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"Serpentine", de Mélanie Fazi

Publié le par Nébal

Serpentine.jpg

FAZI (Mélanie), Serpentine, préface de Michel Pagel, Paris, L’Oxymore - Bragelonne, coll. L’Ombre de Bragelonne, [2004] 2008, 317 p.
 
Attention, je vais commencer ce compte rendu par un pseudo-coup de gueule puéril, sans doute exagéré, et potentiellement de mauvaise foi. M’en fous, chuis chez moi, d’abord, alors zob.
 
Donc. On se plaint régulièrement, sur les fora consacrés aux littératures de l’imaginaire, du supposé mauvais état de la science-fiction (en en profitant, comme de juste, pour imputer ce scandale au succès impressionnant de la fantasy). Mais que devrait-on dire, alors, pour ce qui est du fantastique ! Aujourd’hui, j’ai le triste sentiment d’une quasi-inexistence du fantastique. En effet, à peu de choses près, le lecteur amateur du genre ne se voit offrir que deux possibilités dans le mince réduit qui lui est consacré, tout au fond de la librairie (probablement une zone non euclidienne...) : d’une part, il y a les gros best-sellers que l’on désigne parfois, avec un brin de mépris, comme appartenant à la mainstream horror (ce qui n’empêche pas, loin de là, d’y trouver d’excellents auteurs : Stephen King, Dan Simmons – souvent avec des vrais morceaux de science-fiction dedans –, Clive Barker – souvent avec des vrais morceaux de fantasy dedans –, etc.), et des novélisations pathétiques de pathétiques séries TV pour adolescentes pseudo-goth ; d’autre part, les classiques du genre, fin XIXe ou début XXe, qui ont pour bon nombre d’entre eux été absorbés dans la littérature générale. Entre les deux, rien, ou peu s’en faut : au-delà du fanzinat, pas de revue (si l’on excepte Le Visage vert, excellente revue, certes, mais tournée vers les auteurs anciens), peu d’auteurs récents (du moins s’assumant dans le genre : on parlera plus souvent de « littérature blanche », ou de fantasy urbaine, etc. ; enfin, en tout cas, depuis Poppy Z. Brite, j’ai rien vu passer… heu, je parle des bons auteurs, bien sûr : des ressucées stériles et écrites avec les pieds des grands mythes du genre, vampirisme en tête, à destination des flap-flaps juvéniles, on en a bien des livraisons régulières...).
 
Or Mélanie Fazi écrit du fantastique. Mieux : si elle a publié deux romans, elle a avoué son attirance particulière pour la nouvelle, forme singulièrement adaptée au genre, mais réputée impubliable. Elle est pourtant publiée ! Deux de ses recueils viennent en effet de paraître chez Bragelonne (dans la collection L’Ombre de Bragelonne, peu ragoûtante jusque-là), le tout nouveau tout beau Notre-Dame-aux-Ecailles (dont je vous reparlerai bientôt), et ce très bon Serpentine, qui avait été précédemment publié aux défuntes éditions de l’Oxymore, et avait reçu quelques critiques flatteuses, ainsi que quelques récompenses non négligeables (dont le Grand Prix de l’Imaginaire 2005).

Et tout cela est amplement mérité. Michel Pagel, dans sa sympathique et amusante « Préface » (pp. 5-12), ne tarit pas d’éloges à propos du jeune auteur qu’est Mélanie Fazi. Et il a bien raison : si l’on sent encore ici ou là quelques maladresses de débutante, le tout est quand même fort bien troussé, finement écrit, émouvant, et revisite les thèmes classiques du genre avec une élégance qui n’appartient qu’aux meilleurs ; et, comme les meilleurs, elle sait remarquablement maintenir l’ambiguïté qui fait les grands textes du genre, où l’interprétation des événements selon une grille rationnelle ou surnaturelle, naturaliste ou allégorique, est le plus souvent laissée au libre choix du lecteur (le fantastique de Mélanie Fazi est souvent très diffus, n’intervenant que par petites touches d’étrangeté). Oui, on tient bien là un auteur à suivre.
 
« Serpentine » (pp. 15-41), ainsi, se lit très bien : la plume est fluide, le ton juste ; il y a bien une atmosphère particulière dans cette nouvelle prenant place dans un salon de tatouage, une émotion, un sens de la « fêlure » (le mot revient souvent quand on parle de Mélanie Fazi) ; un petit côté vaguement ado gogoth, aussi (l'auteur se défend de tout rattachement à la subculture gothique, mais on va dire que ce préjugé qui revient souvent n’est guère étonnant…), mais pas désagréable, puisque le talent est là. Si la nouvelle vaut plus pour son atmosphère que pour sa chute, elle n’en est pas moins réussie. Sans être exceptionnel, c’est un bon texte ; et c’est déjà pas mal.
 
La suite est bien meilleure, pourtant. Et ce dès « Elégie » (pp. 43-55), troublant monologue d’une mère, tout de douleur et de folie, qui saisit le lecteur aux tripes. Et l’on franchit encore un cran supplémentaire avec la superbe « Nous reprendre à la route » (pp. 57-85) : une nouvelle plus éthérée, contemplative, sombre et touchante, sur les étranges rencontres faites par une voyageuse sur une aire d’autoroute…
 
On retrouve ensuite un certain émoi adolescent auto-destructeur, voire masochiste, dans deux jolies nouvelles très fortes, la troublante « Rêves de cendre » (pp. 87-108), puis l’émouvante « Matilda » (pp. 109-144), que l’on sent toute en réminescences personnelles, et bien évocatrice de la passion de l’auteur pour la musique.
 
On change totalement d’atmosphère avec « Mémoires des herbes aromatiques » (pp. 145-167), charmant conte cruel de fantasy urbaine prenant pour cadre un restaurant grec tenu par une certaine Circé… La chute est téléphonée, le fond peut faire sourire, mais l’intérêt est bien là ; une nouvelle qui donne l’eau à la bouche !
 
Après quoi, « Petit théâtre de rame » (pp. 169-207), qui retrouve l’importance du cadre de « Serpentine » et plus encore de « Nous reprendre à la route », est probablement une de mes nouvelles préférées de l'ensemble du recueil ; une fois de plus un texte touchant et vrai, où le fantastique s’immisce par de petits riens : c’est tout un monde que l’on contemple le long de la ligne 5 du métro parisien ; j’ai pensé, à la lecture de ce texte, à Neil Gaiman dans ses plus belles réussites (dans Sandman, dans certains textes de Miroirs et fumée…) : le cadre est familier, l’auteur se contente de pointer du doigt, l’air de rien, le petit détail qui confère à chaque endroit, à chaque personnage, son caractère unique insoupçonné. Une performance.
 
Mais « Le faiseur de pluie » (pp. 209-247) est également une réussite. Un joli texte contant l’étrange rencontre faite par deux enfants dans la maison de leur grand-mère, en Italie, où ils s’ennuient désespérement ; un récit émouvant et juste, à la nostalgie finement disséminée.
 
Et si les deux dernières nouvelles, « Le passeur » (pp. 249-271) et plus encore le western fantastique de « Ghost Town Blues » (pp. 273-315), qui tranche passablement sur les textes précédents, sentent davantage les textes de jeunesse, avec leurs défauts inhérents, ils n’en sont pas médiocres pour autant, seulement moins bons ; autant dire pas mal du tout.

Serpentine
constitue donc bien un très bon recueil de nouvelles, qui laisse augurer du meilleur pour la suite. Tout cela est encore un peu jeune, on ne criera pas à la perfection ou au chef-d'oeuvre ; mais c'est le plus souvent remarquablement juste, ce qui pardonne bien des choses. Et j’aurais d’ores et déjà envie de dire, après cette seule lecture, que Mélanie Fazi figure parmi les auteurs français de l’imaginaire dont je vais suivre avec attention la carrière future, aux côtés de Catherine Dufour, Xavier Mauméjean et probablement Jérôme Noirez (pour lui, je devrais pouvoir confirmer très prochainement...). A suivre très bientôt avec Notre-Dame-aux-Ecailles.

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N
Mazette ! Que d'enthousiasme ! Mais tu as bien raison. "Notre-Dame-aux-Ecailles" est également très intéressant, il devrait te plaire, je pense.
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G
C'est absolument impressionnant. Merci à Nébal pour me l'avoir fait découvrit et merci à Mélanie pour l'avoir écrit.<br /> J'ai chroniqué là : http://quoideneufsurmapile.blogspot.com/2008/04/ophidienne.html pour dire tout le bien que j'en pensais et pousser les gens à le lire mais les mots de ma chronique sont en-dessous de l'émotion que j'ai resenti.
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N
Ah, ouf, j'ai bien fait de m'accorder un sursis, alors. ;)
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M
Pas la peine d'aller se pendre (pas tout de suite ;)), certaines "références" sont plus des déclics dont vient l'inspiration que des clins d'oeil à décoder. J'en ai rendu certains plus évidents dans "Notre-Dame-aux-Ecailles" parce que le contexte semblait s'y preter, mais il n'y a pas forcément à chercher plus loin. Enfin je crois. ;)
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N
Patti Smith. Bien sûr... Je vais me pendre tout de suite pour expier ma faute.<br /> <br /> Mais sinon, vi, la culture "rock au sens large", ça se sent. Plus encore dans "Notre-Dame-aux-Ecailles", dès la dédicace ! ^^ Compte rendu pour bientôt, au fait (mais faut peut-être que je le retarde, on se plaint que j'en fais trop, pfff...).<br /> <br /> Et merci à vous, M'dame, pour toutes ces nouvelles qu'elles sont ben chouettes.
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M
Pour "Elégie", ce n'est pas New Order, plutot Patti Smith... mais c'était bien essayé. Aucun lien en effet avec la revue Elegy. Il se peut effectivement que pas mal de thèmes sur lesquels j'écris renvoient à la culture gothique, mais ma culture musicale est plutot le rock au sens large.<br /> <br /> Merci beaucoup en tout cas pour cette chronique intéressante et détaillée (et désolée s'il manque quelques accents dans ce message, je galère sur un clavier qwerty).
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N
"LE PUBLIC A TOUJOURS RAISON.<br /> Le problème , c'est que vous êtes deux.<br /> Si vous étiez trois, à la rigueur…"<br /> <br /> Ben ça y est. ^^ Pas bien compliqué, franchement. Les lecteurs assoiffés de fantastique sont nombreux, ils se cachent, c'est tout...<br /> <br /> Sinon, sans virer dans le quasi-militantisme d'Epikt, sûr, dans l'immédiat en tout cas, il nous reste cette possibilité. Oui, la collection Interstices a tout compris. Et au-delà, chez les généralistes, on peut bien trouver quelques pépites fantastiques ou "fantastiquisantes" (beuh...) ; tiens, je citerais bien Yoko Ogawa, par exemple.<br /> <br /> Mais sans faire dans l'intégriste de la frontière, et sans sombrer dans le mépris de la "littérature générale" (d'autant que la dilution dans la "blanche" n'est pas forcément un mal, c'est certain), je regrette quand même que le genre, en tant que tel, fasse figure de parent pauvre dans les littératures de l'imaginaire, et qu'il manque autant d'identification...
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L
J'aime aussi le fantastique et "Serpentine" et "Notre-Dame-aux-Ecailles" va très vite rejoindre ma pile d'autant plus qu'il s'agit de recueil. J'ai un énorme faible pour ce format qu'est la nouvelle. Parmi les auteurs que tu cites comme étant à suivre, je rajouterais Armand Cabasson. Il a publié un recueil "Loin à l'intérieur" chez l'Oxymore et "Le poisson bleu nuit" chez Nuit d'avril. ce sont à mes yeux 2 véritables coups de coeur.
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G
LE PUBLIC A TOUJOURS RAISON.<br /> Le problème , c'est que vous êtes deux.<br /> Si vous étiez trois, à la rigueur…
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E
Le fantastique n'intéresse personne ? c'est bien dommage.<br /> De mon coté je suis de plus en plus convaincu que l'avenir de l'imaginaire (comme genre littéraire) passe par le fantastique (léger et/ou sournois bien entendu, pas des cochonneries avec des vampires), et ce que Berthellot appelle "transfiction". Bref, je scande "A mort la SF ! A mort la fantasy !", suis-je par la même occasion tenté par une reconnaissance/assimilation par le courant mainstream ? ça ne m'empêche pas de dormir pour autant. Car justement si besoin j'irai chercher ma came dans les rayons "littérature" (la bonne blague !), quitte à y trouver des collections d'imaginaire travesties (l'excellente collection Interstices de Calmann Levy, qui a décidément tout compris).<br /> Mais même chez les spécialisées on trouve des trucs intéressants, Graham Joyce (traduit par Mélanie Fazi d'ailleurs), Noirez ou Piccirilli pour les exemple "récents" qui me viennent à l'esprit (certes, c'est pas le raz de marée).<br /> <br /> (en passant, Mélanie fait des gâteaux délicieux et à bon goût en matière de fwhisky)
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