"Terremer", d'Ursula Le Guin
LE GUIN (Ursula), Terremer, traduit de l’américain par Philippe R. Hupp et Françoise Maillet, traduction harmonisée par Patrick Dusoulier, Paris, Robert Laffont – LGF, coll. Le livre de poche science-fiction, [1968, 1972, 1974, 1980] 2007, 701 p.
J’ai eu à maintes reprises déjà l’occasion de causer sur ce blog interlope de la grande Ursula Le Guin, essentiellement pour son fabuleux et indispensable « cycle de l’Ekumen », bien représentatif de ce que j’aime avant tout dans la science-fiction. Mais j’avais jusqu’alors laissé de côté son autre grand cycle, et probablement le plus célèbre – a fortiori depuis « l’adaptation » diversement accueillie qu’en a réalisée il y a peu le fiston Miyazaki –, celui de « Terremer ». Il s’agit cette fois d’une œuvre de fantasy, régulièrement présentée comme un classique du genre (ainsi dans la Cartographie du merveilleux d’André-François Ruaud) ; et l’on pourrait à vrai dire parler d’œuvre « fondatrice » : la trilogie originelle de « Terremer » a en effet été composée à la fin des années 1960 et au début des années 1970, à l’heure où Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien commençait tout juste à rencontrer outre-Atlantique le succès que l’on sait, et où, par voie de conséquence, ce monument n’avait pas encore été plagié jusqu’à plus soif par la Ténébreuse Cohorte des Tâcherons Cupides.
Ce gros volume du livre de poche, sous sa couverture empruntée au fameux infographiste conceptuel Bryce Macintosh II (lequel, sans doute guère satisfait de ce travail typique des imperfections et maladresses de sa première période dite « démo », préfère signer ici de l’étrange pseudonyme de « Jackie Paternoster », ce qui ne trompera personne) et enrichie d’un racol… éloquent bandeau bordeaux « en dur », rassemble comme il est d’usage désormais ces trois titres originaux que sont Le Sorcier de Terremer, Les Tombeaux d’Atuan et L’Ultime Rivage (ce dernier roman étant plus précisément à la base du film sus-dit). Cela ne constitue pas cependant l’intégralité du « cycle de Terremer », dans la mesure où Ursula Le Guin y est revenue ultérieurement. Mais restons-en pour le moment à cette première trilogie.
Terremer, c’est tout d’abord un cadre : un monde presque entièrement océanique, où l’humanité ne dispose pour vivre que d’un archipel composé d’une multitude d’îles ; la civilisation hardique se concentre essentiellement sur la grande île d’Havnor et les nombreuses îles qui l’environnent. Les Marches du Nord et du Sud ainsi que le Lointain Est sont plus sauvages, tandis que les majestueux et terrifiants dragons pullulent dans les Marches de l’Ouest et que les barbares Kargades règnent au Nord-Est, dans leur vaste et fluctuant Empire réfractaire à la magie. Au-delà, il n’y a que la mer, qui s’étend à l’infini. On notera qu'à la différence de la plupart des univers secondaires propres à la fantasy et empires galactiques des space operas, le monde de Terremer, à l'exception des pays kargades (qui sont donc jugés barbares), n'est pas « occidental » et « blanc », ce qui est assez rare pour être signalé, et pour le coup très appréciable...
Envisageons justement la culture de Terremer. La magie y joue un grand rôle, et est envisagée d’une manière sans doute plus « rationnelle » que dans la majeure partie des œuvres de fantasy. Dans une optique empruntant énormément à la philosophie extrême-orientale, et notamment au taoïsme (on y reviendra), mais plus encore, peut-être, à certains aspects de la « pensée magique » témoignant de la culture anthropologique de la fille d’Alfred Kroeber (et c’est bien là une préoccupation destinée à apparaître de plus en plus au cœur de sa production tant en fantasy qu’en science-fiction), la magie, sur Terremer, ne consiste pas tant en une subversion surnaturelle de l’ordre du monde – définition classique de la magie – qu’en une fusion avec celui-ci (ce qui, dans un sens, la raproche donc de la religion ; on aura l’occasion de le constater notamment dans Les Tombeaux d’Atuan) : elle repose en effet sur la connaissance des « vrais noms » des choses et des êtres, cette connaissance conférant sur ces derniers le pouvoir (thématique déjà abordée dans la nouvelle « La Règle des noms », que l’on peut considérer comme étant à l’origine du cyle). Aussi les sorciers de Terremer prennent-ils grand soin de dissimuler leur vrai nom (Ged, le personnage central du cycle, n’est ainsi connu sous ce nom que de quelques très rares personnes parmi ses proches, le fait de « révéler » son nom étant d’ailleurs la plus grande des marques de confiance ; mais pour les autres, il est Épervier), tandis que leur art consiste essentiellement en la découverte et l’apprentissage des noms (et c’est en ceci que consiste leur « don » : la magie n’est pas exceptionnelle sur Terremer, elle imprègne la société entière). Idée fascinante et remarquablement bien mise en scène, cette philosophie du langage et du pouvoir des mots est un des grands atouts du « cycle de Terremer ».
On retrouve la sagesse extrême-orientale dans d’autres idées fondamentales du cycle. Ainsi pour ce qui est du manichéisme si souvent reproché à la high fantasy depuis Tolkien (et peut-être à tort en ce qui concerne ce dernier, mais bon…) : si l’on peut, a priori, opposer le « bien » au « mal » dans le monde de Terremer, ce n’est pas dans une perspective eschatologique et épique. Il ne s’agit pas ici de faire triompher un principe sur l’autre, mais, une fois de plus, de parvenir à leur accord, à leur complémentarité, à l’Équilibre, donnée essentielle de la magie. Il s’agit de faire fusionner les contraires, comme dans la représentation classique du yin et du yang : c’est vrai du bien et du mal, mais aussi d’une multitude d’autres « couples » (homme / femme, jeunesse / vieillesse, vie / mort, religion / magie, passé / avenir, nature / culture… terre / mer, sans doute ?). Le désordre, ainsi, résulte nécessairement de la domination d’un principe sur l’autre : l’ordre ne consiste pas en une victoire, mais en une conciliation. Cette quête de l’Équilibre passe dès lors par une stigmatisation de la « démesure », l’hybris des Grecs anciens. L’ambition est ainsi condamnée d’entrée de jeu, dès le premier roman : Ged, en succombant à la démesure et à la vanité, libère le chaos ; il ne se réalisera pleinement, jusqu’à devenir Archimage, qu’en réfrénant ses envies, en se taisant, en observant, en fusionnant avec le monde : le plus grand des magiciens est celui qui sait ne pas utiliser la magie, l’Archimage est d’autant plus admirable qu’il est prêt à abdiquer sa charge. Contre la démesure, on trouve donc une certaine valorisation de l’ataraxie, ou peut-être plus exactement du détachement bouddhiste du nirvāna, illustré notamment par le rapport à la mort dans L’Ultime Rivage. Cette philosophie imprègne l’ensemble du cycle, avec plus ou moins de réussite : si le fond est très appréciable, la high fantasy accédant ici à une forme de maturité et de profondeur qui lui fait souvent défaut, la formulation de ces principes (pour un lectorat que l’on peut supposer plus jeune que celui du « cycle de l’Ekumen ») passe régulièrement, surtout dans le dernier roman, par des procédés parfois naïfs, aphorismes simplets ou pseudo-koans hélas typiques des représentations abusives de la pire contre-culture hippie s’arrêtant à Katmandou sur la voie de l’Illumination. Parallèlement, on appréciera diversement que le pessimisme et l’angoisse dominant dans le cycle trouvent inévitablement leur résolution dans un happy end de plus ou moins bon aloi (je dois reconnaître que l’Anneau « inversé » des Tombeaux d’Atuan, par exemple, m’a laissé assez sceptique…), et l’on pourra éventuellement renacler devant le conservatisme auquel cette philosophie tend presque nécessairement à aboutir.
On relèvera également que Terremer dans son ensemble, mais aussi les trois romans pris individuellement, relèvent du roman « d’apprentissage », ou peut-être plus exactement « d’initiation ». Tout au long de la trilogie, nous suivrons ainsi la carrière de Ged, du simple gardien de chèvres sur l’île de Gont qu’il était enfant à l’Archimage et Seigneur des Dragons à l’orée de la mort.
Le Sorcier de Terremer (pp. 7-251) nous rapporte ainsi les premières années d’Épervier. Les premières pages sont tout à fait remarquables, exposant avec habileté le principe de la règle des noms et la découverte de la magie par le jeune garçon, jusqu’à une superbe scène d’action où le novice repousse à l’aide de son seul don un raid de pillards kargades (profitez-en, l’action sera rare par la suite : Terremer ne joue certainement pas la carte épique !). S’ensuit son « baptême » et son initiation par le taciturne mage Ogion ; mais l’arrogant Ged ne se satisfait guère de cette vie monotone, et s’empresse de se rendre à l’école des sorciers de Roke (sorte de Poudlard avec trente ans d’avance…), où sa vanité l’amènera bientôt à commettre l’irréparable : Ged, en voulant user d’un sort qu’il ne maîtrise pas, libère une Ombre démoniaque ; le jeune homme n’en réchappe qu’au prix de terribles cicatrices le défigurant à vie, et de la mort de l’Archimage. Il entame alors un vaste périple à travers Terremer, poursuivi sans relâche par cette Ombre qui compte bien s’emparer de lui… Une trame aujourd’hui classique, mais assez bien employée, pour un roman dépaysant et subtil, à l’atmosphère remarquable, mais qui tend peut-être à s’éterniser quelque peu, jusqu’à une conclusion en demi-teinte.
Les Tombeaux d’Atuan (pp. 253-439) se situe quelques années plus tard, et adopte une forme bien différente. Ged est désormais un magicien confirmé, même si une certaine impétuosité ne l’a toujours pas quitté : c’est ainsi qu’il se rend sur l’île d’Atuan, au cœur de l’Empire kargade, pour tenter de dérober dans les tombeaux des Innomables (éminement lovecraftiens…) la moitié manquante de l’anneau d’Erreth-Akbe, le plus grand des magiciens d’antan, et restaurer ainsi la paix sur Terremer. Mais Ged n’intervient que tardivement dans ce roman centré avant tout sur le personnage de Tenar / Arha, et marqué par une unité de lieu tranchant sur les deux autres parties. Tout le roman ou presque se déroule en effet sur l’île d’Atuan, et plus précisément dans les Tombeaux, vaste sanctuaire au cœur du désert regroupant les divers cultes des Kargades hostiles à la magie. Tenar, toute petite fille, a été considérée comme la réincarnation d’Arha, la Dévorée, grande prêtresse immortelle des Innomables. C’est ainsi qu’elle quitte bientôt sa famille et est enfermée dans le sanctuaire, où elle découvre progressivement tant les mesquineries de la vie monacale que les rites les plus obscurs et les plus étranges liés à sa charge, dans ces vastes souterrains où la lumière ne doit jamais pénétrer. L’évocation de la jeunesse de Tenar dans ce cadre fascinant est très détaillée et subtile, et constitue un des points forts de ce roman. Par la suite, sa rencontre avec Ged, voleur et « hérétique » puisque s’adonnant à la magie impie et n’adorant ni les Innomables ni le Roi-Dieu kargade, l’amènera à ouvrir les yeux sur un monde bien plus vaste et complexe que ce qu’elle aurait jamais pu imaginer. Ce roman, plus dense et resserré que les deux autres, est à mon sens le plus convaincant, en dépit de sa conclusion un peu précipitée et convenue.
La trilogie originelle s’achève enfin sur L’Ultime Rivage (pp. 441-702), bien des années plus tard. Ged, après avoir reconstitué l’anneau d’Erreth-Akbe, s’est assagi et est finalement devenu Archimage sur l’île de Roke. Mais des nouvelles étranges et effrayantes parviennent des diverses Marches : il semblerait que la magie disparaisse de Terremer ! Accompagné du jeune noble Arren, le véritable héros du roman à travers les yeux duquel tout le récit est envisagé, il remonte à bord de son petit bateau Voitloin pour voyager à travers le monde et percer le mystère de cette disparition de la magie. Au cours de ce long périple initiatique, Ged et Arren devront faire face à la démesure de l’homme, et à sa crainte de la mort. Ce roman est à mon sens le plus inégal des trois : si l’idée principale de ce monde en transition, pour être classique, n’en est pas moins séduisante, le récit se fait plus ou moins convaincant selon les étapes du voyage. On se régale en maints endroits, ainsi lors de la halte auprès des marchands déments et égoïstes de Lorbanerie ou de la traversée de la Passe des Dragons, et plus encore, entre-temps, lors du séjour auprès des Enfants de la Haute-Mer (où l’on retrouve toute la veine « ethnologique » d’Ursula Le Guin, avec un parfum vancien) ; mais l’on tend aussi à s’ennuyer quelque peu le reste du temps…
C’est à vrai dire un problème que l’on retrouve à travers tout Terremer. En dépit de ce cadre fascinant et de la multitude des bonnes idées, le récit, lent et contemplatif, peine parfois à retenir l’attention. On l’aura sans doute compris à la lecture de ces résumés : l’intérêt de Terremer ne se trouve certainement pas dans l’intrigue, généralement convenue et de toutes façons reléguée au second plan. Ce ne serait pas un problème (pas pour moi, en tout cas : j’ai déjà eu maintes fois l’occasion de dire l’importance que j’attache au cadre et aux idées en SF et en fantasy), si le rythme n’était pas aussi bancal. Au-delà de la construction, on pourra également relever un certain nombre d’autres imperfections et maladresses dans ces œuvres anciennes, que ce soit sur le plan du style ou sur celui de l’élaboration des personnages. Aussi, en dépit de ses indéniables qualités, je me vois obligé de reconnaître que cette trilogie m’a quelque peu ennuyé à l’occasion, et m’a un peu déçu, en somme. Terremer vaut le détour, sans aucun doute, mais sa réputation est à mon avis quelque peu surfaite, et ce n’est pas le « chef-d’œuvre » souvent décrit : cette trilogie fondatrice et essentielle à l’histoire du genre accuse un peu le poids de son ancienneté. Sans doute la comparaison est-elle critiquable, pour ne pas dire absurde, mais le fait est que je préfère largement l’extraordinaire « cycle de l’Ekumen », bien plus mature, profond et subtil, à ce classique de la fantasy qu’est Terremer.
Cela dit, je compte bien poursuivre l’exploration de ce séduisant univers. Les textes ultérieurs qu’Ursula Le Guin a consacré à son cycle de fantasy ont été diversement accueillis, mais je ne manquerai pas d’y jeter un œil, espérant peut-être y trouver la maturité qui fait à mon sens encore défaut dans cette trilogie originelle. On verra bien : j’attaque prochainement les Contes de Terremer. (EDIT : Non ! Dieu m'a parlé : c'est donc avec Tehanu que je vais tout d'abord poursuivre l'exploration de Terremer...)
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