"La rage dans le troupeau", de Pierre Pelot

PELOT (Pierre), La rage dans le troupeau, ou : Les hommes de picro-magnon, Paris, Pocket, coll. Science-fiction, 1979, 215 p.
C’est bien, les amis qui vident leur bibliothèque. L’autre jour, je me rendais innocemment chez un couple de gens très fréquentables, quand bien même elle est Basque et il est Corse (boum). Il s’agissait seulement de faire une chouette partie d’un fort sympathique jeu de plateau que je vous recommande par la même occasion (sans toucher la moindre commission, alors ça va), à savoir Zombie : la blonde, la brute et le truand. Et voilà-t-y pas que, déambulant dans l’appartement, je tombe sur la bibliothèque de miss K. Je vois des bouquins de SF (« Tiens ! je savais pas que… ») ; je demande naïvement si je peux en emprunter quelques-uns, histoire de. Réponse stupéfiante : « Vas-y, sers-toi, et c’est cadeau, de toute façon je les ai lus, et ça fera un peu de place. Je les avais pas achetés, on me les avait donnés, et là je fais pareil. C’est bien de faire tourner les livres… » Echange, partage, générosité ; main sur le cœur et poing dressé (elle milite à la LCR, en plus d’être Basque). C’est admirable. D’où je me suis servi comme un (petit et raisonnable) sagouin. C’était notamment l’occasion de jeter un œil à des auteurs que je n’avais jamais eu l’occasion de lire jusqu’alors, à savoir Pierre Pelot et Michel Jeury. Bouquins pris, donc, sur la seule foi du nom de l’auteur.
Va pour le Pelot. La rage dans le troupeau, bouquin paru en 1979 et semble-t-il pas réédité depuis. Pas un incontournable de l’auteur, à ce que j'ai pu en lire ici ou là, mais bon, la quatrième de couv’ précisait déjà, à l’époque, qu’il « a écrit en moins de dix ans plus de soixante-dix romans ». Ah ouais, quand même ! Suit une mention destinée à rassurer le Nébal : « Mais ce recordman de vitesse sait aussi manifester les qualités d’un remarquable styliste […]. » Ah, bon, ben ça va, alors. Tentons.
Nous sommes en 2030, et en Bretagne.
Donc il pleut.
Mais alors beaucoup beaucoup. L’action du roman tient en une nuit de tempête, et reconnaissons d’emblée que l’atmosphère est très réussie. Ca pleut, ça mouille, c’est la fête à la grenouille. Enfin, façon de parler : disons que la pluie battante n’est qu’un souci de plus sur les épaules du pauvre Ruiz Doiewski, qui en avait déjà pas mal sans ça. Minable petit flic de l’environnement échappé d’un film noir post-moderne, il fait une étrange rencontre alors qu’il achevait sa tournée et se rendait enfin chez lui. Sous la pluie, donc. Deux types qui se battent pour une valise (p. 31) :
« Sans réfléchir davantage, poussé par l’automatisme de ses habitudes, il ouvrit sa portière.
« Plus tard, il comprit une chose : s’il avait dû réfléchir une fois – une seule fois – dans sa vie, et ne pas faire ce que lui dictait son devoir professionnel, c’était à ce moment-là. Il ne réfléchit pas. Il fit ce que lui dictait son devoir professionnel.
« Tout à fait connement. »
Deux morts plus tard, Doiewski se retrouve en possession de la mystérieuse valise ; il ne dispose d’aucun moyen de l’ouvrir, et ne sais pas ce qu’elle contient. Le lecteur pas davantage : à l’évidence, ce doit être un MacGuffin… Cela dit, on sait au moins une chose que Doiewski ignore : un vol a été perpétré dans un centre de recherches appartenant au Parti Social, le parti d’opposition au niveau global. Et le Parti Social a les glandes, d’autant qu’il est tenu de prévenir le Parti Libéral, dominant, de l’effraction ; ledit Parti Libéral est fort intrigué par cette affaire. Il faut y rajouter le Parti Neutre, bien sûr, dominant dans le coin, et auquel appartient Doiewski (tout le monde appartient à un Parti, c’est un élément indispensable de l’identité) ; ou plutôt les Partis Neutres, puisqu’il y a une myriade de groupuscules aux dents longues là-dedans, qui pourraient bien vouloir tirer parti (aha) du marasme ambiant. Ah, et puis la Police de Contrôle est au courant, bien sûr. Et tout ce petit monde a ses propres services secrets à la gâchette facile et amateurs de torture porno-shampouineuse. Et tout ce petit monde, complètement paumé dans l’affaire et ne sachant rien sur rien, espère bien obtenir d’indispensables réponses de l’inconnu et insignifiant Doiewski… qui n’en sait pas davantage. En l’espace de quelques heures, les cadavres vont se ramasser à la pelle…
La rage dans le troupeau, c’est d’abord et avant tout une série B sympa, connotée excessive et absurde, et donc jubilatoire. Quelque part entre SF, film noir et survival, avec pas mal d’action, quelques courses-poursuites, et une grosse dose de suspense et de mystère. Avec Doiewski en Bogie, imper et chapeau mou, la nuit, sous la flotte, coursé par des men in black concurrents. Et régulièrement, on a même une bonne dose de gore bien sadique et cracra, façon film d’exploitation salement racoleur. Ca crève à foison, chouette. Dans l’ensemble, c’est assez rondement mené, et parfaitement jouissif, jusqu’au twist final, tellement inévitable qu’il n’a plus rien d’un twist, comme d’hab’ (et la confirmation de la vacuité du MacGuffin, comme d’hab’ aussi…). Une série B honnête et distrayante, quand bien même elle n’apporte rien de bien neuf.
Une chose qui ne gâche rien : la plume de Pelot est le plus souvent assez sympathique, dynamique, parfois drôle, pertinente ; l’ambiance, encore une fois, est excellente, et le falot Doiewski finalement très attachant. C’est qu’il est humain, ce médiocre pris subitement d’ambitions auparavant inconcevables (pp. 70-71) :
« Regarder couler les jours et les nuits, sans vouloir se rendre compte qu’ils sont toujours pareils, les jours et les nuits, toujours pareil ! Sans vouloir regarder ça en face, cette terrifiante évidence, ce rideau de brouillard pesant comme l’univers et ses étoiles. Sans vouloir admettre que les jours et les nuits vont poursuivre leur défilé, comme des rouages de chrono, tic-tac, tic-tac, et que demain sera aussi creux qu’aujourd’hui ou hier. Il n’y a pas de tempêtes sur la mer. C’est une idée qu’on se fait. Une illusion. La preuve : ça se calme toujours, et ça redevient comme avant. La mer est étale.
« Pas vrai, Ruiz ?
« Pas vrai, Ruiz Doiewski, énième du nom, dans une lignée de Doiewski tous pareils, comme les jours ou les nuits qui les ont vu naître et vivre et mourir, répétition éternelle du même fœtus primitif programmé à la neutralité, destiné à « regarder ce qu’on offre, en faisant la gueule », et à bouffer des miettes. Des miettes d’une espèce de gâteaux pas franchement mauvais, mais des miettes.
« Et moi je veux de la crème, pensa Ruiz.
« Tout à coup.
« Lumineux.
« Transi, fiévreux, mal fichu, ahuri : mais, oui – lumineux.
« Et moi j’ai envie de courir, t’entends ça, papa ?
« Au volant de cette voiture, de sa voiture, de son outil de travail, bousculé contre son gré depuis un bon bout de temps, comme un rat de laboratoire fuyant de toutes ses forces dans le dédale, voilà qu’il avait envie de courir – cette envie que jamais Chris Doiewski le père, Chris le grand-père, Chris l’ancêtre du fond des âges, n’avai(en)t eue.
« Ca lui tombait dessus. A Lui.
« Ca éclatait. Comme un volcan.
« Tu verras, ça changera.
« Tout à fait d’accord, Ruiz, ça va changer.
« La lignée des Doiewski s’engloutit ici. Dans la tête de son dernier représentant. »
(J’aime bien ce passage, moué…)
Le petit plus, c’est une virulente satire politique, caustique, cynique, absurde et passablement dépressive (i.e. drôle). Pierre Pelot donne le ton dès la double exergue empruntée à Bukowski, dont je retiendrai ici la première (p. [7]) : « La différence entre une démocratie et une dictature, c’est qu’en démocratie tu votes avant d’obéir aux ordres. » Le système décrit dans La rage du troupeau est en effet assez clairement démocratique, jusqu’à l’absurde : les élections sont fréquentes, tout le monde doit voter, entre temps tout le monde est sondé en permanence, et les partis gèrent le tout. Ce qui change plus ou moins la donne, selon l’angle de vue (pp. 46-47) :
« La guerre, songea J.M. Lawe. C’était fou. A imaginer, à concevoir. Il n’essaya pas. La guerre était morte – la guerre de jadis. Une autre, éternelle, se poursuivait à longueur de jours, souterraine ou maquillée, travestie – et on ne la reconnaissait pas. L’arme absolue, c’était l’urne électronique, c’étaient les implants de sondage que des armées de mercenaires-sondeurs à la solde des principaux Instituts d’Information utilisaient pour mitrailler les électeurs, sans douleur, en secret… Les armes, c’était l’intox et la propag effrénées, et les impacts éclatant dans la tête des gens pour les transformer en victimes vivantes (finis les cadavres sur les champs de bataille !) qui ignoraient tout de leur état, s’imaginaient toujours conscients, responsables, utiles, efficaces, et qui VOTAIENT. Selon les règles démocratiques du pouvoir. Qui donnaient leur avis, persuadés qu’ils étaient d’agir en toute lucidité, de prendre leurs décisions tout seuls, de jouer un rôle important… Le pouvoir aux électeurs : voilà ce qu’était devenue la bombe à hydrogène. Elle explosait trimestriellement. Elle faisait des ravages calculés qui ne répandaient pas une goutte de sang. »
(Là encore, j’aime bien… Et j’aime beaucoup l’idée des « mercenaires-sondeurs », très importante dans le récit ; en 1979, c’était plutôt visionnaire, trouvé-je…)
Bilan très positif, donc. Sans rien révolutionner, sans se montrer trop prétentieux, La rage dans le troupeau est un bon petit bouquin de SF, divertissant et un peu plus que ça, alors que demande le peuple ?
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