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"Jérusalem au poker", d'Edward Whittemore

Publié le par Nébal

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WHITTEMORE (Edward), Jérusalem au poker, traduit de l’américain par Jean-Daniel Brèque, préface de Gérard Klein, Paris, Robert Laffont, coll. Ailleurs & Demain, [1978, 2002] 2005, 478 p.
 
Après le superbe Codex du Sinaï (et avant Ombres sur le Nil et, dans un petit moment en principe, Les murailles de Jéricho), voici donc venu le temps de rendre compte de ce deuxième volume du « Quatuor de Jérusalem » d’Edward Whittemore, intitulé Jérusalem au poker. Je ne reviendrai pas ici sur la description de l’ensemble de l’œuvre ni sur les circonstances particulières de sa publication (voyez mon compte rendu sur Le codex du Sinaï). Et, pour une fois, tiens, je ne m’étendrai pas trop non plus sur la couverture de Jackie Paternoster, moche, certes, mais moins que la précédente et que la suivante, et on peut bien saluer ce courageux effort… heu… Bon.
 
On va donc faire plus bref, cette fois-ci, et aborder directement ce nouveau chef-d’œuvre méconnu (et que vous devez lire. Je le veux. Vos paupières sont louuuuuuuurdes. Vous deveeeeeeeeeez liiiiiiiiiiiire Jérusaleeeeeeeeeeeeem au pokeeeeeeeeeeeeeeeeer. C’est un ordre. Ah mais).
 
Où l’on retrouve Joe O’Sullivan Beare, l’Irlandais noiraud qui dû quitter ses vertes collines déguisé en capucine, et vit désormais à Jérusalem, trafiquant des amulettes dans son costume de héros de la guerre de Crimée décoré de la Victoria Cross, cadeau d’un prêtre boulanger jovial et atteint de la danse de saint Guy, lequel, depuis des dizaines d’années, passe son temps devant son fourneau à préparer des pains adoptant les quatres formes dominantes de sa vie : la croix, Jérusalem, l’Irlande et la Crimée. Joe va bientôt rompre avec Stern (Smyrne, l’année suivante, étant la goutte d’eau qui fera déborder le vase). Le 31 décembre 1921, fuyant la pluie et le vent, celui qui fut en son temps « le plus grand représentant du petit peuple » s’abrite dans une auberge miteuse, où il fera deux rencontres destinées à bouleverser sa vie déjà bien remplie.
 
Cairo Martyr, tout d’abord. Musulman noir aux yeux bleux, descendant d’esclave devenu le plus grand trafiquant de poudre de momie du Moyen-Orient du fait du singulier héritage de son précepteur, Ménélik Ziwar, le plus grand archéologue de son temps et un vieil ami de Strongbow, qui a fini sa vie allongé dans un sarcophage, avec contre son cœur l’énorme loupe de l’auteur de la somme en 33 volumes consacrée au sexe levantin. Cairo Martyr, charismatique et mystérieux, ambitieux sans doute, patient indéniablement, et qui ne se sépare jamais de l’inénarrable Bongo, singe albinos sommeillant sur son épaule, mais qui, dès que l’on vient à prononcer son nom, réagit brusquement en se redressant et se masturbant vigoureusement à la consternation des interlocuteurs du trafiquant.
 
Et le Hongrois Munk Szondi, lui aussi descendant d’un fameux explorateur, et membre à part de l’étrange dynastie des Szondi, au sein de laquelle les Sarah ont constitué un empire financier sans pareil tandis que les hommes se livrent tous à la musique, formant des orchestres entièrement masculins et entièrement Szondi. Pas Munk, qui a d’abord fait carrière dans l’armée ; mais son combat est tout autre aujourd’hui : juif sans véritables convictions, il a été converti sur le tard au sionisme par le rabbin Lotmann, de son vrai nom Kikuchi, noble japonais converti à la religion de Moïse et à la cause de l’Etat d’Israël. Et il connaît très bien les marchés à terme.
 
Pour tuer le temps en ce triste réveillon, les trois hommes entament une partie de poker. Elle durera douze ans. Le grand tournoi de poker de Jérusalem attirera d’innombrables joueurs durant toute cette période, invariablement plumés par les trois fondateurs, le chrétien, le musulman et le juif, les meilleurs amis du monde. Mais le grand tournoi de poker de Jérusalem n’est pas qu’un simple jeu, et n’a finalement rien à voir avec l’argent. Ce qu’il s’agit de déterminer, c’est rien moins que le sort de Jérusalem, promise tout entière au gagnant.
 
Jérusalem. La ville sainte entre toutes, la ville sainte de tous. Celle où l’Albanais dément Skanderberg Wallenstein, il y a de cela quelque temps, a enterré la légendaire Bible du Sinaï, après avoir réalisé le plus grand faux de tous les temps. Il est mort depuis longtemps, certes. Mais il reste Sophia la Taciturne, devenue Sophia la Main Noire après avoir bâti son gigantesque empire pétrolier. Et il y a leur petit-fils, Nubar Wallenstein. Jeune homme à la santé fragile et à l’esprit dérangé, fasciné par Paracelse, obsédé par le complot juif. Il a ses propres services de renseignements, l’UIA (Uranist Intelligence Agency) ; et quand il entend parler dans un rapport anecdotique du grand tournoi de poker de Jérusalem, il comprend bien vite le fond de l’affaire : Joe O’Sullivan Beare, Cairo Martyr, Munk Szondi ? Des criminels, à l’évidence, des êtres perfides, dont le seul objectif est bien, n’est-ce pas, de voler la Bible du Sinaï, ah, qui contient, c’est obligé, les secrets de la pierre philosophale, SA pierre philosophale ! Nubar se voue dès lors à la destruction du tournoi et à la ruine de ses fondateurs. Peut-être trouvera-t-il un élément déterminant pour sa croisade dans la constitution du Bataillon Sacré Albano-Afghan ? Non, Absolument Afghan ! AVEZ-VOUS PERDU LA RAISON ? Tout est de la faute de ce sale moricaud... Lisez Le Garçon, il contient toute la vérité sur Gronk !
 
Et il y a Stern, aussi, qui rêve toujours de sa Palestine libre, où juifs, chrétiens et musulmans coexisteraient dans l'harmonie... et qui sombre dans la morphine. Et Maud, aux souvenirs oppressants. Et Thérèse, la mystérieuse secrétaire française de Sivi, son passé cauchemardesque, et son avenir… Hadj Harun, bien sûr, qui accueille le tournoi, et protège toujours Jérusalem contre les Babyloniens et les Croisés, fut-il nécessaire pour cela de s’enfoncer dans les sous-sols de la ville sainte, dans cette cave où les Hospitaliers ont dissimulé depuis 800 ans des litres et des litres de cognac…
 
Jérusalem au poker poursuit l’évocation de la remarquable galerie de personnages du Codex du Sinaï, et en introduit de nouveaux tout aussi fascinants. Et tous, absolument tous, par un jeu de coïncidences improbables, sont liés d’une manière ou d’une autre, formant une vaste généalogie fantasque, où les histoires les plus dissemblables se retrouvent assemblées, au hasard d’une discussion à la table de jeu ou d’un rapport bidonné. Qu’on les cherche ou pas, les liens se révèlent au fur et à mesure, dans une vaste atmosphère de complot dément… ou de rêve. Ce volume est clairement plus fantaisiste que le précédent, et incomparablement plus que le suivant. Tout, ici, est bizarre, étonnant, déstabilisant.
 
Et surtout merveilleusement drôle. Jérusalem au Poker m’a semblé encore plus délirant et jubilatoire que Le codex du Sinaï, sous cet angle. Je mets au défi quiconque de garder son sang-froid devant certaines séquences mémorables, par exemple le conseil des Sarah, la partie de poker « travestie », la constitution du Bataillon Sacré Albano-Afghan (ABSOLUMENT AFGHAN ! AVEZ-VOUS PERDU LA RAISON ?) ou encore les rapports de l’UIA et leur interprétation par Nubar, « LE CHEF SUPRÊME, LE NUMERO UN, ET VOUS AVEZ INTERÊT A VOUS FAIRE A CETTE IDEE, ET FISSA ENCORE ». Ca faisait bien longtemps que je n’avais pas lu quelque chose d’aussi drôle, et ça fait du bien, tout de même.
 
Mais s’il y a beaucoup de rire dans Jérusalem au poker, il y a cependant bien plus. Sans doute ne retrouve-t-on pas ici de séquence aussi tragique que celle de Smyrne dans Le Codex du Sinaï, mais le roman abonde en réflexions pertinentes sur le chaos et la beauté du Levant, et en grands moments d’émotion, d’une justesse remarquable ; sans doute est-ce le personnage de Joe qui veut cela ; Joe, confronté à Stern, à Cairo. A Bernini…
 
Et toujours cette plume extraordinaire, et cette traduction parfaite…

Jérusalem au poker est bien le digne successeur du Codex du Sinaï. Il confirme à merveille le statut unique et indispensable de ce chef-d'oeuvre méconnu qu'est « Le quatuor de Jérusalem ». A suivre avec Ombres sur le Nil...

CITRIQ

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E
J'ai attaqué aussitôt derrière Ombres sur le Nil d'ailleurs... Changement d'ambiance mais passionnant.
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N
N'est-ce pas ? :)
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E
Dense, drôle, profond. Le complément indispensable au Codex du Sinaï.<br /> A Ours Sirotant, Cairo Martyr et tous les autres.
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