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"De Cayenne à la place Vendôme", de Marie-François Goron & Emile Gautier

Publié le par Nébal

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GORON (Marie-François) & GAUTIER (Émile), De Cayenne à la place Vendôme, introduction de Jean-Daniel Brèque, Encino, Black Coat Press, coll. Rivière Blanche – Baskerville, [1902] 2012, 282 p.

 

Voilà sans doute un des titres de la collection Baskerville que j’attendais avec le plus d’impatience. Il faut dire que la présentation qu’en faisait le directeur de collection Jean-Daniel Brèque était des plus alléchantes. Bagne de Cayenne, anarchistes fin de siècle, merveilleux scientifique… Tout cela sonnait fort bien à mes oreilles. Et donc, ni une, ni deux, hop : j’ai lu De Cayenne à la place Vendôme, premier tome de Fleur de bagne (qui en comptera trois).

 

Improbable duo que celui qui a présidé à la rédaction de ce roman. Marie-François Goron était en effet chef de la Sûreté, tandis que son compère Émile Gautier était anarchiste, à la grande époque des poseurs de bombes… Mais c’étaient deux amis d’enfance, ainsi que Gautier le raconte dans une jolie petite annexe au roman (qui permet, au passage, d’établir que, des deux, c’était indéniablement lui la plume – en plus du vulgarisateur scientifique), et c’est ainsi que ces deux hommes qui ont rempli les prisons chacun à sa manière se sont associés pour écrire Fleur de bagne. Le résultat, présenté comme « un ancêtre des techno-thrillers » (ce qui m’effrayait un peu tout de même, moi qui ne raffole guère – euphémisme – de ce genre), a ainsi gagné sa coloration toute particulière, faite d’expériences personnelles.

 

Un homme meurt au cours d’un voyage en train. Tout laisse supposer l’accident, mais la veuve n’y croit pas (à raison) : pour elle, son époux est la dernière victime en date du sinistre Gaston Rozen, escroc de haut vol, que tout le monde croit mort au cours d’une tentative d’évasion du bagne de Cayenne… Ce nouveau Rocambole, « incarnation du bandit moderne », aurait-il ressuscité ?

 

Eh bien, oui. Sous les traits de l’intrigant baron de Saint-Magloire, dernière étoile en date de la finance parisienne. On ne sait pas d’où il sort, ni d’où sort sa fortune, mais on ne s’en inquiète guère, et on admire le banquier ambitieux… sans se douter un seul instant de son lourd passé.

 

Après cette entrée en matière, le roman (ou faut-il plutôt parler de prologue ? c’est tentant…) est construit comme un long flashback, au cours duquel nous suivrons le périple improbable de Gaston Rozen, alias 883, alias le baron de Saint-Magloire. Une ignoble fripouille, portée par sa nature au mal (tout cela sent le « criminel-né » et autres idées développées à l’époque par les criminologues positiviste italiens), totalement dénuée de scrupules comme de morale en général, une sorte de Renart contemporain, anti-héros d’autant plus séduisant qu’il est détestable. Rien à sauver chez ce méprisable individu, et chaque étape de son évasion puis de sa « résurrection » ne fait que le confirmer.

 

Pour lui, les autres sont des proies ou des outils. Et, parmi ces derniers, figurent en bonne place, depuis Cayenne, les anarchistes qui sèment alors la terreur, poseurs de bombes et adeptes de la reprise générale, propagandistes par le fait plus ou moins illuminés, plus ou moins sincères. Deux, notamment, vont se retrouver associés à Rozen, qui leur joue le couplet du malheureux opprimé par la société : Bastien, gavroche des faubourgs parisiens à la jactance colorée et qui n’hésite pas à jouer du surin, et le génial professeur Sokoloff, idéaliste tenant quelque peu de Kropotkine, et qui aurait trouvé le moyen de fabriquer de l’or, la pierre philosophale à l’heure de la chimie moderne…

 

De Cayenne à la place Vendôme (on ne se prononcera pas encore pour l’ensemble de Fleur de bagne) a ainsi tout du roman-feuilleton d’époque d’autant plus palpitant qu’il se montre invraisemblable et, ben oui, rocambolesque. On se prend très facilement au jeu, et suit avec une gloutonnerie un brin perverse la carrière de notre pathétique « héros », qui accumule méfaits et coups de chance, au travers d’un long périple à travers l’Amérique du Sud, puis de retour en Europe.

 

La science alchimique de Sokoloff, présentée avec le plus grand sérieux – on sent derrière la patte du vulgarisateur – achève de donner au roman son charme très « Belle Époque », où le merveilleux scientifique autorise toutes les folies, d’autant qu’ici la morale ne sert certainement pas de garde-fou (car si Sokoloff est éminemment sympathique, il n’en est pas moins la dupe de Rozen, dont les plans pour l’avenir, en dépit de ses belles paroles, n’ont rien de commun avec la cause de la révolution anarchiste…).

 

Une réussite, donc… mais un peu frustrante. Comme je l’ai déjà noté plus haut, à bien des égards, De Cayenne à la place Vendôme n’est qu’un prologue, et l’on a hâte que l’histoire démarre véritablement… ce qui sera sans doute le cas dans le tome suivant, Pirates cosmopolites. Mais en attendant, on passe quand même un bon moment en compagnie de nos anarchistes, les vrais comme le faux.

 

On notera que le roman, assez court est complété par d’intéressantes annexes, dont l’une a déjà été citée. On s’arrêtera plus particulièrement sur « La Traque d’Eugène Allmeyer », récit tiré des Mémoires de Goron évoquant un fameux escroc de l’époque, spécialiste de l’évasion, qui n’a pas manqué d’inspirer les auteurs pour créer Rozen (même si l’on pourra noter une différence notable : Allmeyer, lui, n’était « qu’un » escroc, et ne s’est a priori jamais sali les mains du sang d’autrui, que ce soit directement ou par l’intermédiaire d’un sbire). Et une friandise pour finir : un article très pittoresque et typique du Petit Journal narrant une révolte d’anarchistes à la Guyane, épisode qui a là aussi inspiré une scène du roman.

 

Une lecture fort sympathique, donc, mais qui demande une suite. Je lirai très prochainement Pirates cosmopolites et vous ferai bien entendu part de mes impressions.

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