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"Animaux solitaires", de Bruce Holbert

Publié le par Nébal

Animaux-solitaires.jpg

 

 

HOLBERT (Bruce), Animaux solitaires, [Lonesome Animals], traduit de l'américain par Jean-Paul Gratias, Paris, Gallmeister, coll. Noire, [2012] 2013, 324 p.

 

Je n'ai pas acheté ce livre. On me l'a mis dans les mains, sans plus d'indications, en supposant que ça me plairait, j'imagine. Il faut dire que j'avais un a priori positif : si c'est le premier volume de la collection « Noire » de Gallmeister que je lis, je me suis néanmoins régalé d'un certain nombre d'ouvrages de cet éditeur qui a pour ambition affichée de dévoiler une littérature américaine « autre ». Des westerns, essentiellement, en ce qui me concerne, mais d'autres titres m'ont fait de l'œil. J'étais donc curieux de lire ce premier roman dont je ne savais rien, d'un auteur à l'histoire familiale tragique (sur laquelle il ne me paraît néanmoins pas indispensable de revenir ici...).

 

Nous sommes en 1932, dans le comté de l'Okanogan (État de Washington). Une région rurale et bucolique, largement occupée par une réserve indienne ; les temps changent, cependant, et le New Deal n'est pas sans laisser sa marque sur la région, sous la forme de grands projets à même de bouleverser la géographie locale. Mais, si cette dimension n'est pas négligeable pour conférer au roman son atmosphère si particulière – on est bien chez Gallmeister, tout cela sent le nature writing même si on est dans une autre collection –, ce n'est néanmoins pas ce qui va nous intéresser le plus ici. Car, face à cette nature encore passablement sauvage mais en voie de domestication, nous nous intéresserons surtout à des hommes.

 

Et, au premier chef, au très charismatique Strawl, un vrai dur, flic à la retraite connu pour sa brutalité et sa violence, qui, à l'instar de l'auteur donc, a connu une histoire familiale complexe et éprouvante. La police de trois comtés vient lui demander de reprendre exceptionnellement du service, afin de mettre aux arrêts – ou, mieux encore, d'abattre... – un mystérieux tueur en série incroyablement sadique, qui massacre à tour de bras des Indiens de la réserve en leur infligeant les pires supplices. On vient voir Strawl avec une liste de suspects... sur laquelle, à vrai dire, il figure lui-même ! Et notre « héros », à qui la vie de fermier ne réussit guère, se lance donc sur la piste du tueur, en qui il devine en quelque sorte un miroir de sa propre personne.

 

Strawl a sa méthode, pas très orthodoxe. Et il prend son temps : là encore, cette dimension est importante pour conférer à ce roman son atmosphère si particulière ; Bruce Holbert se montre pointilleux, et décrit par le menu chaque repas de notre enquêteur, ou s'attarde même sur chaque cigarette... Strawl voyage à cheval dans la réserve, cherchant des témoins éventuels, ou pistant des suspects, accompagné bien vite par son fils adoptif Elijah, un Indien foncièrement chrétien qui joue au prophète. Mais les meurtres se poursuivent, tous plus atroces les uns que les autres, et la population locale ne se montre pas forcément très coopérante, c'est rien de le dire...

 

Animaux solitaires joue ainsi plusieurs cartes, et mêle les genres avec un certain brio : la trame de polar à serial killer n'exclut pas un certain côté western (on en retrouve quelques images inévitables, des périples à dos de canasson aux Indiens en voie d'acculturation), ni a fortioriune séduisante touche de nature writing dans le cadre. Mais tout cela – qui ne surprend pas dans un livre édité par Gallmeister – tient largement du décor. L'intrigue policière, à vrai dire, si elle est tout sauf bâclée et est assez adroitement menée (même si l'identité du coupable n'est pas forcément très mystérieuse, et ne surprend guère quand elle est enfin révélée... mais d'autres éléments connexes sont plus étonnants, et très bien vus), est un prétexte à bien des égards.

 

Animaux solitaires est en effet avant tout – reprenons l'expression du Seattle Times en quatrième de couverture – « une fable morale brûlante ». Ce roman très bavard (parfois juste un peu trop, mais dans l'ensemble c'est dosé avec une grande pertinence) tient en effet de la parabole ; et derrière les événements qui justifient le roman ou le cadre si singulier dans lequel il se déroule, Animaux solitaires est une histoire d'hommes qui parlent et s'interrogent sur leur condition, leur rôle, leur raison d'être. Et cette dimension est d'autant plus cinglante et juste que cette fable morale... est largement amorale, en ce qu'elle est servie par des protagonistes généralement guère aimables, voire franchement détestables, et toujours contestables dans leurs actes comme dans leurs pensées et paroles. La cruauté viscérale des intervenants – le tueur, bien sûr (la description de ses actes ne lésine pas sur le gore sadien), mais aussi Strawl lui-même – en rajoute encore dans cette dimension, qui rend le roman assez éprouvant, voire carrément rude, mais aussi, finalement, d'une intelligence désabusée tout à fait poignante. On a vu plus joyeux et humaniste, certes... Mais peu importe.

 

Vous l'aurez compris : j'ai beaucoup aimé ce premier roman, qui n'est certes pas sans défauts, mais est néanmoins d'une ambition et, d'une certaine manière, d'une finesse qui le rendent singulier et font tout son intérêt. Animaux solitaires est à mon sens un très bon roman noir (teinté de nature writing et de western, donc), dont on espère qu'il sera suivi par d'autres productions aussi fascinantes : le nom de Bruce Holbert me paraît en tout cas mériter une certaine attention ; et si je n'irais pas encore, pour le moment, jusqu'à le mettre dans la filiation de Cormac McCarthy (on y pense néanmoins, rien d'étonnant à ce que la quatrième de couverture cite le nom du fameux écrivain), je lui reconnais d'ores et déjà d'avoir écrit un premier roman indéniablement puissant, et suffisamment intriguant et bien vu pour que l'on lui décerne bien des louanges.

 

(Accessoirement, c'est la première fois depuis un bail que je suis relativement satisfait d'un article de mon blog ; cela ne tient en rien du hasard, j'imagine ; et pour cela aussi, merci, merci, merci, à tous ceux qui m'ont amené à lire ce roman auquel je n'aurais sans doute pas accordé la moindre attention autrement, pour tout un tas de raisons plus navrantes les unes que les autres...)

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