"Fiction", t. 7
Fiction, t. 7, Lyon, Les Moutons électriques, février 2008, 366 p.
Le sixième opus de Fiction m’avait semblé bien en-deçà du niveau d’excellence auquel nous avait jusqu’alors habitué « l’anthologie périodique ». Mais autant vous rassurer tout de suite : pour cette livraison printanière (oui, j’ai « un peu » de retard, certes, certes…), Les Moutons électriques ont mis les bouchées doubles, et le résultat est impressionnant… Ce numéro placé sous le signe du duo créatif est en effet d’une très grande qualité, et peut-être même s’agit-il du meilleur Fiction à ce jour (en tout cas, il me semble bien que c’est le cas pour ce qui est des numéros que j’ai pu en lire). Certes, il n’est pas irréprochable (et l’on regrettera, comme d’habitude, certaines traductions « pas terribles », voire pire, et l’abondance des coquilles, franchement agaçante… Un petit effort, please !), mais la très grande qualité de la plupart des nouvelles figurant dans ce volumineux numéro n’en est pas moins remarquable. On a pu parler « d’indispensable », et à bon droit…
Parcourons donc la bête. Nous retrouvons tout d’abord Rhys Hughes, pour une introduction assez correcte avec « La Vieille Maison sous la neige où personne ne va sauf ce soir toi et moi » (pp. 9-38). Un récit fantastique pourvu d’une atmosphère plutôt réussie, et non dénué d’humour. Un peu longuet, cela dit… Mais, pour être honnête, mon sentiment mitigé s’explique peut-être aussi en partie par la lecture, depuis, dans le dernier numéro du Visage vert, d’une superbe nouvelle employant un cadre assez proche (bien que dans une optique très différente) ; et, à la comparaison, Jean Cassou l’emporte largement sur l’écrivain gallois… Mais cela reste très recommandable, cela dit.
On reste ensuite dans le très correct mais pas forcément transcendant pour autant avec la « Chambre d’hôte » (pp. 41-61) de Dominique Douay, un cran au-dessus.
Après quoi les compères David Calvo et Fabrice Colin, avec « Oui » (pp. 63-76), nous livrent un très bon texte inaugurant joliment la thématique centrale du recueil (puisque l’histoire d’une complicité, et le fruit d’une collaboration). On notera par ailleurs que David Calvo émaille le numéro de ses gribouillis que l'on qualifiera gentiment de minimalistes et naïfs. Pris indépendamment, ils sont d’un intérêt pour le moins douteux… Mais, ici, ils contribuent assurément à l’identité graphique de ce numéro d’une revue qui a toujours attaché beaucoup d’importance à l’esthétique (et, heum, si je puis me permettre, heum, d’aucuns pourraient en prendre de la graine) (heum).
D’ailleurs, puisqu’on est dans l’esthétique, enchaînons sur Patrick Imbert et son récit graphique « La Conscience est une porte » (pp. 77-87) : de très chouettes photos, mais on pourra regretter un propos guère subtil (euphémisme), qui vient considérablement réduire l’intérêt de la chose. Sous cet angle, j’avoue y avoir préféré, plus loin dans le numéro, « Le Pouvoir irradiant ses mains » (pp. 171-181) de l’illustrateur Lasth assisté de ses confrères du Moonmotel Michel Koch et surtout Daylon, dont les textes « fragmentaires », qui ne m’avaient guère convaincu dans son « récit » graphique du précédent Fiction, s’intègrent cette fois très bien à ce portrait dynamique, à la fois sombre et drôle, d’un super-héros à la croisée des comics et des mangas. Pas forcément très original, mais efficace et bien fait (au passage, vous pouvez télécharger la bête là). Et puis, tant qu’on y est, évoquons également le portfolio consacré à Albert Guillaume et intitulé « À nous l’espace ! » (pp. 313-328), compilant des gravures publiées dans L’Assiette au beurre dans son numéro du 14 décembre 1901. Ce qui est toujours sympathique.
Mais revenons en arrière, pour le « Titanium Mike à la rescousse ! » (pp. 89-102) de David D. Levine : encore une nouvelle tout à fait recommandable, décrivant astucieusement l’origine d’un mythe.
Autre réussite, plus singulière encore, le « Non-possible » (pp. 105-114) de Daryl Gregory, très jolie nouvelle débordant de nonsense.
Le contraste est du coup flagrant avec la nouvelle suivante, due à Kim Antieau, et intitulée « Errer dans l’Eden » (pp. 117-133) : totalement dépourvu d’originalité comme d’intérêt, ce texte est en outre traduit au polonium et plus que jamais bourré de coquilles. Pénible au possible, de très loin la nouvelle la moins intéressante de ce numéro (et, dans un sens, la seule…). Et le texte suivant de Kim Antieau ne remonte hélas pas le niveau, c’est le moins qu’on puisse dire : avec « Inspirer les vapeurs » (pp. 134-140), elle nous inflige un articulet (la seule non-fiction de ce numéro, à l’exception des chroniques, mais j’y reviendrai) inepte et stupide, saturé de clichés et d’approximations, souvent consternant, et parfois franchement puant. L’anthologie aurait gagné à se passer de cette pathétique petite merde.
On y préférera largement les « Lettres de l’au-delà » (pp. 141-147) de son compagnon Mario Milosevic, une satire pertinente, et moins absurde qu’il n’y paraît. Pas indispensable, mais correct.
Suit le seul texte « ancien » (relativement, puisqu’il date de 1952…) de cette livraison (bien différente sous cet angle du tome 6, donc), avec « Le Dragon de Somerset Street » (pp. 149-152) d’Elmer Roessner. Là encore, un petit conte joliment absurde, et tout à fait sympathique (sans plus, certes).
Nous avons ensuite droit à une nouvelle de sa petite-fille Michaela Roessner intitulée « Née sous le signe du cheval » (pp. 153-170), étonnante fantasy urbaine jouant habituellement des clichés des chinoiseries, et au final assez émouvante. Le féminisme du propos est bien autrement subtil et pertinent que son travestissement mongoloïde chez Kim Antieau…
Vient ensuite la première chronique de ce numéro, Serge-André Matthieu inaugurant ici son « Carnet de bal » (« Une affaire de mémoire », pp. 182-188), reprenant largement le principe de l’ancienne chronique de Francis Valéry. En ce qui me concerne, cela s’intègre toujours aussi mal dans le cadre de « l’anthologie périodique »… Et c’est de toute façon d’un intérêt plus que limité. C’est un peu moins vrai pour la deuxième chronique de ce numéro, « Pour s’envoyer en l’air le regard », due cette fois à la seule plume de Raphael Colson : sa petite recension d’art books (« Art book, l’état des nations », pp. 353-363) n’est pas inintéressante, loin de là, mais je ne suis décidément pas certain qu’elle soit à sa place dans Fiction…
D’autant que l’intérêt essentiel de la revue n’est certainement pas là. C’est d’autant plus flagrant que, après les (dans l’ensemble) bons voire très bon textes que je viens d’évoquer, c’est surtout maintenant que nous allons envisager les meilleures nouvelles de ce numéro. À commencer par « Le Marchant et la porte de l’alchimiste » (pp. 189-215) du rare mais décidément brillant Ted Chiang : une superbe variation sur le voyage dans le temps, traitée à la façon des Mille et Une Nuits ; tout simplement parfait. Bien meilleur, sans doute, que la short story qui suit immédiatement, laquelle n’est pourtant certainement pas dénuée d’intérêt, d’autant qu’elle se montre passablement déstabilisante (« Ce sur quoi il faudra compter », pp. 213-215). Mais, je l’avoue, le nom seul de Ted Chiang constituait à mes yeux une raison suffisante pour motiver l’achat de ce numéro de Fiction (disons qu’elle a transformé une forte probabilité en impérieuse nécessité, du moins…). Au risque de me répéter, j’en profite pour vous recommander chaudement La Tour de Babylone, qui est sans aucun doute le meilleur recueil de nouvelles SF de ces dernières années en ce qui me concerne.
Mais Ted Chiang n’est pas le seul à nous régaler d’excellents textes dans ce remarquable numéro. En témoigne immédiatement Gardner Dozois, dont le « Contrefactuel » (pp. 217-234) est une fascinante « uchronie sur l’uchronie » (on pense inévitablement au Maître du haut-château, même si le cadre et la perspective sont bien différents), d’autant plus appréciable qu’elle déborde de détails pertinents, d’allusions amusantes et autres subtilités en tout genre. Une vraie réussite.
Suit un très gros morceau, « 90 % de tout » (pp. 237-305), une longue novella (à la limite du court roman) écrite en collaboration par un talentueux trio d’allumés composé de Jonathan Lethem, James Patrick Kelly (dont je vous avais déjà parlé pour le très recommandable Fournaise) et John Kessel. Une variation délirante, inventive, et non dénuée d’un délicieux mauvais goût, sur le thème on ne peut plus classique de la rencontre du troisième type. Drôle et efficace, capillotracté mais bien foutu, porté par des personnages excentriques très réussis, c’est un vrai bonheur de la première à la dernière ligne.
Après cet enchaînement d’excellents récits, le « Dans le futur » (pp. 306-312) d’Andrew Weiner me paraît un peu moins convaincant, mais cela reste néanmoins une bonne nouvelle, assez amusante encore une fois.
En guise de conclusion, David Gerrold – auquel on devait déjà le meilleur texte, et de très très loin, du précédent numéro de Fiction – nous assène le coup de grâce avec « treize heures du soir » (pp. 329-351), une nouvelle difficile, émouvante et éprouvante, autobiographie hallucinée d’un homosexuel vétéran du Vietnam. Pas parfait, mais indéniablement saisissant.
On se félicitera donc de ce que la faiblesse relative du Fiction n° 6 n’ait été que passagère : cet excellent numéro dépasse toutes mes attentes, et confirme le caractère indispensable de « l’anthologie périodique » des Moutons électriques. M’en vais tâcher de ne pas laisser traîner trop longtemps le tome 8 dans mon étagère de chevet, du coup…
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