"Le livre d'or de la science-fiction", d'Ursula Le Guin
LE GUIN (Ursula), Le livre d’or de la science-fiction : Ursula Le Guin, anthologie réunie et présentée par Gérard Klein, Paris, Pocket, coll. Le livre d’or de la science-fiction, 1978, 381 p.
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Ah. Oui, c’est vrai que… Non, non, pas de soucis, hein ! Prenez votre temps. Honnêtement, je… Oups ! ‘tention, les chaussures… Là, comme ça. Oui, c’est… Non, non, pas de problème, vraiment ! Je comprends très bien. En fait, tout est de ma faute… Si, si. Non, c’est vrai, j’aurais dû vous prévenir, juste au cas où… Non, parce que… Ouh… C’est de la bile, là… Oui, je dois dire, la première fois que j’ai vu cette, heu… (« yiuuuaaaaaaarh’k ! » * splitch *) Voilà. Pas mieux… La première fois que j’ai vu ça, ça m’a fait pareil, hein… Alors… Désolé, quoi.
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Ca va mieux ? Oui ? Heu, y’en a encore un peu, là, tenez… Là. Voilà.
Ouf ! On ne remerciera pas Christian Broutin, hein ? Mais bon : là n’est pas la question, une fois de plus ; et puis, à force, on va bien finir par s’y habituer, non ?
Non, passons à l’essentiel, c’est-à-dire au contenu de ce Livre d’or de la science-fiction consacré à Ursula Le Guin. De ces vieilles anthologies à la tranche dorée, je n’avais jusqu’alors lu que les très bons volumes consacrés à Ballard et Sturgeon ; coup de bol : rôdant dans un marché, je suis tombé sur cet unique exemplaire consacré à un autre de mes auteurs fétiches, ce qui justifiait bien de prolonger d’un volume mon ébauche de collection. D’autant que ce volume m’avait été chaudement recommandé, et qu’il contient bon nombre de nouvelles se rattachant au merveilleux « cycle de l’Ekumen », dont je vous ai dit le plus grand bien à maintes reprises (et d’autres nouvelles se rattachant au « cycle de Terremer », qu’il va bien falloir que j'entame un jour ou l’autre, mais il faut d’abord que je fasse un peu le vide). Le présent volume nous a été concocté par le divin Gérard Klein, éditeur emblématique de la grande dame de la SF, et qui, selon les usages de la collection, s’est fendu d’une fort intéressante préface (« Une définition de l’humanité », pp. 7-25), que l’on aurait ceci dit souhaitée plus longue ; mais, après tout, il y a aussi « Malaise dans la science-fiction américaine », que l’on trouvera notamment dans Le Dit d’Aka, suivi de Le nom du monde est forêt (j’ai d’ailleurs l’impression – et je ne m’en plaindrai pas – que cette préface se concentre à maints égards sur les thématiques faisant l’objet de la longue citation figurant dans mon compte rendu miteux). Ajoutons enfin que l’anthologiste précède chaque texte d’une brève notice.
D’Ursula Le Guin, je n’avais lu pour l’heure que ses romans du « cycle de l’Ekumen », et pas une seule nouvelle (quand bien même Le nom du monde est forêt, à certains égards, pourrait être considéré comme une longue nouvelle). Ou presque : le premier texte de ce recueil est en effet « Le collier de Semle » (pp. 31-64), qui, à peine retouché, constitue l’excellent prologue du Monde de Rocannon, le premier roman du cycle ; lors de mon compte rendu, j’avais avancé naïvement que ce joli conte mêlant adroitement science-fiction et thèmes de fantasy constituerait sans doute une excellente nouvelle indépendante… La preuve en est faite. Je vous renvoie à ma note précédente.
Suit « Avril à Paris » (pp. 65-87), la première nouvelle publiée dans des conditions « professionnelles » de l’auteur. Un texte imprégné d’autobiographie, à certains égards – Ursula Le Guin avait vécu à Paris une dizaine d’années plus tôt, et y avait fait des recherches sur le poète de la Renaissance Jehean Lemaire de Belges (le héros de cette nouvelle travaillant quant à lui sur François Villon) ; science et magie se mêlent dans cette variation sur le voyage dans le temps, quête de sens plus ou moins absurde, oscillant entre science-fiction, fantastique et fantasy. Correct, mais rien d’exceptionnel.
« La règle des noms » (pp. 89-108) est une nouvelle de fantasy fortement inspirée par Tolkien et sa Comté, mais qui trouvera ultérieurement sa place dans le « cycle de Terremer », dont elle dévoile semble-t-il une institution importante. Le ton est relativement naïf et la fin pour le moins téléphonée, mais le tout est finalement plutôt rafraîchissant, quand bien même ne brillant pas par l’originalité ; reste néanmoins cette « règle des noms », vue et revue sans doute, mais qui annonce peut-être déjà l’importance de l’anthropologie dans l’œuvre ultérieure d’Ursula Le Guin.
Une curiosité, ensuite : « Le roi de Nivôse » (pp. 129-145), qui contient une première ébauche de Gethen, le fameux monde de La main gauche de la nuit, roman publié la même année et qui vaudra à son auteur nombre de récompenses tout à fait justifiées. Dans cette sombre et paranoïaque histoire de complot, l’accent est mis, sans surprise, sur cette particularité fondamentale de la société de Nivôse qui est l'absence de division sexuelle (ce qui passe par une bizarrerie stylistique : suite, semble-t-il, aux fulminations de féministes ulcérées par la prédominance du genre masculin dans La main gauche de la nuit, tous les pronoms sont ici féminins, mais les titres restent masculins, ce qui est un tantinet déstabilisant au premier abord…). Mais on y retrouve également le vertige des longs voyages spatiaux, d’une manière qui n’est pas sans évoquer « Le collier de Semle », entre autres. Assez convaincant.
La nouvelle suivante, « Neuf vies » (pp. 147-193), se rattache également au « cycle de l’Ekumen » ; dans la chronologie interne du cycle, on peut la supposer contemporaine de Le nom du monde est forêt : ici aussi, il s’agit pour des Terriens de s’approprier les ressources d’une lointaine planète. Mais peu importe, au final : le récit se concentre avant tout sur les conditions de vie solitaires et ennuyeuses de deux colons exilés sur un monde sans vie… et bientôt secondés par un clone en dix exemplaires. Une réflexion sur la solitude et l’identité, pas forcément inintéressante, mais néanmoins plutôt médiocre.
« Plus vaste qu’un empire » (pp. 195-248) se rattache également au « cycle de l’Ekumen », mais est pour le moins singulière. Le problème, ici, n’est pas à mon sens celui de la datation dans la chronologie interne du cycle, soulevé par Gérard Klein dans sa notice : le divin Maître, se fondant sur l’évocation de l’ansible et le voyage hyperluminique (hein ? j’ai pas lu ça, moi…) le situe après La main gauche de la nuit et « Le roi de Nivôse », et donc dans l’avenir le plus lointain qu’ait pu décrire Ursula Le Guin ; pourtant, nous lisons (p. 199) : « Ce fut seulement pendant les premières décennies de la Ligue que les Terriens, peut-être pour remonter leur ego collectif, en assez mauvais état, envoyèrent des navires faire des voyages extrêmement longs, au bout de l’univers, au-delà des étoiles et loin de tout. » Et, à la même page, on évoque certes l’ansible, mais voyez vous-mêmes : « Tout cela se passant avant l’invention du communicateur instantané, ils seraient donc isolés dans l’espace et le temps. » On voit donc que c’est la conclusion inverse qu’il faudrait en tirer ! Ajoutons pour finir ce dernier fragment plus précis encore (pp. 202-203) : « Pourtant, dit Mannon, avec son petit sourire, juste avant que je quitte Hain, nous avons reçu un très intéressant rapport expédié d’un monde récemment découvert ; un hilfer du nom de Rocannon signale qu’il existe chez une race hominide [sic] mutante, ce qui paraît être une technique télépathique qui se peut enseigner. Je n’en ai vu qu’un résumé dans le Bulletin des HILF, mais – et il continua sur sa lancée. » Pour moi, cette nouvelle se situe donc, et de manière très claire, non pas vers la fin du cycle, après La main gauche de la nuit, mais bien au contraire vers son début, peu après Le monde de Rocannon, et en tout cas avant Les dépossédés… ou alors j’ai raté plein d’épisodes (le temps, a fortiori si l’on y rajoute la relativité et compagnie, que ça y’en a vite faire bobo tête à moi ; mais le problème ne devrait pas se poser ici, puisque la datation repose bien, j’imagine, sur le point de départ, et que l’argument de l’ansible est invalidé par le texte ?! Perplexe je suis). Non, la vraie particularité de cette nouvelle est que c’est (à ma connaissance, du moins…) le seul texte du « cycle de l’Ekumen » se situant au-delà des mondes colonisés par les Hainiens, à 256 années-lumières de la Terre ; la forme de vie qui y est rencontrée est donc la seule, pour ce que j’en sais, à ne pas être issu des expérimentations hainiennes, et à être donc véritablement extraterrestre, ou, plus précisément, de souche non humaine. Le thème principal est alors celui de la communication impossible avec une espèce résolument autre ; comme le note cette fois très justement Gérard Klein, on ne manque pas de penser, notamment, au Solaris de Stanislas Lem. Il y a aussi un vague côté que j’aurais envie de qualifier de sturgeonien dans cette nouvelle, dont le personnage principal, à maints égards, est un autiste, extrêmement sensible à l’empathie, et qui, au terme d’un traitement, est bien sorti de son repli sur soi, mais pour sombrer dans l’hyperagressivité. Correct, sans plus…
Avec « Etoiles des profondeurs » (pp. 249-281), on oublie temporairement le « cycle de l’Ekumen » (ou bien… ?). A vrai dire, à moins de supposer que le monde qui y est décrit serait une planète étrangère ou univers parallèle, on ne peut pas parler ici de science-fiction ou de fantasy, le surnaturel et l’étrange brillant par leur absence. Récit historique contant le destin de Guennar, un savant mi-naïf mi-faustien, et qui évoque assez clairement Galilée. Le récit tient un peu de la fable ou du conte moral, traitant de l’illusion et de l’obscurité (au sens strict), des impasses auxquelles conduisent littéralement les fanatismes tant religieux que scientifiques ; sous cet angle, on peut, si l’on y tient, y voir une préfiguration du bien autrement intéressant Dit d’Aka… Mais, à vrai dire, seule la société des mineurs ici décrite m’a paru véritablement intéressante.
Retour à la science-fiction, mais indépendamment du « cycle de l’Ekumen », avec « Champ de vision » (pp. 283-317), nouvelle centrée sur deux chercheurs ayant succombé à un étrange phénomène sur Mars : l’un souffre d’une hypersensibilité visuelle qui l’oblige à fermer les yeux en permanence, l’autre reste enfermé dans son monde, ne prêtant aucune attention à ce que l’on peut faire autour de lui. Une nouvelle à chute, à certains égards, que l’on trouvera plus ou moins pertinente selon sa sensibilité ; pour ma part, je dois dire que cette fin – dont je ne vous dévoilerai rien, non mais – m’a un peu déçu… d’autant que la nouvelle était jusqu’alors très bien ficelée.
« Le chêne et la mort » (pp. 319-331) est un court récit étrange et déstabilisant : les mémoires d’un arbre… Outre cette singularité, la nouvelle vaut surtout pour son rapport au thème de l’illusion, une fois de plus, envisagé ici de manière très concrète – et dans un sens solipsiste – sous la forme de la distance et de la taille ; on peut y ajouter une réflexion sur le choix et la fatalité… Sous une couche d’écologie, sans doute y a-t-il bien des choses ici ; peut-être faut-il chercher du côté des sagesses orientales (on connaît l’intérêt de l’auteur pour le taoïsme, notamment), mais j’avoue passablement ignare en la matière… Déstabilisant, oui.
Jusqu’ici, vous l’aurez compris, je ne peux que m’avouer déçu, cela dit : si rien n’est véritablement mauvais, et si l’on excepte « Le collier de Semle » que j’avais donc déjà lu, les nouvelles présentées dans ce recueil ne m’ont pas franchement passionné ; je n’y ai pas retrouvé la superbe de la plupart des romans du « cycle de l’Ekumen », le génie frappant et l’intelligence du propos, la subtilité anthropologique enfin, qui font tout le sel de ces chefs-d’œuvre de la science-fiction. En outre, les traductions ne privilégient guère l’élégance – et notamment celles de Jean Bailhache, les plus nombreuses… Les deux dernières nouvelles, heureusement, remontent quelque peu le niveau (elles ont toutes deux reçu divers prix).
On retrouve tout d’abord le « cycle de l’Ekumen » avec « A la veille de la révolution » (pp. 333-360), sorte de prologue aux Dépossédés, narrant les dernières heures d’Odo, la révolutionnaire à l’origine de l’idéologie annarestie. Joli portrait d’une vieille femme parfois dépassée par son aura, nostalgique et aigre-doux. Mais si l’influence anarchiste, revendiquée par l’auteur (p. 333 : « L’odonianisme est l’anarchisme. Mais pas la variété à la bombe qui n’est que terrorisme, quel que soit le nom qu’on lui donne pour tenter de la rendre respectable ; ce n’est pas non plus le « libertarianisme » économique du type social-darwinien de l’extrême droite […]. La cible principale de l’anarchisme est l’Etat autoritaire (capitaliste ou socialiste) ; son thème principal, qui relève de la morale appliquée, est la coopération (solidarité, assistance mutuelle). C’est la plus idéaliste, et selon moi la plus intéressante, de toutes les théories politiques. » – cité par Gérard Klein), est bien présente dans ce texte, sans doute n’est-elle pas dominante ; la lecture préalable des Dépossédés me paraît néanmoins très recommandée, voire indispensable, pour véritablement apprécier cette nouvelle (de toutes façons, vous devez lire Les dépossédés, alors, hein, bon).
Et sans doute ce roman gagne-t-il également à être éclairé par la dernière nouvelle de ce recueil, « Ceux qui partent d’Omelas » (pp. 361-373), pourtant indépendante de tout cycle. Il s’agit, selon le mot de l’auteur, d’un « psychomythe » (p. 361) ; un conte moral, là encore, ou peut-être plus exactement une parabole, reposant sur un dilemme cruellement simple, quand bien même a priori absurde : et si le bonheur de tous dépendait du malheur d’un seul ? Glaçant et fort. Indispensable…
Mais ces deux très bonnes nouvelles font donc quelque peu figure d’exceptions, à mon sens. J’avoue avoir été dans l’ensemble très déçu par ce recueil dont, il est vrai, j’attendais beaucoup… Dois-je en conclure qu’Ursula Le Guin, dont j’ai dévoré les romans, serait moins talentueuse pour ce qui est de la forme courte ? Sans doute est-il encore trop tôt pour cela. Peut-être quelques éléments de réponse supplémentaires, très bientôt, quand j’aurais lu le bien plus récent (et moins touffu) Quatre chemins de pardon ? Affaire à suivre.
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