ELLIS (Warren) et ROBERTSON (Darick), Transmetropolitan, t. 1. Le Come-back du siècle, introduction de Garth Ennis, Panini France, coll. Vertigo Big Book, [1997-1999] 2007, [n.p.].
Les comics ont bien changé, depuis quelques années, et je ne vais certes pas m’en plaindre, quand bien même je continue à prendre beaucoup de plaisir à la lecture des exploits de tapettes en collants plus ou moins niaises et fascisantes. Depuis qu’Alan Moore (c’est-à-dire Dieu) a balancé dans le monde des comics mainstream quelques bombes plus adultes, plus noires, plus politiques, plus déjantées, avec notamment les extraordinaires Watchmen et V pour vendetta, il s’est trouvé quelques francs-tireurs pour le suivre sur cette voie. Le label Vertigo – branche « adulte » de DC – a été une vraie pépinière dans ce domaine, et en a même rajouté dans l’outrance avec des gens comme Garth Ennis et son Preacher, notamment, mais aussi la série Hellblazer, The Filth de Grant Morrison, etc., parallèlement à d’autres BD de très grande qualité mais moins directement subversives, comme le génial Sandman de Neil Gaiman, Fables de Bill Willingham, ou encore, histoire de faire un pont entre les deux, Y le dernier homme de Brian K. Vaughan. D’autres, depuis, ont poursuivi dans cette voie : ainsi, le studio Wildstorm a vu apparaître quelques brillantes séries dans le genre, plus directement orientées vers l’action, mais néanmoins toujours fortement subversives, à l’instar de The Authority, série créée par Warren Ellis et qui a permis de révéler l’excellent Mark Millar, lequel n’a eu de cesse, depuis, de dynamiter les séries plus « traditionnelles », que ce soit au travers de sa mini-série Superman: Red Son, de sa prestation jubilatoire avec les Ultimates, ou, à l’heure actuelle, avec le crossover Civil War, qui change pas mal la donne au sein même de l’univers classique de Marvel.
Mais revenons, justement, sur Warren Ellis, scénariste aujourd’hui incontournable dans le mainstream, et qui, à vrai dire, ne m’a pas toujours convaincu dans ce domaine. Mais le bonhomme « se méfie des gens « gentils » », comme le dit Garth Ennis dans son introduction (et il sait de quoi il parle). Alors, de temps en temps, il se lâche, comme on a pu le voir récemment en France avec le très chouette Desolation Jones. Mais, une fois,il s’est particulièrement lâché, il a balancé tout ce qu’il pouvait avoir sur le cœur, et ça a donné cet impressionnant Transmetropolitan, réjouissant brûlot anar, cynique et trash, qui tape sur tout le monde à tout bout de champ, ne s’interrompant que pour varier les plaisirs en pointant sur le spectateur médusé et la société dans laquelle il végète un agitateur d’intestins réglé sur « prolapsus ». Et ça fait du bien, ce genre de lavements, à l’occasion…
Un futur à l’éloignement difficile à déterminer, mais qui ressemble encore pas mal, sur bien des points, à notre « triste monde tragique ». Une Amérique où un président ultra-sécuritaire et magouilleur est sans cesse réélu (vous voyez bien que c’est de la science-fiction !). Et puis il y a « la ville ». Dingue mais vivante. Elle pue, et elle séduit en même temps. Invraisemblable et si réelle, « voici une ville frappée de tous les vices imaginables, et de quelques-uns imaginés spécialement pour l’occasion » (Garth Ennis). On y trouve de tout : des ressuscités rendus dingues par leur retour à la vie dans un monde qu’ils ne comprennent pas, des dissidents échappés d’une « réserve » improbable, des chiens policiers qui parlent et pissent sur les prévenus, des chats mutants à trois yeux et deux bouches amateurs de geckos et de cigarettes Black Russian sans filtre, des extra-terrestres et des types qui voudraient bien être comme eux, des morts qui vivent et bossent pour les webcanaux omniprésents, une nouvelle religion toutes les heures, des humains qui se téléchargent en cumulus, des « faiseurs » mécaniques mafieux et toxicomanes, et, nécessairement, des putes, des avocats, et des politiciens.
Et un journaliste dingue, accroc à la vérité et à toutes les dopes qui stimulent l’intelligence, une ordure vicelarde et infréquentable, un messie de l’info adepte du coup de tatane dans la tronche et de l’agitateur d’intestins en mode « prolapsus » (donc). Spider Jerusalem. Il a fui la ville où il ne trouvait plus la vérité il y a de cela cinq ans, et s’est cloîtré dans la montagne ; il était célèbre, alors, son bouquin Une balle dans la tête avait été un vrai best-seller qui lui avait valu l’hostilité des puissants. Et la célébrité, ça lui a pas plu. Il s’est exilé dans un chalet, le jardin truffé de mines anti-personnel, et un lance-roquettes toujours à portée (au cas où). Mais voilà : un petit enfoiré de baiseur de putes d’ignorant d’éditeur de mes deux le rappelle un jour et lui rappelle qu’il lui doit deux bouquins ; et puis Spider Jerusalem a claqué toute sa thune, d’abord pour acheter des armes, puis en les revendant pour s’acheter de la came. Il lui faut un boulot. Alors il retourne dans la ville, obtient une chronique, un appart’ pourri avec un « faiseur » qui le menace avec une tête de cheval coupée dans son lit et exige de lui qu’il passe des disques des Grateful Dead. Après un accident de douche qui le libère de sa fourrure très « Alan Moore », Spider Jerusalem se lance dans la bataille, fout un bordel monstrueux et retrouve bien vite la célébrité. Et plein d’ennemis, qui lui défoncent la trogne. Pas un souci : « Je bougerai pas ! Butez-moi et je vous cracherai vos putains de balles à la gueule ! Je suis Spider Jerusalem et je vous emmerde ! Ah ! » C’est qu’il est prêt à tout, pour la vérité. Aucun danger ne lui fait peur : Spider Jerusalem est capable des pires folies, comme de noyer le président dans son caca (« Je n’aurai de repos que quand on t’aura violé, brûlé, castré, farci de merde de chien, et qu’on aura suspendu ton cadavre au milieu de Century Square pour que les nécrophiles puissent jouer avec. ») ou regarder la télé pendant toute une journée (avec presque que des talk-shows insipides, des bombes à pubs et plein de soap operas plus ou moins porno, comme celui qui se passe dans la réserve du parti républicain, avec Ronald, atteint d’alzheimer, qui baise tout le temps et met en cloque un pote à lui).
Spider Jerusalem est un dingue complet, anar plus ou moins nihiliste, un fouteur de merde diplômé qui adore faire suer les cons. Dr Gonzo dans la jungle urbaine d’un futur dingue, celui que l’humanité, nécessairement mal informée (ou alors vraiment trop conne) a choisi de se construire. Il y a des culs à latter, et il se porte volontaire. Mais il sait aussi être plus tendre des fois, sous sa façade d’enfoiré de première. Il sait, avec ses articles, pointer du doigt les problèmes dont personne n’a rien à foutre, et qui comptent pourtant ; il veut expliquer, faire réfléchir, ne pas se contenter de prendre les gens pour des cons mais essayer en outre – en Don Quichotte du web – de leur faire ouvrir les yeux, de les sortir un peu de leur connerie, de leur monter qu’il y a malgré tout, toujours, des choses qui valent le coup d’être vécues, qu’il y a des opportunités, que l’on peut faire quelque chose. Et ça le rend très sympathique tout ça. Son cynisme outrancier ne se veut pas stérile, mais éducatif, comme avec son assistante imposée par la rédaction, ex-strip-teaseuse qui veut devenir journaliste : il lui apprend le journalisme sur le terrain, autrement dit il lui apprend à voir. Parce que tout est déjà là. Pas forcément un mauvais bougre, donc, enfin pas totalement ; il peut même être un peu naïf, des fois. Et malgré tout humain. Et dingue. Oui, bon, humain, quoi, mais la version intéressante. Pas le pseudo-agitateur bobo, qui n’agite que les salons distingués, mais le vrai trublion qui veut vraiment faire quelque chose. Mais si dans l’immédiat ça peut lui payer ses clopes – cinq paquets par jour, plus les pilules anti-cancer –, c’est déjà bien.
Warren Ellis décrit ainsi avec brio un univers fou et fascinant, parcouru de long en large par un type tout aussi fou et fascinant. Attention, ça trashouille sévère, les adeptes du politiquement correct et autres faux rebelles au moralisme fascisant risquent de ne pas apprécier. Ce qui est tant mieux, d’ailleurs. Un petit « prolapsus » pour ces gens-là, gniark gniark… Mais il y a plus. Une profonde humanité derrière le délire. Un sens de la narration assez détonnant, confinant même à l’expérimentation dans le dernier récit, en trois épisodes, géniale étude des conséquences à plus ou moins long terme de faits en apparence insignifiants, multipliant les angles de vue pour mieux perdre le lecteur, et mieux le retrouver au final.
Le dessin de Darick Robertson, c’est la cerise sur le gâteau. Lui aussi s’est lâché. Quelque part entre comics « traditionnels », SF à la Mœbius et délire graphique plus ou moins caricatural, il construit un monde riche en détails, et un héros expressionniste, hilarant et réjouissant, n’hésitant pas à l’occasion à donner dans le gore ou le scabreux pour le plus grand plaisir des adeptes du mauvais goût dans mon genre.
Transmetropolitan est une BD nécessaire, qui perturbe les intestins, suscite le rire et l’indignation, qui touche tout ce qui peut être touché, avec la subtilité d’un marteau-piqueur (ou d’un lavement). Et ça fait du bien. Je veux la suite. Pas dit que ça sorte un jour, hélas (EDIT : en fait, si ; youpi !) : Spider Jerusalem n’aura probablement pas autant de lecteurs qu’un Lanfeust en manga ou qu’un Lucky Luke laurentgerraïsé. Ce qui troue le cul. Et ne rend Transmetropolitan que plus indispensable.
Commenter cet article