RUCKER (Rudy), Maître de l’espace et du temps, traduit de l’américain par Jean Bonnefoy et Jean-Pierre Pugi, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, [1984-1985, 2000] 2005, 743 p. (Contient : Maître de l’espace et du temps – roman – ; Le secret de la vie – roman – ; A l’assaut du cosmos – nouvelles).
Rudy Rucker, mathématicien et informaticien compétent, est, en plus d’être un vulgarisateur apprécié, un important écrivain de science-fiction, considéré même comme une des grandes figures du cyberpunk, avec William Gibson et Bruce Sterling. Il a pourtant été très peu traduit par chez nous, injustice qu’entend réparer ce beau volume de la collection Lunes d’encre comprenant deux romans et un recueil de nouvelles, pas vraiment cyberpunk dans l’ensemble, mais toujours inventif et souvent très drôle.
Commençons par évoquer le délirant roman qui donne son titre au volume. Un jour, Fletcher, le narrateur, fait une rencontre étrange à l’intérieur même de sa voiture : son pote Harry, savant génial mais totalement irresponsable, en version miniature… Celui-ci lui explique qu’il revient du futur après avoir inventé une machine phénoménale, le « blonzeur », reposant sur la distorsion de la constante de Planck à grands coups de gluons, et le rendant à peu de choses près « maître de l’espace et du temps » : il peut voyager dans le temps, dans des univers parallèles, apporter de subtiles modifications ici ou là… Mais, pour cela, il est nécessaire que Fletcher participe au projet, en le suggérant à Harry et en lui faisant un prêt (attention, paradoxe temporel inside). Fletcher sait que les projets de son ami ont une certaine tendance à mal tourner, mais, attiré notamment par l’appât du gain, il s’exécute. Le blonzeur est créé, et les deux hommes, dès lors qu’ils emploient l’invention, ne connaissent plus vraiment de limites : il leur est permis de voler, ils peuvent devenir riches et beaux (ce n’est qu’un exemple, hein…), ils peuvent tout faire. Génial, non ?
Sauf qu’il y a les conséquences, dont Harry se moque un peu, mais qui peuvent vite devenir très gênantes : quand Godzilla se met à ravager votre ville, vous êtes en droit de vous poser des questions… Mais c’est peut-être pas pire que ces étranges cerveaux sur pattes qui se baladent partout pour prendre le contrôle des gens… Et d’ailleurs, les porcôtiers et beignetiers destinés à résoudre enfin le problème de la faim dans le monde sont-ils une si bonne idée que ça ? Finalement, Dieu, c’est pas si facile que ça comme boulot…
Un roman hilarant, bourré de bonnes idées, au style agréable et à la narration fluide : un vrai petit bonheur, en somme ! On avait parlé d’un projet d’adaptation au cinéma par Michel Gondry ; je ne sais pas où ça en est, ni même si ça tient toujours, mais j’espère de tous mes vœux que cela se fera un jour.
Le deuxième roman du recueil, Le secret de la vie, n’est pas moins intéressant, et souvent très drôle également, mais un peu plus sérieux, ou, plus exactement, plus touchant. « Conrad Bunger avait seize ans quand ça le frappa pour la première fois : un jour, tu seras mort. » Rien que de très normal. Conrad découvre donc, à peu près en même temps que les premières cuites et un indéniable attrait pour les séduisantes formes des jeunes filles, l’existentialisme (il cite à tout bout de champ La nausée de Jean-Paul Sartre…) et la rébellion. C’est un adolescent, quoi ; normal. Pas forcément facile à vivre, ceci dit, quand on habite au fin fond des Etats-Unis au début des années 1960, que son père est diacre, et que l’on fréquente un établissement catholique ; disons que cela suscite quelques menus conflits. Mais Conrad résiste : il s’interroge sur l’existence, sur la vie, il veut en percer le secret. Pourquoi tout ça, hein, d’abord ? Et à quoi bon ? Il y a là quelque chose de perturbant dont les autres, enfin, les vieux, surtout, ne semblent pas avoir conscience… Conrad en vient à se dire qu’il n’est peut-être pas comme les autres, à se bâtir un mythe de « l’enfant trouvé ». Une réaction assez compréhensible, une fois de plus, sauf qu’en ce qui le concerne c’est vrai. La preuve : il découvre un jour – bon, d’accord, il était bourré, mais là n’est pas la question – qu’il sait voler, entre autres pouvoirs étranges… Raison de plus pour chercher à comprendre le secret de la vie, ou, pour dire les choses autrement : bordel, mais qu’est-ce que je fous là ?
Un roman fort réussi, bourré de bonnes idées. Les personnages sont très humains, crédibles et attachants ; scènes drôles et touchantes s’enchaînent, et l’évocation de l’adolescence est assez remarquable. Et quand la science-fiction entre véritablement en jeu, cela devient un véritable régal. Il y a bien eu quelques esprits chagrins pour regretter de temps à autre une prétendue vulgarité, s’indigner, non mais vous vous rendez compte, de ce que les personnages boivent (et vomissent), se droguent (et vomissent) et baisent (et… ben pourquoi pas ?). Scandale ! Ce à quoi je répondrais, désireux de rester poli : hey mec, c’est un roman sur des djeuns dans les sixties, pas un petit traité des bonnes manières ! Non mais franchement… Rien de choquant ou de nauséeux ici, c’est même plutôt sobre par rapport à ce que l’on peut légitimement craindre à force de récits jeunistes racoleurs au trash branchouille qui fait bander le bobo et défaillir la rombière ; disons que c’est très supportable, un honnête juste-milieu, quoi. Et que le bouquin est bon.
On passe enfin à A l’assaut du cosmos, un recueil de nouvelles, écrites pour la plupart en collaboration : ainsi, « La racine carrée de Pythagore », écrit avec Paul Di Filippo, amusant délire présocratique. Trois récits, ensuite, sont écrits avec Marc Laidlaw, se déroulant tous dans la ville balnéaire de Surf City, dont on devine assez le principal centre d’intérêt : « La bougie des sables d’Andy Warhol », excellente nouvelle, drôle et tragique à la fois, confronte un clochard artiste et sa copine schizophrène à un étrange paradoxe temporel qui les amène à côtoyer le gourou du pop-art, pour le meilleur et pour le pire ; plus directement drôles, les deux récits suivants, « Surfer sur les probabilités » et « Surfer sur le chaos », mettent en scène une bande de jeunes surfers quand même un peu couillons, qui ont l’idée saugrenue de se fabriquer un surf « attracteur de chaos », ce qui peut susciter un assez terrifiant bordel – comme on en juge essentiellement dans la première nouvelle – ou les amener à faire des rencontres étranges, comme la fameuse Cthulha, qui évoque bien vous savez qui, mais dans une piscine ; et avec un surf pas loin… Enfin, deux nouvelles écrites en collaboration avec Bruce Sterling : tout d’abord « Méduse », récit hilarant sur l’étrange invention d’un jeune savant travesti et son exploitation absurde par un capitaliste sauvage accroc du téléphone portable et du flux-tendu ; puis « A l’assaut du cosmos », récit très drôle une fois de plus contant l’âge glorieux de la conquête de l’espace en Union soviétique, avec des vrais morceaux de KGB et de chamanisme en Tunguska dedans. Entre temps, on a eu droit à deux nouvelles écrites par Rudy Rucker seul : « Le cinquante-septième Franz Kafka », un peu trop hermétique à mon goût, et, plus intéressante, « L’école Jack Kerouac de poésie désincarnée », bel hommage à l’auteur de Sur la route.
L’ensemble de ce volume est donc très convaincant, et l’on ne peut qu’espérer voir venir un de ces jours de nouvelles traductions de Rudy Rucker.
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