"Kane. L'intégrale 2/3", de Karl Edward Wagner
WAGNER (Karl Edward), Kane. L’intégrale 2/3, traduit de l’américain par Patrick Marcel, avant-propos de Gilles Dumay, [Paris], Denoël, coll. Lunes d’encre, [1978, 2002-2003] 2008, 575 p.
L’an dernier, rappelez-vous (si vous le voulez, hein, non, je n’oblige personne…), je vous avais dit beaucoup de bien du premier volume de l’intégrale de Kane. Pas un chef-d’œuvre, non, pas le genre de lecture subtile et pertinente qui bouleverse à jamais les conceptions du lecteur ; non, en fait de fantasy, là, on est plutôt dans le versant sword'n'sorcery qui tranche des têtes et des bras, qui hurle, et qui défoule : un très bon divertissement, palpitant, bourré d’action, de scènes épiques et de complots obscurs. Rien de forcément très original, sans doute, et le style, s’il est très correct, n’a rien de particulièrement brillant non plus. Non, ce qui faisait l’intérêt de ce beau volume, c’était Kane lui-même. Car le « héros » de ces romans était tout sauf le classique preux chevalier à l’armure étincelante et à la ceinture de chasteté impénétrable, le tout aussi classique barbare avec le QI d'une huitre supportrice de football, l’inévitable tapette d’archer elfe jouant de la lyre en minaudant du charabia à la pleine lune, l’insurmontable nain jovial avec une hache qui n’aime pas les elfes mais encore moins les orques, ou encore le rédhibitoire ado gogoth dépressif, romantique mais avec une putain de grosse épée quand même. Tout sauf ça, vous dis-je.
Kane est une enflure. Un salopard ambitieux et cruel, un psychopathe sans foi ni loi, voleur, escroc, violeur, assassin, despote amoral, indigne de confiance, et dangereux pour tous. Infréquentable. « C’est le mal fait homme ! Ne t’approche pas de lui ! », nous prévient-on dès la première ligne du Château d’outrenuit, le roman ouvrant ce deuxième volume (p. 19). Un salaud, quoi. Mais un salaud magnifique, fascinant, pour lequel on vibre et on tremble. Pas un simple « méchant », il est au-delà de ça. Il est à la fois le héros et le vilain. Il est – pour faire simple – un superbe personnage, un vrai modèle de héros de fantasy épique.
Et – oserais-je le dire ? oui – il est à mon sens encore plus intéressant dans ce deuxième volume que dans le déjà très jubilatoire premier tome. La couverture – matte suite à une erreur de l'imprimeur, semble-t-il… – de Guillaume Sorel ne doit pas tromper (je plaide coupable, je l’ai trouvé particulièrement hideuse dans un premier temps ; puis je m’y suis fait…) : Kane n’est toujours pas une brute épaisse se contentant de tuer des gens par centaines au fil des pages. Oui certes, il fait ça aussi... Mais non, il est bien plus que ça ; et si la « révélation » de ses origines et du secret de son « immortalité » ne surprendra personne (on s’en doutait un peu, on va dire…), elle n’en contribue pas moins à « justifier » un peu plus le personnage, et participe du complexe et séduisant portrait qui se dégage tout au long des récits constituant ce bel omnibus. Nous y trouvons le troisième et dernier roman consacré à Kane, puis un poème, et enfin six nouvelles (de même que pour la récente réédition de Conan, et à plus forte raison encore, peut-être, précisons que ces nouvelles sont présentées dans leur ordre de rédaction, et non en fonction d’une « chronologie interne » d’autant plus difficile, voire impossible, à établir, que le personnage a vécu d’innombrables aventures au cours de sa longue existence s’étendant sur plusieurs siècles, voire millénaires… Tous les textes du « cycle », encore une fois, sont indépendants, le seul lien entre eux étant Kane lui-même et son monde).
Commençons donc avec Le château d’outrenuit (pp. 11-301), le dernier roman consacré à Kane, placé sous une exergue empruntée à Lovecraft qui en dit long. Kane, secondé du fidèle Arbas, assassin et philosophe (heu… surtout assassin, quand même…) y retrouve plus ou moins le rôle qui a été le sien dans les deux précédents romans : celui d’un général mercenaire, ne servant qu’en apparence, et bien déterminé à satisfaire ses propres ambitions. Mais c’est aussi l’occasion d’en apprendre long sur son passé de pirate (et au-delà…), et de le confronter à une autre enflure épique, une « vilaine » terrifiante et fascinante : sa maîtresse, la sorcière Efrel, l’ancienne épouse de Nétisten Maril, l’Empereur de l’archipel de Thovnosie ; cruellement défigurée par le supplice que lui a infligé son royal époux après une énième conspiration, laissée pour morte, la sorcière hideuse, démente et impitoyable a passé un terrible pacte avec les plus obscures puissances pour renverser la dynastie des Nétisten. Et le sanguinaire Kane est de la partie, lui qui se voit confier la flotte de Pelline. Bien évidemment, leur alliance ne saurait être éternelle… On trouve dans ce roman tout ce qui faisait l’intérêt des deux précédents : personnages hauts en couleur, rythme haletant, complots perfides et combats épiques (essentiellement des batailles navales, cette fois), quelques scènes d’horreur remarquablement efficaces, des clins d’œil bienvenus à Lovecraft et à une certaine science-fiction très pulp antérieure à « l’âge d’or »… Ce dernier roman est donc à son tour un divertissement de qualité, bien représentatif de ce que la littérature « populaire » peut produire de plus efficace et réjouissant.
Mais j’ai tendance à considérer que le meilleur est encore à venir. En effet, si le poème « L’ombre de l’ange de la mort » (pp. 303-304) est éminemment dispensable, les nouvelles qui occupent la deuxième moitié du volume sont à mon sens peut-être plus réussies encore que les romans, dans la mesure où ces textes très divers, dans lesquels Kane est alternativement au premier ou au second plan, rompent avec le schéma à force un brin répétitif des histoires longues, et permettent d’affiner encore le portrait complexe de ce superbe personnage et d’en dévoiler des facettes inattendues, sans jamais que cela nuise à la cohérence de l’ensemble.
Ainsi, dans « Lame de fond » (pp. 305-353), Kane n’apparaît en définitive qu’à l’arrière-plan. Et c’est alors un puissant sorcier, à l’amour possessif : la belle Dessylyne multiplie les intrigues pour lui échapper… Peu importe que la chute soit très prévisible : le récit est habilement construit, et étrangement émouvant à l’occasion (si si) ; cerise sur le gâteau : on y croise un barbare fort en gueule qui n’est pas rappeler quelqu’un…
Suit « Deux soleils au couchant » (pp. 355-392). Si l’action en elle-même n’est pas forcément très palpitante, cette nouvelle vaut néanmoins franchement le détour… pour une simple conversation au coin du feu : Kane et le géant Dwassllir, isolés dans une lande perdue, s’y entretiennent de l’histoire, des dieux, des hommes, de la civilisation et de la barbarie, du progrès et de la tradition. Belle atmosphère, et le caractère de Kane est judicieusement approfondi.
Il en va de même dans « La muse obscure » (pp. 392-456), où Kane est à la fois un chef de bande et le généreux mécène du poète Opyros. Afin de procurer à ce dernier l’inspiration nécessaire à la rédaction de son chef-d’œuvre, le brigand et esthète va devoir se confronter à une horreur sans nom, dans une longue scène à la fois très cinématographique et adroitement lovecraftienne. Un beau cauchemar.
« Le dernier chant de Valdèse » (pp. 457-482), ensuite, est une nouvelle très astucieuse dans son déroulement, quand bien même elle emprunte énormément, mais avec finesse, à un canevas somme toute classique. Six voyageurs font halte dans une auberge perdue dans la forêt ; alors que l’heure tourne, la boisson aidant, chacun est amené à raconter une histoire… Une très bonne nouvelle horrifique, un de mes textes préférés de ce recueil.
« Miséricorde » (pp. 483-516) me paraît bien inférieure. Tout cela se lit sans déplaisir, et il y a quelques belles scènes d’horreur, mais ce récit n’en est pas moins le plus « bourrin », relativement, de l’ensemble, et quelque peu artificiel, aussi ; surtout, Kane a beau y être un assassin, il me paraît un peu trop héroïque, pour le coup…
Le niveau remonte heureusement avec la dernière nouvelle, « Lynortis » (pp. 517-575), et son superbe cadre : un sinistre champ de bataille, résonnant encore, bien des années plus tard, d’un affrontement absurde et sanguinaire, dantesque et horrible, peut-être le pire que le monde ait jamais connu. Une nouvelle noire et macabre, condamnation sans appel de la guerre, et poignante illustration de ses terribles conséquences. Un cadre à la hauteur du fascinant personnage qu’est plus que jamais Kane, pour une excellente nouvelle qui conclut ce deuxième volume sur la meilleure note envisageable.
Alors je maintiens : moi qui ne me sens à l’heure actuelle plus attiré du tout ou presque par l’heroic fantasy, je me suis régalé avec ce deuxième volume de Kane. Ceux qui ne jurent que par la « grande littérature », celle qui est supposée « élever » le lecteur, passeront leur chemin en tremblant d’effroi. Mais à tous ceux qui recherchent, ne serait-ce que le temps d’un ouvrage, de la bonne littérature « populaire », palpitante et jubilatoire, efficace et bien foutue, idéale pour passer un bon moment de pur plaisir de lecture, je recommande décidément chaudement le « cycle de Kane ». Et vivement le troisième et dernier volume !
Commenter cet article