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La Parfaite Lumière, d'Eiji Yoshikawa

Publié le par Nébal

La Parfaite Lumière, d'Eiji Yoshikawa

YOSHIKAWA Eiji, La Parfaite Lumière, [Musashi 武蔵], traduction du japonais par Léo Dilé, Paris, Balland – J’ai lu, [1935-1939, 1971, 1981, 1983, 1986] 2018, 697 p.

Avec beaucoup de retard, je reviens sur le roman Musashi de Yoshikawa Eiji, avec son second volume intitulé La Parfaite Lumière – une chronique que j’ai trop longtemps différé parce que je n’étais pas bien sûr de comment m’y prendre… C’est que La Parfaite Lumière n’est donc pas un roman indépendant, mais un « demi-roman », un peu plus court (façon de parler) que La Pierre et le sabre, mais forcément dans la continuité de ce volume précédent – dès lors, la majeure partie des aspects que j’avais évoqué en traitant de La Pierre et le sabre demeurent, je suppose, appropriés en ce qui concerne La Parfaite Lumière, et reprendre tout ça ne constituerait qu’une redondance un peu vaine – encore que le ton diffère un peu, voire plus, et j’y reviendrai.

 

Et, de même que pour ce qui est de La Pierre et le sabre, La Parfaite lumière est un livre un peu rétif au résumé : Yoshikawa Eiji a conçu un roman-feuilleton riche en rebondissements et en ruptures, en même temps que l’histoire narrée se montre très dense : suivre à la trace les personnages, et livrer dans une chronique le détail de leurs errances, n’aurait tout simplement aucun sens.

 

Donnons simplement quelques grandes lignes : au début de ce second volume, Musashi d’une part, Otsû et Jôtarô d’autre part, viennent tout juste de se séparer une fois de plus, ceci alors même qu’ils ont peu ou prou la même destination en tête : Edo, future Tôkyô, capitale shogunale à peine jaillie des marais et qui croît alors très vite, à l’aube de cette époque que l’on qualifiera justement plus tard « d’Edo ».

 

Musashi a mûri, s’il demeure quelque peu inconstant – il a acquis suffisamment de sagesse, s’il y a encore un long chemin à parcourir, pour ressentir le besoin d’enseigner ce qu’il a appris à d’autres : s’il n’a finalement guère fait office de maître pour Jôtarô, il s’applique davantage à la tâche auprès d’un enfant orphelin du nom de Iori, qui ressemble à vrai dire pas mal à Jôtarô dans ses manières et son enthousiasme. Mais Musashi demeure indécis quant à son avenir : n’est-il pas temps pour lui de se placer auprès d’un seigneur ? D’acquérir une position ? Cela a-t-il seulement un sens de continuer à parcourir le Japon tel un rônin, pour livrer toujours plus de combats, qui lui vaudront toujours plus de haines ? À vrai dire, celles déjà acquises lui mettent justement des bâtons dans les (cinq) roues à chaque fois qu’un office lui est proposé… Mais, oui, on lui en propose – car si nombreux sont ceux qui haïssent Musashi, presque aussi nombreux sont ceux qui admirent le talentueux jeune homme. Il a cela dit sa Némésis : l’arrogant mais non moins talentueux Sasaki Kojirô, qui se répand en calomnies à son sujet… Nous le savions depuis longtemps : ce roman fleuve ne pouvait s’achever que sur un ultime duel entre les deux brillants sabreurs – et c’est bien le cas.

 

La destination est connue – mais l’itinéraire indécis, avec bien des virages, des hésitations, des moyens divers et variés de différer l’inéluctable. Rien de si étonnant, au fond, pour qui suit la voie du sabre : c’est bien le voyage qui compte. Un principe qui vaut pour les autres personnages du roman : Jôtarô qui, loin de Musashi, développe de mauvaises fréquentations – Otsû, frustrée dans son amour, qui connaît bien des épreuves, mais au moins autant de périodes de répit auprès de personnages fondamentalement bons, si son obsession pour Musashi se pare d’atours tragiques – Matahachi en quête de rédemption, et qui dispose en lui du potentiel pour devenir enfin un honnête homme, mais que la colère, la jalousie et le dépit poussent plus qu’à leur tour aux décisions les plus désastreuses – Osugi, toujours aussi pathologiquement acharnée à la perte de Musashi et d’Otsû – Takuan, le sage, et forcément plus qu’il n’en a l’air – Akemi, qui subit les pires épreuves et adopte en conséquence un comportement qui n’arrange rien… Et quantité d’autres, samouraïs à « l’honneur » sensible, artisans et bourgeois acteurs d’un monde qui change rapidement, grands seigneurs et voyous qui exercent un même pouvoir, sages qui se cachent sous la façade de commerçants et moines beaucoup moins sages et toujours portés à faire la démonstration mesquine de leurs mesquins talents…

 

Mais le ton diffère donc par rapport à La Pierre et le sabre – justement parce que Musashi a mûri, et d’une certaine manière les autres personnages aussi. Ce qui n’est pas si étonnant : une douzaine d’années, après tout, s’écoulent entre la bataille de Sekigahara, qui marquait le début traumatisant de La Pierre et le sabre, et le duel entre Musashi et Sasaki Kojirô qui conclut La Parfaite Lumière. Musashi et Otsû étaient pour ainsi dire des adolescents au début du roman, mais ils sont à la fin des adultes, avec des préoccupations d’adultes – et peut-être plus sensibles au fait que la mort est au bout du chemin, en fin de compte ; mais aussi plus disposés à l’accepter sereinement, dans la voie du samouraï encore à définir, mais tout autant dans la voie que parcourent qu'ils le veuillent ou non tous les hommes, toutes les femmes. Matahachi, de manière finalement assez logique, se réalisera quant à lui en époux et père : le concept même du personnage y incitait, je suppose. Quant aux enfants, Jôtarô mais aussi Iori, ils grandissent à leur tour – ils restent, et surtout le premier, des trublions dont la spontanéité est rafraîchissante, mais leur insouciance initiale s’amenuise peu à peu, comme il se doit, même si l’on pourrait le regretter.

 

Et tout cela affecte le ton du roman. La Parfaite Lumière se montre du coup moins drôle et léger que La Pierre et le sabre ; il se montre en même temps plus grave, plus solennel parfois – car on y traite de l’expérience acquise avec l’âge, et de la sagesse qui sied mieux à qui a un tant soit peu vécu qu’à celui qui part sur les routes à l’aventure. Par chance, Yoshikawa Eiji sait évoquer ces sujets avec habileté, et ne se montre finalement jamais sentencieux. La spiritualité du Traité des Cinq Roues imprègne forcément le roman, mais l’auteur a le bon goût, si rare, de ne pas faire dans la mystique à dix sous et la fausse sagesse lourdement démonstrative – un écueil communément associé à ce genre de récits.

 

Et cela tient énormément au personnage de Musashi : après tout, s’il a mûri, il est encore bien loin de la perfection du titre – il doute, il erre, il commet des erreurs, son ego le travaille… Et il demeure fondamentalement inconstant, changeant plus souvent de disciples que de vêtements, et toujours aussi lâche face aux femmes, plus que jamais quand il s’agit d’Otsû. Il n’inspire pas toujours la sympathie – et s’il ne se montre jamais « maléfique », bien au contraire (il est un héros, incomparablement plus que dans La Pierre et le sabre, et il fait preuve ici de dévouement pour les humbles, des petits paysans pourtant portés à le railler, notamment), il n’est pas exempt, par moments, d’un certain ridicule ; peut-être parce qu’il a conscience, d’une certaine manière, d’être « un personnage », qu’il s’est bâti lui-même.

 

Et ces errances caractérisent bien sûr tous les personnages ou peu s’en faut – et jusqu’au plus monolithique d’entre eux : l’acharnée Osugi. Une vieille dame aussi peut mûrir, après tout. Ce qui a quelque chose d’un soulagement, dois-je dire.

 

Du fait de ce ton plus grave, La Parfaite Lumière ne m’a pas aussi systématiquement emballé que La Pierre et le sabre – cette première partie dont l’humour et la légèreté m’avaient très agréablement surpris. Mais il faut relativiser : La Pierre et le sabre avait probablement constitué ma lecture préférée de 2018 – quand je dis que La Parfaite Lumière m’a paru un cran en dessous, pour des raisons tenant à ma sensibilité personnelle, cela ne revient certainement pas à en faire un roman mauvais ou même médiocre : La Parfaite Lumière demeure un excellent livre !

 

Et l’ensemble constitue une fresque fascinante – oui, décidément, un modèle de roman-feuilleton. Et une lecture chaudement recommandée.

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La Vie de Bouddha – intégrale, vol. 2, d'Osamu Tezuka

Publié le par Nébal

La Vie de Bouddha – intégrale, vol. 2, d'Osamu Tezuka

TEZUKA Osamu, La Vie de Bouddha – intégrale, vol. 2, [Budda ブッダ], traduction [du japonais par] Jacques Lalloz, Paris, Delcourt/Tonkam, coll. Tezuka, [1972] 2018, 683 p.

Deuxième tome (sur quatre prévus) de la réédition « intégrale prestige » de La Vie de Bouddha de Tezuka Osamu – encore une belle brique, même si un chouia moins que son prédécesseur ! Et un récit très ample et en même temps très dense, aux caractéristiques de roman feuilleton, ce qui ne facilite pas toujours la chronique – n’attendez pas de ce compte rendu quelque chose d’exhaustif, ça n’est pas dans mes cordes et ça serait probablement un peu absurde.

 

Mais disons du moins que l’on peut scinder les (très) divers arcs narratifs de ce tome 2 en deux groupes, même s’ils sont forcément poreux, ou liés, comme vous préférez : le premier groupe concerne directement le prince Siddartha devenu ascète et sur la voie de devenir Bouddha, ainsi que les autres ascètes qu’il est amené à fréquenter ; le second met en avant d’autres personnages, dans des récits davantage tournés vers l’aventure et/ou la politique. Je m’étendrai ici essentiellement sur le premier groupe, car il est à ce stade le moteur de l’histoire, et pour l’essentiel ce qui m’a le plus parlé dans ce deuxième volume.

 

Adonc, Siddartha a tout récemment quitté Kapilavastu, et, dès le premier chapitre, il fait la rencontre de deux personnages déterminants – deux jeunes ascètes comme lui : le fier Dhépa est un shramane, très assidu dans ses austérités, et convaincu que la souffrance est la clef de la vie d’ascète, qu’elle relève de son devoir – aussi s’est-il déjà à ce stade, et de lui-même, brûlé un œil. Bien différent, le petit Asaji, que ses parents collent entre les pattes des deux autres, est un gamin chétif, perpétuellement la goutte au nez et l’air un peu niais…

 

Dhépa, que nous aurons l'occasion de voir peu charitable, se passerait bien de tel compagnon de route, mais Asaji les suit, d’une manière ou d’une autre – et Siddartha lui sauve même la vie en suçant le poison dans son corps. Or cette expérience, au cours de laquelle Asaji a bien failli mourir, change à jamais le personnage : son périple de l’autre côté du voile lui a conféré un pouvoir de prescience – il sait prédire à peu près tout, mais, comme c’est le lot de ces oiseaux de malheur, il prédit surtout les catastrophes… qui se réalisent bel et bien, immanquablement. Il sait aussi, à ce stade, le moment et les circonstances, pas moins horribles, de sa mort précoce, dix années seulement plus tard – et le petit Asaji sidère Siddartha par son « stoïcisme », disons, la sérénité avec laquelle il accueille tout cela et jusqu’à sa propre fin… Nous assisterons bel et bien, dans ce volume, à la mort d’Asaji – car elle est un moment clef sur la voie de l’illumination pour un Siddartha désemparé.

 

D’ici-là, cependant, les trois ascètes se rendent dans la Forêt des Austérités, un enfer masochiste où comme une colonie de dévots s’inflige journellement mille morts au service de la foi. Ils doivent y demeurer des années, et endurer la souffrance au quotidien. Cet enfer est pour Dhépa un paradis : le shramane se montre plus que jamais assidu dans ses austérités – et plus qu’à son tour critique de ceux qui ne souffrent pas autant que lui.

 

Or, si Asaji traverse tout cela comme une brise sereine, Siddartha, lui, s’interroge : toute cette souffrance est-elle vraiment nécessaire ? Qu’apporte-t-elle au juste ? Progressivement, au cours même de ses douloureuses austérités, Siddartha réalisera qu’il est vain et faux de prétendre que l’homme doit souffrir, au sens où il s’agirait d’un devoir imposant à l’homme de désirer et de rechercher la souffrance. Il comprend alors que, si la souffrance est primordiale, la réalité essentielle de la vie même, la vouloir est absurde, et la subir ne résout rien… Et il songe à quitter la forêt.

 

Tout cela, pour Dhépa, relève de l’hérésie pure et simple – car ce personnage, que nous n’avions guère l’occasion de trouver aimable jusque-là, même en tant que compagnon des plus positifs Siddartha et Asaji, se révèle à terme pour l’homme qu’il est vraiment : un bigot borné, dont la conception du monde est délibérément simpliste et intolérante – c’est comme ça et pas autrement. Et un homme dévoré par son ego, aussi, très fier de sa pratique ascétique extrême, et prompt à critiquer qui ne suit pas son exemple… Mais il semblerait que Dhépa ait encore un rôle à jouer dans cette histoire – peut-être une forme de rédemption lui est-elle malgré tout accessible… Lui, qui a trahi Siddartha, deviendrait son disciple – il a quelque chose, disons, d’un Judas ou d’un Pierre à l’envers…

 

Mais tout cela – les austérités, la sérénité d’Asaji jusqu’au moment de sa mort, la bigoterie brutale de Dhépa, mais aussi d’autres choses encore, des retrouvailles ambiguës (avec Tatta et Miguéla, notamment), des échos de la situation à Kapilavastu ou au Kosala (et de ce que son absence y entraîne), ses relations avec ses « voisins », ascètes ou aristocrates, vieillards et enfants, hommes et femmes, animaux et plantes aussi, etc. – tout cela, donc, ne s’avère pas vain en définitive, car ce sont autant d’étapes sur la voie de l’illumination pour Siddartha.

 

Et dans la conception du bouddhisme que Tezuka met en scène, cet itinéraire est défini par le principe divin même, Brahmâ, qui intervient dans la vie de Siddartha (mais aussi d’Asaji, etc.), lui apparaissant sous la forme d’un vieil homme, dans des rêves ou des visions – et Brahmâ lui annonce qu’il connaîtra l’illumination, et il en donne d’une certaine manière le signe, conférant à son tour, mais plus significativement que précédemment, au prince Siddartha devenu ascète, le nom de Bouddha, l’éveillé.

 

L’éveil de Bouddha, au pied d’un arbre, en compagnie des animaux, se produit vers la fin de ce deuxième volume. Siddartha demeure pourtant, en même temps, un jeune homme un peu naïf et régulièrement pris par le doute. C’est qu’à tout prendre son itinéraire ne fait que commencer…

 

Mais on croise donc bien d’autres personnages dans ce gros deuxième volume, qui, comme dans le premier, volent régulièrement la vedette à Siddartha. Du moins au sens où des arcs narratifs assez développés peuvent les mettre longuement en scène, là où notre héros disparaît purement et simplement de ces pages : il se fait voler la vedette quantitativement, donc. Qualitativement, je n’en suis en effet pas toujours persuadé, et si certaines retrouvailles font plaisir (Tatta et Miguéla au premier chef, mais qui pour le coup sont directement liés à Siddartha), d’autres « écarts » ne produisent pas toujours grand-chose pour l’heure, ou peuvent donner le sentiment de quelque chose d’un peu « facile », peut-être (comme le dernier chapitre avec le géant Yatara, un peu téléphoné, si sa conclusion auprès de Bouddha est importante).

 

Deux de ces personnages pèseront probablement davantage sur la suite des événements. Le premier, et de loin le plus intéressant, est Dévadatta, le fils de l’odieux Bandaka – et qui est semble-t-il destiné à devenir une sorte de « rival » de Bouddha. À ce stade de l’histoire, Dévadatta n’est qu’un tout petit enfant, mais sa vie est déjà très tumultueuse… et passablement morbide. Dès le deuxième chapitre, et de manière bien plus saisissante finalement qu’au travers des austérités des ascètes, Tezuka infuse ainsi dans son récit une noirceur et une violence qui tranchent sur le dessin tout rond et passablement enfantin, y compris donc quand il s’agit de mettre en scène des enfants ; c’est que cette violence, cette rudesse, sont connotées de traits éthiques douloureux et résolument adultes – la sensation de malaise n’en est que plus palpable. Ici, Tezuka subvertit d’une certaine manière le thème classique de l’enfant sauvage : les petits animaux mignons de la forêt qui entourent Dévadatta ne doivent pas tromper, le propos est tout sauf naïf, il est même essentiellement cruel. Mais nous n’en savons pas beaucoup plus pour l’heure – une bonne décennie au moins s’écoulera avant que Dévadatta ne revienne sur le devant de la scène.

 

Le second personnage à évoquer m’a moins convaincu, même s’il présente certaines caractéristiques qui valent d’être soulignées, et qui l’intègrent bien dans le propos plus général de la bande dessinée : il s’agit de Virudhaka, plus communément appelé le Prince Luly (?). Il est le fils du roi du Kosala et d’une esclave de Kapilavastu – ce que tous deux ne comprennent que bien tardivement, eux qui croyaient que la femme était de leur caste, et non un leurre envoyé par leurs faibles voisins… Mais si le roi fulmine, il contient cependant sa réaction ; le Prince Luly est beaucoup moins charitable pour celle qui lui a donné la vie… Il est un nouvel avatar de ces personnages régulièrement croisés dans le premier volume, et qui sont portés aux gestes intolérants et cruels – ces aristocrates et guerriers à la morale plus que douteuse. En même temps, Virudhaka n’est pas Bandaka, c'est-à-dire un personnage unilatéralement détestable, et sa douleur peut à l'occasion toucher le lecteur. Il y a tout de même comme un fâcheux air de déjà-vu… Même si c'est une bonne occasion de revenir sur la critique du système des castes, prépondérante dans le tome 1, beaucoup plus discrète dans celui-ci. Mais l’aspect le plus intéressant du personnage est probablement ailleurs : l’obsession du prince pour la date de sa mort – avec Asaji qui est de la partie. Plus encore que Siddartha à cet égard, il incarne l’antithèse de l’ascète avec la goutte au nez : l’homme qui est obnubilé par sa fin, presque au point de ne plus vivre. Ce qui justifie j’imagine sa place dans cette histoire.

 

Le bilan de ce deuxième volume est assurément positif. Pourtant, je suppose qu’il me faut le placer un bon cran en dessous par rapport au premier : si on en retrouve l’essentiel des qualités, dans le fond comme dans la forme, le récit tend à se disperser un peu trop, et pas toujours très utilement. Si l’épisode consacré à l’enfance de Dévadatta est saisissant, le Prince Luly et quelques autres manquent un peu de caractère.

 

La BD convainc surtout quand elle se focalise sur Siddartha et ses comparses si différents, Dhépa et Asaji. Tezuka met brillamment en scène l’évolution spirituelle de Siddartha jusqu’à son éveil, d’une manière qui parvient, non seulement à intéresser, mais aussi à toucher, un lecteur occidental pour qui le bouddhisme et son histoire ont probablement quelque chose d’un peu obscur – et c’était pourtant particulièrement périlleux.

 

Mais, oui, Tezuka a réussi son coup – et si ce deuxième volume me paraît donc un peu moins bon que le premier, j’en ai grandement apprécié la lecture, et il me faudra lire la suite (j’ai cru comprendre d’ailleurs que le troisième tome… sortait aujourd’hui même !).

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Ikki : Coalitions, ligues et révoltes dans le Japon d'autrefois, de Katsumata Shizuo

Publié le par Nébal

Ikki : Coalitions, ligues et révoltes dans le Japon d'autrefois, de Katsumata Shizuo

KATSUMATA Shizuo, Ikki : Coalitions, ligues et révoltes dans le Japon d’autrefois, [Ikki 一揆], introduction, traduction [du japonais] et notes de Pierre-François Souri (avec la collaboration d’Inde Tadao et Nakajima Keiichi), Paris, CNRS Éditions, coll. Réseau Asie, série Japon, [1982] 2011, 268 p.

Allez, un peu d’histoire du Japon, aujourd’hui – ça faisait longtemps... Et pour le coup sur un sujet relativement « pointu », ou du moins est-ce l’effet que peut produire ce livre en français : au Japon, il a pourtant été publié initialement dans une collection de poche, qui, sans en faire le moins du monde un ouvrage léger ou même à ce compte-là de vulgarisation, lui a assuré tout de même un certain écho.

 

Il faut dire que le sujet des ikki – mot derrière lequel on range, en gros, essentiellement des mouvements de révolte paysans du moyen âge et de l’époque d’Edo, qui peuvent faire penser à nos jacqueries, mais cela va en fait bien au-delà (les paysans n’étaient pas les seuls impliqués, les ikki pouvaient être urbains, etc.) –, ce sujet donc a été beaucoup traité là-bas, et de manières très différentes. Ici, l’introduction de Pierre-François Souyri, auteur notamment d’une très bonne Histoire du Japon médiéval, et qui traduit le présent ouvrage dû au médiéviste japonais Katsumata Shizuo, cette introduction donc se montre particulièrement précieuse, qui permet de se faire une idée de l’historiographie sur le sujet – car elle est complexe, et déterminante pour bien apprécier l’écho que ce (relativement) petit livre a pu rencontrer à sa sortie en 1982.

 

Les ikki, initialement, n’intéressaient pas les historiens « traditionnels » de Meiji. Ceux-ci avaient hérité de leurs précurseurs imprégnés de néo-confucianisme une conception très événementielle de l’histoire, qui s’intéressait aux « grands hommes » et aux faits politiques. Dans leur conception, les ikki ne pouvaient être, au mieux, qu’un symptôme de « mauvais gouvernement », et du temps de Meiji ils étaient donc fort pratiques pour dénigrer le régime shogunal, mais il n’y avait rien de plus à en dire, et il aurait même été de mauvais goût de le faire : c’était, dans tous les sens du terme, un sujet « vulgaire ».

 

Mais cette perspective a évolué en même temps que l’approche de la science historique changeait : des historiens progressistes, à la même époque, se sont mis à évoquer le sujet, sous un jour différent, qui ont montré que les ikki ne pouvaient pas simplement être envisagés comme des épiphénomènes, mais avaient leur propre valeur, non négligeable, et traduisaient des réalités sociales et historiques autrement complexes que le tableau bien lisse et focalisé sur l’élite que perpétuaient toujours les historiens traditionnels.

 

Sans surprise, la matière a été bouleversée par l’historiographie marxiste – surtout après 1918, quand des « émeutes du riz » ont réveillé le souvenir des ikki du moyen âge ou de l’époque d’Edo. Les ikki s’inscrivaient alors dans la logique du matérialisme historique, et étaient un symptôme de la lutte des classes plutôt que du « mauvais gouvernement » à proprement parler. Cette approche a été déterminante et fructueuse, notamment en incitant la discipline historique japonaise à se tourner vers les éléments économiques et sociaux, approche qui a peut-être surtout payé en histoire locale. Car cette approche, à terme, et de manière plus générale, avait ses propres défauts : l’idéologie y jouait une part importante, qui a pu biaiser les recherches, par exemple en mettant trop l’accès sur l’idée de lutte des classes (là où les ikki étaient des mouvements plus divers socialement), ou en postulant l’échec de ces mouvements dans la logique du matérialisme historique. Les travaux précurseurs des années 1920 ou 1930, cinquante ans plus tard, avaient laissé la place à des héritiers un peu trop sclérosés par l’idéologie… et aveugles à certains aspects d’un phénomène trop complexe pour rentrer parfaitement dans des nomenclatures rigides.

 

D’autres approches étaient pourtant envisageables. À peu près à l’époque où le marxisme faisait son apparition dans la discipline historique au Japon, un autre courant, dans la lignée de Yanagita Kunio, le fondateur de l’anthropologie japonaise moderne, entendait approcher la paysannerie et la ruralité sous un prisme différent. Ces auteurs, très assidus dans l’histoire locale, reprochaient notamment aux historiens marxistes (et sans doute à d’autres parmi leurs précurseurs) de n’envisager le monde paysan qu’au regard de ses crises – dont les ikki étaient probablement l’exemple le plus frappant. Pour ces auteurs critiques, il importait au moins autant et probablement davantage d’envisager la paysannerie dans sa « normalité », dans son quotidien – étudier les ikki était utile, mais se focaliser sur ces mouvements parfois très violents biaisait nécessairement l’approche du phénomène paysan global ; et on ne pouvait sans doute pleinement appréhender les ikki si l’on faisait abstraction des pratiques et des idées du monde paysans hors crises – et c’était bien là ce qu’il fallait critiquer notamment chez les historiens marxistes.

 

Vers les années 1970-1980, un nouveau courant s’est développé, souvent qualifié d’ « histoire sociale », qui a fait la part des choses dans tout cela. L’ouvrage de Katsumata Shizuo s’inscrit globalement dans cette nouvelle approche, et son analyse des ikki en témoigne : l’auteur n’exclut certes pas les dimensions politiques, économiques et sociales du phénomène, mais celles qui l’intéressent le plus ici tiennent essentiellement aux rituels, à la symbolique et à la pratique, au droit aussi – et c’est en conjuguant ces différentes approches que l’on peut, si l’on y tient, dériver, d’une certaine manière, un discours politique éclairant pour le Japon contemporain et éventuellement au-delà.

 

Mais, avant d’en arriver là, il faut remonter aux origines. Quand on parle d’ikki, généralement, on fait référence à des mouvements d’ampleur des époques Muromachi et Sengoku ou Azuchi-Momoyama, disons « le moyen âge japonais », puis de l’époque d’Edo, davantage envisagée comme « époque moderne » – et ces deux temps de l’histoire des ikki sont assez différents. Mais, pour Katsumata Shizuo, non seulement il faut remonter bien plus loin, mais, en outre, il ne faut pas se focaliser excessivement sur la seule paysannerie.

 

En effet, pour l’auteur, ce qui constitue l’ikki à proprement parler, c’est le fait de « jurer ensemble ». Et, à ce compte-là, on peut relever des ikki, datant de Heian (voire de Nara ?) ou de Kamakura, dans d’autres couches sociales que la paysannerie, et qui ont probablement influencé cette dernière dans ses pratiques ultérieures. Il y a alors des ikki de guerriers, si cette dernière notion évolue alors rapidement, mais, ce qui retient le plus l’attention de l’auteur, ce sont les ikki de moines bouddhistes. Dans divers monastères, et non des moindres, on voit en effet des moines jurer, et selon un rituel presque immuable : on émet ensemble une revendication, on l’écrit, tout le monde la signe (et sans distinctions de rang), on brûle la pétition, on en mêle les cendres à de l’eau, et tout le monde boit cette dernière – ce « rituel de l’eau » est très répandu, et on le retrouvera dans les ikki paysans.

 

Or il y a toute une manière de penser derrière ce rituel. Les moines qui boivent l’eau, consciemment ou pas, font appel à des « souvenirs » plus ou moins exacts du bouddhisme primitif, et en dérivent la valeur supérieure du principe d’unanimité : une décision qui est prise par tous est forcément légitime, en fait on ne saurait concevoir légitimité plus importante – il y a quelque chose, là-bas, du vox populi, vox Dei, encore que cet adage latin trouve probablement davantage à s’appliquer aux ikki paysans ultérieurs, mais justement parce qu’ils perpétueront cette pratique et ce sentiment. Pourtant, la notion évolue – car, bientôt, le principe d’unanimité se transforme en principe majoritaire. Pour les moines, il n’y a pas là de contradiction : la décision prise à la majorité bénéficie de la légitimité de l’unanimité – car ceux qui ont voté différemment se plient à la décision majoritaire, et, dès lors, font tout pour la défendre même si elle ne leur plaisait pas initialement.

 

Or il faut revenir sur l’idée qu’il n’y a pas de distinctions de rang dans ces ikki de moines, parce qu’il en restera quelque chose dans les ikki paysans – où les tenanciers les plus humbles se retrouveront souvent associés à des petits propriétaires terriens, à des jizamurai, parfois là aussi à des moines, sans que le serment ne témoigne de leurs différences de statut : ils sont tous au même niveau. Et c’est probablement là encore quelque chose qui a pu être influencé par le bouddhisme primitif (je suppose que le Shintô a pu aussi y avoir sa part).

 

L’auteur voit dans cette pensée de la légitimité et de l’unanimité une forme de principe démocratique qui éclaire la démocratie japonaise contemporaine – mais il aura aussi l’occasion de montrer combien les mouvements de révolte tels que les ikki ont toujours accordé un rôle prépondérant à cette idée d’une légitimité « automatique », d’une certaine manière : du simple fait qu’ils jurent ensemble, les paysans révoltés expriment une légitimité absolue et incontestable – au point de l’incompréhension fondamentale et mutuelle, quand ils doivent faire face à la répression par les autorités, et leur « monopole de la violence légitime », pour citer Max Weber.

 

Mais, justement, il y a là d’emblée un aspect politique intéressant de ce discours, et qui vient nuancer voire contredire l’approche notamment marxiste des ikki. Celle-ci ne pouvait que relever combien les ikki, ces mouvements populaires, avaient pu effrayer les puissants, et, dans le cadre de l’historiographie japonaise, c’était donc déjà quelque chose : les ikki n’étaient pas que des épiphénomènes symptomatiques d’un « mauvais gouvernement », ils étaient des aspects de la lutte des classes, et parfois étrangement efficaces car finalement organisés dans leur fonctionnement, plutôt que véritablement spontanés ; en se fédérant, les ikki ont pu exercer le véritable pouvoir effectif sur de vastes provinces pendant des années, voire des décennies – et tant pis pour les « grands hommes », l’élite guerrière ; tant pis aussi et surtout pour le mythe encore largement perpétué aujourd’hui d’un Japon par essence « soumis » à ses dirigeants, un des stéréotypes les plus tenaces en la matière… Cependant, l’historiographie marxiste japonaise tendait semble-t-il à conclure à « l’échec » des ikki – pour des raisons idéologiques que je serais bien en peine de détailler outre mesure. L’approche de Katsumata Shizuo est différente – et, dans ce principe démocratique et ce questionnement de la légitimité via l’unanimité, même dégradée en majorité, il voit donc quelque chose qui a pu se montrer déterminant dans l’histoire politique du Japon contemporain, même si d’abord de manière plus ou moins insidieuse.

 

Mais il s’intéresse avant tout, ici, aux rituels et à la symbolique – car le « rituel de l’eau » n’est pas le seul. Les ikki paysans témoignent d’autres pratiques, mais, dans l’esprit de l’auteur, elles renvoient pour la plupart à cette notion centrale de légitimité. Ainsi, par exemple, il relève que les paysans qui constituent un ikki le font de manière très solennelle, mais en usant d’une symbolique à première vue ambiguë, notamment en ce qui concerne les costumes. Katsumata Shizuo, dans les nombreuses sources locales qui sont à l’origine de son argumentaire, relève que les paysans révoltés usent d’un costume particulier : manteau de pluie, large chapeau conique, parfois une étole blanche qui leur masque le visage. À l’en croire, ces atours vestimentaires ont une signification, les paysans ne les emploient pas seulement parce qu’ils sont « pratiques » et aisément disponibles : ils constituent en fait les attributs d’un personnage qui, d’une certaine manière, « sort du monde », ce dont le tissu qui dissimule leur visage témoigne tout particulièrement, car, bien avant d’être un moyen de se prémunir des investigations des autorités désireuses d’identifier les insoumis, c’était un signe distinctif traditionnel des lépreux (parmi d’autres, dont des vêtements de couleur orange sauf erreur, dont les paysans révoltés se revêtent parfois, d’ailleurs). Mais ce statut « hors-castes », qui pouvait temporairement les associer aux hinin et eta, avait des implications symboliques plus complexes, aux conséquences politiques notables : en fait, si revêtir ce costume excluait de la société des hommes, de manière plus ou moins « magique », il conférait aussi à qui l’arborait des attributs non humains et en fait d’essence supérieure – Katsumata Shizuo relève ainsi que, dans bien des cas, et notamment en lien avec ce costume, les paysans révoltés comme ceux contre lesquels ils s’insurgeaient multipliaient les références aux tengu, ces êtres mythiques tenant de l’homme et du corbeau, et dotés de pouvoirs hors-normes ; le costume, d’une certaine manière, conférait aux paysans ces pouvoirs – mais ils en dérivaient là aussi une forme de légitimité supérieure ; en fait, très concrètement, certaines sources évoquent clairement l’idée que les paysans membres des ikki, au travers de divers rituels, étaient comme « habités » par des divinités, tout bonnement, le temps de leur révolte. La légitimité « automatique » dérivée du principe d’unanimité était ainsi redoublée d’une autre légitimité, d’ordre davantage magico-religieux, mais d’essence tout aussi « supérieure ».

 

Mais les ikki évoluent – parce que la société japonaise dans laquelle elles germent change, notamment aux plans, pas seulement politique, mais aussi et surtout économique et juridique. Le chaos de la fin de Muromachi, ou de la période dite Sengoku, des « provinces en guerre », incite sans doute les paysans à se fédérer en ikki, puis les ikki entre eux, pour assurer « l’ordre » quand les seigneurs théoriques ne sont pas en mesure de le faire, mais cela va au-delà – et c’est bien pourquoi ce sont d’abord ces ikki sur lesquels on met traditionnellement l’accent (plus tard, ceux d’Edo seront d’un ordre un peu différent).

 

Les ikki, traditionnellement, à vrai dire ceux des paysans comme ceux des moines, étaient souvent liés aux déprédations commises par de mauvais intendants, préfets, etc., qu’il s’agissait de démettre : les ikki réclamaient le départ de l’administrateur, et, plus qu’à leur tour, ils obtenaient gain de cause. Mais ces déprédations reprochées, au premier chef, étaient souvent d’ordre fiscal : il s’agissait de rejeter des impositions nouvelles ou excessives. Ce trait demeurera tout au long de l’histoire des ikki, mais, vers cette époque, il commence à être associé à d’autres aspects de la question – parce que le rapport à la terre, en même temps que l’économie rurale et la conception même du droit de propriété, évoluent.

 

En effet, un terme qui revient souvent dans les revendications des ikki est celui du « gouvernement vertueux » : les paysans réclament des autorités, sous cet intitulé, un « acte de grâce », autre moyen de désigner en fait, de manière systématique, l’abolition des dettes et la récupération des terres mises en gage. En effet, vers cette époque, dans les campagnes, certains individus développent une activité de prêt à intérêt – les aubergistes et les brasseurs de saké, notamment… mais aussi certains monastères pas très scrupuleux ! Les paysans, confrontés à un système d’imposition nouveau, sont souvent contraints de recourir à leurs prêts, et s’endettent drastiquement, très vite. Ils forment alors un ikki, réclamant l’abolition des dettes (et, sous Edo, on trouvera certaines allusions significatives au fait qu’il s’agit d’abolir toutes les dettes, pour tout le monde), et la restitution des terres vendues ou mises en gage. Là encore, il leur arrive régulièrement d’obtenir gain de cause – et les autorités anticipent même parfois les revendications ou à vrai dire la simple constitution des ikki en émettant d’elles-mêmes de telles lois de « gouvernement vertueux » (notamment, relève l’auteur, en périodes de crise… ou quand le calendrier, ou tel signe astronomique, laissent entendre que l’année sera « mauvaise », pour des raisons là encore magico-religieuses).

 

Cela peut nous paraître étonnant, aujourd’hui, mais Katsumata Shizuo explique ce phénomène de manière assez lumineuse : recourant aussi bien à l’Essai sur le don de Marcel Mauss qu’aux études de ses compatriotes sur le droit médiéval, il établit bien que tout cela témoigne d’une conception du droit de propriété, et de l’acte de vente, différente de celles auxquelles nous a habitué le droit contemporain, dans la lignée de l'essor du capitalisme – car c'est bien ce qui se produit alors. Dans ce contexte, il est en fait parfaitement normal que la terre « revienne », qu’on ne la laisse pas « filer », parce qu’elle avant tout liée à la famille, ainsi qu’à l’usage effectif ; et, au fond, le cas du Japon ici n’est pas si différent de celui de la France, qui a connu des institutions comme le retrait lignager – et Marcel Mauss, parmi d’autres, avait étudié le droit coutumier pour le mettre en évidence. On pèse ici combien la conception moderne et actuelle du droit de propriété n’a absolument rien de « naturel » et d’inaltérable, quoi qu'on en dise… Et il faut relever qu’à cet égard l’alliance entre les petits tenanciers et des paysans davantage prospères pouvaient se perpétuer, avec des ennemis communs en la personne des prêteurs – les samouraïs ruraux étant également de la partie, le cas échéant, et parfois des religieux.

 

Mais cette nouvelle conception du droit de propriété, avec ses corollaires, se développe bel et bien au Japon vers cette époque – et la contradiction insoluble entre cette nouvelle approche et la traditionnelle génère de nombreux ikki.

 

Qui tendent par ailleurs à devenir plus violents… Les ikki initiaux, ceux des moines notamment, n’étaient certes pas exempts de démonstrations de force : les moines qui manifestaient par milliers, en emportant sur des sortes de palanquins des statues de divinités et de bouddhas (ils n’étaient donc à cet égard pas du tout différents des paysans se changeant plus ou moins en tengu ou se laissant temporairement habiter par des divinités, le rituel avait exactement le même objectif au regard de la légitimité comme de l’intimidation), ces moines donc constituaient un spectacle intimidant mais aussi assez récurrent – ils faisaient souvent plier leurs adversaires de la sorte, mais des violences plus concrètes pouvaient éclater à l’occasion. À vrai dire, ces moines étaient une plaie endémique, notamment aux environs de la capitale – un problème auquel Oda Nobunaga a apporté une solution brutale…

 

Mais il en allait de même pour les paysans. Initialement, les ikki ruraux se contentaient le plus souvent de menacer de « faire la grève » ou de déguerpir en masse (via le rituel consistant à « étaler les bambous », à la symbolique complexe) ; et les juristes d'alors stipulaient que c'était là un droit inaliénable des paysans. Ces menaces, parfois mises en pratique, sont, au sens juridique, des « violences », mais pas exactement comme nous l’entendons le plus souvent… Or les violences au sens où nous l'entendons couramment se développent – et les ultimes ikki de la période d’Edo franchiront encore une étape en l’espèce, en se montrant parfois sanglants, toujours destructeurs. Cependant, juste après Oda Nobunaga, il faut sans doute mentionner la « chasse aux sabres » menée par Toyotomi Hideyoshi, qui visait à désarmer les paysans – et a constitué une première étape vers l’établissement du système de castes assez rigide du shogunat Tokugawa ; mais c’est une question très complexe, et éventuellement plus ambiguë qu'il n'y paraît, que je ne me sens vraiment pas de développer ici…

 

Quoi qu’il en soit, les violences des ikki pèsent d’abord essentiellement sur les biens matériels : on s’en prend aux entrepôts monopolisant le riz, aux brasseries, aux auberges, mais donc aussi à certains monastères – très souvent, on y met le feu. Il y avait probablement un aspect très pratique à cet égard : il s’agissait de détruire les documents témoignant des dettes, des prêts et des mises en gage, pour les « invalider »… Parfois, le geste était précédé d’une simple menace, soit une offre de négociation, mais, au fil des siècles, les ikki ne se sont pas toujours embarrassés de cette première étape, incendiant immédiatement les bâtiments qui symbolisaient leur endettement, et en abritaient les preuves concrètes. Mais les destructions pouvaient aller bien au-delà, notamment durant l’époque d’Edo.

 

Il faut cependant relever une chose, d’importance : ces dégradations ne relevaient qu’exceptionnellement du vol ou du pillage à proprement parler – en fait, un document intéressant (datant d’Edo sauf erreur) fait état du discours d’un meneur qui enjoint ses camarades à ne pas piller, mais bien à « tout casser », texto ; or le même document, en même temps, développe le discours envisagé plus haut quant à la légitimité « automatique » du mouvement, et prend soin d’inclure parmi la classe opprimée qui se révolte absolument tout le monde, paysans de toute condition et guerriers de rang inférieur – et jusqu’à certains petits aristocrates et moines, en réclamant, on l’a vu, un acte de « gouvernement vertueux » qui bénéficierait à tous ceux-là (et notamment, faut-il entendre, pas aux seuls petits paysans – car à ce stade il s’agissait de se faire des alliés… et de les conserver aussi longtemps que possible !). Quoi qu’il en soit, il y a donc des aspects aussi bien matériels que symboliques dans ces destructions.

 

Maintenant, les violences pouvaient aller bien au-delà, et s’en prendre cette fois aux personnes – de plus en plus fréquemment semble-t-il. Bientôt, incendier l’auberge, la brasserie de saké, etc., ne suffit plus, et la foule des paysans révoltés lynche quantité de prêteurs. Il faut dire que, durant la période particulièrement troublée qui clôt le moyen âge japonais, les seigneurs de guerre montraient l’exemple à cet égard – et les ikki ont été impliqués dans des opérations d’ordre proprement militaire ; on a pu relever, d’ailleurs, qu’en bien des occasions ils ont tenu plus longtemps qu’on ne l’imaginait, repoussant sans vergogne les assauts de seigneurs de la guerre convaincus qu’ils écraseraient sans peine ces paysans en armes, et qui repartaient la queue entre les jambes !

 

Mais le contexte général de ces luttes a pu avoir un rôle à cet égard : la guerre d’Ônin (1467-1477), tout particulièrement, avec son image si désastreuse, a pu inciter non seulement les paysans à prendre les armes, le cas échéant pour assurer « l’ordre », d’ailleurs ! mais aussi à teinter leur discours d’autres connotations, plus inédites, et pourtant d’une certaine manière dans la continuité de la revendication périodique du « gouvernement vertueux ». C’est que cette dernière expression prend alors un sens plus abstrait, en même temps qu’elle est associée à une autre, de plus en plus fréquente, et tout particulièrement lors de l’époque d’Edo : celle réclamant la « rectification du monde ».

 

Il s’agit d’un discours politique plus global, aux soubassements religieux marqués – en fait, il y a une composante qu’on pourrait qualifier de « millénariste » dans cette revendication : à maintes reprises, des prédicateurs bouddhistes n’ont pas manqué d’identifier dans l’époque qui était la leur celle de la « Fin de la Loi », comme par exemple dans la deuxième moitié du XIIe siècle, qui a vu le régime aristocratique de Heian s’effondrer et céder la place au Japon des guerriers ; et c'est à nouveau ce qui s'est produit alors, quoi peut-être dans une optique davantage populaire. Comme on l’a vu plus haut, cette approche intervient d’ailleurs tout spécialement lors de périodes de crises marquées, pas toujours seulement politiques d’ailleurs : les grands tremblements de terre suscitent plus qu’à leur tour ce genre d’ikki, qui ajoutent à la symbolique du tengu celle du poisson-chat, animal pris dans sa forme mythique et que l’on rend traditionnellement responsable des séismes, ce qui en fait un symbole moralement ambigu, mais aussi fort adéquat, de la destruction suscitant le renouveau). Ceci, d'autant que ces crises pouvaient simplement être « annoncées » par des phénomènes tels que le passage d’une comète ou le fait d’atteindre une année « mauvaise » dans le calendrier traditionnel (ce qui incitait les autorités et les érudits à mille manœuvres en forme de « tricheries » pour tenter de circonvenir le mauvais sort cyclique – comme la déclaration d’une nouvelle ère…).

 

Ces derniers mouvements sous Edo avaient donc une ampleur probablement plus vaste que leurs prédécesseurs médiévaux, aux plans matériel et symbolique – ils ont pu, par ailleurs, contribuer à rendre la conception des ikki un peu plus floue, prise globalement. Mais ces émotions populaires ont bientôt eu des conséquences marquées : si elles n’ont pas suscité la restauration de Meiji, elles ont du moins témoigné, toujours un peu plus, des difficultés notamment d'ordre économique rencontrées par le régime Tokugawa, et, de manière très significative, au XIXe siècle, des administrateurs, etc., s’associent à des ikki, voire les génèrent ; dès lors, le processus devant déboucher sur la chute du shogunat devenait plus tangible.

 

À vrai dire, la restauration de Meiji pouvait constituer, pour certains, une occasion marquée de « rectifier le monde » ; il n’est pas dit que les paysans en aient tant profité – dans l’immédiat du moins. Mais Katsumata Shizuo nuance donc l’idée d’un « échec » des ikki – et pèse leur influence possible sur le Japon contemporain, a fortiori quand il s’est agi, sous Taishô, puis sous Shôwa après 1945, de démocratiser le Japon, sur la base donc de principes parfois anciens, et pas nécessairement de nature purement exogène, comme certains étaient (et sont peut-être toujours ?) portés à le croire.

 

Ceci, bien sûr, outre l'importante réforme agraire qui  suivit la défaite ; en fait de mesure imposée par l'occupant américain, elle n'était pas sans précédents au moins théoriques dans l'histoire du Japon, et Katsumata Shizuo relève à plusieurs reprises que les revendications des ikki tendaient à aller dans ce sens sous Edo.

 

Bien sûr, je ne suis pas en mesure de juger aussi bien des apports de Katsumata Shizuo que de la pertinence de son analyse, ne disposant absolument pas du bagage pour ce faire – et j'espère d'ailleurs ne pas avoir dit trop de bêtises dans ce compte rendu... Il semblerait que, si le livre a marqué son époque et l’historiographie du Japon médiéval, au-delà d'ailleurs du seul sujet des ikki, il a pu être nuancé depuis (il a pas loin de quarante ans, après tout…) : l’auteur appelait de ses vœux de telles critiques en concluant son ouvrage.

 

Quoi qu’il en soit, c’est là une lecture très intéressante, et il est appréciable que ce genre d’ouvrages soit disponible en français – à cet égard, il faut d’ailleurs louer encore une fois l’introduction de Pierre-François Souyri, qu’on est porté à juger indispensable en la matière. Très intéressant.

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CR Barbarians of Lemuria : Le Plus Vieux Rêve de Lôm (02)

Publié le par Nébal

CR Barbarians of Lemuria : Le Plus Vieux Rêve de Lôm (02)

Seconde et dernière séance du scénario « Le Plus Vieux Rêve de Lôm », pour Barbarians of Lemuria. Il est dû à Arnaud Prié, et figure dans le supplément Chroniques lémuriennes, pp. 42-57.

 

Vous trouverez la première séance ici.

 

L’illustration en tête d’article provient de ce scénario (p. 54), et est due (forcément) à Emmanuel Roudier.

 

Il y avait six joueurs, qui avaient déjà participé aux précédents scénarios, à savoir « Mariage amer », « Les Larmes de Jouvence », « Un ennui mortel » et « La Tour d’Ajhaskar ». Ils incarnaient Kalev, originaire des marais de Festrel (Batelier 1 – Mendiant 0 – Voleur 1 – Ménestrel 2) ; Liu Jun-Mi, un Ghataï d’ascendance xi lu (Barbare 0 – Mercenaire 1 – Dresseur 1 – Gladiateur 2) ; Myrkhan, originaire de Tyrus (Gamin des rues 1 – Chasseur 3 – Forgeron 0 – Soldat archer 1) ; Narjeva, originaire d’Urceb (Esclave 0 – Courtisane 1 – Assassin 2 – Prêtresse de Nemmereth 3) ; Nepuul Qomrax, originaire de Zalut (Scribe 2 – Alchimiste 4 – Marchand 0 – Médecin 1 – Sorcier 1) ; et enfin Redhart Finken, de Parsool (Docker 0 – Matelot 1 – Mercenaire 3 – Marchand 1).

 

Voici le compte rendu de cette séance, sur la base des notes de Maître Nepuul Qomrax :

 

Les Hommes-Oiseaux

 

Suite au rituel accompli par Nepuul, qui a lui a révélé le comportement inqualifiable de Zacharias Lôm, les aventuriers envisagent d'accueillir les Hommes-Oiseaux avec moins d'hostilité que prévu ; en revanche, le comportement de Joanna les déçoit. Nepuul précise tout de même que celle-ci, moins encline que son oncle à interroger la Femme-Oiseau, avait insisté pour qu'il la libère, en vain.

 

Ils se rendent donc sur le toit pour interroger Joanna, qui se montre très surprise et embarrassée lorsque Nepuul lui parle de la prisonnière. Elle précise qu'elle a essayé de raisonner son oncle, mais qu'il n'a rien voulu entendre, estimant que la capture d'Oorea était une chance unique d'apprendre à maîtriser les secrets du vol.

 

Tandis que le petit groupe discute, une Femme-Oiseau à la longue chevelure brune apparaît dans le ciel, à quelque distance de la tour ; lorsqu'elle s'aperçoit que le groupe l'a repérée, elle fait volte-face, et s'éloigne en direction du nord.

 

L'heure est aux derniers préparatifs : les aventuriers barricadent les portes extérieures du fortin et font rentrer les parvalus dans le réfectoire ; ils placent des hallebardes rouillées et des javelines près de la Merveille, en espérant que cette dernière leur servira de garantie.

 

Quelques heures plus tard, une douzaine d'Hommes-Oiseaux apparaît à l'horizon, entourant celui qui semble être le chef de leur tribu, sans doute un chaman. Ses amulettes grésillent de magie, tout comme le sceptre orné d'un crâne qu'il brandit farouchement. Méfiants, les Hommes-Oiseaux restent en vol stationnaire à quelques mètres du sommet de la tour ; certains sont visiblement des guerriers, et pointent leurs javelines en direction des aventuriers en signe de défiance. N'écoutant que son dégoût pour le combat, Nepuul s'avance, les bras levés, et crie : « Paix ! Nous venons en paix ! »

 

Le chef ne daigne même pas le regarder ; ses yeux se fixent sur Joanna et, d'une voix impérieuse, dans un étrange sabir où les aventuriers reconnaissent à peine quelques bribes de lémurien, il prononce ces mots : « Vous n'auriez jamais dû revenir ! » Les aventuriers se récrient : ils ne se sont rendus sur place que pour secourir Zacharias, sans savoir de quoi il retournait. Le chaman, qui dit s'appeler Jaoor, n'en a que faire ; il accuse Joanna et son oncle d'avoir attenté à l'honneur du « Peuple des Cimes », non seulement en séquestrant Oorea, mais aussi en massacrant des centaines de corbasses afin de créer la Merveille, qu'il qualifie quant à lui d'Abomination. Aucune des tentatives d'apaisement de Kalev, de Nepuul ou de Myrkhan ne semble fonctionner : à plusieurs reprises, Jaoor ordonne au groupe de quitter les lieux au plus vite.

 

Le chaman se pose enfin sur le rebord de la tour, menaçant, tandis que quelques Hommes-Oiseaux commencent à déposer des babioles aux pieds du golem. C'est le moment que choisit Redhart pour charger Jaoor ! Mais il manque totalement sa cible… et presque au point de tomber de la tour ! Il est contraint de lâcher sa hache, qui atterrit une vingtaine de mètres plus bas...

 

Le combat commence : les premières flèches sont décochées en direction de Jaoor, mais aucune ne semble l'atteindre. Nepuul lance un charme de regard paralysant sur une Femme-Oiseau en vol stationnaire : elle s'écrase au sol ! Deux Hommes-Oiseaux s'en prennent directement à Redhart tandis qu'il s'efforce de remonter sur le toit. Deux autres s'attaquent à Joanna ; Narjeva se précipite au secours de la jeune fille, et tue un adversaire d'un coup de sabre.

 

Redhart enfin remis se concentre sur Jaoor, et lui inflige cette fois d'importants dégâts ; d'une flèche bien placée, Kalev terrasse un ennemi, tandis que Nepuul se livre à des gesticulations et à des incantations alambiquées, puis s'entaille assez profondément le bras droit avec l'épée qu'il avait récupérée dans l'armurerie. Immédiatement, l'épée se soulève et commence à virevolter autour du sorcier débutant, comme animée d'une volonté propre.

 

Jaoor s'écarte pour se soigner, tandis que Liu utilise son bouclier pour se défendre contre deux Hommes-Oiseaux particulièrement coriaces ; il est assisté par Kalev. Redhart blesse grièvement l'adversaire qui lui fait face, tandis que Narjeva en élimine un de plus. Nepuul profite de la position de Jaoor, qui s'est écarté de la tour, pour lui lancer son regard paralysant : le chaman est en chute libre ! Mais il se réceptionne in extremis sur le mur d'enceinte du fortin, quelques mètres plus bas, plus furieux que jamais. Liu ceinture l'adversaire le plus proche... et lui arrache les ailes ! C'en est trop pour les Hommes-Oiseaux : quelques secondes plus tard, les rescapés se replient autour de Jaoor et s'éloignent vers le nord, par-dessus la vallée.

 

Après avoir repris leur souffle, les aventuriers se rendent auprès de la Femme-Oiseau qui gît inanimée au pied de la tour ; elle est en vie, mais présente de nombreuses fractures, et son lémurien est si rudimentaire qu'elle n'est en mesure de leur livrer que très peu d'informations : tout juste apprennent-ils, comme ils s'y attendaient, que la tribu niche au sommet d'un pic inaccessible, au-delà de la vallée au nord. L'alchimiste soigne la Femme-Oiseau dans la cellule du rez-de-chaussée, dans l'idée d'en faire une monnaie d'échange contre le médaillon, dont s'est emparé Jaoor, et qu'il souhaite toujours récupérer.

 

Attaque aérienne

 

Trois heures plus tard, les aventuriers entourent l'otage au sommet de la tour – où Joanna veille toujours sur la Merveille – lorsqu'une troupe d'une vingtaine d'Hommes-Oiseaux s'approche en provenance du nord ; Jaoor vole au centre du groupe, et ne semble pas vraiment d'humeur à négocier.

 

Aussitôt, huit guerriers lourdement armés se posent au bord de la plateforme. Sans attendre, Redhart les charge. Parallèlement à ce combat inégal s'engage une joute à distance entre Jaoor, qui tente d'aviver le courage de ses guerriers, et Kalev, dont le chant martial intimide les plus impressionnables d'entre eux. Malgré leur courage, les aventuriers sont en passe d'être débordés, et commencent à se replier vers l'escalier. C'est alors que Liu et Myrkhan aperçoivent au loin, vers le nord-ouest, une scène invraisemblable : une bande d'Hommes-Oiseaux appâte un gigantesque mythunga vers la tour, en se sacrifiant à tour de rôle !

 

Les aventuriers se rassemblent autour de l'otage : les menaces de Nepuul et de Liu font hésiter quelques instants les Hommes-Oiseaux, mais ces derniers affluent tout de même vers la plateforme, à la faveur d'une nouvelle harangue de Jaoor. Tout en s'efforçant de couvrir leur retraite, Liu, Kalev et Myrkhan emmènent l'otage vers l'étage inférieur. Les ennemis affluent et débordent Redhart, tandis que Narjeva tombe sous les assauts, inconsciente ; l’ex-docker de Parsool se désengage, se saisit du corps inanimé de la prêtresse de Nemmereth, le charge sur son épaule, et gagne l'escalier en catastrophe, alors que le mythunga fait une arrivée remarquée sur le toit en dévorant un Homme-Oiseau imprudent. L'immense créature s'approche de Nepuul avec la ferme intention de le broyer dans son puissant bec ; par chance, l'alchimiste s'en tire avec une simple entaille au front, qui lui fera une belle cicatrice. Il est désormais seul dans l'escalier, et fait face à deux Hommes-Oiseaux particulièrement robustes. Narjeva, qui a repris ses esprits, se précipite pour le tirer vigoureusement vers le bas de l'escalier. Il était temps : les ennemis s'y engouffrent, et le mythunga s'installe au milieu du toit, visiblement intéressé par les Hommes-Oiseaux qui entourent la Merveille. Aux pieds du golem, Joanna baigne dans son sang ; elle ne semble à aucun moment avoir eu l'intention de se replier, et elle est morte en protégeant la création de son oncle Zacharias.

 

À l'intérieur de la tour, le terrain est plus favorable aux aventuriers : l'arme démoniaque de Nepuul, associée à la puissance de Liu, de Redhart et de Narjeva, fait des ravages, au point où le sorcier lui-même, guère brillant au combat jusqu'alors, n'en revient pas, et les Hommes-Oiseaux qui tentent de pénétrer dans la tour tombent rapidement. Sur le toit, le mythunga poursuit son festin, et les Hommes-Oiseaux restants s'éparpillent enfin comme des moineaux, renonçant au combat ; mais Jaoor, furieux, ne l'entend pas de cette oreille, et se dirige d'un pas résolu vers l'escalier. Seul, il n'a pas l'ombre d'une chance : malgré ses pouvoirs chamaniques, il fait face à quatre combattants aguerris. Liu lui assène un terrible coup qui brise son sceptre, et il tombe rapidement sous les assauts de l'arme démoniaque de Nepuul, qui n'a plus qu'à récupérer le second collier sur son cadavre.

 

Le mythunga

 

Le mythunga, quant à lui, ne semble pas disposé à bouger : il dispose d'une réserve de nourriture conséquente, et pourrait nicher au sommet de la tour pendant plusieurs jours. Les aventuriers n'ont pas le choix : s'ils veulent récupérer la Merveille, dont la chair morte n'intéresse visiblement pas l'oiseau monstrueux, ils doivent affronter ce dernier.

 

C'est donc au petit matin qu'ils font irruption sur le toit de la tour où se trouve toujours le mythunga ; ils ont à peine le temps de se ranger en ordre de bataille avant le premier assaut. La lutte est féroce, et les coups de bec du mythunga sont dévastateurs ; mais les aventuriers ont l'avantage du nombre, et le monstre, assailli de toutes parts, semble faiblir. C'est le moment que choisit Liu pour tenter hardiment... de l'immobiliser en saisissant à la base du cou l’oiseau colossal ! Il n'en faut pas davantage à Redhart, qui se déplace rapidement de façon à se trouver derrière la tête du mythunga, et lui enfonce sa hache au milieu du crâne. « Enfin ! La Merveille est à moi ! » glapit Nepuul, oubliant toute retenue.

 

Les aventuriers se partagent les richesses trouvées dans le fortin, et passent leurs derniers jours sur place à aménager, pour Joanna et son oncle, une sépulture digne de ce nom, surmontée d'une statue de corbasse ; Nepuul, quant à lui, ne se préoccupe plus que de la Merveille, qu'il badigeonne de formol comme le faisait Joanna, pour prévenir sa décomposition. Après plusieurs jours de recherches méthodiques, et en ayant placé un collier autour de son cou et le second autour d'une patte de l'oiseau, il parvient à le faire voler. Il propose ensuite à ses camarades de se joindre à lui pour un extraordinaire voyage aérien, avant de vendre la Merveille au plus offrant. Mais seul Redhart accepte de lui faire profiter de son expérience des longs trajets, tandis que les autres rejoignent l'auberge en contrebas à dos de parvalus.

           

Épilogues individuels

 

Kalev : cette dernière aventure inspire au barde de nouvelles chansons, notamment L'Enfant et l'oiseau, en hommage à Joanna dont l'histoire l'a particulièrement touché. De retour chez lui, il fait don de sa part du butin à l'institut de recherches ornithologiques de l'université de Satarla ; après quelques semaines, il décide de repartir vers les Monts de l'Axos pour s'y livrer à une sorte de retraite spirituelle, avec l'espoir d'approcher dans de meilleures conditions les Hommes-Oiseaux.

 

Liu : le lutteur du Khanat rejoint les Îles du Crâne pour y dilapider son argent en beuveries et y organiser un grand tournoi d'arts martiaux dont il sera lui-même le principal protagoniste.

 

Nepuul : l'alchimiste ne voit pas comment il pourrait résister à la tentation de parader devant son mentor en sorcellerie, le puissant Ajhaskar, et propose à Redhart de voler jusqu'à Lysor. Suivant les conseils avisés du marin, dix jours durant, ils survolent ainsi les Jungles de Qush, puis les Plaines de Klaar, ne se posant pour des étapes que dans les endroits les plus déserts, avant d'atteindre Lysor, où ils négocient âprement la vente du golem volant à Ajhaskar, lequel, incommodé par l'odeur de formol et de chair en putréfaction, fait mine de s'en désintéresser, mais finit tout de même, au grand désespoir de Redhart, par accepter de l'échanger contre une somme nettement moins conséquente qu'espéré (que Nepuul prévoit de partager équitablement entre ses compagnons), assortie d'une copie partielle des Parchemins d'Urceb que Nepuul rangera méticuleusement dans sa bibliothèque – si toutefois Adelbert Finken, son incorrigible assistant, n'a pas perdu la maison aux cartes dans quelque tripot.

 

Redhart : déçu d'avoir vendu la fameuse Merveille au rabais après cette aventure, Redhart se console en préparant son mariage avec celle qu'il appelle affectueusement son « Petit Oiseau des Îles » ; malgré tout, sa position à Parsool s'est consolidée, il a pignon sur rue, et ses affaires prospèrent depuis le départ de son frère : Redhart et sa promise se mettent donc à l'abri du besoin, meublent richement leur maison, et profitent de la flambée du prix des fourrures. Un jour, Redhart reçoit une lettre de son ami Liu, qui l'informe du mouillage récent du bateau de son frère au port du Seigneur des Mers, dans les Îles du Crâne...

 

Myrkhan : le soldat s'est rendu à Shamballah pour y parfaire sa maîtrise de la langue shamite, et participer aux combats dans les Arènes de Ronce ; mais il se ravise en découvrant que le propriétaire des lieux est un sorcier, et rejoint la guilde des Chasseurs, où il profite d'une relative tranquillité pour écrire à l'attention de Liu un long parchemin consacré à l'art shamite du dressage, dans l'espoir d'inciter son ami à le rejoindre à Shamballah pour de nouvelles aventures.

 

Narjeva : La prêtresse de Nemmereth n'a qu'une envie : s'éloigner au plus vite de cet oiseau de malheur. Elle s'acquitte de sa mission d'assassin, non sans avoir préalablement négocié avec Redhart un dédommagement pour ce détour imprévu et pour s'être également chargée de l'acheminement d'une cargaison de fourrures pour le compte de l'entreprise Finken ; Redhart lui accorde volontiers une prime qui lui permet de voyager aux frais de son employeur.

 

Et voici la vidéo de ce compte rendu :

J'ai utilisé, en guise d'illustration sonore, diverses musiques dont je n'ai comme de juste pas les droits, qui demeurent à leurs propriétaires respectifs. Durant cette séance, j’ai eu recours au morceau « The Awakening » de Nightmare Lodge (sur la compilation Ant-hology: The 5th Anniversary Compilation du label Ant-Zen), au morceau « Babel » de Lustmord (sur l’album The Word as Power), au morceau « Saltarello » de Dead Can Dance (sur l’album Aion), et (surtout) aux bandes originales des jeux vidéo The Elder Scrolls V : Skyrim et Darkest Dungeon. Comme d’habitude, j’ai réservé l’immortelle bande originale de Conan le Barbare de John Milius par Basil Poledouris pour la préparation de la partie et son debrief…

 

Et voici l’enregistrement de cette séance :

C’est tout pour « Le Plus Vieux Rêve de Lôm ». Nous allons probablement jouer encore un dernier scénario de la gamme française officielle de Barbarians of Lemuria, avant de passer à Adventures in Middle-Earth. Et donc…

 

À suivre…

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Les Montagnes Hallucinées, t. 2, de Gou Tanabe

Publié le par Nébal

Les Montagnes Hallucinées, t. 2, de Gou Tanabe

TANABE Gou, Les Chefs-d’œuvre de Lovecraft : Les Montagnes Hallucinées, t. 2, [Kyôki no Sanmyaku Nite Lovecraft Kessakushû 狂気の山脈にてラヴクラフト傑作集 vol. 3&4], [d’après une nouvelle de Howard Phillips Lovecraft], traduction [du japonais par] Sylvain Chollet, [s.l.], Ki-oon, [2017] 2019, 336 p.

Attention, il y aura plein de SPOILERS !!!

 

Suite et fin de la sublime adaptation par Tanabe Gou des Montagnes Hallucinées de Lovecraft, avec un deuxième volume probablement encore plus bluffant que le premier – et toujours dans un aussi bel écrin, avec son simili cuir souple, la bonne idée que voilà (à noter au passage, ce second tome est un peu plus long que le premier, d’une cinquantaine de pages).

 

Quand le Pr Dyer et, avec lui, le gros de l’expédition antarctique de l’Université Miskatonic, sont arrivés au camp avancé du Pr Lake, au pied de ces colossales montagnes noires qui constituaient déjà une découverte exceptionnelle, ils ont trouvé une scène effroyable : le camp ravagé, les hommes et les chiens morts et mutilés… et les étranges créatures extraites de la glace disparues. Qu’est-ce qui a bien pu se produire ? La stupéfaction règne – l’angoisse, aussi. Mais la curiosité scientifique demeure – en outre, nos savants constatent qu’il manque un cadavre, celui de Gedney, un doctorant qui assistait le Pr Lake : il pourrait avoir survécu, et permettre de comprendre ce qui s’est passé au juste ! Mais comment retrouver sa trace ? À vrai dire, on est en droit de se demander si le sort de Gedney préoccupe tant que cela le Pr Dyer, quand il décide de partir en avion, accompagné seulement de son assistant, Danforth, pour franchir la passe et découvrir ce qui se trouve au-delà des montagnes…

 

Même s’il s’agira bien d’y trouver une explication au mystère du massacre au camp de Lake : une fois la passe franchie, c’est toute une cité titanesque (ou tentaculaire) qu’ils voient – une cité qui n’a de toute évidence pas été bâtie par des hommes. Ce qui nous vaut de ces doubles planches panoramiques ahurissantes, Tanabe Gou sachant à merveille retranscrire la démesure non humaine de cette mégalopole par essence cyclopéenne. L’avion se pose, et les deux scientifiques se mettent à parcourir cet environnement totalement fou, en quête de réponses… peut-être pas tant sur le sort de Gedney, ou ce qui s’est passé au camp de Lake, plutôt concernant l’histoire préhumaine de la Terre – et le caractère profondément dérisoire de l’humanité au regard du temps et de l’espace.

 

Dès lors, la où le premier tome mettait en scène toute une troupe de scientifiques agissant avec méthode, ce second volume, pour l’essentiel, se focalise sur deux personnages seulement, Dyer et Danforth – lesquels sont emportés par une pulsion de curiosité presque pathologique, où l’intérêt scientifique, la fascination métaphysique et la terreur pure se mêlent sans cesse. Et, à vrai dire, si nos « héros » demeurent des chercheurs avides de savoir, et si le récit se fait l’écho de découvertes scientifiques récentes (notamment la dérive des continents, selon Wegener, hypothèse avancée quelques années plus tôt mais qui ne serait totalement acceptée que bien plus tard), la science ne joue à ce stade plus le même rôle central que dans le premier tome – la transition entre ces deux parties étant par ailleurs remarquablement bien conçue. C’est que la science, cette fois, n’offre pas vraiment de réponses – elle botte en touche, d’une certaine manière, car ce que découvrent Dyer et Danforth dans la cité invalide trop de données censément « acquises », car bien trop centrées sur l'homme.

 

Mais, oui, la quête du savoir persiste – qui motive Dyer, surtout, et en dépit du bon sens ; là où le jeune Danforth, amateur de Poe, a bien conscience de ce qu’une menace inconnue rôde dans la cité, Dyer, lui, n’en tient pas compte – il lui faut toujours avancer un peu plus, ils ne sauraient repartir avant d’avoir jeté un œil à la pièce suivante, puis à la suivante, puis à la suivante, etc., c’est sans fin. Or il est vrai que les parois des couloirs et des plus grandes pièces abondent en révélations stupéfiantes, qui produisent sur le lecteur aussi bien que sur Dyer et Danforth cette sensation de « sense of wonder » trituré par Lovecraft, qui associe en vérité l’émerveillement scientifique à la terreur pure, la fascination faisant office de passerelle entre ces deux ressentis.

 

Car, comme dans le roman de Lovecraft, les frises instruisent nos explorateurs de toute l’histoire (et même de la société !) des « Anciens ». Or c’est à la fois un élément déterminant du récit, et quelque chose d’un peu problématique dans sa structure – on a du mal à croire que Dyer et Danforth puissent en apprendre autant en quelques heures seulement d’exploration, au rayon d’une lampe torche, et sans maîtriser l’écriture hiéroglyphique ou peut-être plutôt cunéiforme des bâtisseurs de la cité… Et c’est aussi un aspect de la narration qui peut paraître intimidant à mettre en scène.

 

Pourtant, là encore, Tanabe Gou a fait le choix de la fidélité, et s’attarde donc, le long de trois chapitres, à mettre en scène ces découvertes hallucinantes. Et le résultat… est tout bonnement bluffant. Je ne vais pas revenir dans les détails, ici, de ce qu’est, ou n’est pas, « l’indicible lovecraftien », tout spécialement au regard des Montagnes Hallucinées, je me suis étendu à ce sujet, entre autres, en chroniquant le premier tome de cette adaptation, qui s’y prêtait bien. Mais, dans ce deuxième volume, l’éventuelle ambiguïté à cet égard n’est clairement plus de mise : si ce qui nous est montré demeure essentiellement incompréhensible ou peu s'en faut, les monstres indicibles sont néanmoins en pleine lumière, car ce sont eux-mêmes qui racontent leur propre histoire, centrée sur eux et non sur l’humanité – laquelle s’avère bien être une de leurs créations périphériques, une fantaisie de peu d’importance, conçue par erreur ou par jeu… Et le mangaka en tire le meilleur parti, livrant des planches bluffantes, résolument non humaines, qui peuvent évoquer les gravures d’un Gustave Doré, celles de La Divine Comédie de Dante notamment, ou peut-être aussi, dans la profusion des détails surréalistes, les tableaux de Jérôme Bosch, et sans doute d’autres prestigieux noms encore. Tout spécialement, peut-être, quand le récit de la gloire et de la décadence des Anciens se pare d’atours épiques, en rapportant les guerres apocalyptiques qui les opposent aux rejetons de Cthulhu, puis aux Mi-Go, enfin… à leurs esclaves que sont les Shoggoths, qui prennent le relais de leurs anciens maîtres, et rapportent en définitive les faits à leur manière bien différente.

 

Un autre point appréciable de l’adaptation de Tanabe Gou est que, dans ces passages, mais aussi dans d’autres qui suivent, il a su rendre la dimension étrangement (ou pas) utopique de la description de l’univers antédiluvien des Anciens : ceux-ci ne sont pas simplement « des monstres », mais ils ont développé une civilisation brillante et qui devrait susciter, aux yeux d’un scientifique, l’admiration au moins autant et peut-être plus que l’effroi – si celui-ci persiste du fait de la requalification brutale de l’humanité que la découverte de cette histoire implique.

 

D’ailleurs, Tanabe Gou négocie plutôt bien à cet égard un autre passage périlleux du court roman de Lovecraft, quand Dyer, même en ayant bien en tête le sort de ses compagnons au camp de Lake, puis du « pauvre Gedney », fait cet aveu un peu naïf dans la forme, de ce que les « Anciens » sont d’une certaine manière des « humains »…

 

Et notamment en ce qu’ils sont aussi des victimes – de leurs propres créations, autant dire de leurs propres torts : les Shoggoths. Parce que Tanabe Gou a su aussi brillamment mettre en scène la gloire des Anciens, leur sort aux mains de leurs esclaves protoplasmiques peut toucher le lecteur comme Dyer et Danforth – et la vision de ces êtres décapités produit bel et bien, d’une certaine manière, un effet comparable à celui de la découverte des humains et des chiens mutilés dans le camp de Lake, par ces mêmes créatures.

 

Mais, oui, si l’horreur revient en force dans les derniers chapitres, c’est bien via les Shoggoths – ces monstres d’aspect fluctuant et indiscernable, ces masses changeantes et proprement indicibles. Mais parce que Tanabe Gou a su « montrer » les Anciens et leurs adversaires, il peut enfin montrer les Shoggoths – et, là encore, mêler la fascination et l’effroi, dans le ressenti de Dyer et Danforth comme dans celui du lecteur. Au point à vrai dire d’une séquence assez improbable, et qui aurait pu se montrer grotesque en d’autres circonstances, où l’on a l’impression… d’un arrêt sur image ? « Freeze », ce qui est approprié pour un récit en Antarctique… Quoi qu’il en soit, Dyer et Danforth fuient… mais en définitive se retournent pour voir ce qui les poursuit – ils « bloquent », comme le lecteur.

 

Et c’est peut-être ici que Danforth sombre dans la folie. Laquelle atteindra cependant une étape supplémentaire quand les deux explorateurs, parvenus tant bien que mal à quitter la cité et à retrouver la lumière du jour, montent dans leur avion et ont encore à franchir la passe qui les ramènera auprès des autres survivants de l’expédition de l’Université Miskatonic. Lors de ce vol tumultueux, Danforth voit… quelque chose. Mais, comme dans le roman de Lovecraft, l’adaptation par Tanabe Gou joue à nouveau ici, et à plein, de l’ambiguïté, après avoir tant montré (et de manière pertinente) au long de ce deuxième volume : ce que voit Danforth demeure cette fois insaisissable, indicible ; le dessin comme le récit autorisent bien des hypothèses, mais, cette fois, en dernier ressort, nous ne savons pas.

 

Et c’est terrible.

 

La bande dessinée s’achève sur un épilogue à Arkham, où Dyer évoque la folie de Danforth, et, surtout, fait le choix de raconter son histoire, mais en privé, pour dissuader l’expédition Starkweather-Moore de se rendre à nouveau dans cet endroit effroyable au bout du monde, abondant en révélations que l’humanité n’est à ce stade tout simplement pas en mesure d’encaisser… Peine perdue ? La suite, pour les rôlistes, ce sera Par-delà les Montagnes Hallucinées

 

Et… Oui, c’est bluffant. Tanabe Gou a réussi son pari, haut la main. Son adaptation des Montagnes Hallucinées est tout bonnement brillante, peu ou prou parfaite – très fidèle, par ailleurs, mais surtout très juste, fond et forme, parfaitement dans le ton. Si j’avais une seule petite, infinitésimale, réserve, au regard du dessin, ce serait encore une fois à propos de ces regards perpétuellement fous qui caractérisent… eh bien, à peu près tous les personnages humains. Cela dit, dans ce tome 2, le trop caricatural Pr Lake n’est plus de mise, et les découvertes stupéfiantes dans la cité des Anciens justifient sans doute le regard exorbité de Dyer – et que celui de Danforth soit de plus en plus fou au fur et à mesure de leur pérégrination. Mais c’est une critique bien dérisoire de toute façon…

 

Oui, Tanabe Gou a vraiment livré un travail exceptionnel. Cette brillante adaptation des Montagnes Hallucinées le hisse sans peine au niveau des meilleurs illustrateurs de Lovecraft – disons-le : au niveau de Breccia ; ils sont désormais deux tout en haut de la pyramide (cyclopéenne).

 

À cet égard, ce deuxième volume est à vrai dire probablement plus bluffant encore que le premier, ce qui n'était pas gagné, au regard des difficultés que présente le récit lovecraftien dans sa seconde moitié.

 

C’est peu dire que Tanabe Gou a progressé depuis sa première adaptation lovecraftienne, The Outsider

 

Et maintenant ? Maintenant, j’espèce que Ki-oon nous livrera la suite – les autres adaptations lovecraftiennes de Tanabe Gou. Le titre complet de cette édition, soit Les Chefs-d’œuvre de Lovecraft, semble laisser entendre que ça sera bien le cas – outre que, pour ce que j’en ai lu ici ou là, le premier volume des Montagnes Hallucinées a vraiment très bien marché, séduisant la critique comme le public, au point de rendre nécessaire une réimpression précoce. J’ai entrevu quelque part une rumeur évoquant Dans l’abîme du temps ? Je ne sais pas quel crédit il faut y accorder, mais, vraiment, j’espère de tout cœur que Ki-oon poursuivra dans cette voie – et on peut bien remercier l’éditeur pour ce choix et la qualité de cette édition française. C’est tout simplement parfait.

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Frères sorcières, d'Antoine Volodine

Publié le par Nébal

Frères sorcières, d'Antoine Volodine

VOLODINE (Antoine), Frères sorcières – entrevoûtes, Paris, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2019, 299 p.

Frères sorcières, paru en début d’année, est à ce jour le dernier avatar du post-exotisme (il devrait, dit-on, y en avoir six autres ensuite, et puis silence), et publié pour le coup sous le nom d’Antoine Volodine. Il se voit associé le qualificatif de genre « entrevoûtes », qui avait déjà accompagné de précédentes publications signées Volodine et Lutz Bassmann, et qui serait semble-t-il défini dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, que je n’ai hélas pas lu – aussi est-il difficile pour moi de saisir pleinement ce concept, si cela a la moindre importance, mais relevons du moins que ce terme emprunté à l’architecture semble soutenir la structure de ce livre, composé de trois parties on ne peut plus différentes, mais qui n’en sont pas moins supposées se répondre.

 

Quoi qu’il en soit, nous sommes en terrain connu. C’est à la fois ce qui est merveilleux avec le post-exotisme, et ce qui, si j’ose l’avouer, me fait redouter un peu chaque nouvelle lecture en la matière (en précisant que je n’en ai pas lu tant que ça non plus, a fortiori des autres avatars de l’auteur...) : Volodine et Cie cultivent une voix singulière depuis Biographie comparée de Jorian Murgrave, et brodent depuis sur les mêmes thèmes, sur les mêmes images, avec une patte stylistique caractéristique, sans pour autant jamais vraiment se répéter, car chaque livre a sa personnalité, mais en renouvelant toujours cette matière travaillée avec une dévotion maniaque. Toutefois, à chaque nouvelle lecture, au moment d’entamer le livre, je me demande presque systématiquement si ce ne sera pas « celui de trop » dans ce registre, celui dans lequel la manière propre à Volodine tournera à la formule – et, pour être honnête, à la lecture de Frères sorcières, je me suis posé cette question au-delà de la première page…

 

En définitive, je ne crois pas que Frères sorcières soit « le livre de trop », et j’ai apprécié ma lecture – je ne prétendrai pas pour autant avoir été parfaitement convaincu de la première à la dernière ligne… d’autant que l’auteur, ai-je l’impression, y joue un jeu dangereux avec l’autodérision, ce qui est généralement plutôt sympathique, mais qui, comme tant de post-trucs, louche peut-être un peu occasionnellement sur l’autoparodie ? Il faudra y revenir – mais disons d’emblée, pour les amateurs du TL;DR, que Frères sorcières, avec ses qualités, ses bons moments, sa puissance évocatrice typique, me paraît plutôt bon, oui, mais… relativement mineur ? En tout cas pas à la hauteur de mes Volodine préférés, Des anges mineurs et Bardo or not Bardo – mais peut-être davantage au niveau de, mettons, Terminus radieux, le précédent roman signé Volodine, et qui avait beaucoup enthousiasmé la critique, mais ne m’avait pas totalement convaincu à titre personnel (en même temps, je l’avais lu durant une « très mauvaise période »…).

 

Frères sorcières se scinde donc en trois parties, formellement très différentes. La première, intitulée « Faire théâtre ou mourir », est la plus « accessible » – celle aussi qui, d’emblée, ressort en vrac tout le corpus volodinien. Nous y assistons à l’interrogatoire (une figure classique du post-exotisme, lequel n’est pas tant un mouvement littéraire que l’association de fait d’auteurs dissidents emprisonnés), l’interrogatoire, donc, par une sorte de juge des enfers déguisé en agent du KGB, d’une femme du nom d’Éliane Schubert – qu’on imagine ficelée sur une chaise, les yeux agressés par un projecteur braqué en pleine face.

 

Éliane Schubert faisait partie d’une troupe de théâtre majoritairement féminine, que les aléas de la politique comme de la route ont entraînée dans les vallées et les collines d’une sorte d’Asie centrale mythifiée, semi-désertique, toujours imprégnée des habituels reliquats post-soviétiques caractéristiques du post-exotisme, mais sur un mode plus lointain et plus barbare. Et, justement, la troupe tombe entre les griffes d’une bande de brigands, comme un souvenir de Cosaques, et la situation dégénère bien vite : les hommes sont abattus, puis les femmes – à l’exception (?) de la seule Éliane Schubert… mais pas avant d’avoir servi d’esclaves sexuelles à ces mâles répugnants et pas peu fiers de leur brutalité criminelle, perçue comme un aspect essentiel de leur masculinité nécessairement agressive. Volodine à l’heure de #MeToo et des débats sur la culture du viol ? Peut-être, et peut-être pas non plus tout à fait, car le corpus post-exotique, depuis bien longtemps, abondait déjà en figures féminines fortes, rebelles et sorcières, en proie à l’agressivité des mâles mais certainement pas disposées à se laisser faire – dont Éliane Schubert n’est au fond qu’une nouvelle variation.

 

Mais le qualificatif de « sorcière », ou de « chamane », souvent employé par ailleurs pour désigner l’auteur et ce livre tout spécialement, doit sans doute plus que jamais être mis en avant (à l’heure, là encore, où l’on semble priser de nouveau l’éloge de la sorcière comme archétype féminin fondamental, ce qui revient par vagues). Car il établit une filiation entre Éliane Schubert et ses modèles passés, impitoyables mamies bolcheviques, prêtresses et magiciennes cachées dans la toundra ou dans les logements sociaux, et poétesses nomades et folles – comme Maria Soudaïeva et ses Slogans : Éliane Schubert a été élevée dans le théâtre des Vociférations, un « cantopéra » tout en IMPRÉCATIONS MAJUSCULES ET EXCLAMATIVES ! qui ont quelque chose de « mots de pouvoir » performatifs, les attributs d’une poésie archaïque qui est en même temps et peut-être surtout acte essentiellement magique, et donc profondément subversif – de l’ordre du monde naturel comme de la politique humaine.

 

Les Vociférations constituaient le substrat fondamental de l’éducation d’Éliane Schubert, comme un secret transmis de mère en fille, et ont décidé de sa vision du monde. Un temps, peut-être, l’artifice du théâtre a pu les dénaturer, les amoindrir, même. Mais dans l’enfer de la bande de brigands, pas un « enfer fabuleux » mais un cauchemar barbare aux relents concentrationnaires, qui noue perpétuellement les tripes, ces slogans d’agitprop retrouvent leur fonction magique, et sont bien perçus comme tels par les femmes brigandes (il y en a), qui y voient une ressource unique, proprement féminine, et digne de respect, dans un environnement masculin où le respect n’est jamais dérivé que de la force. Cependant, le sort d’Éliane Schubert demeure un calvaire – et son statut de survivante douteux…

 

« Faire théâtre ou mourir », oui, est la partie la plus accessible de Frères sorcières – et nous sommes bel et bien en terrain familier, ici. Mais, justement, la magie Volodine opère, avec une efficace qui renvoie à la pratique chamanique en même temps que théâtrale d’Éliane Schubert : ces thèmes, ces personnages, ces mots, nous les connaissons, et depuis Biographie comparée de Jorian Murgrave si ça se trouve, mais ils fonctionnent toujours aussi bien, ils ont toujours cette vertu caractéristique relevant presque de l’hypnose, ils suscitent, via l’accord tacite de l’auteur et du lecteur, un paysage mental typique et qui séduit toujours autant. Oui, le terrain est familier – mais on l’apprécie, on le vit, on le ressent, et tout cela est terriblement et magnifiquement juste.

 

Le reste… est plus ardu. La partie centrale de ces « entrevoûtes », intitulée « Vociférations », reprend, sous 49 items composés de 343 sentences, le texte du « cantopéra » qui a formé Éliane Schubert. Et nous sommes là encore en terrain connu, au fond, car ce texte renvoie évidemment aux Slogans de Maria Soudaïeva. Cependant, je ne garantirais pas que l’impact soit le même…

 

Nous sommes bien confrontés à une sorte de poésie surréaliste, relevant souvent de l’écriture automatique, habillée sous les oripeaux grotesques d’un réalisme socialiste d’emblée perverti, une rhétorique révolutionnaire tout en imprécations démentes braillées à pleins poumons – des FORMULES MAJUSCULES ! agressives et absurdes, qui prennent sans cesse le lecteur/spectateur à Parti. Mais rien de tout cela n’a de sens, au fond – les formules sont vides, car ce n’est pas ce qui compte vraiment : ce sont des « mots de pouvoir », des mantras même pas vraiment cachés derrière les ordres d’agitprop, des « Om̐ » déguisés en rhétorique révolutionnaire.

 

Cependant… Je crois que, non, l’effet produit n’est pas le même que dans les Slogans de Maria Soudaïeva, avec leur étrange poésie. Ici, on a davantage l’impression d’une production en roue libre, pour le coup, et si la déposition d’Éliane Schubert témoignait de la puissance performative de ces Vociférations, leur lecture sèche et enchaînée produit surtout un sentiment d’imposture et d’absurdité. Et on peut se demander, assez légitimement je crois, quelle est la part d’autodérision dans tout cela – voire, donc, d’autoparodie.

 

Une question qui se posera encore dans la dernière partie de Frères sorcières, intitulée « Dura nox, sed nox ». Et, formellement, c’est encore autre chose : une phrase unique s’étalant sur 120 pages (bon, avec quelques « tricheries », des points de suspension ou des répliques insérées dans le texte…), comme le long monologue intérieur, et nécessairement confus, d’une créature pas véritablement humaine, peut-être divine, peut-être démoniaque, probablement autre chose, et qui commente en direct ou après coup ses innombrables incarnations, masculines et féminines, sur des millénaires et des millénaires d’une humanité qui se perpétue contre vents et marées, absurdement – quand l’environnement de prédilection de la créature est un espace noir, dont on ne sait s’il est avant tout chaotique, sur un mode primordial notamment, ou bien parfaitement nihiliste.

 

Et, sans doute, cette litanie maladive nous renvoie, au moins dans les thèmes, à la déposition extorquée à Éliane Schubert, car les mille avatars du « narrateur », en naviguant sans plus s’y arrêter entre les genres, témoignent toujours d’un univers mental aussi bien que physique où le sexe est déterminant, et plus qu’à son tour sur un mode menaçant – relevant de la prostitution ou du proxénétisme, du viol et de l’inceste, etc. Çà et là, des couples se forment, se dissolvent, ou bien au contraire se perpétuent, mais souvent dans la rancœur et le mépris, la haine et la violence, la crainte et la malédiction, et l’esprit passe d’un partenaire à l’autre, ou, au sein de telle ou telle association de circonstance, intervertit les rôles masculins et féminins, dans un geste onaniste aux connotations symboliques fortes – et l’ensemble constitue une mythologie très à-propos pour cette figure immortelle et résolument non humaine, relevant tantôt du monstre, tantôt du trickster, tantôt (forcément) de la sorcière… et tantôt de la création littéraire pure, autosuffisante d’une certaine manière, encore qu’elle procède souvent par citations – de Howard Phillips Lovecraft (oui !) aussi bien que de… Lutz Bassmann… ou même un certain Antoine Volodine, raillé au passage pour sa mesquinerie à l’encontre de telle ou telle figure du post-exotisme bien plus douée que lui !

 

Car l’autodérision envisagée plus haut pour les « Vociférations » est assez marquée dans cette troisième et dernière partie – et elle présente là encore au moins le risque de l’autoparodie, ce qui ne facilite pas la tâche du lecteur.

 

Lequel est par ailleurs confronté de la sorte à un texte assez hermétique – et, disons-le si c’est peut-être risible à vos yeux, j’ai trouvé ça d'une lecture assez épuisante… Mais il est vrai que j’ai tendance à me montrer méfiant devant ce genre de procédés littéraires, ici cette longue phrase ininterrompue ou presque : à tort ou à raison, j’ai tendance, presque systématiquement, à y voir comme des « coquetteries d’écrivain », des outils plus tape-à-l’œil qu’autre chose, car d’une pertinence limitée au-delà de la seule démonstration formelle de l’auteur au travail et très désireux d’en faire étalage. Généralement, cela ne sert pas à grand-chose… Ici ? Eh bien, ici… oui, cela peut avoir du sens, car il s’agit après tout de pénétrer la psyché d’un être résolument autre, et d’une créature dont la conscience s’étend sur quarante-neuf fois sept mille ans et onze jours (ou quelque chose comme ça), d’une créature d’essence changeante par ailleurs, et qui suscite, entretient et, d’une certaine manière, légitime, un rapport au monde forcément un peu confus. Admettons… mais, oui, c’est assez épuisant, et si cela peut se justifier, je ne suis pas certain que ce soit vraiment utile, et encore moins nécessaire.

 

On avouera cependant que ce procédé, s’il a ses inconvénients, produit effectivement quelques belles pages. Si la narration est confuse, c’est peut-être qu’il faut davantage appréhender cette « seule longue phrase sorcière », comme le formule la quatrième de couverture (renvoyant, je suppose, aux slogans performatifs des deux premières parties de ces « entrevoûtes »), comme une sorte de long poème en prose, peut-être pas tant halluciné qu’étranger. Le style Volodine est reconnaissable derrière l’absence de points et de paragraphes, qui produit parfois des séquences de toute beauté. Mais disons que ça se mérite.

 

J’ai bien aimé Frères sorcières. Le Volodine nouveau est un bon cru – mais pas un des meilleurs, en ce qui me concerne, loin de là même. Il a en tout cas quelque chose de déconcertant – qui tient à la fois au jeu dangereux typique du post-exotisme explorant sans cesse les mêmes thèmes avec les mêmes procédés, si chaque livre du post-exotisme demeure singulier et doté d’une forme de personnalité appréciable, comme un renouvellement perpétuel plutôt d’une déclinaison sur le mode de la formule, et à ce que ce jeu dangereux est perverti encore d’une certaine manière par une forme d’autodérision marquée, peut-être salutaire, peut-être inquiétante. Si « Faire théâtre ou mourir » emballe sans peine, en raison de ou malgré son relatif « classicisme » volodinien, les « Vociférations » prises en tant que telles relèvent un peu de la mauvaise blague (aussi ne faut-il pas les prendre en tant que telles, mais seulement en les insérant à leur place dans le dispositif des « entrevoûtes », supposé-je sans bien comprendre véritablement ce qu’est au juste ce dispositif), et « Dura nox, sed nox » épuise et déconcerte, tout en fascinant par moments.

 

Un livre difficile à appréhender, donc – plutôt convainquant en définitive, mais avec peut-être quelques limites ? Inégal, dans ce format bâtard associant des formes très différentes ? Quoi qu’il en soit, j’ai encore plein de « voix du post-exotisme » à explorer, et peut-être certaines pourraient-elles m’éclairer, a posteriori, sur la valeur propre de Frères sorcières, tout en ayant leur intérêt singulier – ce qui est l’essence même de ce « cycle » en forme de cathédrale, ou d’usine, c’est la même chose, en ruines.

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L'Homme sans talent, de Yoshiharu Tsuge

Publié le par Nébal

L'Homme sans talent, de Yoshiharu Tsuge

TSUGE Yoshiharu, L’Homme sans talent, [Munô no hito 無能の人], traduction [du japonais par] Kaoru Sekizumi et Frédéric Boilet, adaptation graphique [par] Frédéric Boilet, postface de Stéphane Beaujean et Léopold Dahan, [Genève], Atrabile, [1985-1986, 1988, 2004] 2018, 224 p.

Une fois de plus, c’est l’excellente revue Atom qui m’a incité à me pencher sur l’œuvre de Tsuge Yoshiharu – un auteur semble-t-il considéré au Japon comme un géant dans son registre, mais qui demeure assez mal connu en France… ce qui pourrait bien changer assez vite ? En effet, outre, ce qui va nous retenir aujourd'hui, la réédition chez l’éditeur suisse Atrabile de L’Homme sans talent, longtemps le seul volume de l’auteur traduit en français (chez feu l’éditeur Ego comme X), ces derniers mois ont vu Cornélius se lancer dans l’édition de ses autres œuvres, au travers de luxueux recueils d’histoires courtes (Tsuge n’a jamais livré de série – ou alors ce serait justement L’Homme sans talent qui s’en rapprocherait le plus) : c’est qu’il a d’abord fallu vaincre les préventions de l’auteur lui-même, jusqu’alors rétif à la traduction de ses BD. Ce qui explique pourquoi Tsuge Yoshiharu demeure donc méconnu en France et ailleurs dans le monde, ceci alors même que son approche du manga ou du gekiga, très « auteur », paraît parfaitement adaptée pour un public friand de, mettons, Taniguchi Jirô. Encore que l’approche graphique aussi bien que narrative des deux auteurs ne soit certes pas la même.

 

La carrière de Tsuge Yoshiharu, dépressif chronique, anxieux, d’une timidité maladive, mais aussi auteur porté à expérimenter et à chambouler les cadres, est en dents de scie, marquée par un certain nombre de ruptures brutales. Il fait ses premières armes dans les années 1950, et, comme beaucoup, dans le circuit des librairies de prêt, ce qui lui vaut à terme d’attirer l’attention – même si, dans un premier temps, comme beaucoup là encore, il s’inspire beaucoup alors du dieu Tezuka, tout en renâclant un peu à livrer ainsi des mangas figurant des personnages enfantins et à destination d’un public enfantin. Si l’auteur livre alors beaucoup de planches, il en résulte une crise très sévère, tout spécialement quand s'y ajoute un élément sentimental – une rupture douloureuse à la fin des années 1950 le conduit à la tentative de suicide, un événement qu’il racontera lui-même en 1987 dans son ultime BD. Mais nous n’en sommes pas encore là – simplement, Tsuge a besoin de changer d’approche ; et s’il ne fait pas partie des figures fondatrices du gekiga, il devient pourtant assez vite une icône de ce mouvement davantage tourné vers des récits adultes. Cependant, sa manière demeure très personnelle, et il expérimente en revue (et d’abord et avant tout dans la célèbre Garo, à la fin des années 1960) avec des récits courts et sombres, tantôt très réalistes (à un point inouï jusqu'alors), tantôt oniriques (des développements des propres rêves de l’auteur, si pas des adaptations directes de ses rêves), où le sexe a sa part et la morale ou l’édification ses limites, où « l’histoire », enfin, peut se montrer secondaire, avec une focalisation appuyée sur la psychologie des personnages envisagée au prisme de la plus grande authenticité possible. Lors des premières tentatives dans ce genre, le public et la critique sont tout d’abord un peu frileux, mais ils perçoivent ensuite assez rapidement combien l’œuvre de Tsuge est révolutionnaire et unique en son genre – en fait, ce sera au point où Tsuge se verra consacrer le premier hors-série de Garo, comprenant notamment un récit inédit qui fera tout bonnement l’effet d’une bombe. Pourtant, cet « âge d’or » de l’auteur n’est pas sans crises, là encore : Tsuge, indécis, insatisfait, cesse de livrer des BD personnelles pendant un an pour intégrer la bande des assistants de Mizuki Shigeru (qui, sauf erreur, le met en scène dans le tome 3 de Vie de Mizuki), et alternera ensuite pendant quelques années ce travail d’assistant et ses œuvres davantage personnelles (il envisage cette période comme particulièrement fructueuse : il a de son propre aveu beaucoup appris auprès de Mizuki-sensei). Le retour de Tsuge suscite le même mélange d’incompréhension et d’admiration que quelques années plus tôt. Mais, là encore, l’auteur, bientôt au sommet de sa reconnaissance, va brûler les ponts, et interrompre sa carrière de mangaka – pour se livrer à une profonde introspection. Cependant, il reviendra encore dans les pages des revues quelques années plus tard, et livrera ses derniers récits, qui mettent plus que jamais en avant la composante autobiographique de son œuvre, au point où l’on a fait de Tsuge le chantre d’une « BD du moi » (watakushi manga), répondant au genre littéraire très japonais qu’est le « roman du moi » (watakushi shôsetsu) – je vous renvoie à ce que j’avais pu en dire en chroniquant, par exemple, La Déchéance d’un homme, de Dazai Osamu, un titre pas si éloigné de ce qui nous intéresse aujourd’hui. C’est à cette époque, en 1985-1986, que Tsuge livre les « épisodes » de L’Homme sans talent – mais l’année suivante, il livrera ses dernières histoires : il n’a plus dessiné la moindre planche depuis 1987.

 

L’Homme sans talent, donc – ou l’homme « inutile », car c’est un autre sens possible de Munô no hito. Il s’agit d’une des toutes dernières œuvres de Tsuge Yoshiharu, parue en 1985-1986 dans les pages de la revue Comic Baku. Et, si le personnage de « l’homme sans talent » a (exceptionnellement ?) un nom, Sukegawa Sukezô, il renvoie assez clairement pour l’essentiel à Tsuge lui-même, la BD étant parsemée de références autobiographiques explicites – L’Homme sans talent relève à cet égard de la veine watakushi manga de l’auteur, et en est peut-être l’expression la plus poussée, psychologiquement sinon factuellement.

 

Car Sukegawa Sukezô n’est certainement pas « sans talent » : en fait, il a été un mangaka plutôt loué par la critique, surtout, mais dont le succès populaire n’était en même temps pas négligeable. Seulement voilà : depuis des années maintenant, il ne veut plus dessiner de mangas – il refuse sans plus d’explications toutes les offres qu’on lui fait, toutes les commandes qu’on lui propose, mais sans chercher non plus à placer des travaux plus personnels, qu’il ne dessine de toute façon pas.

 

Que fait-il, alors ? Eh bien, il se livre à une série de petits boulots tous plus improbables les uns que les autres – et certains renvoient directement à l’expérience de Tsuge lui-même lors de sa phase de retrait et d'introspection : tout spécialement, il devient pendant un temps un réparateur et vendeur d’appareils photo d’occasion, comme l’auteur. Mais ce sont probablement ses autres « emplois » qui retiennent le plus l’attention, et d’abord et surtout celui de vendeur de suiseki, ou « pierres-paysages » : il s’agit de ramasser des cailloux dans la rivière, dont les formes naturelles (aucune intervention humaine !) évoquent tel ou tel paysage, ou animal, ou homme, éventuellement des choses plus abstraites – et de les vendre. Le suiseki a connu une certaine vogue pendant un temps, mais, quand Sukegawa s’y met, c’est passé de mode depuis longtemps – et surtout… vendre ces pierres qui n’ont au fond rien d’exceptionnel ? sur un étal à proximité de la rivière même où Sukegawa les a ramassées ? quand il suffit de se pencher pour cela ? Cela fait des mois qu’il s’est installé là, et, sans surprise, il n’a pas vendu la moindre pierre… Alors il rêvasse, envisageant d’autres emplois saugrenus – il pourrait rouvrir le vieux péage, par exemple, et taxer les gens qui veulent traverser la rivière, quitte à les porter sur ses épaules, en attendant d’avoir une barque…

 

Son « travail » l’amène à croiser la route de gens comme lui – des « antiquaires », disons. Des personnages un tantinet excentriques, souvent des losers ainsi que lui-même (un terme qui n’a jamais été insultant que dans la bouche des connards qui s’autocongratulent pour être des winners), parfois terre-à-terre (l'argent est une préoccupation pour la survie au quotidien), parfois ou en même temps davantage des rêveurs, comme Sukegawa – portés à narrer des histoires étonnantes, comme celle, grand moment onirique de L’Homme sans talent, de cet oiseleur qui aurait bien fini par s’envoler lui-même… à moins que sa fin n’ait été autrement sordide et déprimante. Des hommes enfin dont les passions généralement incongrues ont quelque chose d’obsessionnel. Un petit cercle plus ou moins amical, parfois réconfortant, parfois pénible – tantôt admirable, tantôt irritant : autant de variations sur le personnage complexe qu’est Sukegawa lui-même, autant d’adeptes de la fuite, de manière générale, et pas seulement devant leurs responsabilités – mais rien d’étonnant dès lors si Sukegawa, sur le tard, se pose la question de « l’évaporation » (je vous renvoie à mes articles sur le reportage Les Évaporés du Japon, de Léna Mauger et Stéphane Remael, et sur le film d’Imamura Shôhei L’Évaporation de l’homme).

 

Or Sukegawa, sans surprise, vit dans la misère – et sa famille avec lui : sa femme procure l’essentiel des maigres revenus du foyer en crise en distribuant des prospectus dans les boîtes aux lettres. Il pourrait mettre fin à tout ça en livrant des mangas – pourtant, il s’y refuse : il ne veut pas, ou ne peut pas. Il se complaît en fait dans cette misère, comme si, d’une certaine manière, il la recherchait – tout en multipliant les projets saugrenus supposés leur faire gagner beaucoup d'argent, quand l'échec à cet égard est une certitude pour tout le monde sauf notre Homme sans talent. Pour son épouse, c’est une situation toujours plus intolérable – et elle ne cesse de le houspiller tout au long de la BD ; seulement, à force, elle paraît bien comprendre que son mari ne se remettra pas à au manga, la seule chose pour laquelle il est doué, et ne reste dès lors plus dans ses paroles et dans ses gestes que de la rancœur pour cet incapable, ce fainéant, cet époux qui ne remplit pas son rôle d’époux, qui fuit lâchement et égoïstement ses responsabilités. La tension au sein du couple suinte littéralement des pages où figure la femme – et, de manière assez significative, pendant un long moment (une bonne centaine de pages), Tsuge, quand il la dessine, fait en sorte de ne jamais montrer son visage, ce qui ne rend les récriminations incessantes que plus amères et douloureuses, en traduisant bien la honte subie par Sukegawa. Même si celle-ci ne l’incite en rien à contacter les revues, ou même simplement à répondre aux offres qu’on lui fait régulièrement – ce qui va au-delà d’une pose « d’artiste », même si elle lui a sans doute fourni un bon prétexte initialement. Le besoin est là, pourtant – d’autant que le foyer en crise comprend un troisième membre, ce petit garçon plutôt maladif qui, trait récurrent, vient chercher son père absent, indifférent et veule pour le ramener à la maison, à la fin de plusieurs épisodes.

 

Un gimmick qui, à vrai dire, n’est pas dépourvu d’un certain humour, si passablement tordu et malaisant. C’est que L’Homme sans talent n’est pas une bande dessinée unilatérale. Je suis tout naturellement porté à mettre en avant, comme dans La Déchéance d’un homme, la peinture précise autant que douloureuse de la dépression, et ses implications au regard du travail et de la famille (on m’épargne la patrie, ouf !), mais il y a plus dans cette bande-dessinée : de l’onirisme et, oui, de l’humour, même très amer – j’avoue cependant être bien incapable de mettre l'accent sur les gags, ainsi que le font les postfaciers (qui connaissent sans doute très bien leur sujet, mais le ressenti individuel peut tout de même être assez légitimement différent, car cela vaut aussi pour l’identification).

 

Mais, ici, je suppose que le dessin a sa part, essentielle. Si la couverture de cette réédition chez Atrabile semble mettre l’accent sur la dépression et la douleur (à bon droit en ce qui me concerne), de fait, là encore la BD n’est pas unilatérale – et la silhouette lunaire et gauche de Sukegawa, avec sa moustache emblématique, est à même de susciter le rire comme la pitié, avec quelque chose d’un Charlot peut-être. L'agacement, aussi, certes... Mais les personnages que fréquente Sukegawa ont de même tous des traits caractéristiques, qui facilitent l’identification de manière assez futée, à la limite la plus pertinente de la caricature.

 

Le dessin, de manière plus globale, est assurément remarquable, de grande qualité. Tsuge Yoshiharu compose des planches de toute beauté, faussement simples, généralement sobres, mais toujours bien vues, et on appréciera tout spécialement comment l’auteur parvient à sublimer la composante onirique ou contemplative de son récit en inscrivant ses personnages généralement « simples » dans des décors plus complexes, mais pas nécessairement plus « précis », car le flou, l’indécision, sont souvent de rigueur, toujours avec un à-propos remarquable. C’est vraiment un très beau travail.

 

Amplement convaincu, donc, par cet Homme sans talent qui parle au cœur avec les mots et les traits les plus justes. C’est effectivement une très grande bande dessinée, très personnelle, très juste aussi – et il me faudra jeter un œil au reste de la production de Tsuge Yoshiharu, probablement du coup avec Les Fleurs pourpres, le premier recueil de l’auteur chez Cornélius, tout récemment paru donc, et qui porte sur les années 1967-1968. Bientôt...

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CR Barbarians of Lemuria : Le Plus Vieux Rêve de Lôm (01)

Publié le par Nébal

CR Barbarians of Lemuria : Le Plus Vieux Rêve de Lôm (01)

Première séance du scénario « Le Plus Vieux Rêve de Lôm », pour Barbarians of Lemuria. Il est dû à Arnaud Prié, et figure dans le supplément Chroniques lémuriennes, pp. 42-57.

 

L’illustration en tête d’article provient de ce scénario (p. 47), et est due (forcément) à Emmanuel Roudier.

 

Il y avait six joueurs, qui avaient déjà participé aux précédents scénarios, à savoir « Mariage amer », « Les Larmes de Jouvence », « Un ennui mortel » et « La Tour d’Ajhaskar ». Ils incarnaient Kalev, originaire des marais de Festrel (Batelier 1 – Mendiant 0 – Voleur 1 – Ménestrel 2) ; Liu Jun-Mi, un Ghataï d’ascendance xi lu (Barbare 0 – Mercenaire 1 – Dresseur 1 – Gladiateur 2) ; Myrkhan, originaire de Tyrus (Gamin des rues 1 – Chasseur 3 – Forgeron 0 – Soldat archer 1) ; Narjeva, originaire d’Urceb (Esclave 0 – Courtisane 1 – Assassin 2 – Prêtresse de Nemmereth 3) ; Nepuul Qomrax, originaire de Zalut (Scribe 2 – Alchimiste 4 – Marchand 0 – Médecin 1 – Sorcier 1) ; et enfin Redhart Finken, de Parsool (Docker 0 – Matelot 1 – Mercenaire 3 – Marchand 1).

 

Voici le compte rendu de cette séance, sur la base des notes de Maître Nepuul Qomrax :

 

L'auberge

 

L'aventure commence dans l'auberge d'un petit village anonyme du Valgard, perdu au milieu des contreforts des montagnes de l'Axos. Redhart Finken est là pour récupérer une cargaison de peaux de mouffettes ; Nepuul, comme souvent, profite de l'occasion pour voyager « sous escorte », selon son expression ; il est à la recherche d'échantillons de roches granitiques qui présenteraient un certain potentiel alchimique. Narjeva a besoin de se renflouer après son exclusion du clergé de Nemmereth pour absences répétées ; forcée de reprendre ses activités d'assassin, elle a donc accepté à contrecœur de signer un contrat avec la compagnie Finken & Finken pour retrouver un mauvais payeur. Liu, accompagné de son ours Kuma, s'est joint à la caravane, tout comme le barde Kalev et l'archer Myrkhan.

 

Dès l'arrivée de ses compagnons dans la salle commune, trois heures auparavant, Nepuul s'était lancé, avec l'enthousiasme du néophyte qui ne doute de rien, dans un monologue abscons et prétentieux à propos des rituels d'invocation du Second Cercle qu'il aurait réussis récemment ; Kalev tente de couvrir ses paroles en chantant aussi fort que possible, mais, au grand dam de ses compagnons qui subissent depuis des jours cette logorrhée, l'apprenti sorcier ne semble pas s'en apercevoir, et parle naturellement plus fort, comme si son discours pédant pouvait intéresser qui que ce soit. Par chance, l'aubergiste se moque complètement de tout cela ; il faut dire que les aventuriers sont présentement ses seuls clients.

 

Vers le milieu de la journée, la porte de l'auberge s'ouvre brusquement. Une silhouette menue, emmitouflée dans d’épaisses fourrures, s'avance en titubant, et chute lourdement au sol. L'assistance est médusée, à l'exception de Nepuul qui ne s'est rendu compte de rien et poursuit son laïus ; mais Myrkhan, inquiet, le rappelle à l'ordre, et il se tait enfin. L'aubergiste est le premier à se précipiter vers ce voyageur mal en point, et commence par ôter sa capuche, révélant le visage d'une jeune fille qu'il reconnaît immédiatement : il s'agit de Joanna Lôm, la nièce de Zacharias Lôm. Elle paraît très faible, et n'a sans doute rien mangé depuis plusieurs jours. Sans attendre, avec l’assistance de son épouse, l'aubergiste fait installer la pauvre fille dans une chambre à l'étage.

 

Interrogé par les aventuriers, l'aubergiste leur parle de cette jeune fille qu'il apprécie particulièrement. Après la mort accidentelle de ses parents, Joanna s'est naturellement réfugiée auprès de son oncle Zacharias Lôm, un genre de savant. Tous deux occupent un fortin situé plus haut dans les montagnes de l'Axos, au niveau du Col Gelé. Il faut au moins trois jours pour rejoindre ce col à dos de kroark ou de parvalus, et le chemin est malaisé ; or Joanna est arrivée à pied. Pour qu'elle ait fait le voyage ainsi, au risque de mourir de faim, de froid et d'épuisement, il faut qu'il se soit produit là-haut quelque chose de très grave.

 

Vers un sauvetage d'urgence

 

Le lendemain matin, à l'heure du petit déjeuner, la jeune fille fait son apparition dans la salle commune. Elle paraît remise de son voyage précipité, grâce aux soins prodigués par l'aubergiste et son épouse ; mais sa panique est manifeste, et elle presse aussitôt les aventuriers de lui accorder leur aide. Elle semble réellement désespérée. La situation est critique : son oncle est en mauvaise posture, peut-être même est-il mort à l'heure qu'il est. Elle expose rapidement les faits : trois jours plus tôt, elle était dans la cour du fortin, quand des hommes-oiseaux – une bonne trentaine au moins – ont attaqué la tour ; ils n'avaient pourtant jamais eu de problème avec eux. À ce moment, son oncle travaillait dans son atelier, au dernier étage de la tour ; il était pris au piège, et elle n'a pu s'enfuir juste à temps, à dos de kroark, que parce qu'elle était près de l'écurie. Plus loin, elle a été attaquée par le légendaire mythunga, un oiseau gigantesque qui l'a obligée à abandonner sa monture ; c'est pourquoi elle a dû descendre à pied, en toute hâte, jusqu'à l'auberge. Narjeva et Redhart tentent d'en savoir plus sur les activités de Zacharias et de sa nièce : que peuvent-ils bien faire dans un lieu si reculé ? Après un temps d'hésitation, elle leur répond qu'elle aidait son oncle dans ses recherches sur les corbasses, une espèce d'oiseaux qui niche à proximité du col.

 

Il s'agit de partir immédiatement pour secourir Zacharias. L'aubergiste propose de vendre des parvalus aux aventuriers pour leur permettre de rejoindre le fortin au plus vite ; Redhart s'apprête à négocier leur prix, mais la femme de l'aubergiste s'interpose, scandalisée : un homme a besoin d'aide, et son mari ne songe qu'à faire des affaires ! Elle offre d'autorité les parvalus aux aventuriers, qui les acceptent volontiers : ces robustes chevaux paraissent en effet indispensables pour rejoindre le Col Gelé.

 

Sans plus attendre, les aventuriers rassemblent leur équipement, et partent à l'assaut des montagnes de l'Axos.

 

L’ascension vers le Col Gelé

 

Les aventuriers échangent avec Joanna tout au long du trajet ; elle est intarissable à propos des corbasses, et personne, à l'exception de Nepuul, n'est capable de suivre cet exposé qui relève de l'ornithologie de pointe.

 

L'ascension devient plus raide et malaisée : la route est encombrée d'éboulements, et se réduit par endroit en d'étroits défilés. Le deuxième jour, le groupe tombe sur le cadavre d'un kroark, que Joanna reconnaît aussitôt : c'est celui qu'elle a dû laisser cinq jours auparavant. Il a été en partie dévoré, ses os sont brisés, et il porte de multiples traces de griffures, très certainement infligées par le mythunga. Dans les fontes, qui contiennent surtout des provisions gelées, Joanna récupère un carnet de notes, qu'elle place dans sa propre sacoche. Plus tard, au bivouac du soir, elle accepte de prêter ce carnet, qui est celui de son oncle, à Nepuul. L'alchimiste y découvre de nombreux croquis anatomiques, tous dessinés par la même main experte. L'alchimiste ne comprend pas tout, mais s'aperçoit que la capacité de vol de ces créatures semble avoir particulièrement intéressé le savant ; Joanna confirme cette impression. La curiosité de Nepuul l'interpelle : il lui révèle sa qualité d'alchimiste ; mais il est frigorifié, ce qui le rend peu enclin à la conversation.

 

Redhart interroge à son tour la jeune fille pour en savoir plus sur la configuration des lieux entourant le fortin : celui-ci est essentiellement troglodyte, creusé directement dans la montagne, et flanqué d'une cascade à l'ouest ; le seul accès qui s'offre aux aventuriers est un étroit défilé au sud, qui débouche directement sur le rez-de-chaussée du fortin. Les hauteurs qui bordent le défilé abritent une colonie de plusieurs milliers de corbasses, et la jeune fille met en garde le groupe : ces oiseaux ne sont pas le moins du monde agressifs, mais ils n'ont pas l'habitude de voir passer des compagnies si nombreuses ; si le passage du groupe les perturbe, une seule corbasse pourrait provoquer l'envol massif de la colonie, ce qui attirerait inévitablement le terrible mythunga, dont le cri perçant se fait entendre par intermittence dans les montagnes environnantes...

 

Le défilé des corbasses

 

Au matin, le groupe se remet en route pour la dernière journée de voyage, et arrive rapidement au niveau du défilé, et donc de la colonie de corbasses. Joanna fait signe de s'arrêter à bonne distance. Elle descend de son parvalus, et commence à progresser plus lentement ; elle demande au groupe de faire de même, deux par deux. Nepuul lui emboîte le pas en tâchant d'imiter chacun de ses gestes ; suivent Narjeva et Myrkhan, puis Kalev et Liu ; Redhart ferme la marche. Tous redoublent de discrétion et passent sans encombre, malgré la tension palpable : contre toute attente, ils sont passés sans provoquer l'envol de la moindre corbasse, et échappent au mythunga !

 

À l'autre bout du défilé, les aventuriers aperçoivent le fortin : derrière le rempart à moitié effondré, la tour a manifestement été remise en état pour être rendue habitable. Kalev, Narjeva et Myrkhan avancent en éclaireurs, sans repérer aucun signe d'activité aux abords du fortin. Ils poussent la reconnaissance jusqu'au rempart nord ; au-delà, une étroite corniche borde la falaise, vers le nord-est. L'entrée de la tour paraît tout aussi déserte que ses environs immédiats, mais Myrkhan entend un grognement en provenance de l'écurie. Les aventuriers se réunissent, les armes à la main, et s'approchent de la porte entrebâillée, à travers laquelle Liu reconnaît le grognement d'un ours, qui a sans doute trouvé là un lieu confortable pour hiberner. Entrés dans l'écurie, les aventuriers se mettent en ordre de bataille. L'animal est imposant, et grogne de plus belle ; mais il est encore un peu somnolent, et sa charge contre Redhart est maladroite. Nepuul s'essaie à la magie, et lance de ridicules étincelles qui entament à peine le cuir de l'animal, mais n'empêchent pas le sorcier débutant de se rengorger ; les moulinets de la hache bien affûtée de Redhart et les coups précis portés par Narjeva blessent plus profondément l'animal, qui essuie une pluie de flèches en provenance de Kalev et de Myrkhan, tandis que Liu le frappe sans relâche de ses poings d'acier. Furieux, l'ours se retourne vers le dompteur du Khanat, mais se montre toujours aussi maladroit. Son cuir épais le rend toutefois particulièrement résistant, et les aventuriers doivent s'employer plusieurs minutes pour le terrasser ; mais après une dernière blessure infligée par le sabre de Narjeva, le crâne de l'ours éclate sous les poings de Liu.

 

La tour

 

Après avoir installé les parvalus dans la tanière redevenue écurie, le groupe accède à une cour intérieure, qui donne sur l'entrée de la tour au nord, laquelle est cependant barrée de l’intérieur ; vers l'est, une porte donne accès à la partie troglodyte du fortin, via une vaste pièce tenant lieu à la fois de cuisine et de réfectoire, avec une réserve au sud ; cette première pièce donne sur un couloir qui débouche sur l'habitat troglodyte à proprement parler. Une porte à gauche ouvre sur une armurerie désaffectée où Nepuul, animé par quelque nouvelle lubie, récupère une épée rouillée ; un peu plus loin, les geôles semblent tout aussi peu utilisées, à l'exception de la dernière… qui abrite un cadavre. Le cri de détresse de Joanna révèle sans ambiguïté l'identité du mort : il s'agit de son oncle Zacharias. Le cadavre ne présente aucune trace de blessures : enfermé depuis six jours, il est sans doute tout récemment mort de faim et de froid. Autour de lui, la cellule est parsemée de plumes : Nepuul, qui a bien observé les croquis de Zacharias, ne reconnaît pas le plumage des corbasses, et s'en ouvre à ses camarades : les hommes-oiseaux sont sans doute passés par-là. Joanna, qui s'est quelque peu reprise, remarque qu'un objet fait défaut : le collier que portait son oncle, qu'il avait toujours autour du cou, et dont elle possède elle-même une réplique exacte – on le lui a forcément volé. Elle se lève et prend la direction de la tour d'un pas décidé, tandis que Narjeva rend les derniers hommages au vieil homme.

 

Le rez-de-chaussée de la tour est une pièce à vivre sans grand intérêt ; Joanna ne s'y arrête pas, et se dirige en silence vers les étages supérieurs, talonnée par le reste du groupe. Le deuxième étage est une chambre qu'elle partageait avec son oncle. Sur un lutrin, Nepuul remarque un grimoire d'une rareté exceptionnelle, intitulé De l'art du lien invisible, qui mêle sorcellerie et alchimie. Cet ouvrage s'intéresse notamment à la fabrication d'objets permettant de communiquer d'esprit à esprit, voire de les contrôler ; il le glisse discrètement dans son sac, tandis que Joanna est déjà en route vers l'étage supérieur, où les aventuriers remarquent un établi de tanneur et une grande cheminée abritant une forge de précision, destinée à la fabrication de petits objets. Les corbasses sont omniprésentes, sous la forme de croquis anatomiques et de cadavres dans des cages ou dans des bocaux de formol. Les aventuriers devinent que Joanna ne leur a pas tout dit, et la pressent de s’expliquer ; elle leur fait signe de la suivre tandis qu'elle s'engage dans un escalier plus étroit qui mène au toit de la tour…

 

La Merveille

 

Une pure création alchimique y trône, produisant une forte odeur de formol : c'est un gigantesque oiseau artificiel, fabriqué avec la chair morte et les plumes d'une multitude de corbasses. Joanna le désigne comme « la Merveille », le chef-d’œuvre de son oncle, qui devait leur permettre de voler enfin, comme ils le désiraient depuis si longtemps. À y regarder de plus près, pendant que Joanna badigeonne les plumes du golem d'une substance destinée à éviter sa décomposition, les aventuriers remarquent une multitude de petits objets au sol : des baies dans de petits paniers, des gemmes précieuses... sans doute des offrandes apportées par les hommes-oiseaux. Nepuul examine le collier de Joanna, fabriqué récemment ; il le rapproche aussitôt du grimoire De l'art du lien invisible : le premier collier est censé servir au pilote, et le second doit être porté par la « Merveille ». Joanna précise qu'aucun essai de vol n'a encore pu être réalisé, faute de connaissances suffisantes sur les techniques appropriées, la connaissance du vent, etc. Nepuul, émerveillé par la prouesse scientifique réalisée par Zacharias Lôm, rassure Joanna sur un point : si le second collier est perdu, il se sait capable d'en fabriquer une réplique, à l'aide du grimoire et de l'exemplaire de la jeune fille ; toutefois, une telle opération nécessiterait plusieurs semaines de travail…

 

En attendant, il s'agit surtout pour Joanna de prendre soin de la Merveille, et pour les aventuriers de se préparer pour une éventuelle attaque des hommes-oiseaux. Redhart suppose en effet qu'ils viennent tous les jours rendre hommage au volatile, et propose d'attendre le matin pour les accueillir. Myrkhan tente d'améliorer les javelines et les hallebardes trouvées dans l'armurerie, mais le matériel dont il dispose est insuffisant, et ces armes resteront fragiles.

 

Nepuul se livre à un sortilège de Visions qui lui demande trois heures d'incantations étranges, de danses et de méditations, à l'aide d'une plume d'homme-oiseau trouvé dans la cellule de Zacharias. Ses compagnons l'observent, perplexes, puis finissent par s'en désintéresser ; mais contre toute attente, à l'issue de ce rituel interminable, il perçoit par fulgurances une scène qui s'est déroulée il y a un certain temps, dans les cachots du fortin : Zacharias y interroge longuement Oorea, une femme-oiseau, au sujet des techniques de vol. Nepuul court informer ses compagnons de ce revirement inattendu : Zacharias Lôm a donc séquestré cette femme-oiseau, et l'attaque de ses congénères visait sans doute d'abord à la libérer. Redhart est furieux : cela signifie que Joanna leur a au moins caché une partie de la vérité, et qu'elle est prête à tout, comme l'était son oncle, pour voler un jour sur le dos de la Merveille…

 

Et voici la vidéo de ce compte rendu :

J'ai utilisé, en guise d'illustration sonore, diverses musiques dont je n'ai comme de juste pas les droits, qui demeurent à leurs propriétaires respectifs. Durant cette séance, j’ai eu recours au morceau « The Awakening » de Nightmare Lodge (sur la compilation Ant-hology. The 5th Anniversary Compilation du label Ant-Zen), et (surtout) aux bandes originales des jeux vidéo The Elder Scrolls V : Skyrim et Darkest Dungeon. Comme d’habitude, j’ai réservé l’immortelle bande originale de Conan le Barbare de John Milius par Basil Poledouris pour la préparation de la partie et son debrief…

 

Et voici l’enregistrement de cette séance :

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Les Feux, de Shôhei Ôoka / Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa / Fires on the Plain, de Shinya Tsukamoto

Publié le par Nébal

Les Feux, de Shôhei Ôoka / Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa / Fires on the Plain, de Shinya Tsukamoto
Les Feux, de Shôhei Ôoka / Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa / Fires on the Plain, de Shinya Tsukamoto

ÔOKA Shôhei, Les Feux, [Nobi 野火], traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, préface de Maya Morioka-Todeschini, [s.l.], Seuil – Autrement, coll. Littérature, [1952, 1957, 1995] 2019, 262 p.

Je vais retenter la même expérience que pour Narayama il y a quelque temps de cela, en chroniquant en même temps un roman japonais, en l’espèce Les Feux (Nobi 野火) d’Ôoka Shôhei, datant de 1952, et ses deux adaptations cinématographiques japonaises, tout d’abord Feux dans la plaine, d’Ichikawa Kon (1959), et ensuite, bien plus récente, Fires on the Plain, de Tsukamoto Shinya (2014).

 

Et attention, les gens : si parler de SPOILERS est à vue de nez un peu étrange pour ce roman et ces films, je vais, dans cet article, révéler des éléments cruciaux du récit – alors à vous de voir…

 

À l’origine, il y avait donc un livre : Les Feux, roman d’Ôoka Shôhei, paru en 1952, et qui a considérablement marqué la littérature japonaise de son temps en envoyant aux orties un certain nombre de tabous. C’est que l’auteur y revenait sur son expérience de la guerre, et des atrocités qui lui étaient liées. Or, à cette époque, c’était là un sujet très difficile à traiter au Japon : les Japonais n’étaient guère disposés à revenir sur ce qui, pour eux, avait constitué une humiliante défaite, et encore moins enclins à mettre dans la balance les crimes commis par l’armée japonaise, en son sein mais plus encore contre les populations conquises (à vrai dire, sur ce point, c'est toujours compliqué aujourd'hui...) – et, durant les années qui ont suivi immédiatement la capitulation, les autorités d’occupation américaines préféraient de même que l’on évite de traiter de certains sujets jugés trop noirs et dangereux en étant tournés vers le passé, là où il valait bien mieux « construire ensemble » un avenir plus lumineux et démocratique : la censure pouvait donc se montrer très sévère.

 

Ôoka Shôhei, critique et spécialiste de la littérature française (notamment de Stendhal), a combattu sur le front : il a été appelé courant 1944, alors que la situation était déjà catastrophique pour le Japon depuis bien deux ans, et, après une formation hâtive, il a été envoyé sur le théâtre d’opérations philippin, qui devait sceller le sort de l’armée japonaise : fin 1944, début 1945, les Américains et les partisans philippins emportent la bataille terrestre sur l’île de Leyte, tandis que la flotte japonaise est anéantie durant la bataille dite du golfe de Leyte – la plus grande bataille navale de l’histoire.

 

Là-bas, Ôoka Shôhei, comme tant d’autres de ses compatriotes (pensez à ce que raconte Mizuki Shigeru dans les tomes 1 et 2 de Vie de Mizuki, par exemple), subit un véritable enfer et assiste à des atrocités sans nom. Il erre dans la forêt, seul, pendant des dizaines de jours, avant d’être capturé, en janvier 1945, par les Américains, et envoyé dans un camp de prisonniers – il ne rentrera au Japon qu’à la fin de 1945.

 

L’expérience avait constitué un véritable traumatisme – et, exceptionnellement, l'emploi de ce terme n’est pas une figure de style, ainsi qu’on aura l’occasion de le voir. Ôoka ressent le besoin de parler, de témoigner, dans un contexte qui, on l’a vu, n’y était pas très favorable. C’est le moteur de sa carrière littéraire : à la suggestion d’amis, mais aussi semble-t-il de son psychiatre, il rédige ses mémoires, Journal d’un prisonnier de guerre, ce qui lui impose de jongler avec les sentiments de la censure américaine. Un premier roman, sur un tout autre sujet, La Dame de Musashino, lui vaut également l’attention de la critique. Mais il n’en a pas fini avec la guerre, et, en 1952, il publie donc Les Feux, qui revient sur son expérience aux Philippines ; il s’agit cette fois d’un roman, pas de mémoires, mais les traits autobiographiques sont nombreux, personne n’en doute. Et le livre fait l’effet d’une bombe, si j’ose dire : Ôoka y dénonce frontalement les méfaits du commandement impérial qui avait totalement abandonné ses soldats sans le moindre ravitaillement, les amenant par la force des choses à perdre toujours un peu plus leur humanité, jusqu’à franchir la ligne rouge – celle… du cannibalisme. Le réquisitoire est impitoyable, et ce d’autant plus qu’il sonne vrai, même sous sa forme romanesque ; il en résulte un tableau proprement terrifiant, une condamnation sans appel des horreurs de la guerre et des crimes de l’armée japonaise.

 

Le roman met en scène un soldat du nom de Tamura, qui souffre de tuberculose – une mauvaise idée, sur le front… Son supérieur, le jugeant incapable de se montrer utile, l’en rend responsable, et le chasse pour qu’il retourne à l’hôpital de campagne qui l’avait pourtant renvoyé, avec de maigres rations – mais on le chasse également de l’hôpital… Alors il n’a que se suicider ! Il a bien une grenade, qu’il s’en serve, c’est le seul moyen pour lui de se montrer utile à son pays ! Autant dire que ça commence bien…

 

Mais l’hôpital est bombardé, et Tamura contraint d’errer seul dans la jungle. Puis, attiré par la croix surmontant un clocher, il arrive dans un village abandonné, et y trouve quelque chose de très précieux : du sel ! Hélas, c’est le moment que choisit un couple de jeunes Philippins pour retourner au village – et, sous le coup de la panique, Tamura abat la femme ; l’homme prend la fuite, et il ne fait aucun doute qu’il va chercher les partisans – qui effrayent les soldats japonais bien plus que les soldats américains : les guérilleros philippins entendent leur faire payer les rigueurs de l’occupation… Et c’est à cela que renvoient ces « feux dans la plaine » : des fumées qui s'élèvent çà et là, dont les soldats japonais ne comprennent pas très bien le propos, mais qu’ils sont portés à envisager comme un moyen de communication employé par les partisans – ces feux sont une menace permanente, d’autant plus terrifiante qu’elle est impalpable…

 

Les errances solitaires de Tamura, qui a abandonné son fusil par dégoût, sont interrompues par la rencontre d’autres soldats japonais, qui l’informent qu’ils doivent traverser l'île et se rendre à Palompon pour y continuer le combat – mais atteindre cette destination implique de franchir les lignes américaines, autant dire que c’est du suicide…

 

Et la situation est rendue plus terrible encore par la faim omniprésente. L’armée japonaise ne s’est jamais montrée très généreuse avec ses soldats, pour ce qui est des rations – mais, à ce stade du conflit, elle les a tout bonnement abandonnés… Il n’y a aucun ravitaillement : les soldats de l’empereur sont supposés vivre du terrain, Demerden Sie sich autrement dit, et la situation est toujours plus catastrophique…

 

La faim est le motif central des Feux – et son moteur, et un outil métaphorique de choix. Tout y renvoie à la faim – et ce dès le tout début du roman comme des films, avec ces bien maigres rations, de patates douces ou de manioc, qui sont censées « acheter » une place temporaire à l’hôpital ; de même quand Tamura tombe sur un Philippin en train de cuisiner, ou trouve le sel dans le village, etc.

 

Mais ce thème à la base très dur devient plus sombre encore à mesure que la menace du cannibalisme est introduite dans le récit. Dans les premières occurrences, notamment quand Tamura rencontre un petit groupe de trois soldats très intéressés par son sel, cela sonne comme une mauvaise blague – un peu inquiétante d’ores et déjà, cela dit : cela semble beaucoup amuser le caporal que de faire trembler Tamura en lui racontant que son groupe, pour survivre en Nouvelle-Guinée, a bien dû recourir à la consommation de chair humaine… Mais chaque nouvelle mention du cannibalisme sonne plus concrète que celle qui précède, et la mauvaise blague n’a très vite plus rien de drôle. Ainsi quand Tamura tombe sur un soldat devenu fou, et emporté par une crise mystique bouddhique (nous verrons que Tamura n’est pas insensible à ces pensées, même si, dans son cas, c’est la mystique chrétienne qui l’emportera), qui lui offre de le manger une fois qu’il sera mort…

 

Et le cauchemar devient toujours plus matériel. Lors de ses pérégrinations, seul ou en groupe, Tamura ne cesse de recroiser les mêmes deux personnages : Yasuda, un vieux bonhomme cynique à la jambe cassée, et Nagamatsu, un jeunot naïf que le précédent exploite sans vergogne – Yasuda a accumulé une réserve de tabac, que Nagamatsu (peu doué…) est supposé échanger contre du manioc ou des patates douces. Mais, lors de cette ultime rencontre, les choses ont changé – c’est qu’ils ont à manger ! Yasuda a appris à Nagamatsu comment chasser « les singes »… et Tamura ne se fait guère d’illusions sur ce que cela signifie : Nagamatsu chasse des êtres humains, des soldats japonais ! L’ultime ligne rouge a été franchie, la déshumanisation est totale… Et double, en fait, car cela s’applique aussi bien au prédateur, qui abandonne de lui-même son humanité, qu’à la proie, hypocritement animalisée par cette désignation de « singe ». Or la confiance ne règne pas entre les trois soldats, en toute logique, et tout cela s’achèvera dans une tuerie…

 

Mais, ici, le roman et les films (surtout celui d’Ichikawa Kon) se concluent de manière très différente. Le roman, en effet, se termine par un épilogue assez développé, quelques années plus tard : Tamura est dans un hôpital psychiatrique, où on le soigne en raison du véritable traumatisme qu’il a vécu sur Leyte – on le voit, le mot n’est pas employé gratuitement ici, c’est bien d’une pathologie psychiatrique qu’il s’agit. Ce traumatisme affecte la mémoire de Tamura, qui ne sait plus très bien ce qui s’est passé « à la fin », en même temps que le souvenir de la femme qu’il a tuée continue de l’obnubiler.

 

Mais l’esprit malade de Tamura a eu recours à un moyen un peu tordu pour lui permettre de « survivre » et de composer avec les atrocités qu’il a vécues. Lui, « l’intellectuel », qui dissertait sur Bergson durant ses errances solitaires, mais tout autant théologie, après son expérience dans l’église, a développé une sorte de complexe messianique d’inspiration essentiellement chrétienne (avec quelques traits bouddhiques cela dit – notamment concernant le respect de tout le vivant, animal ou végétal, qu’il ne faut pas tuer pour manger), doté d’une symbolique forte qui englobe aussi bien la croix que les feux des partisans, dont la signification devient en quelque sorte apocalyptique, un délire dans lequel l’idée de l’eucharistie se teinte de nuances forcément plus sombres au regard des pratiques cannibales des soldats japonais abandonnés. La foi et la faim sont ainsi imbriquées jusqu’à la folie obsessionnelle, et Tamura halluciné se figure tantôt en ange exterminateur, tantôt en ascète, tel un bouddha christique porteur de la bonne parole de la faim ; écrire doit lui permettre de ramener du sens dans son passé traumatique et absurde…

 

Les Feux est un roman très éprouvant – on conçoit bien à quel point ce livre, en 1952, dans un contexte où le Japon refusait de se repencher sur son passé immédiat (ce qui confère d’ailleurs au traumatisme de Tamura une signification supplémentaire), ce livre donc a pu produire un tel choc. Il a contribué, avec d’autres, à libérer la parole des conscrits – ces jeunes gens qui, au nom du fantasme impérial, et au travers de mille mensonges de l’élite militaire, ont vécu sur le terrain un véritable enfer. S’il n’adopte pas les atours d’un pamphlet, le roman d’Ôoka Shôhei n’en dénonce pas moins les impostures de la guerre comme du nationalisme, avec la force de la colère et de la honte : il n’y a rien d’héroïque dans la guerre, qui n’est qu’une entreprise de déshumanisation poussée jusque dans ses extrêmes limites – et même la franche et fraternelle camaraderie du front, tant vantée dans quantité de romans, de BD, de films ou de séries pas avares de clichés et de flonflons, cette idée naïve et creuse à la Band of Brothers, sonne en définitive comme une mauvaise blague, quand votre semblable s’interroge sur la possibilité de vous manger pour survivre, ou, pire encore, quand c’est vous-même qui vous posez la question quant à votre semblable.

 

J’ai trouvé très intéressante, par ailleurs, la manière dont Ôoka traite du thème du traumatisme – et, pour le coup, de manière assez visionnaire, anticipant notamment sur quantité de récits portant sur la guerre du Vietnam, mais en posant la question frontalement, au travers de cet épilogue tout dédié aux considérations psychiatriques liées à l’expérience militaire. Or cette dimension est totalement absente du film d’Ichikawa Kon, et seulement allusive dans celui de Tsukamoto Shinya.

 

Mon regret, ici, porte sur une traduction parfois pas tout à fait à la hauteur (la première traduction de ce roman était semble-t-il bien pire, mais, concernant Rose-Marie Makino-Fayolle, que j’ai souvent lue traduisant Ogawa Yôko notamment, le niveau m’apparaît globalement très variable), et un texte pas ou mal relu, avec de nombreuses coquilles, dont un certain nombre qui semblent provenir d’un OCR imprécis. C’est dommage, même si le plaisir de lecture demeure…

Les Feux, de Shôhei Ôoka / Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa / Fires on the Plain, de Shinya Tsukamoto

Titre : Feux dans la plaine

Titre original : Nobi 野火

Titres alternatifs : Les Feux dans la plaine ; Fires on the Plain

Réalisateur : Ichikawa Kon

Année : 1959

Pays : Japon

Durée : 104 min.

Acteurs principaux : Funakoshi Eiji (Tamura), Takizawa Osamu (Yasuda), Mickey Curtis (Nagamatsu)…

Les Feux a été un grand succès aussi bien critique que commercial. Durant cet âge d’or du cinéma japonais qu’étaient les années 1950 (un âge d’or aussi bien au regard des bénéfices engrangés au Japon que de l’attrait pour le cinéma japonais à l’étranger, depuis que Kurosawa Akira avait pavé la voie des autres avec le succès international inattendu de Rashômon), cela rendait la possibilité de l’adaptation cinématographique du roman assez probable – cependant, le très dur roman d’Ôoka n’était pas un livre comme les autres, et les tabous qu’il avait brisés demeuraient encore très prégnants, notamment au cinéma…

 

Mais il sera bel et bien adapté – seulement en 1959, toutefois, et dans des conditions un peu étranges ? En effet, c’est le réalisateur Ichikawa Kon qui va mener le projet à bien – et, à cette époque, il est surtout considéré comme un yes man efficace, qui tourne vite des comédies populaires : autant dire que nous sommes aux antipodes d’un roman aussi dur que Les Feux… Cela dit, Ichikawa Kon avait montré qu’il avait plus d’une corde à son arc, et son film La Harpe de Birmanie, qui traitait déjà de la guerre mais de manière bien différente, avait rencontré le succès et séduit la critique. Or, yes man ou pas, Ichikawa Kon avait des convictions, et le talent nécessaire pour les servir, dans une perspective davantage « auteurisante ». À la différence d’Ôoka, il n’avait pas été enrôlé dans l’armée, et son rapport à la guerre est donc de seconde main, mais le message antimilitariste des Feux lui parlait – d’autant qu’il avait été très affecté par le bombardement atomique de Hiroshima, qui avait failli coûter la vie à plusieurs membres de sa famille…

 

Ichikawa avait donc envie d’adapter le roman d’Ôoka. Délaissant sa réputation de yes man, il avait choisi ce sujet, et l’avait travaillé en amont avec sa meilleure collaboratrice : son épouse, Wada Natto, originellement une traductrice, mais qui était devenue une brillante scénariste, et a travaillé sur tous les (nombreux) films de son époux pendant une quinzaine d’années, avant de devoir prendre prématurément sa retraite pour raisons de santé. Le couple soumet le projet à la Daiei, un studio principalement intéressé par les films les plus commerciaux, mais qui, accidentellement disons, avait pu financer des films plus exigeants (dont, pas des moindres, Rashômon). J’ai lu, çà et là, que le studio s’attendait à ce qu’Ichikawa Kon tourne un « film d’action », avec plein d’explosions, ce genre de choses… Une anecdote qui me paraît un peu suspecte : les producteurs de la Daiei ne devaient être ni stupides, ni ignorants, et le roman d’Ôoka avait rencontré un sacré écho… Mais admettons. Ce qui apparaît certain, c’est qu’Ichikawa Kon s’est battu pour ce film – un combat de longue haleine, car il fallait vaincre les réticences du studio sur plusieurs points : l’acceptation du projet d’adaptation n’était qu’une première étape, et il a ensuite fallu, notamment, qu’Ichikawa obtienne de pouvoir tourner le film en noir et blanc ainsi qu’il le souhaitait pour des raisons esthétiques aussi bien que thématiques (à une époque où la couleur mobilisait bien davantage les foules), de même qu’il a dû lutter pour que le studio accepte de confier le rôle de Tamura à Funakoshi Eiji, un acteur spécialisé dans les comédies – et, dans ce contexte du cinéma japonais des années 1950, un acteur était une « marque », il avait une image à entretenir, et tout rôle « à contre-emploi » était donc proscrit… Mais Ichikawa s’est battu – et il a obtenu tout cela du studio.

 

Le tournage pouvait commencer, et il constitua une aventure en tant que telle. Conscient de ce que ce film était bien différent de ce qu’il tournait d’habitude, Ichikawa est revenu sur ses méthodes routinières, notamment la tendance à faire beaucoup répéter les acteurs en amont pour tourner le plus vite possible le moment venu : cette fois, Ichikawa voulait de la spontanéité, et n'a donc livré à ses acteurs le scénario conçu par son épouse qu’au dernier moment, sur le plateau. Par ailleurs, dans cette même optique à vrai dire, il incitait ses acteurs à bien peser ce que la faim omniprésente pouvait représenter pour leurs personnages : la légende dit même que les acteurs étaient délibérément sous-alimentés, même si sous surveillance médicale constante ! Je ne garantirais pas que cette anecdote est authentique… Il semblerait bien, toutefois, que Funakoshi Eiji avait de lui-même choisi de se sous-alimenter pour intégrer le personnage de Tamura – et qu’en une occasion, en tout début de tournage dit-on, il s’est tout bonnement évanoui sur le plateau… On sait par ailleurs que le choix de l’acteur et rocker nippo-anglais Mickey Curtis pour incarner Nagamatsu devait quelque chose à sa silhouette malingre – et c’est peu dire : dans les terrifiantes dernières scènes du film, il a quelque chose de proprement squelettique, et il est difficile, en le voyant, de ne pas avoir d’autres images en tête, celles des victimes des camps de concentration nazis…

 

La faim demeure bien le thème essentiel du film comme du roman. Cependant, sur d’autres points, le film diffère de son matériau source, en évacuant certains thèmes, et en changeant complètement la fin. La dimension religieuse du récit, notamment, est beaucoup moins marquée dans le film d’Ichikawa, si elle n’est pas totalement absente : l’église, avec sa croix, est un lieu important du film, et la scène confrontant Tamura à un soldat japonais devenu fou et priant le bouddha Amida est très impressionnante. Cependant, le délire messianique et largement chrétien de Tamura dans le roman ne ressort pas autrement de cette adaptation cinématographique.

 

Ce qui n’est pas sans conséquences quant à l’image que l’on se fait de Tamura : dans le roman, c’est un intellectuel, il est à plusieurs reprises désigné de la sorte, et ses monologues lors de ses pérégrinations solitaires témoignent de sa vaste culture, étendue aux savoirs de l’Occident. Mais cela ne ressort pas vraiment du film, où personne ne qualifie Tamura d’intellectuel, outre que lui-même ne fait pas étalage de sa science – en fait, seule une brève scène pourrait revenir sur ce thème, durant laquelle Tamura révèle incidemment à ses camarades qu’il sait lire l’anglais, mais cela ne va pas au-delà. À vrai dire, le jeu de Funakoshi Eiji, qui incarne un Tamura épuisé, malade, affamé et les yeux un peu fous, ou dans le vague, confère même occasionnellement au personnage l’apparence d’un homme un peu simplet – mais, si c’est bien le cas, ça n’est qu’une apparence : Tamura est un homme intelligent, et beaucoup moins naïf qu’il n’en a l’air… ou ne le prétend.

 

La différence majeure entre le roman et le film porte sur la fin : Ichikawa Kon et Wada Natto ne se sont pas contentés de zapper l’épilogue dans l’hôpital psychiatrique, ils ont tout réécrit. En effet, tous deux considéraient que la fin du roman était beaucoup trop dure, en faisant de Tamura lui-même une figure déshumanisée par le cannibalisme. Il fallait donc faire en sorte que Tamura, même « inconsciemment », ne mange pas de la viande « de singe » que lui offre Nagamatsu : ils ont eu recours à un expédient somme toute astucieux, en montrant Tamura tellement affaibli par la maladie et la malnutrition… que ses dents tombent quand il veut mâcher la viande « de singe » ; incapable d’absorber cette viande, même si « par accident », il ne commet pas, même sans le savoir, le geste ultime de la déshumanisation consistant à manger de la chair humaine : il demeure, à cet égard, « pur ».

 

Mais l’épilogue du roman n’en était que plus difficile à mettre en scène – avec ce Tamura emporté par son délire messianique, et qui bataille intérieurement pour déterminer s’il a oui ou non mangé de la chair humaine, et ce qu’il a fait avec Nagamatsu après que celui-ci a tué Yasuda. Là où le roman, par le procédé de l’épilogue et de l'anamnèse, retarde la révélation de ce que Tamura a tué Nagamatsu, le film le montre sans l’ombre d’une hésitation, dans une scène visuellement incroyable, où la silhouette décharnée et barbouillée de sang de Mickey Curtis n’évoque pas seulement, comme dit plus haut, les survivants des camps de concentration, mais aussi, d’une certaine manière, une figure de goule ou de mort-vivant tout droit sortie d’un film d’horreur – en fait, la première fois que j’ai vu Feux dans la plaine, il y a quelques années de cela, j’ai aussitôt pensé, dans cette dernière scène, à La Nuit des morts-vivants de George A. Romero… Cela peut paraître incongru, d’autant que le film de zombies séminal ne sortirait que neuf ans plus tard, mais il m’est toujours aussi difficile de faire l’impasse sur cette troublante ressemblance – en tout cas, on peut en conclure, sans trop de peine, que l’esthétique du film d’Ichikawa, dans ces dernières scènes tout spécialement, serait tout à fait à sa place dans un film d’horreur.

 

Restait cependant à conclure le film – d’autant que l’épilogue était exclu. Alors, Ichikawa Kon et Wada Natto ont choisi de revenir en dernier ressort sur une scène antérieure du film, et, en même temps, de réintroduire à la dernière minute le thème largement délaissé jusqu’alors de la foi : Tamura avait songé à se rendre aux soldats américains – mais, par miracle, un autre soldat japonais l’a fait devant lui juste avant qu’il ne se lance… et a été aussitôt abattu par une partisane philippine avide de vengeance (le soldat américain qui l’accompagnait ne pouvant la retenir de faire feu ; cette scène figure dans les deux films comme dans le roman). À la fin du film d'Ichikawa, pourtant, Tamura, après avoir abattu à bout portant Nagamatsu, aperçoit un ultime feu dans la plaine – il se doute qu’il y a des hommes, là-bas, et des guérilleros philippins, sans doute, qui l’abattront probablement alors même qu’il se rendra… Qu’importe : il s’avance vers le feu – les balles sifflent autour de lui… jusqu’à ce qu’il s’effondre, mort. Un intertitre apparaît, qui conclut le film sur une simple date approximative : « Février 1945. » Ce qui sonne comme une nécrologie de Tamura – et peut-être, avec lui, de l’armée japonaise, voire du peuple japonais.

 

Même si Tamura, dans le film, n’a pas violé le tabou du cannibalisme, même s’il a fait preuve, en dernier ressort, d’un ultime acte de foi, aussi fou soit-il, on ne peut pas vraiment dire que la fin conçue par Ichikawa Kon et Wada Natto soit un « happy end »… En fait, tout le film est d’une extrême noirceur, d’une extrême dureté, qui valent bien celles du roman d’Ôoka Shôhei. Il est difficile, et sans doute vain, de déterminer laquelle des deux œuvres se montre la plus sombre.

 

Car le film est vraiment très rude – du début à la fin. En fait de « film de guerre », Feux dans la plaine n’a guère d’équivalent, si ce n’est le Requiem pour un massacre d’Elem Klimov (1985). C’était le ton approprié, bien sûr : Feux dans la plaine est bien le réquisitoire antimilitariste que voulait réaliser Ichikawa Kon – une dénonciation des horreurs de la guerre, et des atrocités que l’armée japonaise a infligé à ses propres soldats. Le noir et blanc un peu granuleux du film sublime les tableaux infernaux d’une guerre absurde et déshumanisante, en même temps qu’il confère de la matière aux cadavres mutilés et aux éclaboussures de sang – le film est d’une violence étonnamment graphique pour l’époque (et sonore, à vrai dire – avec des bruits de mastication régulièrement amplifiés).

 

Et cela lui portera tort – dans l’immédiat, du moins. Si le roman d’Ôoka avait séduit en même temps qu’il avait révolté, le film d’Ichikawa Kon, en permettant de visualiser toutes ces horreurs, a plus choqué qu’autre chose : la noirceur du film a été jugée insupportable, et sa violence malsaine – ceci, au Japon, mais aussi à l’étranger : les critiques américains, notamment, y ont vu un spectacle répugnant sur lequel, oui, il valait mieux faire l’impasse… Le film a été, globalement, un échec commercial – même si pas au point de mettre un terme à la carrière d’Ichikawa Kon. Et la critique s’est montrée un peu frileuse… au moins dans l’immédiat. C’est que, à certains égards, Feux dans la plaine était vraiment un film en avance sur son temps : dans le ton comme dans la forme, il avait quelque chose d’une anomalie en 1959, mais, les années passant, il serait redécouvert, et enfin apprécié à sa juste valeur – aujourd’hui, Feux dans la plaine est devenu un classique, après être éventuellement passé par cette phase si dangereuse du « film culte », on l’a loué pour lui-même et pour son influence, on y a reconnu probablement le plus grand chef-d’œuvre d’Ichikawa Kon, en même temps qu’un film de guerre unique en son genre et parmi les sommets les plus effroyables, puissants et justes du registre.

Les Feux, de Shôhei Ôoka / Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa / Fires on the Plain, de Shinya Tsukamoto

Titre : Fires on the Plain

Titre original : Nobi 野火

Réalisateur : Tsukamoto Shinya

Année : 2014

Pays : Japon

Durée : 87 min.

Acteurs principaux : Tsukamoto Shinya (Tamura), Lily Franky, Nakamura Tatsuya, Nakamura Yuko…

Il pourrait être tentant, à cet égard, de percevoir dans la simple existence du film Fires on the Plain de Tsukamoto Shinya un témoignage éloquent de la reconnaissance acquise par le film d’Ichikawa Kon. Pourtant, ce serait peut-être envisager la question sous de mauvais termes : le film de Tsukamoto n’est pas tant un remake de celui d’Ichikawa qu’une nouvelle adaptation du roman d’Ôoka Shôhei. Il est inévitable d’établir des passerelles entre les deux films, mais, à en croire Tsukamoto lui-même, c’est bien le roman qui a été déterminant – un roman qu’il avait lu il y a fort longtemps, quand il était lycéen, et qui l’avait considérablement marqué.

 

Nous sommes dans un tout autre contexte que la plupart des précédents films de Tsukamoto, cinéaste très punk et même cyberpunk, connu notamment pour le frappadingue et stupéfiant Tetsuo, et qui était de manière générale souvent associé à des environnements urbains et industriels ou post-industriels. Mais, nous dit-il, il y avait aussi une considération, disons, de timing, et résolument politique, dans le fait de réaliser cette nouvelle adaptation en 2014 (soit 62 ans après la sortie du roman, et 55 ans après le film d’Ichikawa) : après une longue période durant laquelle la guerre était bien perçue au Japon pour l’abomination qu’elle est, une résurgence du militarisme et du nationalisme a caractérisé la société ou du moins la politique japonaises des décennies 2000 et 2010 – une chose intolérable pour Tsukamoto, qui a considéré comme vital de rappeler aux Japonais combien la guerre est horrible, ceci alors même que le gouvernement japonais semblait toujours plus orienté vers le révisionnisme et l’apologie du militarisme. Ce qui confère au film de Tsukamoto une dimension militante, résolument politique, plus marquée encore que pour ses prédécesseurs.

 

À la question que je me posais naïvement : Fires on the Plain de Tsukamoto Shinya serait-il plus horrible encore que le film d’Ichikawa Kon ? Je crois que la réponse est : Tsukamoto Shinya. Adepte des réalisations qui nouent le bide, à la façon de vicieux coups de poing, Tsukamoto ouvre les vannes dans Fires on the Plain, et il en résulte un film, pas seulement violent, mais tout bonnement gore, avec quelques séquences particulièrement redoutables – notamment celle où les soldats japonais tentant de franchir les lignes américaines tombent dans une embuscade en pleine nuit, dans la lumière des phares des tanks : s’ensuit une longue fusillade au cours de laquelle les soldats japonais se font littéralement trancher sous nos yeux, emportés par les rafales, qui s’accrochant désespérément à son bras arraché, qui ne parvenant pas à contenir ses intestins qui glissent à terre dans un mouvement constant… Mais, dès le début du film, les séquences à l’hôpital ne lésinent pas sur le bon vieux krovi rouge rouge, et, par la suite, le périple de Tamura l’amènera plus qu’à son tour à parcourir des champs, des plaines ou des forêts constellés de cadavres à moitié rongés par les vers – qui, dans certains cas, s’avèrent ne pas être encore tout à fait des cadavres… Le cannibalisme est traité de la même manière – et, si la caméra s’attarde alors de préférence sur Tamura (Tsukamoto Shinya lui-même, sauf erreur), nous comprenons très bien que Nagamatsu ne se contente alors pas de tuer Yasuda, mais dévore sa chair encore tiède…

 

Ce qui passe par des bruits de mastication amplifiés – comme dans le film d’Ichikawa Kon (mais en pire : eh ! Tsukamoto). En fait, si le réalisateur met en avant que c’est le roman d’Ôoka Shôhei qu’il voulait adapter, et depuis bien vingt ans, et non le film d’Ichikawa Kon qu’il voulait « remaker », il apparaît clairement qu’il a vu et analysé son prédécesseur, et en a repris quelques traits, ou usé de procédés assez proches et qui, quand on enchaîne le visionnage des deux films, sonnent parfois comme des sortes de clins d’œil. La scène décrite un peu plus haut, avec les phares des tanks américains dans la nuit, débute comme un écho de la même scène dans le film d’Ichikawa – si la très graphique fusillade qui suit n’a rien de commun avec le Feux dans la plaine de 1959, film pourtant déjà très violent, mais clairement pas à ce point. L’ouverture même du film, dans sa réalisation, renvoie au film d’Ichikawa – avec cet officier sans cœur qui braille sur Tamura malade, les visages des deux alternant face caméra, dans une sorte de réminiscence rugueuse et pathologique d’Ozu Yasujirô. Cependant, à ce compte-là, on peut dire que Tsukamoto Shinya s’en tire mieux qu’Ichikawa – lequel dérivait de ce face à face une scène d’exposition un peu trop démonstrative ; Tsukamoto, lui, préfère faire usage d’un montage resserré et nerveux, qui alterne non seulement ces visages, mais aussi les lieux, Tamura faisant sans cesse l’aller-retour entre son camp et l’hôpital de campagne, alors qu’on le chasse sempiternellement des deux.

 

La réalisation, globalement, est à l’avenant – et, à l’occasion, Tsukamoto est sans l’ombre d’un doute Tsukamoto, dont la caméra à la main bouge sans cesse, et très vite, et parfois sans doute un peu trop (Tamura faisant face au chien, poursuivant le Philippin qui va le dénoncer, faisant face au couple dans l’église…). Cela fonctionne mieux dans les séquences qui confèrent au périple de Tamura un caractère presque hallucinatoire, impression renforcée par l’utilisation de la musique – d’autant que, cette fois, Tsukamoto semble aller à l’encontre de ses habitudes, notamment quand il filme la nature, par opposition à ses environnements urbains et rouillés de prédilection ; si l’ouverture du film m’a un peu chagriné l’estomac, avec son grain de vieille DV pourrie, la suite se montre plus convaincante, quand Tsukamoto joue de l’opposition entre un cadre naturel paradisiaque et une guerre atroce qui le subvertit et le rend hideux – en cela, Fires on the Plain peut faire penser à la BD plus récente de Takeda Kazuyoshi, Peleliu, Guernica of Paradise (qui se déroule également dans le théâtre d’opérations philippin à la même époque, et accorde une place centrale au thème de la faim).

 

Par certains aspects, cela dit, le film de Tsukamoto affiche effectivement davantage sa parenté avec le roman d’Ôoka Shôhei qu’avec le film originel d’Ichikawa Kon – notamment en ce qui concerne le personnage de Tamura : cette fois, si nous ne l’entendons toujours pas disserter sur Bergson (et guère plus sur la religion – mais le thème de la foi est tout de même un peu plus prégnant chez Tsukamoto que chez Ichikawa, ne serait-ce que dans la symbolique, ai-je l'impression), en revanche, nous le voyons bel et bien porter sur lui son statut d’intellectuel, même sans le revendiquer pour autant – tout spécialement quand il explique à ses camarades qu’avant d’être enrôlé, il était « simplement » un homme qui aimait lire, et qui aimait écrire… Ce sont eux qui en concluent qu’il est un intellectuel.

 

Mais d’autres personnages sont de même un peu plus creusés que dans le film de 1959, en ressortant des éléments qui figuraient dans le roman mais avaient disparu du scénario de Wada Natto. Ainsi, Yasuda est plus répugnant encore que dans le film d’Ichikawa, mais sa relation avec Nagamatsu est éclairée par la référence à leur passé : Nagamatsu est un enfant illégitime, qui n’a pas vraiment connu son père, et qui est obsédé par cette condition, tandis que Yasuda a abandonné un enfant illégitime alors qu’il était étudiant… Mais, concernant Nagamatsu, Tsukamoto en rajoute : il en fait un tout jeune homme particulièrement geignard, qui ne cesse de fondre en larmes – ce qui suscite aussi bien la compassion que l’agacement, délibérément… tout spécialement bien sûr quand le personnage, de victime de la cruauté de Yasuda, tourne à l’agresseur en chassant et en dévorant « les singes », dont Yasuda lui-même (ce qui relève donc d’une certaine manière du parricide), sans admettre sa responsabilité personnelle dans ces atrocités : il se défausse sur son père de substitution (certes un affreux connard).

 

Le point, cependant, qui associe bien plus le film de Tsukamoto au roman d’Ôoka qu’au film d’Ichikawa, c’est la fin. Tsukamoto opère tout d’abord un retour aux sources, en balayant les préventions d’Ichikawa Kon et de Wada Natto, qui refusaient à Tamura d’achever son processus de déshumanisation, usant d’un expédient pour faire en sorte qu’il ne consomme pas de chair humaine. Dans le film de Tsukamoto, pas de dents qui tombent : Tamura mange bel et bien « du singe », et, s’il le fait dans un état semi-délirant qui pourrait laisser entendre qu’il n’a pas toute sa conscience, en fait les éléments ne manquent pas qui tendent à démontrer qu’il sait malgré tout ce qu’il est en train de faire… mais n’est tout simplement pas en mesure de résister. À vrai dire, là aussi Tsukamoto en rajoute, dans une brève scène qui aurait pu être grotesque en toutes autres circonstances, mais ne prête vraiment pas à rire ici : Tamura, blessé par l’éclat de sa grenade qu’il avait inconsidérément laissée à Yasuda, ramasse un morceau de sa propre chair, arraché à son dos… et l’enfourne aussitôt dans sa bouche. Ce qui renvoie en fait au roman, quand, dans sa crise mystique qui lui interdit de manger quoi que ce soit, car cela reviendrait à tuer des animaux ou des plantes, Tamura concède que, au plan moral, il peut probablement manger sa propre chair…

 

La fin, dès lors, est différente du film d’Ichikawa – et plus proche de celle du roman, même si sur un mode considérablement plus allusif. Un ultime feu dans la plaine attire bien Tamura qui vient de tuer Nagamatsu, mais, à partir de là, les souvenirs du soldat s’embrouillent (visuellement, cela passe par un montage entrelacé d’écrans noirs et de séquences filmées qui montrent la capture de Tamura).

 

Et nous faisons un saut de quelques années en avant : l’intellectuel Tamura écrit, une femme lui apporte à manger – je ne sais pas s’il s’agit d’un hôpital psychiatrique, d’un hôtel ou du foyer (la jeune femme n’a pas d’uniforme, mais s’adresse avec déférence à Tamura, et, si l’habitat a tout du japonais traditionnel, j’ai l’impression qu’un plan du couloir laisse supposer plusieurs chambres du même type ? Honnêtement je n’ose pas trancher – n’hésitez pas à éclairer ma lanterne). Mais quand vient le moment de manger, Tamura semble craquer : il gémit, et se balance d’avant en arrière (filmé de dos uniquement) – la femme qui lui a apporté son plateau a laissé les shôji entrouverts, elle regarde la scène avec un air parfaitement dépité, elle savait visiblement à quoi s’attendre… Fin. Tsukamoto, ici, a expliqué qu’il ne voulait pas faire mourir Tamura, comme dans le film d’Ichikawa – parce que l’horreur doit se poursuivre après la fin du film.

 

Au-delà, comparer les deux films en termes qualitatifs est délicat. Personnellement, je tends à croire que le film d’Ichikawa Kon est « meilleur » dans l’absolu, et marque plus durablement, mais l’interprétation de Tsukamoto Shinya n’en est pas moins intéressante – notamment, d’ailleurs, au regard de cette dimension du traumatisme, et en faisant bien manger « du singe » à Tamura. Mais le film stupéfie avant tout par sa violence extrême, qui produit en définitive un effet différent du film d’Ichikawa Kon.

 

Dans tous les cas, les deux sont remarquables – et le roman qui leur a donné naissance aussi. Ces trois œuvres ont chacune leur singularité, mais toutes brillent – et, que ce soit le roman d’Ôoka Shôhei, le film d’Ichikawa Kon ou celui de Tsukamoto Shinya, Nobi remue les tripes en dénonçant la guerre pour l’abomination qu’elle est, le nationalisme comme l’imposture qu’il est, et le militarisme comme la pire des bêtises et la plus déshumanisante. Un propos toujours bon à prendre, dans un monde qui, hélas, oublie vite et semble toujours disposé à remettre ça.

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CR Barbarians of Lemuria : La Tour d'Ajhaskar (03)

Publié le par Nébal

CR Barbarians of Lemuria : La Tour d'Ajhaskar (03)

Troisième et dernière séance du scénario « La Tour d’Ajhaskar », pour Barbarians of Lemuria. Il est dû à Vincent Basset, et figure dans le supplément Chroniques lémuriennes, pp. 76-101.

 

Vous trouverez la première séance ici, et la deuxième .

 

L’illustration en tête d’article provient de ce scénario (p. 96), et est due (forcément) à Emmanuel Roudier.

 

Il y avait six joueurs, qui avaient déjà participé aux premiers scénarios, à savoir « Mariage amer », « Les Larmes de Jouvence » et « Un ennui mortel ». Ils incarnaient Kalev, originaire des marais de Festrel (Batelier 1 – Mendiant 0 – Voleur 1 – Ménestrel 2) ; Liu Jun-Mi, un Ghataï d’ascendance xi lu (Barbare 0 – Mercenaire 1 – Dresseur 1 – Gladiateur 2) ; Myrkhan, originaire de Tyrus (Gamin des rues 1 – Chasseur 3 – Forgeron 0 – Soldat archer 1) ; Narjeva, originaire d’Urceb (Esclave 0 – Courtisane 1 – Assassin 2 – Prêtresse de Nemmereth 3) ; Nepuul Qomrax, originaire de Zalut (Scribe 2 – Alchimiste 4 – Marchand 0 – Médecin 1) ; et enfin Redhart Finken, de Parsool (Docker 0 – Matelot 1 – Mercenaire 3 – Marchand 1).

 

Voici le compte rendu de cette séance, sur la base des notes de Maître Nepuul Qomrax :

 

Le village des Xaliir

 

Un chemin sinue dans la vallée vers le village, qui doit abriter deux cents personnes au maximum. Il faut environ une demi-heure pour le rejoindre par la route, mais, même si le village semble calme – à peine peut-on distinguer quelques silhouettes isolées d'habitants de petite taille et à la peau sombre qui passent nonchalamment d'une hutte à l'autre –, Redhart préfère le couvert des bois. Myrkhan et Narjeva partent en avant, suivi de près par le reste du groupe ; mais à l'approche du village, Kalev s'empêtre et chute lourdement : le groupe est repéré, et le village s'anime ; des hommes, des femmes et des enfants sortent des maisons et examinent les aventuriers de loin, avec perplexité. Dans leur étrange sabir, Nepuul reconnaît le mot « Xaliir », qui, dans la langue des Rois-Sorciers, signifie « esclave ».

 

Une vieille femme, qui semble détenir une certaine autorité sur les villageois, s'avance et interroge les aventuriers : ont-ils eux aussi été envoyés par le Maître ? Kalev, qui maîtrise relativement bien leur dialecte dérivé du lémurien ancien, sert d'interprète ; Redhart demande donc au barde de répondre que le groupe est envoyé par le Maître pour trouver Ajhaskar. La vieille femme semble impressionnée : depuis des générations sans nombre, les Xaliir attendent le retour du Maître, et bâtissent pour lui la demeure parfaite. Mais personne n'était encore venu, jusqu'à ces derniers jours...

 

Moins méfiante qu'au premier abord, elle coopère volontiers avec le groupe, et évoque un puissant mage, certainement Ajhaskar, qui est venu quelques jours auparavant, envoyé lui aussi par le Maître ; mais le village a été attaqué par les Démons de la Lune, venus de la carrière de marbre, des serviteurs ailés de la reine et déesse Labashaah, qui ressemblent à des hommes, mais affublés de grandes ailes semblables à celles des chauves-souris – ils seraient les enfants de Labashaah, laquelle, une fois par génération, les envoie lui chercher un amant dans le village des Xaliir... Le mage a fait la démonstration de ses pouvoirs, des éclairs jaillissant de ses mains pour anéantir les attaquants. Mais les villageois craignent que Labashaah désire se venger... Et ils ont demandé au mage de quitter le village pour leur laisser le temps d'amadouer la déesse, et de comprendre ce qui se passait. La vieille femme indique le chemin à suivre pour le retrouver, et propose les services de Rirtu, un jeune garçon qui mènera le groupe à travers la forêt qui entoure le village.

 

Nepuul comprend que les Xaliir ne peuvent pas quitter cette vallée : quel que soit le chemin qu’ils prennent, il les ramène systématiquement à leur point de départ. Perplexe, l’alchimiste remarque, sur l'épaule de chaque villageois, une rune démonique évoquant l'esclavage, qu'il avait déjà observée dans la copie du Codex d'Yggdar empruntée au premier étage de la tour d’Ajhaskar : cette rune démonique exprime l'idée d'emprisonnement.

 

Avant de quitter le village, les aventuriers examinent les cadavres des monstres qui l'ont attaqué, et que les Xaliir ont jeté dans une fosse commune : les Démons de la Lune ressemblent à des chauves-souris vaguement humanoïdes. Les Aînés de Labashaah sont les plus imposants : le moindre coup infligé par leurs puissantes griffes paraît capable de provoquer de graves blessures. Les Rejetons de Labashaah, beaucoup plus petits, semblent relativement inoffensifs pris un par un, mais, s'ils s'organisent en nuées, leurs attaques pourraient s'avérer autrement préoccupantes. Tous les cadavres présentent des traces de sévères brûlures, conséquences de la puissante magie d'Ajhaskar.

 

La clairière

 

Le groupe se laisse guider par le jeune Rirtu, dont les explications, noyées dans un bavardage incessant, ne clarifient pas vraiment la situation ; il indique tout de même que sa propre sœur, Nyssa, qui n'est sans doute pas insensible aux charmes de Robos, l'apprenti du mage, a mené les deux hommes jusqu'à une clairière bien connue des Xaliir, où coule une cascade d'eau claire.

 

À peine arrivés sur place, après quelques heures de marche, les aventuriers remarquent Ajhaskar : assis près de la cascade, impressionnant, il est entouré de Robos et de Nyssa, qui sont visiblement très proches ; la jeune femme toise le groupe avec méfiance, prête à encocher une flèche. Redhart se hâte de saluer le mage avec jovialité, ragaillardi à l'idée de remplir enfin son contrat. L'ombrageux Ajhaskar, étonné que des aventuriers soient parvenus à déjouer les pièges de sa tour, les sonde un à un, puis leur fait une offre : le seul moyen de quitter cette vallée est d'abattre Labashaah, un démon autrefois au service du Roi-Sorcier Shrinazor Shamaaraz, et qui, en son absence, a décidé de se faire passer pour une déesse. Robos semble tiquer quand son maître souligne qu'il n'existe aucun autre moyen de quitter la vallée ; cette réaction n'échappe pas à ses interlocuteurs, qui tentent d'en savoir plus ; mais le mage refuse de leur livrer le véritable motif de sa présence en ces lieux.

 

Le groupe décide de passer le reste de la nuit sur place. Pour laisser à Kalev le temps d'interroger plus précisément Robos hors de l'influence de son maître, Nepuul tente de faire diversion en engageant le dialogue avec Ajhaskar. Le sorcier, agréablement surpris de se retrouver avec un initié, sympathise volontiers avec l'alchimiste, et lui dévoile certains secrets liés au Codex d'Yggdar ; c'est un véritable puits de science, et la conversation se prolonge bien au-delà des espérances de Nepuul. Ajhaskar va jusqu'à lui proposer, quand ils auront quitté la vallée, de devenir son apprenti : un alchimiste de son niveau gagnerait énormément à s'initier à la magie. Pendant ce temps, Kalev tâche de soutirer des informations à Robos sur un éventuel code qui permettrait un retour à Lysor, sans avoir à affronter Labashaah ; mais Robos semble trop loyal (ou trop effrayé par le sort réservé à Nyssa comme à lui en cas de trahison) pour se confier, et le barde n'en apprend pas davantage.

 

La carrière

 

Nyssa a congédié Rirtu, mais suit elle-même le groupe vers le repaire de Labashaah, tout comme Robos et Ajhaskar. Ce dernier a proposé à trois aventuriers une protection magique contre les sortilèges de la prétendue déesse : Nepuul, Redhart et Liu sont désignés pour en bénéficier.

 

La carrière est déserte, tout comme l'entrée de la grotte au fond de laquelle est censée se terrer Labashaah. Les aventuriers hésitent à y entrer, mais la configuration des lieux semble peu propice à une tentative d'enfumage ; après quelques tergiversations, ils optent pour l'entrée discrète. Redhart ouvre la marche, suivi de Narjeva, Kalev, Nepuul, et Myrkhan ; Liu vient en dernier, suivi à distance par Ajhaskar et Robos ; Nyssa reste à l'extérieur.

 

Une première pièce plus vaste que le boyau d'entrée semble n'abriter que des caisses et des tonneaux abandonnés ; mais, un peu plus loin, le groupe affronte une première nuée de Rejetons de Labashaah. Une flèche meurtrière de Kalev, un moulinet de la hache de Parsool de Redhart ou un coup de poing de Liu suffisent à les anéantir ; mais les Aînés qui se présentent ensuite se montrent autrement plus coriaces, et si Redhart parvient à pourfendre le premier d'un coup de hache bien placé, Narjeva est mise à mal, et doit s'employer, avec l'appui à distance de Kalev et de Myrkhan, pour en mettre un deuxième hors d'état de nuire. Redhart hurle à ses camarades de rester en arrière : les créatures affluent vers le groupe ! Quatre Aînés font face à Liu et à Narjeva, et les nuées de Rejetons s'épaississent... Nepuul demande à Narjeva de reculer pour qu’il la fasse bénéficier de ses soins ; tandis que Redhart s'occupe des Rejetons qui menacent l'arrière du groupe,  Liu s'interpose pour couvrir sa retraite, mais se retrouve isolé au milieu de quatre Aînés qui le malmènent. Un essaim plus large de Rejetons s'en prend à Redhart et commence à le déborder... C'est alors qu'intervient Ajhaskar, qui était jusque-là resté en retrait : Narjeva et Liu esquivent de justesse l'éclair qui désintègre un Aîné (le sorcier, de toute évidence, n'est pas du genre à se soucier des dommages collatéraux...), tandis que le colosse du Khanat, blessé, entre dans une rage destructrice, et parvient à tuer coup sur coup deux des ennemis qui le harcèlent. Le combat se poursuit sur un seul front, Ajhaskar ayant réduit à néant les derniers Rejetons qui retenaient Redhart à l'arrière. Les deux robustes guerriers font face à quatre adversaires imposants qui coordonnent leurs attaques. Le barde décoche une flèche enflammée qui blesse l'adversaire direct de Liu ; ce dernier l'assomme d'un coup de tête, tandis que Redhart et Narjeva contre-attaquent : le groupe reprend le dessus sur ses assaillants, et le dernier Aîné tombe sous les coups redoublés des aventuriers, non sans avoir sévèrement blessé Redhart.

 

Labashaah

 

Nepuul a à peine le temps d'administrer son dernier onguent de soin à Redhart pour le remettre sur pied : la déesse des Xaliir, Labashaah, apparaît devant les aventuriers ! Le démon semble presque invulnérable : les premières attaques ne lui font aucun effet. Liu sollicite l'aide d'Ajhaskar, qui lui rend une partie de sa force vitale. Redhart et Narjeva font face au démon, dont les griffes plus tranchantes que des éclats de verre atteignent le marin. Mais une flèche de Myrkhan perce enfin ses défenses ; Kalev, enhardi par cette belle réussite, lui décoche un trait enflammé qui la blesse encore davantage. Nepuul, en revanche, se révèle toujours aussi malhabile avec son bâton – c'est à se demander s'il a compris qu'il s'agissait d'une arme ! Labashaah met Narjeva en fâcheuse posture ; mais une nouvelle flèche de Myrkhan atteint l’œil de la déesse, et la tue.

 

L'alchimiste prodigue ses soins à ses camarades, tandis que Kalev et Myrkhan décident d'explorer la pièce suivante… où les attend une dizaine de momies qui s'animent très lentement : les amants de Labashaah ! En vérité, ces créatures sont d'une telle lenteur qu'il suffit aux aventuriers de marcher vers la sortie pour être hors de danger...

 

Ajhaskar, Nyssa et Robos les attendent à l'extérieur. Nyssa a pris ses distances avec Robos ; le mage, quant à lui, est visiblement satisfait, et s'apprête à rentrer à Lysor. Il dit envisager, à la demande du groupe, de libérer les Xaliir de l'emprise du Roi-Sorcier.

 

Épilogue

 

De retour à Lysor, Ajhaskar s'apprête pour son audience auprès du roi Colmus, et quitte enfin sa tour, suivi de l'ensemble du groupe qui traverse sans encombre le champ de protection enfin levé.

 

Comme promis, le capitaine Dramik verse aux aventuriers une forte somme d'argent. Après tout, personne, avant eux, n'avait pu mener à bien cette périlleuse mission, ni même sortir vivant de la tour d'Ajhaskar... Comme quoi, marmonne le capitaine dans un soupir en suivant des yeux les cinq compagnons, la cellule de dégrisement recèle parfois un potentiel insoupçonné.

 

Et voici la vidéo de ce compte rendu :

J'ai utilisé, en guise d'illustration sonore, diverses musiques dont je n'ai comme de juste pas les droits, qui demeurent à leurs propriétaires respectifs. Durant cette séance, j’ai eu recours aux morceaux de Lustmord « Aldebaran of the Hyades » (sur l’album The Place Where the Black Stars Hang) et « Babel » (sur The Word as Power), au morceau « bassAliens » de Sunn O))) (sur l’album White2), au morceau « Saltarello » de Dead Can Dance (sur l’album Aion), à la bande originale du film Apocalypto de Mel Gibson par James Horner, et (surtout) aux bandes originales des jeux vidéo The Elder Scrolls V : Skyrim et Darkest Dungeon. Comme d’habitude, j’ai réservé l’immortelle bande originale de Conan le Barbare de John Milius par Basil Poledouris pour la préparation de la partie et son debrief…

 

Et voici l’enregistrement de cette séance :

C’est fini pour « La Tour d’Ajhaskar ». Mais nous allons jouer sous peu un cinquième scénario de la gamme officielle de Barbarians of Lemuria. Et donc…

 

À suivre…

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