"Ange mémoire", de Robert Charles Wilson
WILSON (Robert Charles), Ange mémoire, traduit de l’américain par Gilles Goullet, [Paris], Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [1987] 2008, 320 p.
Soyons originaux, et commençons par une banalité : Robert Charles Wilson, c’est bon, mangez-en. Là, c’est fait. Comme beaucoup j’imagine, moi, Nébal, triste cuistre, j’avions découvert Robert Charles Wilson avec son prix Hugo (enfin obtenu après plusieurs nominations) Spin ; un prix Hugo ô combien mérité (une fois n’est pas coutume), pour un excellent roman de science-fiction, à la fois inventif et référentiel, humain et pointu, fascinant et émouvant… Bref : Spin, c’est bon, mangez-en. Et plus vite que ça, même ; il sera bien temps, ensuite, de passer à sa suite Axis (que je n’ose encore aborder dans la langue de Shakespeare, because of que I am pas super good in anglais… sauf qu’il faudra encore patienter au moins un an, semble-t-il, avant d’en voir la traduction débouler en Lunes d’encre, argh). Expérience concluante, poursuivie peu de temps après avec Les chronolithes, qui annonçait déjà pas mal Spin, et était ma foi bien bon. Ces deux romans – ainsi qu’une nouvelle dans Bifrost – ont amplement suffi pour me convaincre de l’intérêt de Robert Charles Wilson, auteur que je place bien au-dessus du lot, tout au sommet de la pyramide, là où l’on ne trouve que les meilleurs. Aussi, très logiquement, Darwinia a-t-il rejoint ma pile à lire… mais je n’ai toujours pas trouvé le temps de m’y jeter corps et âme. Argh.
Puis, il y a peu, voilà-t-y pas que Lunes d’encre et Folio-SF, les deux collections publiant l’œuvre du monsieur en France, ont sorti exactement en même temps quelques œuvres anciennes dudit monsieur (avec, inévitablement, un bandeau rouge précisant que c’était « l’auteur de Spin »). Chez Denoël, ça nous donne un gros et beau pavé intitulé Mysterium compilant deux romans et une flopée de nouvelles ; je vous en parlerai dès que je trouverai le temps de le lire (argh). En attendant, comme ce qui est petit est joli (enfin, façon de parler, hein : vous aurez compris que je ne parle pas de la couverture…), je peux d’ores et déjà vous entretenir ici de son frère jumeau (nain) en Folio-SF Ange mémoire.
Un inédit, donc. En principe, un inédit, ça ne se publie pas en poche, et Folio-SF ne déroge pas à cette règle ; en principe : parce que ce n’est pas une première pour la collection (… la première, d’ailleurs, c’était un autre roman de Robert Charles Wilson, alors, hein, ho, camembert, hein), et que, ma foi, des inédits, il commence à y en avoir quelques uns tout de même en Folio-SF (tenez, la preuve : je vous causerai sous peu de la Bibliothèque de l’Entre-Mondes de Francis Berthelot, et figurent également dans mon étagère de chevet La fille aux cheveux noirs de Philip K. Dick et Un chœur d’enfants maudits de Tom Piccirilli, alors, hein, ho, camembert, hein – bis).
Ange mémoire est le deuxième roman du sieur Wilson, encore jamais traduit (du coup, c’est Gilles Goulet qui s’y colle, qui avait déjà – très bien – traduit Spin et Les chronolithes, et fait des merveilles pour la merveilleuse Cité des saints et des fous du merveilleux Jeff VanderMeer, entres autres, alors, hein, ho, camembert, hein – ter ; c’est chiant, hein ?). Un roman publié en 1987, et s’inscrivant assez largement dans le « mouvement » plus ou moins artificiel apparu quelques années plus tôt et qui avait donné un salutaire coup de pied au cul de la SF, à savoir le cyberpunk : alors, Robert Charles Wilson, et William Gibson, Bruce Sterling, Walter Jon Williams, Rudy Rucker, etc., même combat ? Pas tout à fait. Parce que s’il y a bien, dans ce roman de jeunesse, un certain nombre de clichés du genre, on y trouve aussi bon nombre d’éléments plus représentatifs de l’œuvre ultérieure de Wilson… qui font à vrai dire pour l’essentiel l’intérêt de ce sympathique petit bouquin, et le démarquent de la concurrence.
Mais posons le cadre. Comme souvent en cyberpunk, mais comme souvent aussi chez Wilson, un futur proche : XXIe siècle, probablement la deuxième moitié. Le monde, déjà bien chamboulé par rapport à ce que nous connaissons (façon cyberpunk classique : pouvoir économique et tout et tout), est radicalement bouleversé par une découverte extraordinaire au fin fond du Brésil : à Pau Seco, au cœur de l’Amazonie, on a mis à jour un phénoménal gisement d’une étrange pierre extraterrestre baptisée onirolithe. Il ne s’agit pas d’une pierre précieuse comme les autres, « naturelle », mais d’un étrange artéfact façonné il y a bien longtemps de cela par de mystérieux extraterrestres, les Exotiques ; cet artéfact se scinde en plusieurs pierres autrement incassables et obéissant à un schéma régulier, et, surtout, elles contiennent une quantité extraordinaire d’informations sur la société des Exotiques comme sur l’histoire de la Terre et de l’humanité : de par le monde, une multitude de scientifiques travaillent ainsi d’arrache-pied pour « décoder » les onirolithes, ce qui a déjà suscité un bond technologique conséquent. Mais l’onirolithe a également une autre particularité remarquable : elle cherche à communiquer ; d’un simple contact, elle peut entrer en résonance avec certains individus, et leur procurer des visions extraordinaires du monde des Exotiques… mais aussi entraîner des réminiscences inexplicables chez ceux qui en usent, et qui ne manquent pas, pour bon nombre d’entre eux, de devenir accros à cette drogue d’un nouveau genre. On l’aura compris : que ce soit pour la recherche des Etats ou des entreprises ou pour l’approvisionnement du marché noir des narcotrafiquants, l’onirolithe fait figure de panacée, de bien extrêmement rare, extrêmement précieux, et extrêmement cher. L’activité des formigas, ces pauvres hères qui creusent la carrière de Pau Seco, est ainsi encadrée par une police inflexible ne rechignant pas à l’emploi de la manière forte ; le Brésil, plus largement, est un Etat fantoche, tout dévoué aux puissants consortiums des Etats du Pacifique, et les conflits armés y abondent, dans une lutte d’intérêts sauvage et brutale multipliant les victimes innocentes.
Mais voilà : le mystérieux quasi-gourou Cruz Wexler a entendu parler d’un nouveau genre d’onirolithe, issu des couches les plus profondes de la carrière de Pau Seco, et il entend bien mettre la main dessus. A cet effet, il réunit une petite équipe : Teresa Rafael, une artiste vivotant dans les Flottes de la frontière entre le Mexique et la Californie, camée finie qui a remplacé les amphés par l’onirolithe, et dispose du « don » ; son ami Byron Ostler, vétéran des guerres sud-américaines, et désormais petit narcotrafiquant ; et enfin Raymond Keller, ancien comparse d’Ostler, mais qui, à la différence de ce dernier, a choisi de rester un Ange après la guerre et ses atrocités.
Un Ange, c’est, en quelque sorte, une caméra humaine : Keller est câblé, et tout ce qu’il voit est enregistré dans une puce reliée directement à son cerveau. Pour l’armée, cela en faisait une précieuse source de renseignements, aussi tout régiment avait-il son Ange ; au-delà, cela fait de remarquables journalistes… ou espions. Mais cette interface a une importante conséquence comportementale : pour saisir les informations, pour savoir où regarder et comment, l’Ange se doit de développer une sorte d’objectivité toute machinale, se débarrasser de ses sentiments, de tout ce qui en fait un être humain : à vrai dire, un Ange n’est plus vraiment humain, il se doit de devenir une machine.
Et nos trois compères de prendre la route du Brésil… avec sur leurs traces l’impitoyable Oberg, « agressif latent », lui aussi un vétéran, mais d’un genre bien différent, et encore moins fréquentable. Et tout ce (plus ou moins) beau monde, dans sa quête de l’onirolithe, aura à affronter en chemin le plus terrifiant des adversaires : sa propre mémoire.
On nage bien dans le cyberpunk par moments, mais l’intérêt n’est sans doute pas là. Si l’idée de « l’Ange » n’est pas inintéressante, elle tient finalement un peu du gadget, ici, Robert Charles Wilson ne creusant finalement guère cette thématique… Le cadre est déjà plus intéressant, la critique politique porte à l’occasion : l’enfer des formigas, ou le sordide quotidien (jusqu’à la catastrophe…) de la population immigrée des Flottes, autorisent quelques remarquables et saisissants tableaux. Pour le reste, on ne trouvera guère dans ce roman avant tout divertissant (et très efficace sous cet angle) la complexité d’un Gibson ou d’un Sterling ; l’esthétique est de même très différente, la plume agréable et fluide de Wilson étant bien éloignée de l’austérité du second comme de la poésie mécanique du premier. Sous tous ces angles, si l’on devait faire un lien entre le Wilson d’Ange mémoire et l’un des grands noms du cyberpunk, il faudrait sans doute davantage chercher du côté de Walter Jon Williams et de son fort sympathique Câblé.
Mais sans doute ne faut-il pas exagérer la filiation : à l’évidence, celui qui chercherait dans Ange mémoire du Gibson ou du Sterling serait pour le moins déçu ; mais celui qui en attend avant tout du Wilson sera amplement servi… On trouve déjà en effet, dans ce deuxième roman, bien des aspects marquants de, disons, Les chronolithes et Spin, pour en rester à ceux que j’ai pu pratiquer. La fascination science-fictive, comme dans ces deux romans, ne trouve pas son origine dans les merveilles technologiques, etc. : à la base, c’est bien d’un intrigant Big Dumb Object qu’il s’agit, une fois de plus. Et surtout, surtout, tout cela n’est à certains égards qu’un prétexte pour peindre un petit groupe de personnages très attachants, très émouvants aussi, car très humains, de même que dans ces deux romans. L’onirolithe, ici, n’a finalement pas d’autre but que de susciter de cruelles anamnèses (d’autant plus fatales qu’elles se communiquent !), de même que le statut d’Ange vient poser la question de la définition de l’humain et pimenter une relation de couple (ou plus exactement un triangle amoureux, bien sûr…) qui aurait été parfaitement banale sans cela. Et ici Wilson se montre déjà très adroit : en dépit d’une action passablement trépidante (encore une fois, il s’agit d’un roman avant tout divertissant), de quelques facilités ici ou là, voire de quelques maladresses (un brin de naïveté à l’occasion, mais on a lu bien pire…), Wilson n’oublie jamais ses personnages, qu’il place clairement au premier plan.
Le résultat, c’est un roman fort sympathique, ma foi ; un bon divertissement, pas bête pour autant, et très humain ; Wilson a certes fait bien mieux (incomparablement mieux…), mais ça reste très correct, prenant et plaisant. Alors on ne va pas se plaindre : Robert Charles Wilson, c’est bon, mangez-en.
(Alors, hein, ho, camembert, hein.)
(Argh.)
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