"120 Journées", de Jérôme Noirez
NOIREZ (Jérôme), 120 Journées, Paris, Calmann-Lévy, coll. Interstices, 2012, 453 p.
J’ai lu ce roman (pour autant que je sache le premier de Jérôme Noirez en « littérature générale ») pour trois raisons, deux bonnes et une mauvaise. Commençons par les bonnes : d’une part, ces 120 Journées marquent a priori le retour de l’excellente collection « Insterstices » de Calmann-Lévy, dont on était si je ne m’abuse sans nouvelles depuis Killing Kate Knight d’Arkady K. ; d’autre part et surtout, j’aime généralement beaucoup ce que fait Jérôme Noirez, ainsi que j’ai eu maintes fois l’occasion de vous le dire (uniquement pour sa production « adulte », cependant, je n’ai lu, je plaide coupable, aucune de ses œuvres « jeunesse » : voyez ici, ici, et ici, et puis là, et encore là). La mauvaise, c’est que j’aime aussi beaucoup le marquis de Sade, et que ce roman fait évidemment référence, par son titre, sa structure, quelques noms, etc., aux 120 Journées de Sodome.
Et là, même si c’est donc sans doute pour une mauvaise raison – disons-le tout de suite, et on m’avait très justement prévenu à cet égard, ce roman n’est pas du tout sadien –, j’ai envie de dire quelques mots de ce célèbre roman inachevé du Divin Marquis (sans m’étendre non plus outre mesure sur la question, je vous passerai par exemple la fascinante histoire du manuscrit). Les 120 Journées de Sodome, ou l’école du libertinage repose sur un dispositif extrêmement mathématique : après un prologue décrivant le château de Silling, où se passera toute l’action, les personnages – bourreaux comme victimes – et (très important) le règlement, nous suivons donc le récit de quatre mois d’exactions, allant de pire en pire, jusqu’à s’achever par la mort (notons que seul le premier mois est rédigé, Sade n’ayant pas eu l’occasion de finir son roman ; les trois mois suivants sont donc réduits à l’état d’un froid catalogue, très lapidaire, sauf sans doute pour ce qui est de la dernière scène, le fameux « supplice du diable », totalement surréaliste). Les « héros » du roman sont le traditionnel quatuor de libertins sadiens, chacun correspondant à une « humeur », pour reprendre le langage médical de l’époque, et à une fonction sociale (noble d’épée, parlementaire, ecclésiastique, financier). Inspirés par les récits que leur font des mères maquerelles spécialement engagées afin de servir de conteuses, ils se livrent sur leurs victimes – des enfants et des adolescents – à un déchaînement de luxure et, entre deux « mises en pratique », dissertent longuement, comme souvent chez l’auteur, faisant l’apologie d’un matérialisme outrancier tout droit inspiré de La Mettrie, et ayant pour corollaires un très virulent athéisme et un amoralisme qui ne l’est pas moins. Un livre proprement fascinant, mais qui a quelque chose – c’est à la fois sa force et sa faiblesse – de « pas vraiment littéraire » (notamment, mais pas seulement, du fait de son caractère inachevé) ; avouons qu’il s’agissait surtout pour le marquis de se constituer un exutoire alors qu’il était embastillé, et qu’à bien des égards Les 120 Journées de Sodome sont un catalogue extrêmement nuancé de perversions sexuelles (une vraie mine, sans doute, pour Krafft-Ebing, l’auteur de la Psychopathia Sexualis, qui forgea si je ne me trompe le mot « sadisme », de même que celui de « masochisme » en référence à l’auteur de La Vénus à la fourrure). Quoi qu’il en soit, cette œuvre de Sade a eu une destinée et une postérité pour le moins inattendues ; on notera évidemment ici, brièvement, le film de Pasolini, Salò ou les 120 journées de Sodome, qui transpose l’action dans les derniers jours de l’Italie fasciste, mais que j’avoue n’avoir pas vraiment aimé (sauf pour quelques scènes ici ou là, notamment vers la fin sur fond de Carl Orff, si je me souviens bien), du fait de son caractère à mon sens beaucoup trop « intellectualisé » (bordel, c’est quand même le seul film que je connaisse avec une bibliographie dans le générique !).
Bien entendu, le roman de Jérôme Noirez se fait l’écho de tout cela. Divisé – donc – en 120 journées (parfois très laconiques), il nous raconte pour l’essentiel le sort de huit adolescents, quatre garçons et quatre filles entre 12 et 15 ans, enlevés pour de mystérieuses raisons par quatre étranges personnages : deux hommes, leur proviseur Blangis, très vite surnommé Blanc-bite afin de le distinguer de son frère, et deux femmes, Curval et Durcet. Ces quatre personnages – répondant donc au quatuor de libertins sadien, dont ils reprennent les noms – sont en outre secondés par un violeur pédophile récidiviste qui fait office de garde-chiourme, et une mère infanticide qui fait la cuisine et autres tâches ménagères. Ambiance…
Pourtant, si le sort des huit enlevés (pour 120 jours, est-il précisé d’entrée de jeu) ne nous laisse bien entendu pas indifférent, et si leur captivité dans les souterrains de Silling – le nom est repris – a quelque chose d’effroyable qui évoque plus qu’à son tour l’enfer carcéral, voire – osons-le terme – l’enfer concentrationnaire, il ne se passe pour l’essentiel pas grand-chose de véritablement horrible – et donc de sadien – dans ce roman, du moins dans un premier temps. Les huit ados, qui souffrent certes de leur état, ne sont en effet pas livrés aux perversions de libertins, mais se voient plutôt infliger un simulacre de scolarité malade, qui a de quoi laisser perplexe…
Parallèlement, et à l’extérieur de l’étouffant Silling, nous suivons – à la première personne, cette fois – le quotidien d’un ancien animateur de radio du nom de Duclos (dans lequel on est fort tenté de voir Jérôme Noirez lui-même), avec sa « crapote » de fille Ninon. Duclos a été engagé par Silling – dont il ne sait rien (on notera d’ailleurs que, dans ses recherches sur ce nom, Sade n’apparaît pas : Les 120 Journées de Sodome n’existe donc pas) – pour faire office de conteur, une fois tous les dix jours, depuis sa maison (il répond donc aux duègnes sadiennes). Ses récits, souvent macabres – d’autant qu’on l’invite à ne pas se censurer – ponctuent la vie des reclus de Silling. Mais Duclos, pour sa part, doute de l’existence des adolescents à qui ses récits sont en principe destinés… Y a-t-il vraiment, en dehors des adultes qui l’interrompent de temps à autre, quelqu’un pour l’écouter de l’autre côté du micro ? Peu importe : Duclos a besoin d’argent, et Silling paye.
120 Journées alterne donc ces deux trames, avec une grande subtilité – et un goût du hors-champ pour le coup (paradoxalement, ou pas ?) assez sadien à mon sens. Mais disons-le tout net : ce livre pour le moins curieux, d’une intelligence qui ne saurait faire de doute, est à bien des égards obscur et, s’il pose beaucoup de questions fort judicieuses, évacue le plus souvent les réponses, laissant le lecteur faire son travail de réflexion. En temps normal, c’est là une chose que j’apprécie énormément – j’aime bien quand un auteur ne me prend pas pour un con, je plaide coupable, ça fait quand même du bien… Mais Nébal est un con, ne l’oubliez pas ; et, pour dire le vrai, j’ai quand même le sentiment d’être passé à côté de pas mal de choses, du coup. Ce qui explique peut-être, à l’arrivée, en sus du caractère pas du tout sadien du roman, donc (mais je le savais avant que d’en entamer la lecture), une légère mais indéniable déception.
Il est vrai que j’attendais énormément de ce roman : mon goût pour Noirez, ma curiosité à l’égard du propos et des références, avaient placé la barre vraiment très très haut ; j’avais envie, sans en savoir grand-chose à vrai dire, de voir dans ce roman le grand oublié de la « rentrée littéraire », nécessairement bien meilleur que les livres plus vendeurs mais pas forcément plus intéressants (loin de là pour certains, dont un couronné par le prix Sade, justement…) dont on n’a cessé de nous rebattre les oreilles depuis septembre. Ce préjugé n’est pas forcément faux, d’ailleurs : qu’on ne s’y méprenne pas, 120 Journées est à l’évidence un bon roman, voire un très bon roman, qui vaut amplement qu’on s’y arrête ; je lui souhaite évidemment – mais a priori c’est pas gagné… – tout le succès qu’il mérite. C’est un effet un livre d’une intelligence rare, très subtil, très beau – la plume de Noirez y est pour beaucoup, mais aussi son sens du récit et de la construction, donc –, un vrai grand roman.
Mais un roman obscur ; et peut-être un peu trop, pour le coup… Je reste assez perplexe à son égard, avec le sentiment d’être passé à côté de pas mal de trucs ; et cette impression trouble – je dis peut-être des bêtises, mais lançons-nous quand même – qu’il faut être parent pour apprécier à plein ce livre. C’est en effet une très belle réflexion sur l’enfance et l’adolescence, sur l’éducation, sur les rapports entre jeunes et moins jeunes ; les chapitres plus ou moins tendres consacrés aux Duclos, surtout, renforcent encore cette impression, mais les « disparus de La Macle » offrent également de quoi se casser la tête à ce sujet ; mais, parce que je ne connais pas ce lien si particulier qui unit le conteur à sa fille, et pas beaucoup plus (même si je suis passé en mon temps des deux côtés du bureau…) ce qui concerne les élèves et leurs « maîtres » (dans tous les sens du terme…), j’ai l’impression que ce roman, en dépit des apparences (nécessairement trompeuses ?), ne m’était peut-être pas vraiment destiné, et qu’il fera sans doute plus d’effet à d’autres que moi.
D’où une petite déception, je ne saurais le nier, mais très relative, et qui ne préjuge en rien de la qualité indéniable du roman de Jérôme Noirez ; je vous engage en effet à le lire, et pense qu’il y aura bien des lecteurs en qui il suscitera davantage d’échos, pour des raisons comme vous le voyez toutes personnelles : c’est brillant, c’est fort, mais ce n’était peut-être pas pour moi. J’ai aimé, oui, mais peut-être pas autant que j’aurais pu ou dû. Mais je sens que cette lecture va encore me hanter dans les jours qui viennent, que les interrogations qu’elle soulève ne vont pas se faire oublier aussi facilement ; et c’est assez rare et admirable pour être signalé.
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