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"Le cri du corps", de Claude Ecken

Publié le par Nébal

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ECKEN (Claude), Le cri du corps, [Paris], Fleuve noir, coll. Anticipation, 1990, 184 p.
 
J’ai découvert l’auteur français de SF Claude Ecken avec une chouette et longue nouvelle publiée dans le numéro spécial anniversaire de Bifrost ; j’avais été très convaincu par ce récit médical à la forte atmosphère zombifique. Aussi, l’autre jour, quand j’ai entraperçu un roman du Monsieur perdu entre deux Van Vogt dans les étals d’un bouquiniste, je me suis dit que je pouvais bien lui accorder 1,50 € et une journée. J’ai bien fait…
 
Je ne serais pas surpris d’apprendre que le sieur Ecken a eu une formation médicale. En effet, dans Le cri du corps, le héros est un médecin, de même que dans la nouvelle précédemment évoquée, et les aspects scientifiques qui y sont développés renvoient à peu près exclusivement à la médecine.
 
Aziki M’Bouhilé est une jolie jeune femme, depuis peu installée à Montpellier en tant que médecin généraliste. On connaît la chanson : s’installer à son compte, c’est pas évident. A fortiori quand on est noire et qu’on a le nom typé qui va avec. Certes, elle a bien « acheté la clientèle » de son prédécesseur en même temps que le local, mais le fait est que bon nombre des patients du docteur Solimon ont préféré aller voir ailleurs. Sa secrétaire, par contre, est toujours là, ainsi qu’il était prévu dans le contrat : or cette Mme Vassonier, si elle est efficace dans son travail, n’en est pas moins une vieille peau aigrie qui regrette le passé, comprend fort bien (pour la ressentir probablement) la xénophobie latente du Français méridional de base, et se plaint sans cesse des retards de paiement de la petite nouvelle, là. C’est que l’argent ne rentre pas, avec cette clientèle très réduite – et assez, heu, « colorée » – et les prêts à rembourser. Bref, ça va pas fort…
 
Sur le plan personnel, c’est pas génial non plus. Aziki s’est amourachée du séduisant et futile Francis, chirurgien de son état, très chaud du caleçon, impossible à retenir dans ses filets. Elle persiste, pourtant, et devient malgré elle complice des nouvelles conquêtes de ce play-boy superficiel au possible. Ajoutez à cela un grand frère drogué et dealer, Mako, qui vient de s’échapper de son centre de désintox et frappe un soir à la porte de sa sœur, qui lui doit beaucoup, en lui expliquant que des sales types le recherchent pour lui faire la peau… Il y a de quoi péter un câble.
 
Et sur ce déboule un jour dans le cabinet M. Raymond Corlet. Un type mal dans sa peau, à l’air plus vieux qu’il ne l’est réellement. Il est malade, dit-il ; ouais : il somatise à bloc, surtout, traduit bien vite Aziki. Bon ; elle le guérit. Mais il revient avec une autre maladie. Bon ; elle le guérit… Ca fait des rentrées d’argent, plutôt agréables en ces temps difficiles… Le problème est qu’il revient quasiment tous les jours, et toujours avec une nouvelle maladie. Et, un jour, il se met à gonfler étrangement, jusqu’à devenir franchement monstrueux : et là, la médecine est désarmée, et le docteur M’Bouhilé se retrouve avec un sacré problème sur les bras, d’autant que Raymond Corlet, « son » patient, ne veut plus avoir affaire qu’à elle…
 
La somatisation est un sujet fascinant et diablement perturbant (je parle d’expérience…). Claude Ecken en traite fort intelligemment, à travers le personnage à la fois horripilant et émouvant de Raymond Corlet : un type mal dans sa peau comme il y en a beaucoup, un inadapté, quelqu’un qui ne sait pas comment font les autres pour vivre (ce qui, personnellement, me parle énormément, mais bon, là n’est pas la question…). La somatisation devient pour lui un refuge, lui permettant de retrouver une sorte de réconfort fœtal et d’exercer ses caprices : on n’exige pas du malade ce que l’on exige du bien portant ; la maladie, dès lors, a pour lui des aspects sécurisants, en dépit de la souffrance qu’elle provoque, et il confère à Aziki une multitude de rôles : mère, amante, confidente, celle qui peut soigner (lire : prendre soin), une déesse, à peu de choses près.
 
Et cela, Aziki le vit fort mal, ce que l’on peut très bien comprendre. C’est une jeune femme forte : toute sa vie, elle a dû batailler plus que les autres, sa couleur de peau constituant trop souvent un handicap. Elle éprouve un mépris instinctif pour la faiblesse, qu’elle ne tolère pas, même chez elle (et pourtant, elle sanglote régulièrement dans ce court roman très sombre…). Corlet en attend de la chaleur, mais elle est finalement quelqu’un d’assez froid. En tant que médecin, elle regarde les symptômes, établit un diagnostic, rédige une ordonnance, allez hop salut. La vie de Corlet ne l’intéresse pas ; si il tient tant que ça à en parler, il n’a qu’à se faire des amis (c’est facile, non ? tout le monde y arrive naturellement !), ou sinon aller voir un confesseur, ou, tiens, encore mieux, un psychiatre. Un de ses vieux professeurs cherche pourtant à lui faire comprendre que ce n’est pas si simple, et que guérir et soigner, ce n’est pas la même chose…
 
Je crois que c’était Charcot qui avait dit à ses étudiants, en substance : « Pour avoir obtenu vos diplômes, ne vous considérez pas comme des médecins pour autant ; car il n’est pas donné à tout le monde d’être un artiste. » La phrase, paraît-il, est souvent citée aux étudiants en médecine ; elle est assez prétentieuse, et sent un peu l’esprit de corps… Mais elle a sans doute un fond de vérité et, même si les préoccupations de Charcot à cet égard étaient probablement bien différentes, ce bref roman m’y a néanmoins fait penser. Au-delà d’une histoire de science-fiction (vaguement horrifique) assez entraînante, Claude Ecken livre ici une intéressante étude des relations entre le médecin et son cli… pardon, son patient. Les torts sont partagés, dans cette histoire, et si Aziki est à bon droit agacée par le comportement intolérable et envahissant de Corlet, elle a néanmoins quelques reproches à se faire ; et la métamorphose du malade résulte bien de l’attitude des deux intervenants dans cette relation. Sous cet angle, le roman est vraiment intéressant, et, à bien des égards, le pragmatisme hautement réducteur d’Aziki peut aisément être transposé à d’autres professions, d’autant plus que tout l’encourage à l’heure actuelle… A l’occasion, enfin, Ecken esquisse légèrement une transposition plus globale de cette relation médecin / patient à l’échelle du colonialisme, ce qui m’a semblé plutôt bien vu, bien que contestable.
 
Autre point positif : les personnages, s’ils ne sont pas tous aussi approfondis qu’Aziki et Corlet, sont néanmoins assez crédibles, notamment dans la mesure où ils ont tous quelque chose de répugnant, sans être uniformément monstrueux pour autant. Le récit, très noir dans l’ensemble, est ainsi profondément humain, et ne se contente pas d’appliquer des stéréotypes à une trame finalement très réduite, quand bien même elle est intéressante.
 
Ne nous méprenons pas : Le cri du corps n’est pas un chef-d’œuvre, le style est assez anodin (mais on a vu bien pire, ça reste très correct), il y a à l’occasion quelques gratuités et une certaine tendance à meubler pour faire un roman de ce qui aurait sans doute dû à la base constituer une assez longue nouvelle. Reste que c’est une lecture intéressante, un peu plus qu’un bon divertissement, et c’est déjà bien.

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