"Armageddon Rag", de George R.R. Martin
MARTIN (George R.R.), Armageddon Rag, [The Armageddon Rag], traduit de l’américain par Jean-Pierre Pugi, Paris, Denoël, [1983] 2012, 525 p.
C’était à prévoir : le succès du « Trône de fer aidant, et plus encore celui de son adaptation en série télévisée, tout un chacun y va de son édition ou réédition de George R.R. Martin. Ces derniers temps, ActuSF et Mnémos ont joué le jeu, et c’est maintenant le tour de Denoël (mais pas en Lunes d’encre, collection qui sent décidément de plus en plus le sapin…), avec cet Armageddon Rag, thriller rendant hommage au rock des 60’s.
Parmi les grands groupes de l’époque, il en est un que, nécessairement, les connaisseurs placent au-dessus du lot : les Nazgûl (merci tonton Tolkien), groupe de proto-hard-rock entré dans la légende, mais qui connaît une fin absurde et tragique en 1971, à West Mesa, quand un tueur non identifié abattit le chanteur en plaine interprétation de leur fameux et interminable « Armageddon/Resurrection Rag ».
Exactement dix ans plus tard, jour pour jour, un autre meurtre secoue la planète rock (ou ce qu’il en reste) : celui de Jamie Lynch… qui fut en son temps le producteur des Nazgûl. Y aurait-il un lien entre ces deux assassinats ? Le romancier et ex-journaliste Sander Blair enquête là-dessus, d’abord pour le Hedgehog, mythique magazine dont il fut un des piliers avant de s’en faire virer à coups de pied au cul, ensuite à son compte, pensant peut-être y trouver la matière de sa version très personnelle de De sang-froid (qu’il faudra décidément bien que je me décide à lire un jour), plutôt que de rester bloqué sur la page 37 de son dernier opus.
Alors Blair part en voyage ; il s’agit pour lui de retrouver les Nazgûl survivants, et par la même occasion ses anciens camarades du Hog, dix ans plus tard. Un « road-trip » qui permettra de tirer un bilan de ce qui reste du rock des 60’s et de l’esprit de cette époque, dans le milieu de la musique comme dans le terrorisme d’extrême gauche.
George R.R. Martin, déjà à l’époque, était un grand professionnel, et son thriller, finement ciselé, se révèle très vite être un page-turner d’une efficacité redoutable. Dialogues aux petits oignons et personnages bien campés contribuent largement à la réussite de ce roman qui prend aux tripes et passionne de la première à la dernière page (ou presque… mais on y reviendra). Armageddon Rag fait donc figure de divertissement plus qu’honnête, et, sans en faire un chef-d’œuvre pour autant, on peut bien le saluer comme une réussite.
Pourtant, disons-le tout net, l’intrigue… vaut ce qu’elle vaut, et, si l’on ne s’ennuie jamais à la lecture d’Armageddon Rag, on est plus ou moins convaincu par ce qu’on lit. Surtout vers la fin : le dernier chapitre est clairement de trop, et même, auparavant, le climax fait un peu léger, alors que George R.R. Martin a su habilement faire monter la pression tout du long avec le talent qu’on lui connaît.
Heureusement, le véritable intérêt d’Armageddon Rag est probablement ailleurs, dans ce bilan atrocement déprimant d’une décennie d’idéaux trompés ou déçus. Que ce soit auprès des Nazgûl ou de ses anciens camarades, ce loser de Sandy Blair ira de mauvaise surprise en mauvaise surprise, tombant sur des hommes et des femmes perdus dans un monde qu’ils ont bel et bien contribué à changer, mais qui est bien loin de ressembler à celui qu’ils appelaient de leurs vœux dans leur prime jeunesse. En fait, bien loin des utopies hippies (die, hippie, die !) et des projets révolutionnaires du Mouvement, c’est dans un sens l’Amérique de Patrick Bateman qui se dessine sous nos yeux. Pour un roman datant du début des années 1980, c’est faire preuve d’une lucidité tout à fait remarquable.
Et c’est bien ici que George R.R. Martin fait mouche. On sort profondément déprimé (surtout si l’on fait l’impasse sur le dernier chapitre…) de ces pages débordant de souffrance, de dépit et de rancœur. Impressionnant de voir à quel point une décennie a suffi pour tout foutre en l’air. Et les survivants de l’époque de faire figure, bien malgré eux, de tristes dindons de la farce, quand ils n’ont pas choisi d’y participer plus ouvertement.
Un thriller qui vaut ce qu’il vaut, donc, mais qui se fonde sur un arrière-plan solide, lucide et du plus grand intérêt. Ce qui nous donne au final une demi-réussite seulement, mais qui se lit néanmoins avec une grande facilité, et sans que l’on s’ennuie un seul instant. Un roman triste, aussi, plein de colère rentrée, et qui ne laisse pas indifférent ; c’est déjà pas mal.
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