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"La Planète Shayol", de Cordwainer Smith

Publié le par Nébal

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SMITH (Cordwainer), Les Seigneurs de l’Instrumentalité, II. La Planète Shayol, traduit de l’américain par Michel Demuth, Michel Deutsch, Denise Hersant et Simone Hilling, traductions révisées par Pierre-Paul Durastanti, [Paris], Gallimard, coll. Folio-SF, [1950-1966, 1993, 2004] 2006, 549 p.
 
Hop, après Les Sondeurs vivent en vain, et avant Norstralie et Légendes et glossaire du futur, voici donc La Planète Shayol, deuxième volume des « Seigneurs de l’Instrumentalité » de Cordwainer Smith. Inutile de revenir ici sur la présentation de l’auteur et du cycle (voyez plus haut), on va passer de suite aux choses sérieuses en examinant succinctement les nouvelles composant ce deuxième recueil.
 
On commence avec un texte assez révélateur (c’est le moins qu’on puisse dire…) des maladroites ambitions poétiques de Cordwainer Smith, le premier texte de ce recueil, intitulé « Le bateau ivre » (1963 ; pp. 9-58), ayant pour héros un certain… Artyr Rambo. Mouais, c’est un peu lourdingue quand même… A vrai dire, si quelques scènes de ce récit contant le premier voyage dans l’espace3 ne manquent pas d’intérêt (la guerre de deux minutes, par exemple), on pourra allègrement lui préférer son « précurseur », « Le colonel revient du Grand Néant » (dans Les Sondeurs vivent en vain), moins pompeux… On notera cependant que c’est là la première apparition du Seigneur de l’Instrumentalité Crudelta, que l’on retrouvera à plusieurs reprises dans les textes ultérieurs (avec le Seigneur Jestocost7, il est probablement la plus forte incarnation de l’Instrumentalité dans l’ensemble du cycle, et assez révélateur de sa profonde ambiguïté).
 
« La Mère Hitton et ses chatons » (1961 ; pp. 59-96), que Cordwainer Smith présentait de lui-même comme une variation sur le conte d’Ali Baba et des quarante voleurs, est autrement plus convaincant. L’ambitieuse entreprise du voleur Benjacomin Bozart pour percer les défenses norstraliennes et s’emparer du stroon que cette planète est la seule à produire est cruelle, inventive et palpitante. Le niveau remonte sacrément.
 
Et l’on poursuit cette ascension, si j’ose dire, avec « Boulevard Alpha Ralpha » (1961 ; pp. 97-144), belle nouvelle dans laquelle Cordwainer Smith poursuit son exploration des classiques (ici, Paul et Virginie de manière évidente, mais aussi la Bible, et plus si affinités), tout en développant un point capital du cycle (l’abandon par l’Instrumentalité de l’ennuyeuse utopie qu’elle prônait jusqu’alors, autorisant pour tout homme une morne vie de 400 ans grâce au stroon ; avec la Redécouverte de l’Homme, certaines anciennes cultures sont réintroduites – ici, la cuture française ! – et, surtout, le danger, la maladie, l’accident, la peur, l’incertitude, viennent redonner son sens à la vie… quitte à passer par le retour des anciennes croyances), et en introduisant un important personnage, à peine entraperçu pour le moment, la superbe libre-fille C’mell. Un texte très réussi, avec plusieurs niveaux de lecture.
 
On retrouve C’mell au cœur du texte suivant, « La Ballade de C’mell » (1962 ; pp. 145-178), adaptation de la Romance des Trois Royaumes de Lo-Kuan Chung, datant du début du XIVe siècle (au vu de sa biographie, on ne s’étonnera guère des vastes connaissances et de l’intérêt de Cordwainer Smith pour la culture chinoise). La chatte et libre-fille (geisha, en gros) C’mell y vit une impossible histoire d’amour avec le Seigneur de l’Instrumentalité Jestocost (autre personnage fondamental du cycle), mais, surtout, elle joue un rôle déterminant dans la sauvegarde des sous-êtres et les plans obscurs de ce singulier personnage (identifiable à Dieu) qu’est l’E’telekeli. Là encore un texte plutôt pertinent.
 
Mais on arrive maintenant à ce qui constitue à mon sens le sommet de ce recueil, voire du cycle tout entier, avec « La Planète Shayol » (1961 ; pp. 179-236), nouvelle inspirée par La Divine Comédie de Dante et versant dans l’horreur surréaliste. Shayol est bien un enfer, la planète du chatiment, où les condamnés, sans espoir de rémission, sont livrés aux assauts des dromozoaires qui les nourrissent, les protègent et leur font pousser de nouveaux membres, au prix d’une indicible souffrance, tout juste combattue par les injections de supercondamine de « l’ami » B’dikkat. Là encore une nouvelle très forte, remarquablement inventive, franchement terrifiante, et une fois de plus susceptible de bien des lectures. On regrettera juste une fin d’un ridicule achevé… qui ne doit pas, cependant, ternir outre mesure la très grande qualité de « La Planète Shayol ».
 
Cordwainer Smith entame ensuite un « cycle dans le cycle », avec les trois nouvelles ayant Casher O’Neill pour héros ; là encore, le récit est susceptible d’une infinité de lectures (Anthony Lewis note les liens avec les bouleversements politiques en Egypte, mais il y a aussi au-delà toute une lecture religieuse). La première de ces nouvelles, « Sur la planète aux gemmes » (1963 ; pp. 237-280), est à mon sens la plus réussie : la quête de vengeance de Casher O’Neill y fournit le prétexte d’une belle histoire, très poétique, dans un monde fantasque et fascinant.
 
Le long texte qui suit, « Sur la planète des tempêtes » (1965 ; pp. 281-409), est à mon sens plus bancal. C’est une indéniable réussite dans un premier temps, avec un univers génial, de nombreuses idées brillantes, et quelques personnages très réussis (bien plus intéressants que ce que Cordwainer Smith nous inflige d’habitude). Hélas, la quête surréaliste et mystérieuse de Casher O’Neill sur Henriada sombre vers la fin dans un fatras mystico-chrétien chiantissime, aboutissant même à une résurgence incongrue du « surhomme » à la Gosseyn… Dommage.
 
Avec ce point de départ, le dernier texte du « mini-cycle », « Sur la planète des sables » (1965 ; pp. 411-463), ne pouvait guère me séduire. Reconnaissons à Cordwainer Smith que l’aspect surhumain ne vient pas trop parasiter le récit ; par contre, les emprunts formels et thématiques au Voyage du Pèlerin de John Bunyan sont assez maladroits et lourdingues, et, une fois de plus, le délire mystico-chrétien achève de dégoûter le lecteur.
 
On retrouve Casher O’Neill dans un rôle secondaire avec « Une étoile pour trois » (1965 ; pp. 465-503). Cette nouvelle contant le long voyage absurde de trois machines anciennement humaine pour abattre une menace ambiguë aux confins de la galaxie ne manque pas d’intérêt dans sa majeure partie. Hélas, la fin… oui, bon, vous avez compris.
 
Le recueil s’achève enfin sur le texte le plus tardif dans la chronologie du cycle, « Jusqu’à la mer sans soleil » (1975, collaboration posthume avec Genevieve Linebarger ; pp. 505-549). L’Instrumentalité a bien changé ; mais l’on ne s’en plaindra pas, cette nouvelle décrivant un monde intéressant, introduisant des concepts séduisants, et reposant sur un des personnages les plus réussis du cycle, le Seigneur Kemal bin Permaiswari. La thématique chrétienne de la Vieille Religion Forte y ressurgit à nouveau, mais par le biais des descendants de l’E’telekeli, ce qui permet d’éviter l'extase naïve qui venait plomber les textes précédents. Une réussite.
 
La Planète Shayol est ainsi à mon sens un recueil très inégal, où l’on trouve côte à côte les meilleurs et les pires textes du cycle. On ne peut qu’être partagé, et sans doute un peu déçu, à la fin de ce second volume : on admire les idées souvent fascinantes, le ton unique de l’auteur, son érudition et son astuce dans le traitement des grands classiques ; mais on regrette en même temps sa maladresse stylistique, ses vaines ambitions poétiques, et son mysticisme naïf profondément agaçant, très sensible dans les derniers textes du recueil…
 
A suivre avec le seul roman du cycle, Norstralie.

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