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"Journal de nuit", de Jack Womack

Publié le par Nébal

 

WOMACK (Jack), Journal de nuit, [Random Acts of Senseless Violence], traduit de l’américain par Emmanuel Jouanne, Paris, Denoël, coll. Présence du futur, [1993] 1995, 332 p.

 

Retour au Cafarnaüm 2008. Une tradition immémoriale lors de cette rencontre de cafards : un grand potlatch livresque. Les gens amènent des livres qu’ils sont bien (enfin, en principe), qui leur ont beaucoup plu en tout cas (en principe), et normalement au format poche (en principe ; mais ça, moi, j’étais pas au courant). Et c’est ainsi que l’on vit apparaître, au milieu des bières, des salades et des fraises Tagada, moult merveilles ornées de couvertures souvent perturbantes. J’avais pour ma part, inévitablement, amené Le Codex du Sinaï d’Edward Whittemore (j’étais pas au courant pour le format, vous dis-je ! Mais on avouera que la couverture était sacrément perturbante). Me restait à prendre un bouquin à mon tour.

 

Il y avait de la tension dans l’air. Au fur et à mesure que les livres étaient déposés sur la nappe, chacun des convives se livrait à une petite comptabilité interne, qui transparaissait sur son faciès dégénéré et avide : « Alors… bon, ça, j’ai lu… ça aussi… ça, c’est nul… ça, je connais pas… Tiens, ça, ça pourrait être bien, ça… » Ad lib. Puis il fallut procéder à l’échange.

 

La tension monta encore d’un cran. Chacun, sans doute, avait repéré un ou deux ouvrages qui l’intéressaient plus particulièrement ; pour ma part, j’avais ainsi noté Journal de nuit de Jack Womack (dont j’avais à maintes reprises entendu dire le plus grand bien) et Or Not To Be de Fabrice Colin (parce que), ainsi qu’un Spinrad dont le titre m’échappe, et éventuellement Une rose pour l’Ecclésiaste de Roger Zelazny (j’en oublie peut-être, ça remonte un peu, et je n’étais pas forcément très frais). Mais ce fut bien vite la curée, les plus sauvages (et/ou les plus jeunes) se précipitant sur ce qui les bottait : « JE VEUX ÇAAAAAAAAAAAAAA !!! »

 

Or le Nébal est un petit animal, non seulement con, mais aussi timide, et finalement assez peu caractérisé par la confiance en soi. Je vis ainsi un fourbe s’emparer du Colin (enfin, de son livre ; on se comprend), sans me laisser le temps de dire « heu… ». Et plein d’autres bonnes choses furent saisies prestement par cette mini-horde de bibliophages amateurs sous-littérature et de blagues de mauvais goût, tandis que je n’osais manifester mon existence par un quelconque geste ou une quelconque parole.

 

La pile diminuait.

 

Mais Journal de nuit était toujours là.

 

Discrètement, et au prix d’un incommensurable effort, je pris mon courage à deux mains (si vous le voulez bien) (pardon), et osai enfin un pathétique « Heu… Journal de nuit, ça me dirait bien, heu… (si vous y voyez pas d’inconvénient, genre. Heu… Ah, et pardon d’exister, aussi. Pardon. Désolé…) » Sans doute estomaqués par ma puissance rhétorique, les cafards ne réagirent pas. Je pus ainsi m’emparer du précieux roman, apport de Turtle à cette orgie impie.

 

Aujourd’hui, j’ai toutes les raisons de me féliciter pour cette extraordinaire démonstration de bravoure égocentrique. Car le fait est que Journal de nuit de Jack Womack est bel et bien un excellent roman. Bon choix, donc, et merci, merci, merci et merci encore, ô sagace Turtle au bon goût irréprochable.

 

Je n’avais encore jamais rien lu de Jack Womack (comme d’hab’). Mais (comme d’hab’) cela faisait un petit moment que je comptais m’y mettre : j’avais en effet entendu dire le plus grand bien de certains de ses romans, à savoir Journal de nuit, donc, mais aussi Terraplane et L’Elvissée, et, plus récemment et dans un genre un peu différent, De l’avenir, faisons table rase. Or Journal de nuit constitue probablement une bonne introduction pour cet auteur, dans la mesure où il semblerait qu’il puisse être envisagé comme un prologue à ses autres romans de SF.

 

Mais Journal de nuit, est-ce bien de la science-fiction ? A s’en tenir au seul critère éditorial, sans doute. Et l’on peut sans doute y voir un roman « d’anticipation. Mais c’est une anticipation à si court terme que l’on aurait envie de dire que le roman se déroule à peu de choses près maintenant. En « juste un peu » pire. Et c’est probablement en bonne partie pour cette raison qu’il se montre aussi dérangeant et efficace. Peut-être est-ce également pour cela que ce roman n’a pas trouvé preneur aux Etats-Unis, et que Jack Womack a dû le publier en Angleterre… Car le tableau que nous brosse l’auteur américain dans Journal de nuit (ou, si l’on préfère le titre original, bien différent, Random Acts of Senseless Violence), c’est celui de la plongée des États-Unis dans un chaos imminent.

 

Classique, me direz-vous ? Pas tant que ça. Déjà, parce que Jack Womack joue à fond la carte du réalisme : pas besoin, ici, de guerre nucléaire ou bactériologique, de catastrophe naturelle ou d’invasion extraterrestre, communiste ou islamiste ; la catastrophe est bien réelle, mais lente et insidieuse, tenant davantage de la corruption et de la déchéance structurelle que de l’événement artificiellement limité à une date symbolique. Quand bien même l’action du roman ne dépasse pas six mois. Mais justement : cette dégradation progressive, nous la vivons en temps réel, et à une échelle micro-historique, par le biais du journal intime (baptisé « Anne », comme de bien entendu) d’une gamine de douze ans, Lola Hart.

 

Lola est une jeune New-yorkaise, qui mène originellement une petite vie tranquille avec ses copines d’une école privée réservée aux filles, et, chez elle, avec sa petite sœur Cherryl (qu’elle appelle généralement Boob, elle-même étant Booz) et ses parents, Faye et Michael, charmant couple de bobos juifs libéraux des « professions intellectuelles supérieures ». « Anne », c’est son cadeau d’anniversaire, et elle en est ravie. Dans son journal, comme toutes les filles de son âge, elle raconte d’une plume approximative les micro-événements qui émaillent son quotidien : elle parle de ses copines, de l’école, de sa famille, de ses chamailleries avec Boob, de la bêtise des garçons… Mais perce bien vite derrière les anecdotes innocentes un fond plus sinistre : la crise économique suscite des émeutes un peu partout dans le pays, que la garde nationale ne parvient pas à juguler, en dépit des discours rassurants des autorités ; sur le chemin de l’école, en empruntant Central Park, Lola croise parfois des cadavres de SDF brûlés vifs ; quand sa copine Lori, un peu plus mature, se met à renâcler devant l’autorité parentale, on l’envoie illico dans un camp de rééducation dont elle ressort zombifiée…

 

Et puis le président est assassiné.

 

Et son successeur aussi.

 

Et les émeutes s’étendent à New York. Criblée de dettes, la famille Hart doit déménager du côté de Harlem. La mère de Lola se met à faire des corrections payées au lance-pierres ; son père, parce qu’il faut bien vivre, abandonne ses travaux de plume pour travailler dans la librairie du cruel M. Mossbacher, un authentique esclavagiste. Ce brusque changement de condition, Lola en ressent bien vite les effets, elle qui devient infréquentable pour la « bonne société », la seule qu’elle connaissait jusqu’alors. Elle devient progressivement une fille des rues, avec ses nouvelles copines noires et latinos, et connaît les affres de « l’étiquetage »…

 

En l’espace de six mois, Lola passe de l’innocence enfantine aux troubles (y compris sentimentaux) de l’adolescence, tandis que le monde autour d’elle sombre dans la folie, la violence et le chaos.

 

Le résultat est tout simplement bluffant. Le roman suinte d’une horreur réaliste et vécue au quotidien, qui tétanise le lecteur de par sa violence et sa cruauté. L’évolution de Lola et du monde qui l’entoure est rendue avec une grande subtilité, le « style » de la gamine (d’une authenticité remarquable) et son comportement se modifiant avec naturel : la profonde émotion qui se dégage du récit intime de Lola ne fait que rendre plus atroce encore le tableau global qu’elle esquisse en toile de fond avec la sécheresse des dépêches de presse… jusqu’à ce qu’elle participe elle-même de ce chaos, ayant rejoint sans vraiment s’en rendre compte la multitude anonyme et démunie des « autres », perçus comme nécessairement dangereux.

Un roman terrible et fascinant, d’une noirceur rare, et dont le pessimisme viscéral est plus que jamais lucidité. Pour le coup, on aurait presque envie de dire que Journal de nuit, hélas, « n’est pas de la science-fiction ». Au sens le plus vulgaire, bien entendu… Cette chronique d’une désagrégation imminente n’en est que plus forte et, pour tout dire, indispensable.



PS : Le §%$#&! de pseudo-traitement de texte d'Over-Blog me les brise menu menu, à vouloir m'imposer ses mises en page à la con. Tout ce que je demande, c'est comme d'habitude un interligne 1,5, bordel ! Aujourd'hui, y veut pas... Alors désolé, les gens, j'espère que ça ira mieux la prochaine fois, mais là, après deux heures à batailler, je déclare forfait.

CITRIQ

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N
Allons, allons...
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E
Pfff, ce coup ci je ne le rajoute pas à ma liste d'achat. Je me contente de faire de ton blog une liste d'achat générale.
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N
Bah tu avais bien raison (et je n'en doutais pas, d'ailleurs).
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B
>Nébal<br /> <br /> Je te l'avais dit: c'est géniallissime Journal de Nuit!!!
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