"Contes étranges", de Sade
SADE, Contes étranges, texte établi, présenté et annoté par Michel Delon, Paris, Gallimard, coll. Folio Classiques, 2014, 384 p.
Ça s’est peut-être vu en ces lieux interlopes (par exemple ici, là, ou encore, pour les plus téméraires, là), mais j’aime beaucoup Sade. L’outrance du Divin Marquis, que ce soit dans les scènes de fesses ou de torture (c’est la même chose) ou dans les diatribes morales et philosophiques, m’a séduit depuis un bail. Du coup, j’en ai lu pas mal… Parmi les textes majeurs de Sade, il n’y a guère que l’Histoire de Juliette qui m’ait encore échappé (je l’ai, pourtant, dans le tome 3 des Œuvres à la Pléiade, édition établie par Michel Delon, comme celle qui nous intéresse aujourd’hui). Pour le reste, j’ai trouvé mon bonheur tant dans les œuvres dites « ésotériques » (avec une prédilection pour La Philosophie dans le boudoir ou les Instituteurs immoraux) que dans les autres, « exotériques » (Aline et Valcourt ou le Roman philosophique en tête), Justine ou les Malheurs de la vertu me paraissant constituer un juste milieu idéal. Cela dit, il me reste encore bien des œuvres à tenter (je n’ai rien lu du théâtre sadien, par exemple, et on sait l’importance qu’il y accordait). Car le marquis a exercé sa plume aussi vigoureuse que délicieuse (mais alambiquée, attention) dans bien des domaines…
Aujourd’hui, ainsi, nous allons parler « textes courts », avec ce recueil dont je n’avais jamais entendu parler auparavant (et pour cause, d’autant que le titre en a été choisi par Michel Delon pour cette édition précisément). Il a été composé en prison, à la Bastille si je ne m’abuse, en parallèle aux autres nouvelles de l’auteur, plus célèbres, que sont Les Crimes de l’amour et Les Infortunes de la vertu (texte séminal qui sera considérablement développé pour donner Justine ou les Malheurs de la vertu, puis, en « pire », La Nouvelle Justine). Mais si les « récits héroïques et tragiques » composant Les Crimes de l’amour ont été publiés du vivant de l’auteur (en 1800 seulement, certes, mais tout de même), ceux qui forment ces Contes étranges (auparavant titrés Historiettes, contes et fabliaux ou encore Contes libertins) sont restés à l’état de manuscrit fort longtemps ; il faudra attendre une édition – anonyme – d’Anatole France d’un unique texte (« Dorci ») pour que cela change, puis, surtout, les éditions très complètes de Maurice Heine, Jean-Jacques Pauvert (dont le colossal Sade vivant prend la poussière dans ma bibliothèque de chevet, mais un jour viendra où…) et Gilbert Lely…
Mais nous avons donc aujourd’hui ces Contes étranges en Folio Classiques, qui reprennent l’intégralité des textes courts composés alors par le marquis, à l’exception, donc, des Infortunes de la vertu et des Crimes de l’amour, disponibles aisément par ailleurs, sans chercher à s’arrêter aux plans conçus par l’auteur pour une éventuelle publication. Ces textes, qui trouvent souvent leur matière dans d’autres auteurs antérieurs, et notamment dans les Lettres historiques et galantes de deux dames de condition de Mme du Noyer (la notion de plagiat n’était pas brandie aussi hardiment en ces temps où l’on ne parlait pas encore de droits d’auteurs, et les écrivains se pompaient allègrement…), se divisent en gros en deux catégories : on trouve tout d’abord des historiettes et fabliaux à proprement parler, textes très brefs, où la grivoiserie prête souvent à rire (en théorie du moins…), encore que l’auteur cherche à alterner récits amusants et récits tragiques ; ces vignettes, censément composées par un troubadour provençal, occupent surtout la première partie du recueil… et, disons-le, je n’y ai guère trouvé mon bonheur ; je me suis même assez fortement ennuyé pendant un moment, à ne pas rire devant ce qui était censé être drôle, à ne pas vibrer devant le reste. Non, j’ai – sans surprise – bien plus trouvé mon compte dans les récits plus longs que l’on trouve ultérieurement, allant de cinq à six pages pour les plus brefs à plus de quatre-vingts pour le plus long (et de loin), « Le Président mystifié ». Là, on trouve de vraies réussites bien dignes du marquis, et le contraste est éloquent avec les historiettes et fabliaux du début.
Il serait vain de vouloir détailler ici l’ensemble du recueil (a fortiori pour ce qui est des vignettes les plus brèves, souvent tout à fait inintéressantes, en ce qui me concerne en tout cas). Je vais donc m’en tenir aux récits qui, pour une raison ou une autre, m’ont le plus intéressé… en notant une indéniable prédilection pour ceux qui s’en prennent au premier chef aux magistrats, très nombreux ici (Sade, le prisonnier, a eu il est vrai maille à partir avec les robins, c’est rien de le dire, et, comme la plupart des membres de la vieille noblesse d’épée, il n’avait que mépris pour les parvenus de la robe… d’autant plus sans doute que les finances désastreuses de sa prestigieuse lignée l’ont contraint à un mariage dans une famille parlementaire autrement aisée, qu’il haïssait de toutes ses forces).
Parmi les textes brefs, je commence ainsi par relever le très drôle « Les Filous », attaque en règle de la naïveté des jeunes filles (thème qui revient souvent, sans surprise).
« Les Harangueurs provençaux » entame le cycle anti-parlementaire évoqué plus haut, de manière délicieusement outrancière. Je ne peux me retenir d’en citer ici l’éloquente conclusion :
« Nous voulons bien être des imbéciles, dirent ces graves magistrat ; ne le voulussions-nous même pas, il y a assez longtemps que nous le prouvons à toute la France ; mais nous ne voulons pas qu'un tableau l'apprenne à la postérité ; elle oubliera cette platitude, elle ne se souviendra plus que de Mérindol et de Cabrières, et il vaut bien mieux pour l'honneur du corps être des meurtriers que des ânes. »
Dans un genre très différent, je retiens l’étonnant conte fantastique (avec le diable dedans) qu’est « Aventure incompréhensible et attestée par toute une province ».
On attaque les textes plus longs avec « Émilie de Tourville ou la Cruauté fraternelle ». Un récit sadien somme toute classique, dans la lignée des Infortunes de la vertu, mais tout à fait efficace.
Parmi les grivoiseries les plus drôles – le blasphème s’y ajoutant –, j’ai particulièrement apprécié l’outrancier « L’Instituteur philosophe ».
On en arrive alors au « Président mystifié », de très loin le plus long texte du recueil. Aussi faut-il lui accorder une place particulière, d’autant que Sade s’y donne vraiment à cœur joie, infligeant mille et une avanies quasi surréalistes à un sot magistrat du Parlement d’Aix. Un récit qui tient de la vengeance pure et simple, et multiplie les allusions (d’une mauvaise foi consternante…), à travers la bouche d’un jeune marquis (forcément), aux propres soucis judiciaires de l’auteur, l’affaire d’Arcueil un peu, mais surtout, ça revient très souvent, et de manière très logique, l’affaire de Marseille (des catins qui avaient un peu de colique, c’est tout, bon…). Le texte est parfois assez franchement ennuyeux, quand Sade délaisse l’humour pour se lancer carrément dans des diatribes débordant de fiel contre les robins… Mais dans l’ensemble, aussi mesquin soit-il, il est très drôle. Je ne peux garder pour moi ces citations, où c’est le président lui-même qui s’en balance inconsciemment plein la gueule :
« Nous autres magistrats, c'est la chose du monde dont nous sachions le mieux nous passer, que la raison ; bannie de nos tribunaux comme de nos têtes, nous nous faisons un jeu de la fouler aux pieds, et voilà ce qui rend nos arrêts des chefs-d'œuvre, car quoique le bon sens n'y préside jamais, on les exécute aussi fermement que si l'on savait ce qu'ils veulent dire. »
Plus loin :
« Nous [les magistrats] voulons comme les médecins tuer indifféremment qui bon nous semble, sans que le défunt ait jamais rien à nous dire. »
Mais ceci ne donne aucune idée de la drôlerie de ce texte bête et méchant, très bête et très méchant, qui, avec ses défauts sus-mentionnés, constitue une pièce de choix dans le registre humoristique.
Puisqu’on en est à citer, je ne peux que reproduire intégralement le long paragraphe introductif de « Augustine de Villeblanche ou le Stratagème de l’amour » :
« De tous les écarts de la nature, celui qui a fait le plus raisonner, qui a paru le plus étrange à ces demi-philosophes qui veulent tout analyser sans jamais rien comprendre, disait un jour à une de ses meilleures amies Mme de Villeblanche dont nous allons avoir occasion de nous entretenir tout à l'heure, c'est ce goût bizarre que des femmes d'une certaine construction, ou d'un certain tempérament, ont conçu pour des personnes de leur sexe. Quoique bien avant l'immortelle Sapho et depuis elle, il n'y ait pas eu une seule contrée de l'univers qui ne nous ait offert des femmes de ce caprice et que, d'après des preuves de cette force, il semblerait plus raisonnable d'accuser la nature de bizarrerie, que ces femmes-là de crime contre la nature, on n'a pourtant jamais cessé de les blâmer, et sans l'ascendant impérieux qu'eut toujours notre sexe, qui sait si quelque Cujas, quelque Bartole, quelque Louis IX n'eussent pas imaginé de faire contre ces sensibles et malheureuses créatures des lois de fagots, comme ils s'avisèrent d'en promulguer contre les hommes qui, construits dans le même genre de singularité, et par d'aussi bonnes raisons sans doute, ont cru pouvoir se suffire entre eux, et se sont imaginé que le mélange des sexes, très utile à la propagation, pouvait très bien ne pas être de cette même importance pour les plaisirs. À Dieu ne plaise que nous ne prenions aucun parti là-dedans... n'est-ce pas, ma chère ? continuait la belle Augustine de Villeblanche en lançant à cette amie des baisers qui paraissaient pourtant un tant soit peu suspects, mais au lieu de fagots, au lieu de mépris, au lieu de sarcasmes, toutes armes parfaitement émoussées de nos jours, ne serait-il pas infiniment plus simple, dans une action, si totalement indifférente à la société, si égale à Dieu, et peut-être plus utile qu'on ne croit à la nature, que l'on laissât chacun agir à sa guise... Que peut-on craindre de cette dépravation ?... Aux yeux de tout être vraiment sage, il paraîtra qu'elle peut en prévenir de plus grandes, mais on ne me prouvera jamais qu'elle puisse en entraîner de dangereuses... Eh, juste ciel, a-t-on peur que les caprices de ces individus de l'un ou l'autre sexe ne fassent finir le monde, qu'ils ne mettent l'enchère à la précieuse espèce humaine, et que leur prétendu crime ne l'anéantisse, faute de procéder à sa multiplication ? Qu'on y réfléchisse bien et l'on verra que toutes ces pertes chimériques sont entièrement indifférentes à la nature, que non seulement elle ne les condamne point, mais qu'elle nous prouve par mille exemples qu'elle les veut et qu'elle les désire ; eh, si ces pertes l'irritaient, les tolérerait-elle dans mille cas, permettrait-elle, si la progéniture lui était si essentielle, qu'une femme ne pût y servir qu'un tiers de sa vie et qu'au sortir de ses mains la moitié des êtres qu'elle produit eussent le goût contraire à cette progéniture néanmoins exigée par elle ? Disons mieux, elle permet que les espèces se multiplient, mais elle ne l'exige point, et bien certaine qu'il y aura toujours plus d'individus qu'il ne lui en faut, elle est loin de contrarier les penchants de ceux qui n'ont pas la propagation en usage et qui répugnent à s'y conformer. Ah ! laissons agir cette bonne mère, convainquons-nous bien que ses ressources sont immenses, que rien de ce que nous faisons ne l'outrage et que le crime qui attenterait à ses lois ne sera jamais dans nos mains. »
Délicieux, non ? Et Christine Boutin ne saurait qu’approuver (même si la fin du conte, étrangement, pourrait davantage lui convenir…). En tout cas, cette histoire de séduction tordue où un homme se déguise en femme pour séduire une lesbienne acharnée déguisée en homme est assez plaisante.
On retourne à quelque chose de bien plus cru avec le très blasphématoire et amusant « Le Mari prêtre. Conte provençal ».
Et citons enfin la salutaire « Postface » :
« Lecteur, joie, salut et santé, disaient autrefois nos bons aïeux après avoir fini leur conte. Pourquoi craindre d’imiter leur politesse et leur franchise ? Je dirai donc comme eux : lecteur, salut, richesse et plaisir ; si mes bavardages t’en ont donné, place-moi dans un joli coin de ton cabinet ; si je t’ai ennuyé, reçois mes excuses et jette-moi au feu. »
On n’ira certes pas jusque-là… Car après un début qui m’a semblé laborieux, ce recueil de nouvelles m’a finalement séduit. Disons-le tout net : ce n’est pas là du grand Sade ; mais c’est du Sade néanmoins. Aussi les amateurs apprécieront-ils, comme de juste. Ce n’est toutefois pas une porte d’entrée idéale à l’œuvre du Divin Marquis, et on en déconseillera la lecture aux néophytes, qui ont d’autres ouvrages sur lesquels mettre la main en priorité. Mais pour ma part, c’est finalement avec un indéniable plaisir que je me suis ainsi replongé dans l’univers sadien, quand bien même par la petite porte.
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