COLLON (Hélène) (éd.), Regards sur Philip K. Dick. Le kalédickoscope, anthologie de témoignages et de textes critiques, entretien avec Philip K. Dick et bibliographie, textes choisis, présentés et traduits par Hélène Collon, à l’exception de « Dans le monde qu’il décrivait : la vie de Philip K. Dick », de J. Wagner, traduit par P.-P. Durastanti, révisé par H. Collon, [s.l.], Les Belles Lettres – Encrage, coll. Travaux, [1970, 1975, 1982-1983, 1985, 1987-1988, 1990-1992, 1996] 2e éd. revue et augmentée 2006, 270 p.
Oui, Philip K. Dick ! Encore et toujours Philip K. Dick ! C’est le plus grand, vous dis-je. Alors je ne pouvais décemment pas passer à côté de cette anthologie éditée par Hélène Collon, et multipliant les points de vue, éventuellement contradictoires, sur sa vie et son œuvre. Décortiquons un peu.
Tout commence avec un bref texte de Philip K. Dick lui-même (« Le Monde que je décris », pp. 7-8), sorte de « déclaration d’intention » assez déstabilisante, et qui sera souvent citée dans les études qui suivent, ces autres « regards », parfois bien différents, mais toujours intéressants.
On commence avec un assez long texte « universitaire » de Jeff Wagner à la tonalité essentiellement biographique (« Dans le monde qu’il décrit : la vie de Philip K. Dick », pp. 11-43). Ce fut sans doute une des premières entreprises du genre, ce qui explique quelques lacunes par-ci par-là, quelques anecdotes contestées depuis et quelques mystères éclaircis (notamment par Lawrence Sutin dans son excellent essai biographique, déjà évoqué en ces pages, Invasions divines). Mais cela reste dans l’ensemble très intéressant, et contient quelques approches critiques originales qui en justifient amplement la lecture.
L’article suivant (« La transmutation de Philip K. Dick », pp. 45-62) est dû au fameux écrivain de science-fiction Norman Spinrad, et est assez déstabilisant. L’auteur de Jack Barron et l’éternité était en effet un intime de Philip K. Dick, et le tableau qu’il en dresse est à l’occasion fort touchant (ainsi quand il évoque la mort de son ami et les circonstances bien particulières dans lesquelles il l’a apprise). Mais Spinrad, sans doute pour cette raison, se fait ici assez polémique, et entend dresser un portrait de Dick bien différent de celui que l’on a eu un peu trop coutume de faire, à savoir celui d’un écrivain irrémédiablement dingue, toxico jusqu’au bout des ongles, et – horreur suprême – devenu bigot. C’est en soi parfaitement légitime, et même louable. Le problème, cependant – mais Spinrad est le premier à reconnaître que son texte est subjectif au possible –, est qu’il tend, dès lors, en partant de l’éloge parfaitement justifié de La transmigration de Timothy Archer – roman brillant et trop souvent négligé quand on évoque les grandes œuvres dickiennes –, à dénigrer, en gros, tout ce que Dick a pu écrire entre Ubik et ce dernier opus. Pour Spinrad, le « vrai » Dick n’est pas celui de l’Exégèse et de Siva, sur lesquels s’enflamment trop les commentateurs, et je veux bien le suivre sur ce point. Mais de là à dire que des romans tels que Coulez mes larmes, dit le policier, Substance mort ou Siva sont des « romans mineurs » ! Non, il y a là un pas que je ne saurais franchir, moi qui place justement ces trois romans parmi les plus grandes réussites de Dick, aux côtés des grands textes des années 1960 qui remportent sans surprise la faveur de l’auteur. Cette critique ne me paraît valable que pour, par exemple, Mensonges et Cie et L’invasion divine ; et, si le point de vue de Spinrad est très compréhensible, on peut néanmoins regretter qu’il jette ainsi le bébé avec l’eau du bain.
Pierre-Louis Malosse nous livre ensuite un petit texte curieux et dans l’ensemble remarquable (« La Pythie dans le labyrinthe », pp. 63-69). Il s’agit d’une analyse, un peu à vol d’oiseau parfois mais dans l’ensemble très convaincante, de ce que l’on a pourtant l’habitude de qualifier comme un « roman mineur » de Philip K. Dick, à savoir Le Zappeur de Mondes (publié en France dans un premier temps sous le titre de Dedalusman), à l’aune de la philosophie et de la culture de la Grèce antique. Passionnant ! Où l’on voit que, même dans ses moments de « petite forme » et d’écriture alimentaire, Dick avait beaucoup de choses à dire…
Le fameux écrivain britannique Brian W. Aldiss livre ensuite un article très dense, partant de Glissement de temps sur Mars pour évoquer bon nombres d’aspects de l’œuvre entière de Philip K. Dick (« Le Piège maudit de Philip K. Dick : autour de « Glissement de temps sur Mars » », pp. 71-77). Ce texte de 1975 a un aspect « propagandiste » assez marqué : il s’agit, pour Aldiss, de contribuer à faire connaître et estimer l’œuvre dickienne du public britannique. D’où quelques approximations ou points contestables dans une analyse dans l’ensemble très séduisante, mais hélas trop riche pour un si petit nombre de pages. Intéressant, ceci dit.
C’est ensuite à Robert Galbreath de nous échauffer les neurones, en prenant à peu de choses près un point de vue diamétralement opposé à celui de Norman Spinrad (« Doute et rédemption dans la « Trilogie divine » », pp. 79-89). Entendons-nous bien : il ne prétend certes pas que Dick était fou, ou quoi que ce soit du genre… Seulement, à l’en croire, loin d’être une œuvre mineure, la « Trilogie divine » est une remarquable « somme théologique » à sa manière, incroyablement riche et pertinente, et qu’on aurait tort de reléguer aux oubliettes sous prétexte de délire religieux (comme on aurait tort, d’ailleurs, d’en faire une lecture au pied de la lettre revenant à peu de choses près à faire de Dick une sorte de gourou…). On peut être un brin effrayé par cet article : en se fondant sur la « Trilogie divine » et l’Exégèse, le risque est que l’on en arrive – un peu comme Dick, diraient les mauvaises langues… – à dire tout et n’importe quoi en noyant le poisson sous un charabia mystique sans intérêt ; et, à vrai dire, considérer la « Trilogie divine » comme un « bloc » présentant une certaine unité, en dépit des différences flagrantes, tant pour ce qui est de la forme que pour ce qui est du fond, entre Siva, L’invasion divine et La transmigration de Timothy Archer, c’est tout de même très contestable… Seulement voilà, Robert Galbreath évite remarquablement bien tous ces écueils et livre au final une analyse érudite, très originale, passionnante et très convaincante (même si, sur certains points, nécessairement…). En gros : loin d’avoir tourné bigot décérébré, Dick, confronté à ces étranges phénomènes de 1974, s’est en fait retrouvé à questionner la « foi » qu’il plaçait au centre de ses préoccupations en 1970 (dans le premier texte du recueil), questionnement rationnel qui débouche sur l’Exégèse et sa retranscription dans les romans de la « Trilogie divine », mais avec une conscience aiguë de tous les problèmes que cette investigation soulève ; c’est l’occasion de voir combien cette enquête est riche et érudite, empruntant, non pas au seul dogme épiscopalien mâtiné de gnose que l’on relève souvent, mais à bien des traditions philosophiques et théologiques différentes, des présocratiques à Kant, de la Kabbale à Luther, en passant par l'hindouisme et la phénoménologie, etc. Au final, cependant, Dick, confronté à l’impossibilité de la preuve, tend à déboucher sur une forme d’aporie, et retrouve son questionnement traditionnel sur la réalité. Si les « événements de 1974 » ont traumatisé Dick, cela n’a été que pour mieux réaffirmer ultérieurement le stade ultime et profond de sa foi, non pas en un complot permanent, un démiurge maléfique ou un Système Intelligent Vaste et Actif, mais en l’homme, dès lors qu’il est « vraiment » humain, et donc sensible à la caritas, à l’agapè : le trouble religieux de l’auteur le conduit, au travers d’une vaste enquête épistémologique, ontologique et métaphysique imprégnée d’un profond scepticisme qui exclut la qualification de « cinglé » ou même de « mystique » ayant connu une « révélation », à réaffirmer avec force un humanisme bien plus caractéristique, et très perceptible dans les trois romans. Une lecture sans doute critiquable, mais néanmoins passionnante ; un des grands moments de cette anthologie, en ce qui me concerne.
On passe ensuite à quelque chose de plus léger, avec un texte de Robert Silverberg consacré aux premières nouvelles de Dick et à leur influence ultérieure sur sa propre production (« Philip K. Dick : les fictions courtes », pp. 91-99). Intéressant et touchant.
Retour à l’analyse, politique cette fois, avec le réjouissant mais parfois très contestable article de Daniel Fondanèche (« Dick, prophète libertaire », pp. 101-111). L’ombre de Mai 68 plane sur ces développements parfois probablement un peu idéalisés, mais qui ont néanmoins pour intérêt de dégager certaines thématiques politiques chez Dick (j’ai toujours envie d’écrire un gros truc sur ce sujet, moi, quand je suis pris de délire mégalomane... mais, rassurez-vous, il y a peu de risques pour que je le commette un jour…), mais aussi et peut-être davantage encore d’expliquer de la sorte le retentissement soudain pris par l’œuvre dickienne dans l’immédiat après-68 de la France pompidolienne ; très intéressant sous cet angle.
Suit un gros morceau : un long et fascinant entretien avec Philip K. Dick par D. Scott Appel et K.C. Briggs, découpé en deux parties (pp. 113-140, et pp. 195-210). Trop de thèmes sont abordés ici pour que je puisse véritablement aborder la chose. Je me contenterai juste de dire que la première partie, très chaleureuse et détendue, nous montre un Dick extrêmement sympathique et parfois tout bonnement hilarant, mais qui sait aussi devenir plus sérieux et franchement impressionnant ; la tonalité de la seconde partie est bien différente, Dick s’embarquant dans un étrange (et amusant) délire d’interprétation sur ses capacités précognitives dans Coulez mes larmes, dit le policier et la nécessaire implication de l’Union soviétique dans son expérience de 1974… Indispensable.
Les articles d’analyse suivants sont hélas moins convaincants : l’article de Philip Strick (« Le cinéma dickien », pp. 143-152), datant de 1992, me paraît aujourd’hui complètement dépassé, et à vrai dire assez léger pour ce que l’on pouvait alors en dire. Jay Kinney (« Corps à corps avec les anges : le dilemme mystique de Philip K. Dick », pp. 153-163) revient sur la « Trilogie divine » et l’Exégèse, en en axant l’analyse sur la gnose, ce qui est certes pertinent, mais bien moins original et intéressant que l’article de Galbreath sur un thème finalement assez proche. Enfin, Ernesto Spinelli (« Philip K. Dick et la philosophie de l’incertitude », pp. 165-175) n’est pas inintéressant dans son évocation des influences existentialistes et phénoménologiques dans la pensée dickienne, mais n’apporte pas grand chose non plus.
Restent enfin deux textes inclassables, sortes d’hommages à Dick : « La Voix du sang parle à Kensington Gore » (pp. 177-190), petite saynète de Brian W. Aldiss, assez émouvante ; puis un poème de Jacques Chambon, « Dick déclik » (pp. 191-193), parfois maladroit mais néanmoins amusant, un peu à la manière de Gainsbourg, je trouve ; pas indispensable, ceci dit.
Suit une imposante bibliographie, qui vaut surtout pour ses développements consacrés aux articles et essais sur Dick et son oeuvre, plutôt que sur l'oeuvre dickienne en elle-même (les bibliographies figurant en annexe des recueils de Dick en Omnibus et en Lunes d'encre me semblent plus complètes).
Cette anthologie est donc dans l’ensemble assez remarquable, comprenant nombre de textes passionnants, de « regards » variés sur l’œuvre de Dick, et un entretien fascinant avec l’auteur. Le lecteur assidu y trouvera sans doute quelque chose ; en tant que lecteur fanatique, je me suis régalé…
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