SMITH (Cordwainer), Les Seigneurs de l’Instrumentalité, III. Norstralie, traduit de l’américain par Simone Hilling, traduction révisée par Pierre-Paul Durastanti, [Paris], Gallimard, coll. Folio-SF, [1950-1966, 1993, 2004] 2006, 386 p.
Après Les Sondeurs vivent en vain et La Planète Shayol, et avant Légendes et glossaire du futur, Norstralie constitue le troisième volume du cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité ». Ne pas se méprendre toutefois : Norstralie, qui est par ailleurs l’unique roman du cycle, ne prend pas la suite chronologique de La Planète Shayol. La présence du fameux personnage de C’mell (à la vie limitée, à la différence des Seigneurs Jestocost et Crudelta et de l’E’telekeli, qui y font également leur apparition) permet de situer ce roman dans la chronologie du cycle aux environs de l’an 16 000 ap. J.-C., un peu après « La Mère Hitton et ses chatons », et juste après « Boulevard Alpha Ralpha » et « La Ballade de C’mell » (voir mon compte rendu de La Planète Shayol), soit, dans les termes de cette « histoire du futur », au premier siècle de la Redécouverte de l’Homme, passant par la restauration de cultures anciennes et la réintroduction de la possibilité de maladies ou d’accidents, destinées à mettre un terme à la monotonie de la « perfection » de l’Instrumentalité dans les millénaires qui ont précédé. Accessoirement, c’est aussi – en gros – le moment du cycle qui rassemble ses textes les plus réussis à mon sens (auxquels il faut ajouter, un peu plus tard, mais on reste en gros dans le même cadre temporel, « La Planète Shayol » et « Sur la planète aux gemmes » – tous ces textes se trouvent dans La Planète Shayol).
Ceci étant posé, envisageons maintenant de plus près le contenu précis de ce roman. Pour cela, il nous faut partir de Norstralie. Mais qu’est-ce donc que Norstralie ? Une planète (on s’en doutait), généralement connue sous ce nom, quand bien même sa dénomination officielle (et pour le moins surprenante !) est celle de Vieille Australie du Nord. Cette planète a été colonisée par un rude peuple de fermiers, encore fortement imprégnés par les traditions attribuées à leurs supposés ancêtres sur la Vieille Terre. Ainsi, Norstralie est dirigée par le Commonwealth, et, plus prosaïquement, par un vice-président, dans l’attente du retour bien hypothétique de la Monarque Absente, identifiée avec Elisabeth II, et dont on prétend parfois qu’elle erre dans l’espace depuis près de 15 000 ans… Mmmh… C’est cela, oui…
Norstralie, quoi qu’il en soit, n’est pas une planète comme les autres. Les fermiers norstraliens y ont fait une découverte surprenante : leurs moutons géants y contractaient une bien étrange maladie, seule à même de produire le stroon, la drogue santaclara. Norstralie a ainsi le monopole du stroon. Or le stroon est la plus grande richesse de l’univers, puisque c’est cette drogue qui permet de prolonger la vie, jusqu’aux 400 ans autorisés pour chaque citoyen, et 1000 ans pour certains d’entre eux… On voit bien ici l’influence considérable de Cordwainer Smith sur la science-fiction ultérieure : de Norstralie à Arrakis, et de la drogue santaclara à l’Epice, il n’y a qu’un pas, que Frank Herbert franchira bientôt avec le talent que l’on sait dans son monumental Dune (Frank Herbert, semble-t-il, reconnaissait volontiers cette influence).
Par voie de conséquence, les Norstraliens sont, dans l’absolu, d’une richesse phénoménale. Dans l’absolu seulement : en effet, sur leur planète, les fermiers ont développé un système de taxation à l’importation extrêmement élevé (de l’ordre de 20 000 000 % !) leur permettant de maintenir leur rude mode de vie dans une atmosphère de simplicité volontaire, et d’éviter ainsi les fléaux de l’ambition et de la décadence. Les Norstraliens ne s’intéressent donc pas à la politique, et ne profitent pas de leur monopole pour étendre leur domination ; ils ne sont ainsi jamais rentrés en conflit avec l’Instrumentalité. Mais Norstralie a bien entendu suscité les convoitises… Les fermiers ont donc tout mis en œuvre pour se défendre efficacement : tout d’abord, l’élaboration du terrifiant système de défense des « titis chatons de la Mère Hitton » (voir La Planète Shayol) ; ensuite, un système drastique et autoritaire n’autorisant la survie – et éventuellement l’immortalité – que des habitants qui sont le plus à même de lutter pour protéger leurs fermes, devenant ainsi légitimement Seigneurs et Propriétaires : les handicapés, les faibles, etc., sont en principe impitoyablement éliminés par un jugement officiel quand ils atteignent l'âge de 16 ans.
C’est ainsi que l’on en arrive à Rod McBan, le 151e du nom. Rod McBan est un handicapé : ses facultés télépathiques sont déficientes, il est incapable de « koser » et « d’inteindre », mais saisit à l’occasion de manière incontrôlable toutes les pensées environnantes, ce qui le rend alors capable d’émettre de très dangereuses bombres télépathiques… Rod McBan a bénéficié quatre fois d’un sursis, et parvient enfin à convaincre le jury qu’il mérite de vivre ; âgé pour la quatrième fois de 16 ans, il devient ainsi officiellement Rod McBan151. Pourtant, l’Onseck ne l’entend pas ainsi : cet autre handicapé (il ne peut pas absorber le stroon, et est donc condamné à une vie brève) qui a pu échapper à la Chambre Hilarante ne tolère pas le jugement concernant Rod McBan, et cherche à s’en débarasser. Rod va donc interroger l’ordinateur familial, unique en son genre, sur la méthode à suivre pour triompher de son adversaire.
Et l’ordinateur lui suggère rien moins qu’un montage financier lui permettant d’acheter la Terre (je ne vais pas rentrer dans les détails, hein…).
Il le met en place.
Il gagne : Rod Mc Ban est l’homme le plus riche de tous les temps.
Il entame alors un dangereux périple vers sa nouvelle acquisition, lui permettant de s’éloigner des manœuvres de l’Onseck, et en profitant à tout hasard pour acheter la seule chose qui l’intéresse véritablement : un vieux timbre du XXe siècle…
C’est ainsi, pourchassé par les voleurs et les opportunistes, que cet adolescent handicapé sera amené à prendre l’apparence d’un sous-être félin, qu’il deviendra le compagnon de la superbe libre-fille C’mell, et qu’il servira les plans obscurs du Seigneur Jestocost et de l’E’telekeli.
Bilan : très positif. Norstralie (parfois connu sous le titre de L'homme qui a acheté la Terre, comme un contrepoint à L'homme qui vendit la Lune de « l'Histoire du futur » de Robert Heinlein...) reprend et approfondit tout ce qui fait l’intérêt des « Seigneurs de l’instrumentalité » (inventivité, érudition, grain de folie, multiples niveaux de lecture) sans tomber excessivement dans ses pires travers (ambitions poétiques maladroites, personnages indigents, récits anémiques, délires mystico-chrétiens…). Certes, tout n’est pas grandiose dans ce roman – le style, notamment, est assez pathétique, ainsi dans l'agaçant prologue… – mais les qualités l’emportent largement sur les défauts. Le lecteur ressent une véritable fascination pour la Norstralie comme pour la Vieille Terre et son Terraport de 24 km d’altitude, le Palais du Gouverneur de la Nuit et les Tréfonds où survivent malgré tout les sous-êtres, et pour tous ces personnages qui figurent parmi les plus réussis du cycle : Rod McBan, les Seigneurs Jestocost et Crudelta, les docteurs Vomact, C’mell, C’Williams le Maître-Chat, l’E’telekeli et son fils l’E’ikasus, tantôt singe chirurgien, tantôt oiseau christique…
Tout cela se lit très bien, comme un agréable compendium du cycle, bien géré, plutôt bien construit, et finalement passionnant. Norstralie constitue ainsi une des plus grandes réussites du cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité ».
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