"Tehanu", d'Ursula Le Guin
LE GUIN (Ursula), Tehanu, [Tehanu, The Last Book Of Earthsea], traduit de l’américain par Isabelle Delord-Philippe, Paris, Robert Laffont, coll. Ailleurs & Demain, [1990-1991] 2002, 257 p.
Retour à « Terremer », après une petite pause (et un dernier, mais fort appréciable, détour du côté du « cycle de l’Ekumen » avec L’Anniversaire du monde). La trilogie originale, de nos jours publiée en un seul volume, avait été composée à la fin des années 1960 et au début des années 1970, et Ursula Le Guin n’y est pas retournée pendant fort longtemps. En 1990, et donc près de 20 ans après la publication de L’Ultime Rivage, elle a pourtant livré ce quatrième roman, sous-titré en anglais « le dernier livre de Terremer ». Dernier ? Pas vraiment, puisqu’il faudra encore y rajouter deux volumes, Contes de Terremer et Le Vent d’ailleurs… Cela dit, même si ces ouvrages ont pu être diversement accueillis, le risque de la « suite bêtement mercantile » ne semble pas vraiment à craindre avec Ursula Le Guin (ses œuvres les plus récentes se rattachant au « cycle de l’Ekumen » témoignent assez qu’elle n’a rien perdu de son talent…). Et Tehanu aura sans doute de quoi déstabiliser les amateurs de la première heure…
Je ne vais pas revenir ici sur le fascinant univers créé par Ursula Le Guin (voyez ici si vous y tenez). Je noterais juste qu’il me semble délicat, pour ne pas dire impossible, de lire Tehanu séparément. Certes, il s’agit d’un roman à part entière, avec un début et une fin, comme les précédents romans de « Terremer » ; mais la lecture préalable des Tombeaux d’Atuan me paraît néanmoins très recommandable, dans la mesure où l’on retrouve ici Tenar en guise de personnage principal (et non, comme d’habitude, Ged) ; enfin, Tehanu prolonge à sa manière L’Ultime Rivage, en tirant les conséquences des bouleversements les plus notables qui y avaient été introduits.
Mais d’une manière très particulière, qui n’a plus grand chose à voir… La trilogie originale, bien que caractérisée par une certaine atmosphère contemplative, relevait à bien des égards de la high fantasy : quêtes mythiques, voyages extraordinaires, puissants sorciers… Ici, il n’y aura à peu près rien de tout ça. Le roman s’attarde en effet sur le personnage de Tenar, ancienne héroïne qui a choisi d’abandonner son destin grandiose pour « se contenter » d’être une épouse et une mère, une simple paysanne de l’île de Gont, que l’on ne quittera jamais tout au long du roman. Et la magie, reposant toujours sur la « Règle des noms », n’intervient que rarement : Ogion meurt dès les premières pages, et Ged a perdu ses pouvoirs lors de l’épisode précédent. Ne reste à peu de choses près que la « petite magie » des sorcières, une magie de bonnes femmes, traitée avec mépris par les hommes ; une sorcellerie qui, bien éloignée des connaissances fascinantes des mages de Roke, tient le plus souvent du fatras superstitieux et de la sagesse populaire, avec une dose de comédie pour enjoliver le tout. Une sorcellerie finalement très terre-à-terre, de sage-femme et d’infirmière, concoctant le cas échéant philtres d’amours et autres baumes aphrodisiaques… Une sorcellerie authentique, en somme, immédiatement utile dans le microcosme rural que nous décrit Ursula Le Guin tout au long de son roman.
Car c’est bien là qu’est l’essentiel : à l’instar de bons nombres des textes les plus récents de « l’Ekumen », Tehanu est presque dépourvu de récit, et le final indéniablement précipité tient presque, à cet égard, de la concession au lecteur frustré de magie et de dragons. Il s’agit surtout ici de décrire une société largement traditionnelle et humble, celle des éleveurs de Gont (seules deux cartes de Gont figurent dans le roman, et pas la carte générale de Terremer), fermiers et chevriers bien éloignés d’Havnor et de ses bouleversements politiques, et vivant repliés sur eux-mêmes (d’autant qu’ils sont passablement xénophobes). Le roman se déroule lentement, au rythme des saisons, des plantations, des récoltes, des transhumances…
Et le personnage principal est donc Tenar. Celle-ci, autrefois, avait tout de l’héroïne ; grande prêtresse immortelle des Innommables, puis amie de l’Archimage Ged, avec lequel elle a contribué à la restauration de l’anneau d’Erreth-Akbe, puis pupille du mage Ogion – un cas unique : une femme, apprenant la haute-magie de Roke ! –, elle semblait vouée dès sa naissance au plus extraordinaire des destins. Mais elle n’en a pas voulu. Elle, « l’étrangère », pire encore, la « Blanche », puisque Kargade, elle a choisi de s’intégrer à la société de Gont, et de vivre son destin de femme, un destin aussi banal que possible. Et elle y est parvenue : elle a épousé Silex, et lui a donné deux enfants ; dans sa petite communauté montagnarde, son passé mystérieux et grandiloquent a vite été oublié, et elle s’est parfaitement intégrée. Mais Silex est mort, sa fille s’est mariée à son tour, et son fils s’est fait marin… Tenar – ou plutôt Goha, puisque c’est ainsi qu’on l’appelle désormais – vit seule dans sa ferme. Mais elle va bientôt adopter une étrange petite fille, Therru, horriblement martyrisée par des vagabonds ; et elle devra bientôt se rendre à nouveau à Ré-Albi, Ogion l’appelant pour l’assister maintenant que son heure est venue ; et elle aura ensuite connaissance du retour d’Épervier, vieillard craintif et désabusé depuis que la magie l’a abandonné, et qui fuit sempiternellement les envoyés du nouveau roi, honteux – et tristement ridicule… – devant ce qu’il est devenu…
Avec Tehanu, Ursula Le Guin nous livre un ultime roman plus contemplatif et langoureux que jamais, une fantasy qui n’a décidément rien d’héroïque. Le roman s’adresse de toute évidence à un lectorat plus âgé que la trilogie originale ; et, on peut bien le dire, on est à mille lieues de la big commercial fantasy… Et c’est en outre l’occasion pour l’auteur d’aborder plus explicitement deux thématiques qui lui sont chères, habituellement plus sensibles sans doute dans le « cycle de l’Ekumen ».
La première est celle du changement, de l’évolution. J’avais noté, en parlant de Terremer, que la philosophie qui le sous-tendait, en prônant l’équilibre et en stigmatisant la « démesure » avant tout, avait quelque chose de conservateur, qui tranchait quelque peu à mes yeux avec les romans de « l’Ekumen ». Avec une certaine ambiguïté, certes : Ursula Le Guin jouait adroitement des mythes classiques de la fantasy, et notamment celui du « retour du roi », tout en nous dépeignant, dans le troisième tome, un monde en transition, la restauration tant attendue ne consistant finalement pas en une réaction, mais bien en une évolution (certes envisagée de manière quelque peu nostalgique). Dans le microcosme de Gont, cette ambiguïté disparaît bien vite, dès un conte rapporté dans les premières pages et essentiel à l’intrigue (p. 22) : « rien ne peut être dans le temps sans devenir ». Et ce sont les personnages qui nous permettront de l’observer, dans une île de Gont qui n’est figée qu’en apparence. Le monde change autour de Tenar et de Ged, et eux changent également. L’Archimage déchu n’a plus rien de l’intrépide aventurier des Tombeaux d’Atuan, ni même du vieux sage de L’Ultime Rivage. Il a vieilli. Et Tenar également a vieilli ; mais, surtout, elle a choisi sa voie, refusant le destin que les Kargades lui avaient imposé, puis celui que Ged lui avait promis par le biais d’Ogion. C’est d’elle même qu’elle a choisi de n’être « que » femme et mère. Ce qui était peut-être plus difficile que tout le reste pour cette mystérieuse étrangère à la peau pâle…
Mais surtout, et sans surprise, Ursula Le Guin traite dans Tehanu de la division sexuelle, thème récurrent de « l’Ekumen » depuis La Main gauche de la nuit et de plus en plus sensible depuis (voyez notamment Quatre Chemins de pardon et L’Anniversaire du monde – postérieurs à Tehanu, certes, mais j'y reviendrai), mais qui n’avait pas encore été véritablement abordé dans « Terremer ». Ce n’est certainement pas innocent si c’est cette fois Tenar qui prend le devant de la scène, et non Ged. Et Tenar n’a bien évidemment rien de l’héroïne traditionnelle de high fantasy. Femme vieillissante, veuve, étrangère, presque totalement dénuée de droits dans une société essentiellement patriarcale (a fortiori chez les mages), elle n’en est pas moins fière et courageuse. Noble, à sa manière, qui n’implique pas les habituels clichés virils des amazones. Elle est une femme forte, et admirable. Cela dit, j’avouerai que cette thématique m’a paru moins habilement traitée que dans les romans et nouvelles de « l’Ekumen » qui l’abordent : le féminisme y confine parfois à la misandrie (ce qui n’est jamais le cas dans les œuvres précitées), et certaines oppositions m’ont paru un peu grossières, tenant plus ou moins du cliché… d'autant qu'elles font étrangement ressurgir le conservatisme précédemment évoqué.
Et il y a là sans doute un problème : cette fois, la comparaison avec le « cycle de l’Ekumen » me paraît plus légitime que dans le cas de Terremer. Et, à mon goût, l’extraordinaire œuvre de science-fiction l’emporte amplement. Si Tehanu n’est pas sans charme, poésie ni intérêt, il a néanmoins à mon sens quelque chose de bancal, de pas tout à fait abouti, d’hésitant, qui l’empêche d’accéder au statut de « très bon roman », et a fortiori de chef-d’œuvre. Il reste agréable et souvent pertinent, mais finalement assez plat. En somme, on est très loin de ce qu’Ursula Le Guin a pu écrire de plus convaincant ; mais il me paraît néanmoins intéressant en tant qu’étape cruciale dans le parcours d’un immense auteur, bien révélatrice de cette tendance à l’abstraction et à l’épure qui caractérise bon nombre de ses œuvres les plus récentes... avec davantage de réussite.
« À suivre » avec Contes de Terremer.
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