] 2017, [208 p.]

Je voudrais être tué par une lycéenne, vol. 1 et 2, d'Usamaru Furuya

FURUYA Usamaru, Je voudrais être tué par une lycéenne, vol. 2, [Joshikôsei ni korosaretai 女子高生に殺されたい], traduction et adaptation [du japonais par] Fabien Nabhan, Paris, Delcourt – Tonkam, coll. Young, [2016] 2017, [240 p.]

 

Attention, au bout d’un moment, cette chronique comporte probablement des SPOILERS.

SACRÉ TITRE ET GRAND ÉCART

 

Sacré titre, hein ? Je trouve aussi.

 

Il a sans doute participé à ma décision d’achat et de lecture de cette « série » complète en deux tomes (que je vais traiter aujourd'hui ensemble). Mais, s’il n’y avait eu que cela, je serais passé à côté, ne sachant rien de l’auteur et n’osant pas m’aventurer à l’aveuglette dans les rayonnages de mangas…

 

Aussi l’élément déclencheur a-t-il été une interview de l’auteur, Furuya Usamaru, dans le n° 2 de l’excellente revue Atom (ou en tout cas ce numéro 2 était excellent, je me suis procuré le troisième mais n’ai pas encore eu l’occasion de le lire). À vrai dire, cet article était assez étrange… Si l’interview en elle-même était aussi enthousiaste et enthousiasmante que courtoise, les brèves critiques l’accompagnant se montraient parfois indubitablement négatives. Car il en ressortait l’impression d’une pente un peu désolante dans la carrière du bonhomme...

 

En effet, Furuya Usamaru, professeur d'arts plastiques et amateur de toutes sortes d'arts, a d’abord été un expérimentateur audacieux (notamment avec sa première BD Palepolicompilant des sortes de strips d’avant-garde), puis un provocateur lucide (par exemple en jouant des fantasmes tournant autour des figures lycéennes pour en exprimer l’horreur sous-jacente, ainsi dans Litchi Hikari Club, inspiré par le théâtre Tokyo Grand Guignol et Maruo Suehiro, ou dans son adaptation très libre du Suicide Club de Sono Sion, sous le titre français Le Cercle du suicide – sans même parler bien sûr de la BD qui nous intéresse aujourd'hui).

 

Mais voilà : les choses ont changé, l’auteur a délibérément entrepris de se « mainstreamiser », et cela a donné beaucoup de productions insipides, parfois à des années-lumière de ses préoccupations originelles – les titres cités jusqu'à présent n’étant pas exactement des shônen.

 

Ceci étant, ce constat navrant ne me dissuadait certainement pas de lire des mangas de Furuya Usamaru – car la déception était à la hauteur de l’enthousiasme suscité par les meilleurs d'entre eux. Et c’est ainsi qu’on en arrive à Je voudrais être tué par une lycéenne, qu’Atom (entre autres) présentait comme une sorte de retour à des thèmes plus graves et aussi plus intéressants, car moins « faciles », et avec une belle réussite. Intrigué, par le titre et ce regard critique, désireux aussi, à la fois de lire une publication récente (je fais quand même dans le bien OLD la plupart du temps, c'est mal...), et de découvrir de nouveaux auteurs, ceci dans le cadre pas trop intimidant d’une « série » achevée en deux volumes, eh bien, ma foi…

 

(Une note en passant : la traduction n'est pas toujours glop, et il y a régulièrement des pains de français, c'est fâcheux tout de même...)

 

HIGASHIYAMA HARUTO, AUTASSASSINOPHILE

 

La BD s’ouvre sur un prologue absolument génial. Nous sommes dans le métro bondé, et une lycéenne, désespérée et désemparée, est victime des attouchements d’un vieux porc. Un jeune homme porteur de lunettes s’en rend compte, et, sans un mot, saisit le bras de l’adepte du chikan : à la sortie de la rame, il sera emmené par la police.

 

Il fait beau… Nous suivons notre héros du métro, qui, marchant à son rythme sous ce brillant soleil, songe qu’il aimerait bien mourir, par un jour pareil… Qu’il aimerait bien être tué, plus précisément… Tant qu’à faire par une jolie lycéenne – comme celles qui le saluent avec un grand sourire, en ce moment même…

 

Après tout, c’est bien pour ça qu’il est devenu professeur.

 

BLAM.

 

D’un pervers à l’autre, alors ? Oui – mais décidément d’un genre bien singulier, même si l’on demeure dans le registre des fantasmes lolicon, avec lesquels l’auteur joue perversement (dès le titre de la BD, bien sûr, et avec son lecteur...).

 

Notre héros (?) se nomme Higashiyama Haruto, il est trentenaire, plutôt bel homme ; il enseigne l’histoire dans un lycée, et y dirige un club d’archéologie ; ses étudiants l’apprécient, les étudiantes plus encore, il est mignon, sous ses lunettes... Et il est atteint d’autassassinophilie.

 

Il s’agit bien d’une authentique paraphilie, et pas d’une pure invention tout droit jaillie du cerveau malade de l’auteur – même s’il en rajoute probablement des caisses. Ce mot relativement éloquent désigne le trouble de certaines personnes, qui ressentent une excitation de nature sexuelle quand elles sont confrontées au risque d’être tuées, au point où elles recherchent cette situation. Dans le cas (extrême) de Haruto, le fantasme se complique par un certain caractère fétichiste, dans la mesure où cette excitation n’est pas d’ordre général, mais ne peut être suscitée que par un partenaire bien particulier : une lycéenne. Enfin, dans le cas de notre aimable professeur, la paraphilie a quelque chose d’exclusif : ce n’est pas seulement que la perspective d’être tué l’excite, c’est aussi qu’il n’y a que cela qui l'excite.

 

Haruto est parfaitement conscient de tout cela – après tout, c’est même la raison pour laquelle il a fait des études de psychologie avant de devenir professeur : il nous explique très bien (avec des petits schémas assez rigolos, en fait !), dans ces pages, en quoi consiste son trouble, et ce qui le distingue du masochisme, de la pulsion suicidaire, etc.

 

Le cas est singulier, intrigant et même intéressant sans doute, mais en tant que tel il ne fournit pas forcément un sujet de BD. Mais voilà : Haruto a un plan – il a tout prévu. Cet été, il va réaliser son fantasme, en étant tué par la jolie Sasaki Maho, 17 ans (l'âge limite, donc). C’est une certitude.

 

Et une étrange mécanique se met en place, qui relève du thriller, mais… « inversé » ? Ce n’est pas ici le tueur qui échafaude un plan diabolique, mais la victime du meurtre – à ceci près que la véritable victime dans cette affaire serait probablement la meurtrière, pourtant une fraîche et aimable jeune fille bien sous tous rapports, inconsciente de tout cela, et innocente…

 

Haruto est assurément inquiétant – et son choix de devenir professeur justement pour satisfaire son autassassinophilie plus encore, qui nous laisse entrevoir un homme aux secrets coupables, porté sur le mensonge et la manipulation, un homme véritablement obsédé par ailleurs. Mais est-il « mauvais » pour autant ? Ce n'est pas dit, dans l'absolu. Son plan tordu implique que sa meurtrière ne sera pas inquiétée par la police, et il prend tant d’autres précautions… Quel mal y a-t-il à satisfaire son plus profond désir, si personne d'autre ne doit en payer le prix ?

 

Sauf qu’il y a manipulation – ce qui n’a rien d’innocent.

 

UNE MISE EN PLACE BRILLANTE

 

Le prologue est donc parfait, mais, au-delà, la BD bénéficie d’une longue mise en place parfaitement brillante – et quelque peu inattendue, à vrai dire, dans le cadre de ce manga qui a été conçu, selon les propres mots de l’auteur, comme un film d’une durée de deux heures, ce qui impose au bout d’un certain temps un rythme assez régulier et soutenu, ne s’embarrassant pas de digressions ; mais l’introduction donne donc une impression parfaitement contraire, puisqu'elle consiste notamment à revivre les mêmes scènes, en apparence parfaitement anodines, selon divers points de vue qui changent fondamentalement la donne.

 

Nous commençons donc avec le professeur Higashiyama Haruto ; dans un deuxième chapitre, le point de vue est essentiellement celui de la tueuse choisie (et bien entendu inconsciente de tout cela : cette alternance de points de vue joue comme de juste aussi bien des aveux en forme de confession que du non-dit, où la façade occupe un rôle essentiel), Sasaki Maho – toutefois, celle-ci est inséparable de son étrange copine, Gotô Aoi ; puis il y aura Kawahara Yukio, un lycéen pas très futé de prime abord, et follement amoureux de Maho ; et reste enfin Fukagawa Satsuki, qui officie en tant que psychologue au lycée… et n’est autre que l’ex-compagne de Haruto : la boucle est bouclée ; enfin, une première boucle…

 

Tous ces personnages sont donc liés : pour continuer avec Haruto, celui-ci est le professeur d’histoire de Maho, Aoi et Yukio, et tous trois ont intégré son club d’archéologie (Aoi et Yukio pour être avec Maho, même si leurs raisons sont différentes), etc.

 

Ces pages sont absolument parfaites, très habiles dans leur construction, et donnent vie à ces cinq personnages tous très forts (même Yukio, qui a pourtant quelque chose de l’élément comique de l’histoire, mais qui est aussi assez touchant, bizarrement). Ici, la BD prend son temps pour poser un cadre, pour opérer la mise en place des éléments fondamentaux du récit. Et c’est brillant.

 

Avec une triste contrepartie : la suite sera bien plus convenue… Mais, pour le coup, cette mise en place occupe plus de la moitié du premier tome, d’un niveau dès lors assurément très élevé.

 

Mais avançons un peu… Et plaçons, j’imagine, la vilaine balaise SPOILERS, au cas où.

TOUS DES CAS

 

Tous ces personnages (à l’exception peut-être de Satsuki ?) ont par ailleurs une forme de trouble mental, plus ou moins mis en avant, plus ou moins « socialement viable ».

 

Même Yukio, encore que son cas ne soit pas présenté « officiellement » comme pathologique. Reste que son amour pour Maho relève de l’obsession, et l’amène à adopter un comportement assurément « anormal » : le cancre qui bosse comme un furieux pour parvenir à être pris dans le même lycée que son fantasme, et qui traque en vain son shampoing caractéristique dans toutes les boutiques… En fait, à maints égards, Yukio est une sorte de simili stalker – ce qui pourrait, voire devrait, le rendre inquiétant ; ce n’est pas le cas, pourtant, parce que le lecteur le sait d’emblée gentil et parfaitement inoffensif… tandis que Maho ne se rend même pas compte de l’effet qu’elle produit sur le garçon, entretenant avec lui une relation amicale tout ce qu’il y a de « normal ». Yukio est un personnage finalement très positif, et, s’il a « un problème », il est « socialement acceptable » car inoffensif. Il en discute d’ailleurs avec Satsuki, et, dans les derniers chapitres de la BD… c’est lui qui trouve louche, malsain et choquant le comportement général du stalker !

 

Le cas de Haruto est bien sûr on ne peut plus différent, qui fournit son prétexte même à la BD ; son fantasme inavouable l’a dressé au secret, il est passé maître dans l’art de présenter une façade lisse et « normale » devant tout un chacun : ses étudiant(e)s, ses collègues… et Satsuki ?

 

Aoi est à cet égard un personnage peut-être aussi complexe – tout en jouant sur certains clichés, indéniablement. Elle est en effet atteinte d’autisme, plus précisément du syndrome d’Asperger. La jeune fille est d’une intelligence exceptionnelle, et dispose (pour son plus grand malheur ?) d’une mémoire eidétique. Mais elle est incapable de vivre en société – il y a une barrière des émotions qui la sépare du reste du monde. Aussi a-t-elle préféré se construire un personnage, afin de se protéger. Elle a choisi de passer pour une débile mentale – quitte à donner délibérément des réponses fausses lors des examens. Surtout, elle use de ce tic consistant, quand elle parle, à conclure chacune de ses phrases par « Poyo » ; aussi parvient-elle sans peine à passer pour une demeurée auprès de tout le monde… sauf son unique copine Maho (et probablement Haruto et Satsuki). Mais, même seule à seule avec Maho, le « Poyo » est de la partie – ainsi quand elles se retrouvent à chaque pause déjeuner, dans l’infirmerie où se calfeutre alors Aoi. On retrouve les idées phares de la façade sociale, et du besoin de protection. Mais qui protège qui ?

 

Le cas de Maho est le plus problématique – et aussi décevant : c’est la fausse note du récit, qu’elle contamine hélas, à mes yeux du moins. En effet, Maho ne pouvait sans doute pas demeurer « psychologiquement normale » dans ce milieu lycéen qui semble hurler à chaque page que la normalité est un leurre, qu’elle n’existe pas : le microcosme reproduit le monde, et est dès lors fait de façades et de non-dits, un vernis que l’on n’ose pas gratter de peur de trouver en dessous quelque chose d’effrayant – parce que l’on sait que c’est ce qui s’y trouve. Haruto et Satsuki, de par leur formation, sont même la caution scientifique de ces études de cas cliniques. Mais, là où Haruto est un personnage fondamentalement original, où Yukio s’avère bien plus complexe qu’il n’en a l’air, et où Aoi, sur un principe plus convenu mais d’autant plus casse-gueule, s’avère elle aussi d’une richesse insoupçonnée, Maho n’est bientôt plus qu’un cliché sur pattes, du fait de son inévitable trouble dissociatif de l’identité, révélé peu à peu ; mais rien de la complexité d’un Billy Milligan – juste les variations les plus éculées, et finalement timorées, sur les personnalités multiples.

 

Ce qui, bien sûr, a un impact considérable sur le récit, vous vous en doutez. Les cas d’Aoi (via son étrange sensibilité aux tremblements de terre, aussi) et de Maho tirent d’ailleurs un peu la BD vers le fantastique, même si, en fin de compte, elle demeure un thriller.

 

UN THRILLER « INVERSÉ », MAIS UN THRILLER QUAND MÊME

 

Même sur ce mode « inversé », Je voudrais être tué par une lycéenne est un thriller, oui. Il en a peu ou prou tous les codes, et les met systématiquement en avant.

 

Ne serait-ce, bien sûr, que la mécanique du cliffhanger : passé (plus ou moins) la mise en place, mais comme dans le prologue, chaque épisode se conclut sur un TA-DAM ! tonitruant, qu’il s’agisse d’une révélation ou d’une phrase choc. Procédé qui, assez souvent, me gave un peu… Furuya Usamaru se montre plus ou moins habile avec cet effet : globalement, les premières fois, ça fonctionne – très bien, à vrai dire. Mais, au fur et à mesure que la BD avance, cela me paraît de moins en moins pertinent.

 

C’est aussi que le récit prend une tournure différente – et là je SPOILE, oui… Le mystère du manga tourne très vite autour du plan (diabolique) conçu par le professeur Higashiyama pour faire en sorte que Maho le tue à une date et dans des circonstances précises. Dit comme ça, c’est tout simplement inconcevable, et c’est tout l’attrait de la chose – d’autant plus, bien sûr, que Maho n’a clairement pas un profil de tueuse. Mais l’introduction de son trouble des personnalités multiples change ici la donne – à une condition, évidente : Haruto doit très bien savoir, et depuis le début, ce qu’il en est.

 

Et, dès lors, les événements s’enchaînent, les révélations de même, selon un autre modèle narratif, sous-jacent d’emblée : le plan est bien plus vieux qu’on ne le croit, ce qui a pour corollaire que, concernant Haruto et Maho du moins, il n’y a pas de coïncidence – il n’y en a jamais eu : le hasard n’a jamais été de la partie.

 

Puis Furuya Usamaru creuse encore ce traitement : la présence d’Aoi n’est pas une coïncidence non plus, peut-être, et, en tout cas, celle de Satsuki n’en est certainement pas une – ce dont on pouvait se douter dès son arrivée au lycée, il est vrai.

 

Après tout – mais justement parce que nous sommes dans une mécanique de thriller, au sens peut-être le plus strict, pour le coup –, il ne s’agit pas forcément tant de surprendre le lecteur que de l’immerger dans une mécanique où il sera en gros capable d’anticiper la suite, condition du frisson, même s’il faudra régulièrement l’étonner un brin pour continuer à l’accrocher.

 

Et cela ne m’a pas vraiment convaincu – d’autant que l’histoire titre un peu trop sur la corde à cet égard, parfois : je ne garantis pas que le récit soit toujours très « honnête », une relecture crayon en main aurait probablement certaines chances de dégager des incohérences flagrantes ; bon, peut-être n’est-ce pas si important…

 

Non, ce qui m’ennuie, ce sont ces chamboulements successifs et plus qu’à leur tour artificiels. Les premières de ces « révélations » qui n’en sont jamais tout à fait ont sans doute quelque chose de ludique, et on peut les accueillir avec un sourire complice. Mais, à force de répétition, l’effet est atténué à chaque fois, jusqu’à ne plus susciter qu’une indifférence vaguement lasse… Finalement, la BD n'est pas aussi maligne que l'on aurait pu le croire...

 

Ce traitement, associé au cliché du trouble dissociatif de l’identité repris d’une manière un peu trop fainéante, a donc fini par me faire sortir de la BD – le contraste y a peut-être eu sa part, d’ailleurs ; parce que, je le maintiens, le début de Je voudrais être tué par une lycéenne est vraiment très bon.

EN FIN DE COMPTE ?

 

À ce stade, nous sommes au-delà du SPOIL, alors autant y aller : qu’en est-il de la fin ? Eh bien… Je ne sais pas. Ou en tout cas je ne suis vraiment pas sûr de moi. Je crois que je l’ai trouvée aussi agaçante que pertinente, en fait…

 

Le truc – et ça participe du principe même de la BD –, c’est que ça se finit bien, à en croire l’épilogue en forme de happy end : Haruto n’est pas tué, et s’en accommode (même si un inévitable stinger, au sens cinématographique, témoigne de ce que ses fantasmes autassassinophiles persistent, comme de juste) ; Maho, non seulement n’a pas tué le professeur, mais est parvenue à atteindre une certaine paix intérieure, sa personnalité alternative ayant plié bagage. Au plan sentimental (ça compte), Yukio semble bien être devenu le petit copain de Maho (Aoi n’est pas exclue de leur compagnie pour autant), et même Haruto et Satsuki se sont remis ensemble – Haruto expliquant qu’il « tient » parce que Satsuki le « cajole tous les jours ».

 

Est-ce abominablement niais ? Dit comme ça, sans doute. Pourtant, je suppose que c’est assez sensé – à la fois au regard de la mécanique de « thriller inversé », et au regard de ce qui est peut-être le sens profond de la BD, à savoir le caractère pathologique de la psyché des personnages : j’ai l’impression d’une conclusion vraiment optimiste, et pas ironique ; bon, c'est peut-être juste que je suis naïf... Mais la BD a mis en scène une jeunesse japonaise larguée, même sans succomber aux clichés typiques des mauvaises graines : nos jeunes gens bien sous tous rapports prétendent par ailleurs que tout va bien – façade que les relations sociales imposent ; et cette jeunesse ne s’arrête pas qu’aux lycéennes : elle affecte tout autant les trentenaires Haruto et Satsuki. Leur drame, finalement, est de n’avoir pas parlé, pendant bien trop longtemps – là où la parole, avec l’assistance bienvenue d’un professionnel le cas échéant, est supposée pouvoir libérer, et « guérir », si c’est bien de guérir qu’il s’agit.

 

La profession même de Satsuki appuie sur ce thème. Le fait est que, confronté à une réalité qu’il ne voulait peut-être pas voir jusqu'alors, le gouvernement japonais, au cours de ces dernières années, a bien été obligé de réagir face à certains problèmes pourrissant la jeunesse nippone, dont l’absentéisme scolaire (par exemple celui des hikikomori), le harcèlement, ou encore une sexualité précoce, mal renseignée et irresponsable (incluant la prostitution enjo kôsai, comme dans Nuisible – un autre manga récent, court et finalement décevant, tiens) – et un aspect de cette réaction a justement été d’envoyer d’office des psychologues dans les lycées pour inciter les jeunes à se confier. Je vous causerai prochainement de Japon, la crise des modèles, de Muriel Jolivet, qui me paraît pouvoir éclairer Je voudrais être tué par une lycéenne à cet égard.

 

En notant tout de même que le problème dépasse sans doute la seule jeunesse, même étendue aux plus-tout-à-fait-jeunes comme Haruto et Satsuki. Là encore, que la BD s’ouvre sur le chikan me paraît intéressant. Et cela amène à évoquer les parents des personnages, éventuellement responsables de leurs troubles – ils restent dans l’ombre tout au long de la BD, mais, à plusieurs reprises, on les évoque pourtant, et ils ont alors quelque chose d’une présence menaçante, juste à l’arrière-plan… Ces parents peuvent alors représenter, j’imagine, la société japonaise dans son ensemble – une machine à créer des troubles psychiatriques.

 

Et sans doute la BD joue-t-elle avec son lecteur à cet égard – il fait partie du problème, si ça se trouve.

 

Mais la fin semble donc constituer un message d’espoir. Je n’y crois pas pour ma part, je n’en suis plus là, mais je suppose que l’intention est louable et peut-être même appréciable.

 

LA FAÇADE ET CE QUI SE TERRE DERRIÈRE

 

Quelques mots rapidement sur le dessin, tout de même. Il me paraît bon, voire plus que ça – sans être exceptionnel non plus ; en tout cas, il est pertinent, et sert bien le récit.

 

La mise en page est aérée, les planches comportant souvent une succession de trois grandes cases, avec éventuellement des sous-titres de monologue intérieur. Au plan narratif, Furuya Usamaru maîtrise sans l’ombre d’un doute sa technique, de la sorte, et parvient à produire les effets dont il entend jouer avec une certaine habileté un peu perverse – pile ce qu’il fallait pour ce « thriller inversé ».

 

Les personnages sont d’une allure assez simple et claire, mais bénéficient d’un character design soigné, encore qu’un peu déstabilisant, parfois – mais, par exemple, que Satsuki abuse des clins d’œil complices, un rouge à lèvres expansif sur ses lèvres étonnamment pulpeuses, fait sens au regard de son rôle dans cette affaire. Et l’émotion passe avec tous ces personnages, sans qu’il soit besoin d’en faire trop. Même si, bien sûr, quand Haruto et Maho, au premier chef, succombent à leurs troubles psychiatriques, la folie imprègne leurs traits, les rendant de suite beaucoup plus inquiétants, voire tout bonnement monstrueux – l’excès soudain tire alors Je voudrais être tué par une lycéenne vers la BD d’horreur, celle d'Itô Junji notamment ; dans son interview dans Atom, Furuya Usamaru mentionne son admiration (partagée) pour Umezu Kazuo, mais je ne suis pas bien certain qu’il y ait un lien ici – il y mentionne également Maruo Suehiro, et je suppose que c’est à bon droit, pour le peu que j’en ai lu (il évoque aussi en passant Kago Shintarô, mais pas comme une influence ou un comparse – l’éventuelle « malhonnêteté » narrative de Je voudrais être tué par une lycéenne pourrait éventuellement nous ramener à Fraction ?).

 

Dans une perspective, euh, peut-être « presque ligne claire », en même temps assez courante en manga ai-je l’impression, les personnages très simples tranchent sur un décor souvent bien plus détaillé, et autrement précis – il semblerait que Furuya Usamaru ait fait usage de photographie, d’ailleurs. Pour le coup, ça fonctionne très bien, c’est même parfois franchement impressionnant – notamment quand la nature se met de la partie, excroissance envahissante et menaçante du site de fouilles archéologiques, et qui doit accueillir le meurtre de Haruto ; pour le coup, dans le second volume surtout, un second contraste opère, puisque cet environnement dense et anarchique s’oppose à la froideur et à la blancheur aseptisées du lycée – comme une métaphore de la psyché des personnages, dont les troubles profondément ancrés ne doivent surtout pas percer sous la façade qu'ils ont savamment construite de « normalité ».

 

Pertinent à tous points de vue, donc.

 

DÉCEVANT, DOMMAGE

 

Mais l’ensemble est tout de même assez décevant – au sens fort, parce que le début de la BD est vraiment brillant, j’y tiens ; le premier tome m’avait pleinement convaincu. La suite… eh bien, c’est plus convenu, moins fort – demeure une certaine pertinence, mais l’audace n’est plus vraiment de la partie, et certains procédés sont bien trop éculés. C’est dommage, parce qu’il y avait vraiment quelque chose, là.

 

Un peu le même sentiment, donc, pour évoquer une autre parution récente manga horrifique-lycéenne, que pour Nuisible, de Hokazono Masaya et Satomi Yu – mais en fait, non : Je voudrais être tué par une lycéenne demeure plus inventif, plus malin, meilleur en tous points. Juste pas aussi bon que je l’espérais…

 

Ce qui ne m’éloignera pas forcément de Furuya Usamaru – pour les titres cités en début de chronique : Palepoli, ou Litchi Hikari Club, ou peut-être même Le Cercle du suicide – le reste, méfiance, semble-t-il…

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La Vie japonaise, d'Anne Gonon

Publié le par Nébal

La Vie japonaise, d'Anne Gonon

GONON (Anne), La Vie japonaise, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Que sais-je ?, 1996, 127 p.

VINGT ANS AVANT

 

Le monde change en permanence – sans blague ? Et le Japon aussi vite que les autres pays. D'où un certain problème, concernant ce « Que sais-je ? » signé Anne Gonon, et qui vise dès son titre à donner au lecteur français une idée de ce que peut être la vie quotidienne au Japon… car vingt ans se sont écoulés depuis sa parution : dès lors, la vie quotidienne ici décrite n’est, sur certains points, pas tant celle d'aujourd'hui que celle d’il y a vingt ans. En effet, ce petit livre date de 1996, et n’a semble-t-il pas connu de mises à jour depuis ; or beaucoup de choses, à vue de nez, ont changé, et peut-être tout particulièrement au Japon… qui, alors, commençait tout juste à découvrir les joies de la crise.

 

Ce n’est certes pas la première fois qu’une de mes lectures japonisantes est affectée par ce travers : sorti de certains champs où la mise à jour régulière n’est peut-être pas aussi fondamentale, même si toujours bonne à prendre (l’histoire pré-contemporaine, la littérature, la pensée, etc.), les études portant sur des sujets très contemporains sont par essence vite datées – et peut-être tout particulièrement les « Que sais-je ? », avec leur densité particulière ? La géographie humaine (hop) et l’histoire contemporaine (hop), tout spécialement quand elles entrent en relation directe avec les considérations économiques, jugées d’une importance cruciale, sont des matières qui demandent à être réactualisées régulièrement, et peut-être même avec une certaine urgence.

 

Et nombre de questions de société, engagées dans un certain mouvement en 1996, ont pu drastiquement évoluer sur cette lancée en vingt années, même si sans garantie. À titre d’exemple, la condition des femmes a sans doute évolué depuis, mais le problème demeure épineux et les avancées souvent bien timides ; les crises du mariage et de la natalité se sont par contre considérablement aggravées, et le vieillissement de la population par la même occasion, avec des effets probablement pas si sensibles en 1996 ; dans le monde de l’entreprise, l’emploi à vie ne fait probablement plus sens aujourd'hui, ce qui, mine de rien, a des conséquences de poids ; et les loisirs comme la culture de 2017 peuvent être bien éloignés, parfois, de ce qu’ils étaient en 1996, et les sociabilités qui vont de pair de même.

 

MYTHES ET STATISTIQUES

 

Reste que ce petit ouvrage constitue une base tout à fait valable, même si à compléter sans doute, le moment venu, par d’autres études plus récentes. Mais, pour introduire à certaines questions concernant la sociologie et/ou l’anthropologie du Japon, je suppose qu’on aurait pu tomber plus mal – et des progrès avaient déjà été accomplis, alors, dans ce champ d’études si souvent piégé par les stéréotypes ou, moins grossièrement, les tentations un brin totalisantes, par exemple sur le mode culturaliste de Le Chrysanthème et le sabre, de Ruth Benedict (dont la lecture demeure cela dit fort intéressante).

 

À vrai dire, les Japonais eux-mêmes ne sont pas étrangers au façonnage de ces mythes. Celui de l’homogénéité ethnique du Japon continue sans doute de faire les délices de la droite nationaliste, contre les faits – celui d’une immense classe moyenne perdure peut-être également, mais de manière moins assurée depuis les années 1990 et l'éclatement de la bulle spéculative ?

 

Au-delà, comme en réaction aux préjugés et stéréotypes des Occidentaux concernant le lointain et (forcément) mystérieux Japon, certains essayistes nippons les ont parfois détournés de leurs connotations originelles pour en faire cette fois des principes positifs et spécifiques : c’est le domaine des nippologies, incluant aussi bien le « groupisme » que le mitate (« imitation »), le caractère primordial de l’harmonie (wa), la dépendance affective (amae) ou encore le binôme intérieur/extérieur (uchi et soto) ; des notions qui, en fait, à la différence des mythes envisagés dans le paragraphe précédent, ont probablement une certaine réalité, un certain poids, dans les représentations japonaises – et, mais au travers de ces représentations, dans la vie quotidienne des Japonais ; l’erreur serait d’en faire des principes déterminants absolus.

 

Il importe donc de se prémunir contre ce genre de fantasmes, même bien intentionnés. La méthode est donc requise : l’approche d’Anne Gonon, à cet égard, est essentiellement statistique – ce « Que sais-je ? » est riche de données chiffrées, et précises… même si, à l’occasion, ces données ne trahissent que davantage le caractère daté de l'ouvrage : comparer les revenus et les prix en francs, ma foi… Bien sûr, l’approche statistique en tant que telle ne garantit pas forcément d’éviter de sombrer dans les stéréotypes – mais elle fournit un socle à l’interprétation.

 

Ce « Que sais-je ? », comme finalement un certain nombre de ses semblables, est par ailleurs assez dense – et d’une lecture éventuellement aride, a fortiori quand les chiffres sont de la partie. Je ne peux certes pas en faire un compte rendu « exhaustif ». J’ai donc pioché dans quelques thèmes « généraux », pour donner une (brève) idée du contenu, sans rentrer dans les détails, mais il y a bien plus dans ces 128 pages – à titre d’exemple, j’ai trouvé fort intéressants les très brefs développements consacrés au rapport à la loi, plus spécifiquement dans le cadre de l’action politique… Mais restons-en ici à des choses plus « globales ».

 

FORMES DU GROUPE ET CRISE DES MODÈLES

 

Même au-delà de la nippologie du « groupisme », qui, dans ses formes les plus extrêmes, va jusqu'à prétendre que « l’individu n’existe pas au Japon », il n’en reste pas moins que le rapport au groupe est un questionnement anthropologique fondamental et qu’on ne saurait contourner.

 

L’individu est sans doute inscrit dans plusieurs groupes, éventuellement très divers (en fait, j’y reviendrai, dans le cadre des sociabilités associées à la culture et aux loisirs), mais deux sont sans doute primordiaux, qui se voient consacrer d’assez longs développements (et assez arides, dois-je dire – c’est aussi pour cette raison que je ne me sens pas de m’étendre ici outre-mesure sur la question…) : la famille, et l’entreprise. Or ces deux groupes sont en crise – la famille, c’était déjà le cas en 1996, et l’entreprise, ça l’était peut-être déjà, mais ça l’est en tout cas de plus en plus. On peut parler ici d’une crise des modèles, dès lors.

 

Or ces structures sont si prégnantes que l’on ne peut pas vraiment les étudier isolément, d’autant que leurs transformations affectent nécessairement d’autres dimensions de la société japonaise. Par exemple, la question de la famille impose d’envisager la division sexuelle du travail, disons, mais elle peut aussi avoir des connotations politiques – le passage du modèle traditionnel de la « maison », ie, à la famille nucléaire, kazoku, peut influer sur la conception de l’État ; mais, très concrètement, cela a aussi et peut-être d’abord des conséquences d’ordre religieux, du fait de la place accordée au Japon au culte des ancêtres, dans le contexte même du foyer (et c’est dans ce cadre que demeurent quelques ultimes soubresauts du système ie).

 

L’entreprise, de son côté, a, malgré la crise, des implications parfois surprenantes pour le lecteur occidental, dans la mesure où son emprise sur le salarié a quelque chose de global, mais aussi affectif. La relation entre l’employeur et l’employé, peut-être teintée d'amae, a un caractère direct et personnel (en théorie, du moins), qui n’est pas sans rappeler les principes confucianistes (remodelés à la japonaise) de loyauté et de piété filiale, lesquels avaient déjà été détournés dans une optique politique sous Meiji. L’entreprise est un monde en soi, avec ses activités de groupe obligatoires – le temps passé au travail, considérable, ne consiste en effet pas qu’en horaires « normaux » et heures supplémentaires : les sociabilités imposées sont tout aussi essentielles ; même si, déjà en 1996, les Japonais souhaitaient semble-t-il s’en détourner pour privilégier des sociabilités davantage informelles, et choisies. On parlait encore alors de l’emploi à vie, mais je suppose que la crise a affecté ce modèle depuis – et certaines prémisses figuraient déjà dans le « Que sais-je ? » d’Anne Gonon : les emplois précaires au premier chef, même si surtout associés aux femmes et aux personnes âgées.

 

DIVERSITÉ DES JAPONAIS

 

Je ne me sens pas de développer davantage concernant ces groupes et leur crise. Mais cette ultime remarque nous amène à envisager la diversité des conditions de vie au Japon, sujet qui m’a davantage parlé. Cette diversité des conditions, comme de juste, peut prendre des formes variables, éventuellement liées entre elles – et le monde de l’entreprise est à nouveau disséqué sous cet angle, c’est assurément un sujet essentiel de ce petit ouvrage. Mais l’exposé procède surtout par oppositions : hommes et femmes, jeunes et vieux, ville et campagne.

 

Je relève qu’un autre aspect aurait pu (dû ?) être traité à cet égard, un peu oublié ici, concernant les populations immigrées au Japon (même si quelques développements en tête d’ouvrage évoquent plus généralement le rapport à l’étranger) ; or cette question a semble-t-il considérablement évolué depuis 1996, avec notamment l’affirmation de la minorité coréenne, ou encore la mise en avant des enfants métissés, les hâfuDans un registre assez proche, les effets qui demeurent, malgré la législation, de la vieille discrimination à l’égard des burakumin (anciens eta et hinin), ne sont pas évoqués – mais c’était peut-être un sujet trop spécifique. Reste que ces deux sujets illustrent combien la société japonaise, en dépit des prétentions de certains, n’est pas homogène aux plans ethnique et culturel, notamment. Le mythe de la classe moyenne aurait de même pu être nuancé au regard des inégalités économiques, et je tends à croire qu'ici les choses ont considérablement changé...

 

Mais les trois binômes qui demeurent ont eux aussi beaucoup évolué depuis 1996 ; cependant, le « Que sais-je ? » d'Anne Gonon donnait une bonne idée des transformations alors en cours, et qui le sont toujours.

 

Hommes et femmes

 

La dichotomie masculin/féminin est un sujet d’une extrême complexité, et sur lequel je préfère ne pas m’étendre ici, car j’aurai très prochainement l’occasion d’y revenir, au travers d’ouvrages plus spécifiques (et récents), autorisant des développements plus amples et plus précis.

 

Disons du moins que la société japonaise est toujours passablement sexiste, attribuant des rôles sociaux plus ou moins figés sur la seule base du sexe. La situation évolue, mais lentement – parler d’une « émancipation des femmes » serait sans doute bien trop hardi, ainsi qu’en témoignent quelques sujets plus précis, comme les études (prépondérance du cycle court) ou, bien sûr, le travail (considérablement moins bien payé que celui des hommes, très souvent précaire, et de toute façon abandonné, sinon au mariage, du moins à la naissance du premier enfant, etc.) : autant d’occasions de constater que les représentations traditionnelles de la femme, en 1996, étaient plus que prégnantes – majoritaires voire systématiques. Chez les femmes comme chez les hommes, d'ailleurs.

 

Je suppose que cela demeure assez vrai aujourd'hui, même si des évolutions notables doivent être envisagées et analysées. En tout cas, comme dit plus haut, cette dichotomie persistante, mais tout autant ses évolutions, ne sont pas sans effets au regard de la perception de la cellule familiale et de son fonctionnement, ou, mais c’est lié, de la pratique du culte des ancêtres.

Jeunes et vieux

 

La dichotomie jeunesse/vieillesse est également très marquée, et traduit à son tour une véritable crise des valeurs : forcément, le Japon contemporain, à maints égards, n’a plus grand-chose de commun avec celui des générations immédiatement antérieures – sans même remonter jusqu'à la guerre, du moins celle de la Haute Croissance.

 

Or l’âge, au Japon mais comme ailleurs je suppose, a des implications spécifiques au regard des rôles sociaux, que la crise des valeurs affecte au premier chef – ne serait-ce, par exemple, que du fait de l’abandon de plus en plus marqué de la vieille structure qui faisait cohabiter trois générations sous un même toit, là où l’approche contemporaine tend bien davantage à privilégier la seule famille nucléaire : parents et enfants. Le rôle traditionnel de la personne âgée, notamment au regard de la transmission, ne peut dès lors plus être accompli, et la communication devient de plus en plus difficile entre générations – ce qui peut avoir des conséquences tragiques, dont je ne crois pas me souvenir qu’elles aient été spécifiquement évoquées ici, mais qui sont souvent notées de nos jours, avec le suicide des personnes âgées, endémique (une dimension à rapprocher éventuellement de l’opposition entre la ville et la campagne, d’ailleurs).

 

Travailler peut, mais sans garantie aucune, arranger un peu les choses en perpétuant malgré tout un statut et un rôle pour la personne âgée – à ceci près que ce travail a quelque chose d’obligatoire, du fait de la protection sociale plus que déficiente au Japon : une majorité de « retraités » travaillent, en fait – mais ils ne peuvent pas espérer davantage que des emplois extrêmement précaires et très mal payés…

 

Ce qui, pour le coup, les rapproche au moins symboliquement des jeunes ! Lesquels ont cependant d’autres préoccupations à prendre en compte – et au premier chef le poids des études (qui coûtent cher, en outre) : l’obsession des concours, que tout contribue à renforcer (le discours politique et économique, les ambitions angoissées des parents, la concurrence avec les autres élèves, etc.) est plus qu’aliénante… Les études statistiques sont formelles : les jeunes japonais considèrent les études comme une « souffrance », et le qualificatif n’est sans doute pas à prendre à la légère.

 

Toutefois, il faut surtout entendre par-là la course acharnée pour être accepté dans une université ; en effet, pour ceux qui parviennent à s’inscrire dans le supérieur, les années de fac peuvent constituer un entre-deux autorisant bien davantage de liberté (et d’excentricité) que les années de bachotage qui précèdent, et celles de la vie professionnelle envahissante qui suivent – ce qui a son impact au regard des loisirs et de la culture. Du moins est-ce une possibilité, mais qui peut avoir aussi quelque chose d’intimidant, voire d'anomique ? Là encore, les modèles ont pu évoluer, mais je note par exemple que le problème des otaku, sous ce nom mais au sens de hikikomori, est brièvement évoqué par Anne Gonon…

 

Ville et campagne

 

Reste un troisième binôme : ville et campagne – il est en fait assez lié aux deux précédents, mais s’inscrit cette fois dans le paysage ; forcément, les développements à ce propos relèvent au moins pour partie de la géographie, et j’ai déjà pu en évoquer quelques aspects (par exemple avec la Géographie du Japon de Jacques Pezeu-Massabuau, ou l’Atlas du Japon : après Fukushima, une société fragilisée de Philippe Pelletier – deux ouvrages, par ailleurs, soulignant par la force des choses combien la situation avait évolué à ce propos (le premier étant assez vieux, le second très récent).

 

Pour le coup, il s’agit bien d’opposer une urbanisation folle et une désertification rurale. Il semblerait que, globalement, la tendance d’il y a vingt ans ait été suivie, voire encore aggravée. La traditionnelle opposition du « Japon de l’envers » et du « Japon de l’endroit » s’est accentuée, et concrétisée de manière très visuelle dans cette mégalopole japonaise qui court sur 1200 kilomètres d’Ibaraki au nord et à l'est à Fukuoka au sud et à l'ouest. Les chiffres actuels sont éloquents : la mégalopole japonaise compte 105 millions d’habitants, soit 80 % de la population nationale, sur seulement 6 % de son territoire ! Les campagnes, en contrepartie, sont de plus en plus vides – elles se désertifient, mais elles vieillissent, également, et cette dichotomie doit donc souvent être associée à celle opposant jeunesse et vieillesse (la carte des suicides de personnes âgées est éloquente).

 

Dans les campagnes, ce phénomène se traduit notamment par une crise de l’agriculture : activité dominante il y a peu encore, elle s’est réduite comme peau de chagrin avec les années, jusqu’à devenir un épiphénomène aujourd’hui. Des politiques sont avancées pour tenter d’y remédier (ainsi qu’aux autres problèmes qui y sont liés – ce qui peut par exemple nous ramener à la crise du mariage et de la natalité, avec ces Philippines, etc., qui viennent au Japon pour y épouser des agriculteurs japonais célibataires), mais cela ne semble globalement guère efficace.

 

On aurait toutefois tort d’envisager le sujet comme systématiquement navrant – ce n’est clairement pas ma manière de voir les choses, hein… Et l’on peut relever que l’urbanisation a un corollaire (au passage, les villes connaissent un « effet donut » ; les populations urbaines s’attachent en fait souvent aux banlieues, et ne vont dans le centre que pour travailler – d’où l’importance au quotidien du réseau de transports en commun) : via le quartier, mais aussi le plus grand choix d’activités culturelles et ludiques, la ville offre la possibilité de nouvelles sociabilités, alternatives.

 

LOISIRS ET CULTURE

 

Ce « Que sais-je ? » accorde en effet une place non négligeable, et qui m’a surpris à vrai dire, aux questions touchant aux loisirs et à la culture, au travers de ses trois derniers chapitres, totalisant une trentaine de pages. C’est étonnant (peut-être...), mais tout à fait bienvenu – et une occasion appréciable de remettre en cause certains stéréotypes que les pages qui précèdent pouvaient, en cas de lecture hâtive, sembler confirmer (notamment concernant le travail et les études).

 

Je n’ai pu m’empêcher, par exemple, de relever l'importance accordée à la lecture – mise en corrélation avec le temps passé dans les transports en commun, certes (cela inclut la littérature, les journaux, les magazines aussi – les mangas, enfin, mais l’autrice semble un peu sceptique les concernant…).

 

Mais l’aspect physique est tout aussi important – avec un rapport au corps singulier, et qui évolue. Le sport y est lié, bien sûr – avec cette particularité que les sports les plus populaires en termes d’audience, le base-ball au premier chef, sont en fait assez peu pratiqués (les grandes équipes ont une base presque purement universitaire ; mais les stades sont remplis lors des grandes compétitions, et constituent pour le public un exutoire extrême). Les sports véritablement populaires, c’est-à-dire pratiqués en masse, à l’époque du moins, étaient, en tête, le bowling (je vais relire différemment certains passages de 20th Century Boys, moi…), puis la gymnastique – ensuite, le jogging et la natation. Il faut noter que tous ces sports sont surtout pratiqués par les femmes (les mères), et c’est une forme essentielle de leurs sociabilités.

 

Au-delà, dans un entre-deux peut-être inattendu unissant finalement la lecture et le sport, Anne Gonon relève l’importance générale de « l’auto-développement » dans les mentalités et les pratiques japonaises, incluant aussi bien un travail sur soi d'ordre spirituel que le désir de s’investir dans un sport ou un art au point de la perfection (par exemple l’ikebana, ou la cuisine, etc.). Les voyages peuvent y avoir leur part (alors assez largement le fait d’une élite, mais je crois que ça s’est démocratisé depuis).

 

D'autres activités ludiques sont envisagées – qui ont cependant pu évoluer à leur tour. Le chant est mis en avant dans le cadre du karaoké, il était alors très populaire, je ne sais pas s’il l’est autant aujourd'hui. Les jeux ont très probablement évolué, de même : en 1996, c’était encore le règne du pachinko, et, si les jeux vidéo sont évoqués par Anne Gonon, c’était alors dans un cadre tout autre que celui que nous connaissons aujourd'hui – avec des connotations bien datées de salles d’arcades ; je suppose qu’ici, tout particulièrement, avec les idées d’âge de l’information, la prégnance d’Internet et des réseaux sociaux, etc., tous ces développements auraient bien besoin d’être mis à jour (et ils auraient aussi un impact, peut-être, concernant d'autres loisirs, dont le fait de regarder la télévision, qui occupe en fait la première place).

 

Dans tous les cas, l’étude bienvenue de ces diverses activités ludiques et culturelles permet de repenser la question des sociabilités dans la vie quotidienne japonaise – en appuyant l’idée déjà évoquée dans le cadre notamment de l’entreprise, voulant que les Japonais tendent à se détourner des « sociabilités imposées » pour en privilégier d’autres davantage informelles, et, surtout, choisies.

 

INTÉRESSANT… MAIS VIEUX DE VINGT ANS

 

Au final, un petit ouvrage intéressant. S’il est régulièrement d’un abord aride (abondance des statistiques, style pas très engageant), il contient bien des éléments intéressants. Passée la brève mise en jambes historique et géographique, un peu sèche, les premiers développements consacrés à la famille et à l’entreprise m’ont paru un tantinet confus, impression heureusement invalidée assez vite – notamment, comme dit plus haut, avec les brèves remarques du chapitre IV, sur la mise en forme, la loi, et le rapport à l’étranger.

 

Mais ce sont surtout les développements consacrés à la diversité des conditions de vie qui m’ont parlé, puis, plus encore peut-être, ces ultimes développements, auxquels je ne m’attendais pas, portant sur les loisirs et la culture – tout à fait passionnants ! Et le semblant de fil rouge courant le long de ce « Que sais-je ? », et portant sur les sociabilités obligatoires et informelles, m’a paru tout à fait pertinent.

 

Cependant, l’ouvrage a ses limites – et la plus sensible est son âge. La vie quotidienne des Japonais d'aujourd'hui n’est probablement plus la même que celle d’il y a vingt ans… Cependant, la lecture de La Vie japonaise n’est pas une perte de temps : elle fournit un socle pertinent. Mais c’est au lecteur de compléter et nuancer les informations contenues dans ce petit livre au regard des évolutions plus récentes. J’ai ma liste de lectures d’ordre sociologique/anthropologique, et j’aurai donc l’occasion de revenir sur tout ça (et sans doute assez vite concernant la division sexuelle du travail).

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Lone Wolf and Cub, vol. 5 : Vent noir, de Kazuo Koike et Goseki Kojima

Publié le par Nébal

Lone Wolf and Cub, vol. 5 : Vent noir, de Kazuo Koike et Goseki Kojima

KOIKE Kazuo et KOJIMA Goseki, Lone Wolf and Cub, vol. 5 : Vent noir, [Kozure Ôkami 子連れ狼], traduction [du japonais par] Makoto Ikebe, couverture de Frank Miller et Lynn Varley, Saint-Laurent-du-Var, Panini France/Panini Comics, coll. Génération Comics, [1995, 2001] 2004, [n.p.]

DE LA BD AUX FILMS, ET DES FILMS À LA BD

 

Avec un retard non négligeable, je vous cause aujourd'hui de ma lecture du cinquième tome, intitulé Vent noir, de Lone Wolf and Cub, la mythique bande dessinée de Koike Kazuo et Kojima Goseki consacrée à Ogami Ittô et son fiston Daigorô, arpentant les routes du Japon d’Edo dans une quête sanglante et impitoyable de vengeance – à proprement parler, un séjour en enfer.

 

À mesure que la série progresse, il m’est impossible de livrer tome après tome des comptes rendus aussi amples que pour les premiers volumes – je me répéterais inévitablement… Je vais donc essentiellement me focaliser sur les cinq histoires comprises dans ce cinquième volume.

 

Quelques petites choses à noter, cependant : déjà, mon regard sur la BD n’est probablement plus tout à fait le même maintenant que j’ai vu les six films de la saga Baby Cart, adaptée du présent manga, et en rappelant que les cinq premiers piochaient dans les premiers tomes (ce qui inclut en fait celui-ci), outre qu’ils étaient scénarisés par Koike Kazuo lui-même. Le jeu des passerelles s’impose presque naturellement. Cependant, demeure une différence de ton essentielle : la BD fait beaucoup plus « sérieuse » que les films – le ton est plus impitoyable, et les gadgets comme les prouesses martiales, certes pas absents, ne suscitent pas le même effet pop-corn que dans les films, finalement drôles dans leur outrance.

 

Ensuite, mais c’est peut-être lié, je relève que, si les épisodes ne s’enchaînent pas à proprement parler, et ne sont probablement pas dans l’ordre chronologique de toute façon, ils n’en forment pas moins de plus en plus une architecture cohérente, où les éléments se multiplient qui dessinent une trame globale – centrée bien sûr sur la lutte sanguinaire opposant Ogami Ittô aux ignobles Yagyû qui ont provoqué le massacre de sa famille, mais cela peut en fait aller au-delà.

 

Enfin, mais c’est à nouveau lié, pour l’heure la BD parvient toujours à surprendre, régulièrement. C’est assez impressionnant à ce stade – car, à mesure que les personnages et la trame se définissent, en se renforçant mutuellement, le risque n’est sans doute pas négligeable, à vouloir surprendre le lecteur, d’inclure par force des développements somme toutes inutiles, voire inadaptés. Mais loin de là ! Dans le présent volume, cela concerne surtout les épisodes XXVI (le troisième du volume, « Vent noir » donc) et XXVIII (le cinquième, « Les Fusils de Sakai »), qui sont passablement étranges, mais aussi très réussis – et contribuent à relancer l’intérêt de l’ensemble, en contrastant avec d’autres épisodes certes pas mauvais mais plus « classiques » dans l’optique de la série.

 

Allez, quelques mots de ces cinq épisodes, donc.

 

LES DOCHUJINS

 

« Les Dochujins » est l’épisode le plus bref de l’ensemble – une trentaine de pages, là où les quatre autres en font une bonne soixantaine chacun.

 

Il n’en a pas moins son importance dans la série, et c’est peu dire – car il éclaire aussi bien le « présent » d’Ogami Ittô que son passé, ceci en jouant à ces deux niveaux de sa lutte contre le clan Yagyû ; en outre, il a fourni aux films Baby Cart deux thèmes passablement importants.

 

En effet, dans une longue mise en place, nous voyons les Yagyû comprendre comment Ogami Ittô communique avec ses employeurs pour décider de ses missions d’assassinat – en usant donc des « dochujins » du titre, des symboles plus ou moins cryptiques, hérités semble-t-il d’un traité sur l’art de la guerre. Cette compréhension change sans doute les modalités de la traque…

 

Mais, dans l’immédiat, le clan lance sur la piste de l’assassin un de ses meilleurs éléments, Yagyû Gunbei… Le motif est sans doute classique, de l’adversaire qui renchérit sans cesse sur sa compétence face à l’indomptable loup solitaire ; pourtant, le sentiment ici produit est assez différent, au-delà de l’issue du duel, car c’est pour nous l’occasion d’en apprendre davantage sur le passé de notre « héros », et les raisons de son conflit avec les Yagyû – Gunbei a en effet, par le passé, vaincu Ogami Ittô… et dans des circonstances particulières, qui fondent quelque part l’ensemble du récit.

 

Un épisode bref, mais important, donc – pour tout ce qui est sous-jacent au premier chef : ce n’est pas le duel qui compte, à proprement parler.

 

À noter, le dessin de Kojima Goseki est bien sûr toujours aussi brillant ; ici, il joue beaucoup de la pluie, avec une belle efficacité, une belle pertinence.

 

LA COLLINE DE L’EXÉCUTEUR

 

Nous repassons donc maintenant, avec « La Colline de l’exécuteur », à des épisodes de la taille devenue « canonique » depuis le tome 2, soit une soixantaine de pages – un format idéal : l’épisode précédent était réussi mais aussi passablement dense à cet égard. Même si, en fait de densité, le présent épisode s’avère lui aussi assez riche… mais aussi et surtout tendu : il y a quelque chose qui parcourt l’ensemble du récit, et qui fait froid dans le dos – sur une base sans doute assez classique, mais la variation est très réussie.

 

Nous avons donc affaire à une petite bande de six « chasseurs de primes », en fait des brigands ne valant pas mieux que leurs proies, et par ailleurs des crève-la-faim. Ils tombent par hasard sur Ogami Ittô, et comprennent bientôt de qui il s’agit. Des êtres sensés auraient aussitôt décidé de mettre un continent ou deux entre eux et le redoutable rônin, mais non, pas ces imbéciles… Ogami Ittô est riche ! Forcément ! C’est notoire, il touche 500 ryô pour chaque contrat ! Et si en plus ils ramènent sa tête aux Yagyû… Les imbéciles.

 

Ou pas ? C’est que le chef de la bande, un rônin lui aussi, a des raisons autrement personnelles et oppressantes de s’en prendre à l’assassin – des raisons qui nous ramènent à l’épisode « Le Chemin blanc entre les fleuves », dans le tome 3 (et au premier film de la saga Baby Cart, à savoir Le Sabre de la vengeance) : typiquement ce que je disais plus haut, d’une trame qui s’étoffe au-delà de la seule vendetta contre les Yagyû.

 

Et comment faire, alors, pour vaincre l’assassin ? S’en prendre, sans doute, à ce qu’il a de plus cher : Daigorô… La pire des idées, vous vous en doutez. Mais l’épisode est donc aussi l’occasion de broder sur la relation entre Ogami Ittô et son fils, avec la terrible froideur habituelle – mais aussi d’autres choses plus subtiles, qui ne se montrent pas toujours…

 

Et tout cela fournit donc un motif d’une tension admirable. L’épisode est relativement classique, sans doute, mais fonctionne très bien.

VENT NOIR

 

On passe à tout autre chose avec « Vent noir », un épisode très étrange, mais aussi très réussi – et riche là encore d’échos douloureux du passé, même au-delà des Yagyû là encore, qui permettent d’affiner le portrait d’Ogami Ittô, et sa figure peu ou prou paradoxale d’assassin impitoyable et pourtant de guerrier accordant de la valeur à l’honneur, rônin qui conserve un code, même en arpentant le meifumadô : en fait, la voie en elle-même est son code. Mais le traitement de ce possible paradoxe opère donc ici d’une manière heureusement inattendue.

 

Nous y découvrons Ogami Ittô en train de faire quelque chose de très improbable : travailler avec des paysannes dans une rizière. L’amabilité des femmes, leurs chants enjoués, ne dissimulent pas leur trouble : qu’un samouraï, même un rônin, travaille dans la rizière, à leurs côtés, c’est inouï ! En fait, c’est peut-être même plus que cela – à la limite de l’illégalité. Or il ne veut rien leur dire de ses motivations, et c’est forcément un peu suspect…

 

Le lecteur, du coup, subodore quelque stratagème – dans les quatre tomes précédents, l’assassin en a commis quelques-uns de non moins incongrus… Mais le lecteur se trompe.

 

Reste que cette situation « anormale » ne peut pas durer éternellement. Des samouraïs du coin voient Ogami Ittô (ils n’ont pas idée de son identité, eux non plus) travailler dans la rizière, et s’en offusquent : ne sait-il donc pas que tous les hommes valides ont été réquisitionnés pour les travaux de terrassement contre les crues ? Ce qui m’a ramené à Satsuma, l’honneur de ses samouraïs, de Hirata Hiroshi, mais en fait il n’y a pas forcément de lien…

 

Forcément, cela va déboucher sur un combat – mais, pour le coup, il est très secondaire, voire parfaitement insignifiant. Ce qui compte, c’est Ogami Ittô les pieds dans la rizière, les chants des femmes, les superstitions villageoises… Le grand pourquoi.

 

Un épisode absolument superbe, avec une ambiance extraordinaire. Une des deux meilleures surprises de ce cinquième tome décidément de bon aloi.

 

ASAEMON, LE COUPEUR DE TÊTES

 

On retourne à quelque chose de bien plus classique (et pour le coup bien moins marquant à mon sens, même si de qualité) avec l’épisode suivant, « Asaemon, le coupeur de têtes ». Ogami Ittô, l’ancien kogi kaishakunin du shôgun Tokugawa, y est confronté à un homme qui exerce (toujours) une fonction largement honorifique auprès dudit shôgun, pas si éloignée de la sienne : la tâche du troisième Yamada Asaemon, Yoshitsugu, est en effet de tester le tranchant du sabre du shôgun lors d’une cérémonie appelée o-tameshi – consistant en gros à découper le cadavre d’un prisonnier exécuté pour s’assurer de la perfection de la lame. Mais le bonhomme sait manier un sabre contre des hommes vivants… En fait, il est un des meilleurs bretteurs du Japon – il le sait, même si, quand on le questionne à ce propos, il ne doute pas de ce qu’Ogami Ittô est encore meilleur, et nulle fausse modestie dans tout ça.

 

Il n’en est pas moins chargé par ses maîtres de traquer l’assassin et de le vaincre en duel : peu sont ceux qui sont assez habiles au sabre pour vaincre Ogami Ittô, et le shôgunat en a plus qu’assez de la vendetta qui s’éternise : les Yagyû ne parviennent pas à abattre leur ennemi, et, plus le temps passe, plus les troubles s’accumulent ! Au point où la collusion du bakufu ne fait plus guère de doute, et la situation ne peut pas s’éterniser ainsi. Yamada Asaemon, homme d’honneur et vassal loyal, n’a pas le choix…

 

Mais les Yagyû sont toujours là, dans l’ombre – et voient dans cette sale affaire, qui témoigne toujours un peu plus qu’ils sont dans les ennuis jusqu’au coup depuis qu’ils ont précipité la chute du clan Ogami, l’occasion de faire d’une pierre deux coups : c’est que l’o-tameshi les attire au moins autant que le poste de kogi kaishakunin, pour lequel ils ont massacré la famille d’Ogami Ittô…

 

La trame est donc globalement assez classique – jusque dans le principe de confronter notre assassin à un guerrier exceptionnellement digne de lui, tant pour ses compétences martiales que pour sa loyauté et son sens de l’honneur.

 

Sur le plan du scénario, ce qu’il faut en retenir, c’est probablement surtout ce shôgunat qui s’impatiente, en remettant en cause la compétence des Yagyû – un motif développé dans les films de la saga Baby Cart, mais peut-être surtout, bizarrement, dans le sixième et dernier, Le Paradis blanc de l’enfer, ceci alors même qu’il s’agit du seul des six films à ne pas piocher ouvertement dans la BD Lone Wolf and Cub, et à ne pas avoir non plus été scénarisé par Koike Kazuo.

 

Mais le principal atout de l’épisode réside probablement dans le dessin de Kojima Goseki : la folle chevauchée de Yamada Asaemon à travers le Japon, largement muette, produit des planches de toute beauté.

 

LES FUSILS DE SAKAI

 

L’ultime épisode de ce cinquième volume, « Les Fusils de Sakai », est peut-être le plus déconcertant – plus encore que « Vent noir ». Mais c’est une incontestable réussite, et qui sera peut-être déterminante pour la suite des opérations – ceci notamment dans la mesure où cet épisode semble broder sur un aspect fondamental des films Baby Cart (surtout à partir du troisième, Dans la terre de l’ombre), et pourtant sur un ton très différent… et alors même que l’humour est ici de la partie, et je suppose que ça n’est tout de même pas tous les jours dans Lone Wolf and Cub, contrairement à Baby Cart !

 

Ogami Ittô se voit proposer un contrat pas forcément inhabituel en tant que tel : l’assassinat d’un maître arquebusier, d’un talent certes incomparable, mais au point où il étouffe le travail de ses pairs – qui, moins doués pour innover, aimeraient bien mettre la main sur ses secrets, or il n’est certes pas désireux de les partager...

 

La confrontation a lieu devant les disciples du maître arquebusier, alors même qu’il travaille sur sa dernière et plus miraculeuse invention : un système associant plusieurs arquebuses faisant feu en même temps, pour une capacité de destruction totalement inouïe. Le digne vieillard obtient de l’assassin un délai pour s’entretenir avec ses disciples, car il faudra bien que quelqu'un lui succède…

 

Et la scène est totalement folle – empruntant, tantôt au dialogue philosophique, tantôt presque au vaudeville, tant la sévérité nihiliste du génial inventeur l’incite à tendre des pièges à ses apprentis, au point de la paranoïa pure et simple de part et d’autre.

 

Derrière se profile pourtant un monde qui change. En fait, le Japon avait déjà changé à cet égard depuis quelque chose comme un siècle ou un siècle et demi, avec l’introduction des arquebuses dans l’archipel par les marchands portugais – je vous renvoie au chouette ouvrage La Découverte du Japon, et notamment au Teppôki ; l’arme s’était très vite diffusée, et Oda Nobunaga, notamment, en a fait l’usage que l’on sait. Le paradoxe de l’époque Edo, postérieur à cette diffusion, est peut-être d’avoir perpétué une anachronique tradition de dignes et stoïques sabreurs alors même que la guerre avait évolué sans eux ? Mais ces 250 ans de paix ont probablement retardé la prise de conscience à cet égard… Il y faudrait au moins les « vaisseaux noirs » du commodore Perry ! L’invention du maître arquebusier, pourtant, préfigure d’un futur de la guerre où les samouraïs n’auront plus leur place ; Ogami Ittô est assez lucide pour s’en rendre compte – et c’est contre la promesse d’hériter de l’invention, ou du moins de ses plans, qu’il a accordé un délai au savant fou. Mais cette arme présage donc des guerres ultérieures – dans son contexte, elle est à proprement parler ce que nous désignons parfois aujourd’hui du terme fort improbable d’ « arme de destruction massive »… Rôle jusqu'alors tenu par Ogami Ittô lui-même, et plus encore dans les films !

 

Et, ici, nous en sommes peut-être à un tournant de la série ? Mais où le parallèle avec les films Baby Cart s’impose : les armes à feu jouent un rôle important dans cette saga, tout spécialement à partir du troisième film, Dans la terre de l’ombre donc – avec son finale à la Django, où la daigorômobile s’avère une putain de mitrailleuse ; un motif sans cesse repris dans les films suivants (jusqu'à l’abus, et c’est peut dire, dans Le Paradis blanc de l’enfer). Or l’épisode « Les Fusils de Sakai » se conclut sur Ogami Ittô faisant bon usage des plans du maître arquebusier pour bricoler le landau de Daigorô… Ceci étant, la machine infernale de la BD n’est pas la très anachronique mitrailleuse des films ; mais difficile de ne pas faire le rapprochement, c’est certain.

 

Pourtant, le ton est très différent : si la paranoïa du maître arquebusier martyrisant ses pauvres (?) disciples a quelque chose de drôle, presque de bouffon, l’ambiance globale est autrement sérieuse, et les perspectives d’avenir des plus sombres – rien à voir, somme toute, avec les gadgets pop-cornesques des films : les massacres, dans la BD, font mal, ici comme ailleurs.

 

Il faudra donc voir ce que ça donnera par la suite, car je suppose que ce motif aura l’occasion de revenir…

 

TOUJOURS

 

Bilan très favorable pour ce cinquième tome – peut-être même meilleur, à vrai dire, que dans les deux précédents, pourtant très bons, dans la mesure où il n’y a pas vraiment ici de « déchet » : les épisodes « Les Dochujins » et « Asaemon, le coupeur de têtes », voire « La Colline de l’exécuteur », ne sont pas totalement exempts du risque bien naturel de succomber à la « formule », mais la richesse contextuelle et le dessin admirable des deux premiers cités font plus que les sauver, tandis que l’épisode opposant Ogami Ittô aux chasseurs de primes est d’une tension admirable – un vrai modèle, meilleur encore.

 

Mais « Vent noir » et « Les Fusils de Sakai » sont sans doute deux bons crans au-dessus – des épisodes inventifs, surprenants, cohérents pourtant, et d’une pertinence à toute épreuve, avec un fond solide et juste.

 

Oui, c’est toujours aussi bien ! Alors la suite un de ces jours, avec le tome 6

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