Compagnie K, de William March
MARCH (William), Compagnie K, [Company K], traduit de l’américain par Stéphanie Levet, [s.l.], Gallmeister, coll. Americana, [1933] 2013, 229 p.
Je ne vous apprends rien : il y a grosso merdo cent ans, ces imbéciles d’humains se lançaient dans la grande boucherie absurde de ce que l’on devait appeler très naïvement « la der des ders » (encore que l’appellation de « Première Guerre mondiale » ne soit pas non plus exempte de critiques, je suppose). Alors on commémore. Dans l’ensemble, on dit quand même que la guerre, c’est pô bien, et on ressort tout naturellement Jaurès du placard (à plus ou moins bon droit, il s’en trouve qui sont assez gonflés d’exhiber ainsi le cadavre…) ; mais il reste tout de même à mes yeux de post-hippie quelques vagues relents de ces notions débiles et puantes que sont la patrie, l’honneur et le courage… et Compagnie K de William March est à cet égard un antidote de choix, aux côtés d’À l’Ouest rien de nouveau ou des Sentiers de la gloire.
Certes, je prends un peu d’avance dans ma commémoration personnelle, puisque ce roman concerne l’engagement américain dans la guerre, et débute donc en 1917. Il suit, pendant un peu plus d’un an (car les conséquences de la guerre sont également passées au crible, une fois l’armistice signé et tout le monde redevenu super copains), cent treize membres de ladite Compagnie K, cent treize soldats américains, du simple troufion à l’officier de base (on ne voit pas ici les galons les plus arrogants), et ils auront tous leur mot à dire. Le livre est du coup divisé en cent treize chapitres, généralement très brefs, titrés d’après le nom du témoin. Ces cent treize voix très personnelles sont autant d’aperçus très divers de ce qui s’est passé en France entre 1917 et 1918, sur le Front.
Ici, j’aimerais donner le ton, en citant la lettre de condoléances « réaliste » que rédige en une occasion le soldat Sylvester Wendell :
« Chère Madame,
« Votre fils Francis est mort au bois de Belleau pour rien. Vous serez contente d'apprendre qu'au moment de sa mort, il grouillait de vermine et était affaibli par la diarrhée. Ses pieds avaient enflé et pourri, ils puaient. Il vivait comme un animal qui a peur, rongé par le froid et la faim. Puis, le 6 juin, une bille de shrapnel l'a frappé et il est mort lentement dans des souffrances atroces. Vous ne croirez jamais qu'il a pu vivre encore trois heures, mais c'est pourtant ce qu'il a fait. Il a vécu trois heures entières à hurler et jurer tour à tour. Vous comprenez, il n'avait rien à quoi se raccrocher : depuis longtemps il avait compris que toutes ces choses auxquelles vous, sa mère, lui aviez appris à croire sous les mots honneur, courage et patriotisme, n'étaient que des mensonges... »
Oui, je reviens ainsi sur l’honneur, le courage et le patriotisme, et vomis une fois pour toutes ces aberrations…
Quand Stanley Kubrick a tourné Full Metal Jacket, on lui avait demandé pourquoi il tournait à nouveau un film de guerre après Les Sentiers de la gloire ; il avait répondu que son célèbre film avec Kirk Douglas était un film contre la guerre, et qu’il voulait faire un métrage sur la guerre. Il y a de ces deux approches dans Compagnie K, mais l’intention de William March, au-delà du simple « témoignage », reste néanmoins avant tout de dénoncer, en se basant sur son expérience personnelle. On peut comprendre la lassitude du soldat rentré du Front, avec des séquelles indélébiles, confronté à un monde qui ne le comprend pas… La nécessité de l’exorcisme est passée dans le douloureux acte d’écriture (ce qui, pour le coup, même si c’est dans un registre très différent, m’a évoqué inévitablement l’attitude de Kurt Vonnegut par rapport à Dresde dans Abattoir 5).
D’où ce procédé, aussi audacieux que pertinent, des cent treize voix. William March, à sa manière, commémore, lui aussi. Et il le fait d’une manière particulièrement glaçante, en laissant régulièrement la parole à ceux qui sont tombés au champ d’horreur. Il ne s’agit en effet pas uniquement de témoignages a posteriori de vétérans qui saoulent leurs proches avec « leur » guerre lorsque les conversations s’éternisent et que l’alcool ramène en tête les scènes les plus horribles. Nous avons aussi droit aux fantômes, qui nous narrent froidement l’instant de leur mort… Aussi Compagnie K a-t-il quelque chose de particulièrement insoutenable, qui en fait un roman de guerre d’une force rare, et confère à la dénonciation des atours morbides qui ne laissent plus rien au hasard.
Mais si le roman peut à première vue paraître décousu, il n’en est pourtant rien, grâce à l’art de l’auteur, qui sait se montrer très fin dans son entreprise de commémoration comme de sape. Les témoignages, toujours très humains, pour le meilleur et pour le pire, se répondent mutuellement. On croise ici tel troufion que l’on avait entendu là, on assiste à telle page à la mort du soldat envoyé en mission par le précédent « témoin », etc. Et le roman, enfin, s’organise autour d’une scène insoutenable, annoncée dès le premier chapitre et développée sur plusieurs témoignages à la suite, fortement contradictoires : l’exécution sommaire de prisonniers allemands. Une séquence terrible, qui confirme s’il en était encore besoin que « le patriotisme est la vertu des brutes », et que le courage et l’honneur ne sont que des mots, des impostures balancées sur l’horreur, façon voile pudique, des hypocrisies infâmes, instruments de torsion du réel aux mains, au mieux d’imbéciles, au pire d’ordures.
Compagnie K est une lecture salutaire. Un roman puissant, qui retourne les tripes, peut-être bien le témoignage ultime de l’aberration et de l’horreur de la guerre. En ces temps de commémoration un brin gênée, où l’on ne sait toujours sur quel pied danser, il constitue un témoignage de choix, qui achève de vouer aux gémonies cette guerre que l’on a eu le culot de proclamer « grande ». Et toutes les guerres dans la foulée.
Commenter cet article