TILLIER (Bertrand), A la charge ! La caricature en France de 1789 à 2000, Paris, Les Editions de l’Amateur, 2005, 255 p.
Ce n’est pas tous les jours que je m’offre ce qu’il est convenu d’appeler un « beau livre ». C’est qu’ils sont chers, les bestiaux. Et parfois un peu creux, au-delà de la richesse esthétique… Aussi, en-dehors de quelques ouvrages consacrés au cinéma (sur Kubrick, Hitchcock, ou le cinéma japonais...), je crois que c’est même une première. Il faut dire que, cet ouvrage évoquant une question indirectement en rapport avec mon objet de recherche, l’impulsion m’incitant à joindre l’utile à l’agréable n’en fut que plus grande. Et je peux d’ores et déjà reconnaître que je ne regrette en rien mon achat : non seulement A la charge ! La caricature en France de 1789 à 2000 est bien un « beau livre » riche en documents du plus grand intérêt, mais il est aussi un ouvrage parfaitement sérieux, un véritable travail universitaire (Bertrand Tillier est docteur en histoire de l’art et maître de conférence à l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, et cet ouvrage, « publié à l’occasion d’une exposition présentée au musée d’art et d’histoire de Saint-Denis », se fonde sur ses propres recherches et sur celles de ses étudiants dans le cadre d’un séminaire en 2004-2005), pertinent, original, et doté d’une bibliographie finalement assez abondante pour ce genre de publication.
Commençons néanmoins par préciser, ainsi que l’auteur le fait lui-même d’entrée de jeu, que A la charge n’a en rien pour objet de se livrer une étude exhaustive et chronologique de la caricature en France de 1789 à 2000. L’ouvrage est en effet construit selon une logique thématique, multipliant les allers-retours entre hier et aujourd’hui, en se focalisant sur quelques auteurs précis, aux styles, aux ambitions et aux idéologies bien différents. Il s’agit ainsi de cerner « l’objet » qu’est la caricature, dans une perspective où l’histoire de l’art (longtemps méprisante pour ce genre mineur, voué à l’éphémère et à la « blague », et réservé aux « peintres ratés ») se mêle sans cesse à l’histoire événementielle et politique, et à l’histoire des idées et des mentalités.
L’étymologie est ici assez intéressante. La caricature, en effet, désigne à l’origine la « charge » (de l’italien carico) : on désigne par-là la représentation picturale qui vise à « donner du poids […] ou du relief, alourdir ou appuyer, insister ou exagérer ». La charge, dans ce sens, est un exercice de style moqueur, qui trouve ses origines dans la Renaissance italienne, et est perçu généralement comme une sorte d’amusement pour l’artiste. Mais, très vite, « c’est aussi charger une arme à feu ; façon de considérer la caricature comme une arme capable de toucher, blesser, égratigner mais sans jamais tuer, pour attaquer sans relâche la victime offerte aux assauts répétés du dessinateur qui conduit la charge ». On comprend mieux ainsi le titre de l’ouvrage, ou encore l’aspect particulièrement frondeur de la superbe caricature de Jules Vallès par Gill (p. 165) : les caricaturistes devaient alors demander l’autorisation de les caricaturer à leurs « victimes », autorisation qui devait figurer sur le dessin ; Vallès se contente d’un lapidaire, général et éloquent « Chargez ! », qui fait du tout un cinglant plaidoyer pour la liberté de la presse. Exemple frappant du remarquable potentiel de subversion de la caricature, qui n’a pas manqué d’inquiéter très tôt les autorités : passée une première époque où la caricature est essentiellement un outil de propagande pour celles-ci (ce que l’on peut voir avec les caricatures scatologiques de David – oui, oui, le David – sous la Révolution puis dans la véritable « guerre des images » opposant la France à l’Angleterre à l’époque napoléonienne), la caricature devient bientôt l’apanage de l’opposition politique, qu’elle soit de droite ou de gauche, et les caricaturistes, au statut mal défini – artistes ? journalistes ? la question se pose encore aujourd’hui –, ne manquent pas de déchaîner l’ire du pouvoir, qui n’apprécie guère, à titre d’exemple, de se voir représenter sous la forme d’une poire (Louis-Philippe par Daumier, un classique du genre, qui sera souvent repris, jusqu’à devenir un véritable lieu commun).
L’ouvrage parcourt ainsi une multitude de thèmes concernant tant le métier de caricaturiste que les procédés de la caricature (les « grandes gueules », par exemple), leur impact, leur inspiration et leur complexe rapport à l’art « noble », notamment à la peinture, mais aussi à la sculpture : des caricaturistes aussi divers que Daumier, Tim ou Plantu étaient ou sont également des sculpteurs ; la sculpture, en donnant « matériellement » du relief, constitue alors un exercice parfait pour affiner les techniques de la caricature (chez Daumier ou Plantu), ou pour se les réapproprier dans l’art « noble » et lui donner ainsi un impact particulier, par exemple avec la statue de Dreyfus par Tim. De là, on peut se livrer à une étude passionnante concernant le rapport de la caricature à l’espace public (la caricature envahissant « la rue », qui est à bien des égards son domaine propre), mais aussi ses diverses déclinaisons : on peut ainsi établir une certaine filiation subversive entre les bustes de Daumier et les marionnettes contemporaines du Bébête Show ou des Guignols de l’Info (du moins, à l’époque où ils étaient encore drôles et cinglants…), en passant bien sûr par le Guignol lyonnais : ce n’est certainement pas un hasard si la marionnette vêtue de la blouse emblématique des canuts matraque à tours de bras d’infâmes pandores…
La caricature est en effet généralement la marque d’un profond engagement politique. S’il y a eu, dès le début du XXe siècle (et même avant, dans un sens, avec les parodies du Salon), une volonté chez certains caricaturistes de défendre leur profession dans une optique « corporatiste » dépassant les clivages politiques, il n’en reste pas moins que le caricaturiste est généralement « marqué », associé au journal qui le publie – ce qui peut à l’occasion susciter la parodie, d’ailleurs (ainsi p. 215, où Tignous, dans Charlie Hebdo, reprend les codes graphiques et les approches thématiques de Jacques Faizant et de Plantu), mais aussi de virulentes guerres fratricides entre caricaturistes irréconciliables (si l’on connaît tous la fameuse caricature de Caran d’Ache où un repas de famille dégénère parce que l’on a parlé de l’affaire Dreyfus, on connaît sans doute moins sa création avec Forain de Psst…!, périodique caricatural violemment anti-dreyfusard…).
Les formes de l’attaque, par ailleurs, peuvent être extrêmement diverses. Entre l’usage assez fréquent (et particulièrement sensible sous la Révolution) de la pornographie et de la scatologie pour littéralement « dégrader » la cible, et le sérieux, voire le tragique, de « Rue Transnonain, le 15 avril 1834 » de Daumier ou encore de « Victor Noir. Dessin d’après nature » de Gill (mais peut-on encore parler de caricature ?), en passant par le registre parodique (avec notamment d’innombrables variations sur Le Radeau de la Méduse) ou encore le symbolisme animalier ou végétal, il y a tout un monde. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire, à cet égard, de passer par l’attaque frontale pour atteindre la cible : la caricature de mœurs, ainsi, a une longue et riche histoire, du Robert Macaire et du Ratapoil de Daumier aux « beaufs » de Cabu, en passant par « l’intellectuel » de Caran d’Ache et les vacanciers de Reiser.
Le contexte joue d’ailleurs un rôle dans la forme de la caricature : la caricature de mœurs, ainsi, se fait plus fréquente dans les périodes de forte censure, en permettant de poursuivre la critique politique sans s’en prendre directement à telle ou telle personnalité, ce qui offrirait un prétexte à la répression. Se pencher sur l’histoire de la caricature, c’est nécessairement envisager par la même occasion l’histoire de la censure et de la répression des délits de presse, et ce de part et d’autre de la fameuse loi de 1881. Innombrables sont les caricaturistes qui ont eu maille à partir avec la justice, que ce soit sous la Monarchie, l’Empire ou la République : à vrai dire, la République de l’Ordre moral n’a ici rien à envier à l’Empire, et l’ère gaullienne à la Monarchie de Juillet ; et, au-delà de l’attaque personnelle, on constate l’indéniable récurrence de certains sujets tabous, comme la religion, ou peut-être plus encore l’armée, même au-delà de l'affaire Dreyfus : quand Aristide Delannoy représente le général d’Amade vêtu d’un tablier de boucher sanguinolent devant une montagne de cadavres pour dénoncer les massacres des guerres coloniales (p. 162), il est immédiatement condamné à une peine d’emprisonnement… ce qui n’empêche pas ses confrères, bien au contraire, de se porter à son secours en dénonçant par la même occasion les craintes des juges, des militaires, des curés et des bons bourgeois devant cet implacable terroriste qu’est le caricaturiste (ainsi Louis Morin, représentant Delannoy sous le titre « Le dangereux humoriste » à la une de l’Assiette au beurre : « Prenez garde !… Prenez garde !… Le voilà qui aiguise son crayon !… – ibid.). Si certains caricaturistes, au mépris des difficultés que cela peut entraîner, n’hésitent pas à privilégier l’outrance en toute circonstance – l’équipe d’Hara-Kiri, par exemple, ou Siné –, nombreux sont ceux qui admettent avoir à « marcher sur des œufs » sans pour autant que cela nuise à la pertinence de leur attaque (ainsi Gill dans un génial autoportrait à la une de L’Eclipse, intitulé « L’Eclipse et la censure » : le dessinateur, armé d’une gigantesque plume et les yeux bandés, navigue entre des œufs monumentaux étiquetés « police », « orléanisme », « bonapartisme », « lois », « question prussienne », « état de siège », « crise monétaire », « magistrature », « légitimité », « amendes », « intérieur », « extérieur », « pétitions », « vote » et « condamnations », mais aussi un gros œuf gris « gouvernement »… et un gros œuf rouge « Commune »… – p. 160).
Autant de problèmes qui se posent à vrai dire toujours aujourd’hui : à l’ère du « politiquement correct », et sans que l’on ait besoin pour autant de recourir au très efficace système de l’avertissement du Second Empire (mais, au-delà, n'oublions pas que la fameuse « Anastasie » renvoie à l'idée de « résurrection »...), l’autocensure est souvent plus néfaste encore que la censure ; Bertrand Tillier en fournit un exemple éloquent (pp. 171-172), avec Plantu qui abandonne de lui-même une caricature pertinente et cinglante sur la « repentance » de l’Eglise catholique pour la remplacer par un piètre dessin niaisement modéré, ce qui n’est guère à son honneur… Certains, heureusement, ne s’en embarrassent guère, ainsi Riss publiant le « bloc-notes de Francis Heaulmes » dans Charlie Hebdo ; d’autres, si leurs dessins sont refusés par une presse trop frileuse (même la presse satirique…), n’hésitent pas à les publier séparément (comme Cabu avec ses « caricatures sur l’abus sexuel d’enfants débiles par des pédophiles » ; ainsi, p. 173, cette vignette intitulée « Ballets bleus chez les petits débiles », où un gamin trisomique en costume de marin brandit une pancarte portant l’inscription « Laissez-nous l’illusion d’être aimés ! »).
Et depuis la publication de cet ouvrage, il y a eu, bien sûr, l’affaire des caricatures de Mahomet… L'écho rencontré par cette affaire, la vigueur du débat qu'elle a suscité (reconnaissons par ailleurs qu'on a dit beaucoup de bêtises de part et d'autre...), sa « récupération », même, dans certains cas (ainsi avec la chronique du procès de Charlie Hebdo par Sfar, reprise en volume dans Greffier) témoignent assez de la place qu'occupe encore aujourd'hui la caricature et de son impact potentiel, malgré le triste état de la presse d'information et a fortiori d'opinion. Et cet ouvrage vient ainsi à point nommé apporter une passionnante contribution à l'histoire, tant artistique que politique, de ce genre singulier, de cet « art mineur », qui peut à l'occasion bouleverser les consciences et ébranler les régimes.
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