WHITTEMORE (Edward), Ombres sur le Nil, traduit de l’américain par Jean-Daniel Brèque, préface de Gérard Klein, Paris, Robert Laffont, coll. Ailleurs & Demain, [1983, 2002] 2007, 546 p.
Comme vous êtes des gens de bon goût, vous avez acheté, lu et adoré Le codex du Sinaï, premier tome du « Quatuor de Jérusalem ».
Comme vous êtes des gens de bon goût, vous avez acheté, lu et adoré Jérusalem au poker, deuxième tome du « Quatuor de Jérusalem ».
Comme vous êtes des gens de bon goût, vous allez acheter, lire et adorer Ombres sur le Nil, troisième tome du « Quatuor de Jérusalem ».
Mais restons-en à Ombres sur le Nil pour le moment. Passons (vite, vite) sur l’immondice paternosterien à base de pyramides moches aux textures de lendemain de réveillon chimique. On ne juge pas un livre à sa couverture, ainsi qu’on le sait au moins depuis Le codex du Sinaï ; certes, le contenant tient ici de l’insulte au contenu, mais on est bien obligés de faire avec… Paternoster paiera, un jour. Ouais, Paternoster paiera. On va le lui faire bouffer, son Mac, z’allez voir ça.
Laissons.
Ombres sur le Nil, troisième tome du « Quatuor de Jérusalem ». La plume magnifique d’Edward Whittemore (le Seigneur en soit loué), la traduction superbe de Jean-Daniel Brèque (le Seigneur en soit loué derechef). Ah, et merci Gérard Klein, bien sûr (Gérard Klein lui-même en soit loué). Une œuvre inclassable, un chef-d’œuvre méconnu, qu’il est désormais vital (oui, VITAL) de tirer des griffes lépreuses de l’oubli.
Où nous retrouvons Stern, le fils à la fois juif et arabe du dernier duc de Dorset, le grand explorateur Plantagenet Strongbow, auteur d’une somme incomparable en 33 volumes sur le sexe levantin. Stern, le rêveur et l’errant, l’infatigable trafiquant qui parcourt le Moyen-Orient, miséreux et morphinomane, pour créer sa nation idéale, cette Palestine insensée où juifs, chrétiens et musulmans pourraient vivre ensemble dans l’harmonie. Stern, l’homme du rêve, de l’espoir, de la tentative… de l’échec. Stern, qui meurt le 21 juin 1942 à minuit dans une sordide auberge du Caire, déchiqueté par une grenade jetée par des soldats australiens ivres, en partance pour el-Alamein, où se jouera bientôt le combat décisif contre l’Afrika Korps de Rommel, le « renard du désert » aux innombrables victoires.
Mais pourquoi Stern est-il mort ? Est-ce vraiment un incident ? Stern était un homme qui connaissait beaucoup de monde, qui savait beaucoup de choses… Cela, l’agent secret Pourpre Sept le sait fort bien, lui qui se trouvait sur les lieux à l’instant fatidique, lui qui n’a survécu que parce que Stern, tout sourire, l’a projeté à l’autre bout de la salle quand la grenade a franchi la porte. Pourpre Sept, « l’Arménien » en transit, connaissait bien Stern, autrefois… Stern, qui l’avait pris sous son aile quand il avait débarqué, jeune et paumé, à Jérusalem, venant tout juste d’échanger son costume de nonne pour la veste trop grande pour lui d’un héros de la guerre de Crimée.
Les services secrets ont en effet tiré Joe O’Sullivan Beare de sa réserve indienne de l’Arizona, où il s’était retiré après le grand tournoi de poker de Jérusalem. L’Irish Hopi noiraud est désormais sous les ordres du Monastère, étrange agence de renseignement britannique dont tous les membres sont estropiés d’une manière ou d’une autre. Il doit retrouver la trace de Stern, découvrir ce que sait Stern. Au Caire, dans sa longue enquête, il sera amené à croiser bien des personnages, ainsi Ahmad le poète raté, un temps vendeur de frites graisseuses, artiste faux-monnayeur, étrange bonhomme à l’énorme bouille jaillissant de sous le comptoir de l’Hôtel Babylone, « son canotier cabossé incliné suivant un angle légèrement décalé par rapport à l’univers ». Et Liffy, l’excellent Liffy, avec ses histoires bien à lui, son don des visages et son don des langues. Les Sœurs, aussi, vieilles à moitié comme le Temps, dans leur house-boat sur le Nil. Maud, enfin… Et d’autres encore, bien d’autres, à l’ombre des pyramides et de la menace nazie, cerné par la foule cairote bigarrée, au milieu d’un monde qui s’effondre, sous le regard narquois et énigmatique du Sphinx. Une longue, longue histoire…
Ombres sur le Nil rompt radicalement avec le ton et les procédés du Codex du Sinaï et de Jérusalem au poker. Le récit se fait plus linéaire, plus resserré, loin des vertiges chronologiques des volumes antérieurs. Il se focalise aussi bien davantage sur la seule figure de Joe O’Sullivan Beare poursuivant son enquête. La frénésie jubilatoire, l’hystérie communicative laissent la place à la nostalgie, à la langueur, aux regrets, au désespoir. Un roman bien plus noir que les précédents, où il y a certes toujours un peu d’humour à l’occasion (surtout vers le début : Joe dans sa réserve, Vivian…), mais où les ténèbres dominent. Si les bizarreries et l’absurde sont toujours omniprésents, on n’y retrouve pas cependant la fantaisie enthousiasmante des deux premiers volumes. Le contexte, sans doute ; Ahmad lui-même le conçoit ainsi : « Veuillez m’excuser pour cette crise de réalisme, marmonna-t-il. Je m’efforce de les limiter au strict minimum, étant donné la conjoncture actuelle. » (p. 193) Pourtant, c’est bien ici le réalisme qui domine, dans ce récit langoureux tournant un regard ému vers le passé, vers une jeunesse perdue, vers les rêves abandonnés, les promesses trahies, l’échec inéluctable. Un monde qui change, dans les horreurs de la guerre, les assauts impitoyables des barbares du moment, là, juste aux portes… car en chacun de nous. « LE PANORAMA EST PARTI. »
Dans Le codex du Sinaï et Jérusalem au poker, les hommes se faisaient souvent dieux, volontaires et fous, créateurs ambitieux, ou arpenteurs dédaigneux d’un monde trop petit pour eux. Ici, ils redeviennent tous des hommes ; avec leurs bassesses, leurs mesquineries, mais leurs grandeurs occasionnelles aussi… Stern. Le mendiant, le petit trafiquant, le morphinomane… mais un homme qui s’accroche à ses rêves, aussi. Un homme auquel on ressent le besoin de s’accrocher, par voie de conséquence. Un homme pour lequel on s’inquiète, parce que le sort de Stern dépasse le seul Stern. Maud aussi, dans un sens, qui cherche depuis si longtemps sa place, mais qui, où qu’elle aille, recevra toujours d’innombrables lettres venant du monde entier. Parce qu’elle a son importance. Parce que ça compte, tout simplement.
Ombres sur le Nil n’a donc probablement pas l’efficacité jubilatoire des précédents. Sans doute est-il ainsi plus difficile d’accès, à certains égards, en dépit de sa pondération surprenante. Pourtant, il est indéniablement un grand, un beau, un superbe roman : triste, nostalgique, langoureux, rageur parfois (dans les conflits absurdes entre les Porteurs d’Eau et les Moines, dans le fanatisme de Whatley, sans doute l’ancien agent de la CIA Edward Whittemore se livre-t-il lui aussi à une anamnèse tenant de l’exorcisme…). Surtout, Ombres sur le Nil est un roman foncièrement humaniste. Un roman qui place l’homme au cœur du monde, tel qu’il est, en transit. Qui le peint sans fausse honte, qui lui tend un miroir, mais qui l’élève aussi… Un roman rare, puissant, terriblement émouvant, voire éprouvant. Un chef-d’œuvre de plus.
Commenter cet article