"Les enfants de Hurin", de J.R.R. Tolkien
TOLKIEN (J.R.R.), Les enfants de Hurin, édition établie et préfacée par Christopher Tolkien, traduit de l’anglais par Delphine Martin, illustré par Alan Lee, [Paris], Christian Bourgois, [2007] 2008, 297 p.
Un « nouveau » Tolkien, un « inédit » de Tolkien. Allons bon ! Guère étonnant, ceci dit, après le vaste succès commercial de l’adaptation du Seigneur des anneaux par Peter Jackson, que cette étrange et tardive publication suscite un fort engouement. Mais peut-on véritablement parler d’un « nouveau » Tolkien, d’un « inédit » de Tolkien ? Non. Les enfants de Hurin n’a rien d’un manuscrit perdu, retrouvé au fin fond d’un coffre poussiéreux. Il s’agit bien d’un patchwork, reconstitué artificiellement par Christopher Tolkien (le fils de l’auteur, et son principal exégète) en se fondant sur divers brouillons ayant tous trait à une même œuvre inachevée, le Narn I Chîn Hurin, ou Conte des enfants de Hurin, un des principaux « Contes du Beleriand » décrivant les événements majeurs du Premier Age. Une œuvre inachevée, donc, et dont les brouillons qui ont servi de base pour cette édition renvoient à différentes époques : la première idée de ce conte (et des autres, d’ailleurs, comme celui de Beren et Luthien) a germé chez l’auteur en 1917 ; mais il continuera d’y travailler bien des années, sous des formes différentes (hésitant entre prose et poésie) ; il interrompra son travail à maintes reprises, notamment pour écrire Bilbo le Hobbit ; après une nouvelle reprise plus productive, il s’interrompra à nouveau, son éditeur lui réclamant « une nouvelle histoire de Hobbits »… qui sera rien moins que Le Seigneur des anneaux. Après une quinzaine d’années de travail sur le grand-œuvre, dans les années 1950, Tolkien reviendra à son Narn… mais ne l’achèvera jamais sous une forme complète, revue, corrigée et destinée à la publication.
Les éditions Christian Bourgois publient pourtant aujourd’hui Les enfants de Hurin, dans une superbe édition agrémentée de somptueuses illustrations d’Alan Lee. Et honnêtement, pour ma part, je craignais le pire devant cette publication annoncée en fanfare. Parce que cela fait quelques années maintenant que Christopher Tolkien, après avoir publié le très bon Silmarillion et les inégaux Contes et légendes inachevés, s’est lancé dans une vaste exégèse érudite et souvent rebutante à partir des manuscrits inédits de Tolkien, désignée collectivement comme « L’Histoire de la Terre du milieu ». Et là, problème...
(Flashback – avec un flou artistique et une teinte sépia.)
Je confesse avoir été, durant mon adolescence boutonneuse, un tolkienophile acharné. Après une première tentative infructueuse à l’âge de 10 ans (me souviens encore m’être arrêté au « Conseil d’Elrond », long chapitre qu’il était un peu trop too much pour le jeune couillon que j’étais…), Le Seigneur des anneaux est devenu un de mes livres phares, je l’ai lu, relu et re-relu, après quoi j’ai bouffé à tort et à travers tout ce que je pouvais trouver de ou sur Tolkien ; autant dire, à peu de choses près, que c’est l’auteur qui m’a donné le goût de la lecture en général, et des littératures de l’imaginaire en particulier. Oui, j’étais bien un intégriste, un fan décérébré, un gros geek atteint de collectionnite aiguë ; du genre à connaître sur le bout des doigts (ou presque) les généalogies des principaux personnages et la chronologie de la Terre du milieu. Argh.
... Pas tout à fait, pourtant. En effet, un jour, je me suis procuré le tout nouveau tout beau Livre des contes perdus, premier volume de « l’Histoire de la Terre du milieu »… et j’ai perdu la foi. Une lecture particulièrement éprouvante (aggravée par l’affreuse traduction française d’Adam Tolkien, le petit-fils de l’auteur), puzzle incompréhensible de fonds de tiroirs et de brouillons divers et variés totalement imbitables, quasiment dénués de récit, témoignant certes de la création cohérente et parfaitement pensée d’un univers d’une richesse incomparable, mais pour le coup trop dense, jusqu’à l’écoeurement : dans chaque paragraphe, le pauvre lecteur se retrouvait bombardé de noms de personnages et de lieux totalement compréhensibles, et le riche appareil critique de Christopher Tolkien, loin d’en éclairer la lecture, ne faisait que la rendre plus hermétique encore.
Une précision, à tout hasard : je ne considère pas ce genre de publications comme une imposture illégitime (du genre des préquelles ou séquelles de Dune par un fils indigne), ou une quelconque escroquerie ; ces textes, en tant que tels, ne sont pas forcément inintéressants : seulement, ils dépassent le jugement esthétique ; on ne peut pas dire « c’est génial » ou « c’est nul » : seulement en apprendre un peu plus sur la Terre du milieu et le travail de Tolkien. Dans un sens, on pourrait donc comparer cette publication à celle, par exemple, des brouillons de Kafka : ce n’est certainement pas moi qui trouverais à y redire ! Le problème est que ces livres ont été vendus pour ce qu’ils ne sont pas : on ne peut pas y voir à proprement parler des œuvres de Tolkien ; il s’agit de documents, tout à fait imbitables pour le commun des mortels, mais éventuellement passionnants pour les exégètes. Mais seulement pour ces derniers…
Une nouvelle tentative, plus récemment, avec La Formation de la Terre du milieu, n’a fait que confirmer cette première impression que je n’avais admise qu’à contre-cœur : c’était tout simplement illisible, et parfaitement chiant pour le quidam ; et je devais bien le reconnaître (horreur glauque !) : contrairement à ce que je croyais autrefois, j’étais bel et bien moi même, à l’évidence, un quidam…
(Fin du flashback, et donc du flou et du sépia. Hop.)
D’où, à l’annonce de la publication des Enfants de Hurin, j’ai eu peur… Pourtant, on disait ici ou là, que, non, ça n’avait rien à voir avec « l’Histoire de la Terre du milieu » ; et que c’était bien, même ; voire très bien.
J’ai été faible. Je suis venu, j’ai achetu, j’ai lu.
Et je peux maintenant le dire : ça n’a effectivement rien à voir avec « l’Histoire de la Terre du Milieu » ; et même, c’est bien ; voir très très très très bien (rhaaaaaaaaa ; résurgence de tolkienite). Les premières pages sont redoutables, pourtant : la préface de Christopher Tolkien est à peu près aussi illisible que d’habitude, et le tout début du conte abonde en références généalogiques et chronologiques totalement incompréhensibles. Mais sans les abondantes notes du fiston. Et bien vite, on se retrouve devant un récit, un vrai récit, palpitant et cohérent, et qui – gloria allelujah ! – peut-être lu, compris et apprécié sans que l’on soit pour autant titulaire d’un doctorat en Histoire de la Terre du milieu. Ouf…
Reste la question de la légitimité de cette publication : encore une fois, il ne s’agit pas, comme on l’a dit parfois, « d’un » texte de Tolkien, mais d’une reconstitution a posteriori par Christopher Tolkien, empruntant à diverses sources rédigées à différentes époques. Mais, soyons francs, se montrer trop critique ici témoignerait sans doute d’une certaine mauvaise foi ; et l’on pourrait renvoyer à nouveau à la publication des œuvres de Kafka par Max Brod, et notamment à celle du Procès…
Un point, ceci dit : il ne s’agit en aucun cas d’une « nouvelle » histoire. Dans Les enfants de Hurin, c’est essentiellement l’histoire du fils, Turin, que l’on suit. Or, cette histoire, les amateurs de Tolkien la connaissent déjà : outre les références qui y sont faites, comme aux autres « contes du Beleriand », dans Bilbo le Hobbit et plus encore dans Le Seigneur des anneaux, les grandes lignes du Narn figuraient déjà dans Le Silmarillion, et on en trouvait même, si je ne m’abuse, une ébauche incomplète dans les Contes et légendes inachevés.
Replongeons-nous donc au cœur du Premier Age, et peut-être dans ce qui fut sa plus sombre période. Hurin est, avec son frère Huor, un des principaux chefs des Edains (les humains) alliés aux Elfes (et notamment à Turgon, le seigneur de Gondolin, la cité cachée) contre les hordes de Melkor, ou Morgoth (le premier Seigneur ténébreux, le maître de Sauron, et un Valar, cette fois : l’allusion à Lucifer devenu Satan ne saurait faire de doute). Mais Hurin est capturé lors de la terrible bataille des Nirnaeth Arnoediad, visant à porter un coup décisif aux hordes d’Angband, mais qui se soldera par un tragique échec. Morgoth, qui entend connaître le secret de Gondolin et se venger de l’arrogance de Hurin, lance une terrible malédiction sur les enfants que le malheureux guerrier a eu avec la majestueuse Morwen, à savoir le fougueux Turin et la belle Niënor. Et nous suivrons alors essentiellement le périple de Turin, arrogant seigneur en exil qui traîne partout où il se rend la malédiction de Morgoth, entraînant le malheur et la mort de ses proches et de ses amis, tout le long d’une sanglante et sombre saga culminant dans le tragique combat contre l'effroyable Glaurung, le premier des dragons, et les conséquences épouvantables pour Turin et Niënor des ruses du Grand Ver…
Il s’agit bien de Tolkien, et d’un très grand Tolkien. Attention, cependant : pas celui de Bilbo le Hobbit ou du Seigneur des anneaux, mais celui, plus austère, du Silmarillion. Pour ce qui est de la forme comme de la narration, le récit des Enfants de Hurin emprunte en effet aux chroniques et aux sagas de jadis, aux Niebelungen, à Tristan et Yseult, à Beowulf, etc. (et, au-delà, à Sophocle, à Homère et à la Bible, et à bien d’autres sources encore…). Le récit est dense, l’action soudaine, les descriptions rares, et les dialogues grandiloquents au possible. Mais il y a bien, dans Les enfants de Hurin, ce souffle épique incomparable qui n’appartient qu’à Tolkien, et son intelligence du propos, sa cohérence, son érudition, sa profondeur, qui en font un modèle souvent imité mais jamais égalé. Certains passages sont véritablement saisissants, et le tout est étrangement prenant… et beau. De la beauté triste et hautaine des grands mythes. La conclusion shakespearienne est un très grand moment, de ce point de vue.
Il est d’ailleurs intéressant de noter, à cet égard, les parallèles que l’on peut établir entre Turin et deux autres figures majeures de l’heroic fantasy (sans que l’on puisse parler d’une influence). Ainsi, on remarquera que Turin, contrairement au reproche qui est souvent fait (à tort, à mon sens) à Tolkien n’a rien d’un héros sans peur et sans reproche vivant dans un monde manichéen. Turin est en effet un personnage arrogant, impulsif, brutal, parfois même franchement stupide, et à la moralité variable. Du coup, tout au long de son périple où il est tour à tour quasi-orphelin élevé loin de chez lui, guerrier solitaire, chef d’une troupe de hors-la-loi, général, grand seigneur, simple forestier, etc., il ne manque pas, à l’occasion, de faire penser à une version « high fantasy » du Conan de Robert E. Howard ; de même pour son mépris des dieux, maintes fois affiché, son refus du destin qui lui est promis (d’où le surnom de Turambar, « maître de son destin »), sa farouche volonté de se battre seul contre tous, s’il le faut. Mais, sous cet angle, il fait aussi et surtout étrangement penser à Elric : de même que le prince albinos de Moorcock, il est à certains égards un jouet des dieux qui entend bien se rebeller contre ces manipulations ; et, surtout, du fait de la malédiction de Morgoth, il est voué à entraîner le malheur des siens, et souvent à provoquer leur mort… surtout à partir du moment où il se retrouve armé d’une dangereuse épée runique, une épée noire…
Je ne saurais garantir que la lecture des Enfants de Hurin sera à même de satisfaire tout un chacun, ni même tous les amateurs du Seigneur des anneaux. Mais je sais que j’y ai pour ma part retrouvé le Tolkien que j’adulais dans mon adolescence, et que je me suis régalé devant ce bel ouvrage (mentionnons encore une fois les fabuleuses illustrations d’Alan Lee !), superbe machine à rêver comme on n’en voit que rarement. A mille lieues de la sinistre cohorte de plagiaires qu’il a hélas engendré, Tolkien est décidément, de par son imagination, son souffle, sa cohérence et son érudition, l’incarnation même de l’heroic fantasy de qualité.
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