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"Modulations. Une histoire de la musique électronique", de Peter Shapiro et Caipirinha Productions (éd.)

Publié le par Nébal

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SHAPIRO (Peter) et CAIPIRINHA PRODUCTIONS (éd.), Modulations. Une histoire de la musique électronique, traduit de l'anglais par Pauline Bruchet et Benjamin Fau, Paris, Editions Allia, [2000-2004] 2e éd. 2007, 340 p.
 
 Mine de rien, établir une histoire de la musique électronique est un vaste programme. C’est qu’il s’en est passé des choses, en environ un siècle. Des manifestes futuristes à Daft Punk, en passant par l’invention du Theremin, le Poème électronique de Varèse, la musique concrète de Pierre Schaeffer et Pierre Henry, les expérimentations space-jazz de Sun Ra, les premiers Moogs, le Krautrock de Can et de Neu!, le « Love To Love You Baby » de Donna Summer et Giorgio Moroder, le « Autobahn » de Kraftwerk, le dub jamaïcain, le disco des clubs noirs gays de New York, la musique post-punk et industrielle, le hip-hop, la house de Chicago, la techno de Detroit, la jungle britannique, le hardcore… Et encore ne voit-on ici que quelques jalons particulièrement marquants.
On ne saurait décemment remplir ce programme de manière exhaustive en 340 pages, et prétendre le contraire serait une imposture. Ce n’est donc pas le parti pris des nombreux auteurs de cet ouvrage, sorte de pendant écrit au film documentaire éponyme de Iara Lee. Et, de même que le film Modulations, le livre Modulations est à la fois intéressant, voire fascinant, et lacunaire, reflétant souvent les préjugés des auteurs, leur érudition dès qu’il s’agit d’évoquer leurs artistes fétiches, et leur ignorance dès que l’on sort un peu de leurs préférences. Au final, on a donc un ouvrage nécessairement inégal, mais néanmoins fort riche, et couvrant un vaste spectre de thématiques : on y découvrira nécessairement quelque chose. Notons en outre que les entretiens réalisés pour le film sont ici repris in extenso, et sont souvent passionnants. Le résultat est cependant parfois déconcertant : ainsi, on retrouve avec plaisir Genesis P.-Orridge, le charismatique leader de Throbbing Gristle, qui, dans le film, tenait un peu lieu d’intervenant « fil rouge », au travers d’un long et passionnant entretien ; pourtant, on ne parle quasiment pas de Throbbing Gristle, et aucun article n’est consacré à la musique industrielle… Oui, je l’avoue, je prêche pour ma paroisse en faisant cette remarque, mais cet oubli m’a tout de même paru fâcheux… Tant pis.
 
Après une « Introduction » assez intéressante de Peter Shapiro, on entre véritablement dans le vif du sujet avec l’article de Rob Young intitulé « Les pionniers. L’esprit d’avant-garde de la musique concrète » ; article passionnant, dont le titre n’est cependant guère approprié : c’est ici la musique dans son ensemble qui vit une véritable révolution spirituelle, dont la musique concrète, pour fascinante qu’elle soit, n’est finalement qu’un aspect ; en partant des manifestes futuristes et des théories de John Cage – incomparablement plus intéressantes que sa musique, mais ce n’est que mon avis… – c’est la conception même de la musique occidentale qui change, que ce soit en matière de composition, d’exécution ou d’enregistrement. Un des mérites de cet article est d’ailleurs de faire le lien entre les formes les plus avant-gardistes de la musique savante et leur lointain héritage populaire ; certes, on ne saurait faire passer Pierre Henry pour un ancêtre direct de Justice ou des Chemical Brothers ; mais il y a néanmoins une certaine filiation qui devient assez flagrante à la lumière de cet article.
 
Tous les textes qui suivent, hélas, n’ont pas nécessairement cette richesse. Ainsi, si Peter Shapiro développe de manière intéressante sur le Krautrock (en évoquant à peine Kraftwerk, ceci dit…) et le disco, il se fait bien plus expéditif pour évoquer, par exemple, le dub (trois pages) ou le post-punk (quatre pages, avec une annexe de trois pages sur la synth-pop ; voir plus haut, groumf…), et c’est parfois – souvent – bien trop léger… Shapiro s’occupera en fait par la suite de la plupart des brefs articles de « remplissage » (freestyle, Miami bass, etc.)
 
L’article de Kodwo Eshun consacré à la House atteint une taille plus correcte, mais n’est pas toujours très convaincant, étant assez lourd en partis-pris.
 
David Toop, même s’il se livre lui aussi à une sélection très érudite, est bien plus intéressant quand il traite du hip-hop, et s’étend notamment sur la technique du scratch. De même que dans son remarquable ouvrage intitulé Ocean Of Sound et consacré essentiellement à l’ambient, il est passionnant, pertinent, et fascinant : loin des clichés gangsta et clinquants du pire rap contemporain, c’est un tout autre monde que l’on découvre ici, d’une inventivité et d’une audace proprement stupéfiantes.
 
Mike Rubin est assez convaincant également, bien que de manière plus académique, pour traiter de la techno au travers d’un assez long article essentiellement consacré aux pionniers de Detroit (on peut d’ailleurs trouver étrange que Underground Resistance, notamment, ne se voit pas accorder une place plus importante).
 
Chris Sharp est ensuite assez intéressant pour évoquer la jungle (qui se voit cependant accorder une importance quelque peu démesurée à mon sens).
 
Quant à Tony Marcus, sa « Petite histoire de l’ambient » est vraiment trop petite… tandis que Kurt B. Reighley donne à mon sens une extension bien trop large à la notion de downtempo, en l’utilisant essentiellement pour désigner la techno « intelligente » caractéristique du label Warp (Aphex Twin, Autechre, Plaid, LFO, etc.).
 
Suit un article passionnant et assez indispensable de Mike Berk consacré à l’aspect technologique (« Fétiches analogiques et futurs numériques »).
 
Et l’on en arrive à peu de choses près aux annexes, très dispensables pour la plupart : une discographie mal foutue, un glossaire parfois consternant, et des « biographies des artistes » tenant en deux lignes hagiographiques qui ne servent à rien et oublient un nombre phénoménal d’icônes majeures.
 
Au final, Modulations constitue donc une lecture généralement assez sympathique pour qui s’intéresse à la musique électronique sous toutes ses formes, et une invitation à des recherches plus approfondies. Ce n’est donc pas véritablement « une histoire de la musique électronique », mais ce n’en est pas moins une ouverture vers d’autres styles musicaux assez unique en son genre, et l’on ne saurait s’en plaindre, même si le contrat n’est qu’à moitié rempli.

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