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"De la liberté de penser", de Johann Gottlieb Fichte

Publié le par Nébal

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FICHTE (Johann Gottlieb), De la liberté de penser, traduit de l’allemand par Jules Barni, révision de la traduction, notes et postface de Cyril Morana, Paris, Fayard – Mille et une nuits, [1793-1859] 2007, 78 p.

 

ATTENTION ! Ce compte rendu n’a rien à voir avec Florent Pagny (vous êtes prévenus).

 

Contexte : nous sommes en 1793. En France, c’est la Révolution, et même, plus précisément, la Terreur. Outre-Rhin, Johann Gottlieb Fichte est un jeune philosophe encore méconnu, mais qui vient d’être « adoubé » par son maître à penser Kant pour sa Critique de toute révélation, qu’on a même un temps attribué à l’auteur de la Critique de la raison pure. Comme Kant, Fichte est enthousiasmé par la Révolution française, même si les débordements de la Terreur lui répugnent ; il n’entend cependant pas jeter le bébé avec l’eau du bain. C’est pourquoi il va écrire des Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution française, qui seront précédées d’un texte anonyme mais capital, De la revendication de la liberté de penser auprès des princes de l’Europe qui l’ont opprimée jusqu’ici, titre abrégé pour cette édition en De la liberté de penser.

 

En effet, pour Fichte, la cause est entendue : la Terreur n’est pas le produit nécessaire des idéaux des Lumières, comme les idéologues contre-révolutionnaires entendent le démontrer, mais s’explique par une liberté de penser trop longtemps oppressée. Dès lors, deux voies s’ouvrent aux princes et aux peuples : la voie rapide et hasardeuse de la Révolution, ou la voie lente et sûre du progrès continu des Lumières, passant par la liberté de penser.

 

Car celle-ci, selon Fichte, ne saurait en aucun cas être abandonnée par le peuple en faveur du prince : elle n’est pas un droit aliénable, pouvant donc figurer dans un contrat, et notamment dans le contrat social, mais bien un droit inaliénable, et même, pourrait-on dire, le droit inaliénable par excellence, puisque c’est cette liberté de penser, qui n’est qu’un corollaire de la conscience, qui distingue véritablement l’homme de l’animal ; un homme qui abandonnerait au prince sa liberté de penser se rabaisserait ainsi au rang du bétail…

 

La liberté de penser est donc fondamentale ; elle est un droit inaliénable entre tous, et il en va bien entendu de même de son corollaire, la liberté d’expression, sans quoi elle ne servirait pas à grand chose. Le bon prince, bien loin de bafouer liberté de penser et liberté d’expression, se doit au contraire de les favoriser. Car il ne saurait pour sa part imposer une vérité, qui ne saurait être que subjective – il n’est en la matière pas plus infaillible qu’un autre – ; en tant qu’individu, il bénéficie bien entendu de ces mêmes droits que tout un chacun, mais mettre l’appareil étatique au service de ses propres conceptions serait le début de l’oppression.

 

Et de quel droit le ferait-il ? Au nom du bonheur de ses sujets ? Mais ce n’est pas ce qu’on lui demande, selon Fichte ; on n’attend autre chose de lui que la justice (p. 19) :

 

« Et surtout, vous tous qui vous en sentez la force, déclarez la guerre à ce premier préjugé d’où dérivent tous nos maux, à ce fléau qui cause toute notre misère, à cette maxime enfin que la destination du prince est de veiller à notre bonheur. Poursuivez-la, à travers tout le système de notre savoir, dans tous les recoins où elle se cache, jusqu’à ce qu’elle ait disparu de la terre et qu’elle soit retournée dans l’enfer, d’où elle est sortie. Nous ne savons pas ce qui peut assurer notre bonheur : si le prince le sait, et s’il est là pour nous y conduire, nous devons suivre notre guide les yeux fermés. Aussi fait-il de nous ce qu’il veut ; et, quand nous l’interrogeons, il nous donne sur sa parole que ce qu’il fait est nécessaire à notre bonheur. Il passe une corde au cou de l’humanité et s’écrie : « Allons, tais-toi, tout cela est pour ton bien. » [N.d.A. : C’est ce que le bourreau de l’Inquisition disait à don Carlos en accomplissant une œuvre de ce genre. De quelle merveilleuse façon pourtant se rencontrent des gens de divers métiers !]

« Non, prince, tu n’es pas notre dieu. De lui nous attendons le bonheur ; de toi, la protection de nos droits. Tu ne dois pas être bon envers nous ; tu dois être juste. »

 

Sages paroles que l’on ferait bien de méditer de nouveau, en ces temps fâcheux où l’on s’autorise un peu trop du suffrage universel pour faire tout et n’importe quoi au nom du bien du peuple…

 

Fichte poursuit plus loin sur le rôle du prince en développant ces premières idées, et l’on voit qu’il le remet à sa juste place (pp. 55-56) :

 

« Vous distribuez des fonctions et des dignités publiques, vous répandez des trésors et des marques d’honneur, vous secourez l’indigent et vous donnez du pain au pauvre ; mais c’est un grossier mensonge de vous dire que ce sont là des bienfaits. La fonction que vous donnez n’est pas un présent que vous faites : c’est une partie de votre fardeau que vous chargez sur les épaules de votre concitoyen, quand vous la confiez au plus digne ; c’est un vol que vous faites à la société et au plus digne, quand vous le donnez à celui qui l’est moins. Les marques d’honneur que vous distribuez, ce n’est pas vous qui les distribuez : elles étaient déjà décernées à chacun par sa propre vertu, et vous n’êtes que les sublimes interprètes de cette vertu auprès de la société. L’argent que vous distribuez ne fut jamais le vôtre : c’est un bien qui vous a été confié, un bien que la société a déposé entre vos mains pour venir en aide à tous les besoins, c’est-à-dire aux besoins de chaque individu. La société le distribue par vos mains. Celui qui a faim et à qui vous donnez du pain en aurait si l’union sociale ne l’avait pas forcé à le donner ; la société lui rend, par votre intermédiaire, ce qui lui appartenait. Quand vous faisiez tout cela avec une sagesse toujours clairvoyante, avec une conscience toujours incorruptible, que vous ne vous trompiez jamais, que vous ne vous égariez jamais, vous ne faisiez que votre devoir. »

 

Ces paroles seraient-elles dures à entendre pour les princes d’Europe ? Mais c’est bien à eux, pourtant, que s’adresse Fichte en définitive, et c’est leur rendre service (pp. 61-63) :

 

« Et surtout, apprenez enfin à connaître vos véritables ennemis, ceux qui seuls se rendent coupables envers vous de lèse-majesté, ceux qui seuls portent atteinte à vos droits sacrés et à votre personne. Ce sont ceux qui vous conseillent de laisser vos peuples dans l’aveuglement et l’ignorance, de répandre parmi eux de nouvelles erreurs, d’entretenir soigneusement les anciennes, d’empêcher et de défendre la libre recherche en tout genre. Ils tiennent vos royaumes pour des royaumes de ténèbres, qui ne peuvent absolument subsister à la lumière. Ils croient que vos droits ne peuvent s’exercer que dans les ombres de la nuit, et que vous ne sauriez gouverner que des aveugles et des sourds. Celui qui conseille à un prince d’empêcher, dans son peuple, le progrès des lumières, lui dit en face : « Tes prétentions sont de telle nature, qu’elles révoltent la raison de tous les hommes : il faut que tu l’étouffes ; tes principes et tes actes ne souffrent pas la lumière : ne permets pas à tes sujets de s’éclairer, si tu ne veux pas qu’ils te maudissent ; tes facultés intellectuelles sont faibles : ne permets pas à ton peuple de s’instruire, si tu ne veux pas qu’il te méprise. Les ténèbres et la nuit, voilà ton élément : il faut que tu cherches à les répandre autour de toi ; le jour te forcerait à fuir. »

« Il n’y a que ceux qui ont une vraie confiance en vous et une vraie estime pour vous, qui vous conseillent de répandre les lumières autour de vous. Ils tiennent vos droits pour tellement fondés, qu’aucune lumière ne peut leur nuire ; vos desseins pour tellement bons, qu’ils ne peuvent que gagner au grand jour ; votre cœur pour tellement noble, que vous-mêmes vous sauriez voir vos fautes à cette lumière, et que vous souhaiteriez même de les voir afin de les pouvoir corriger. Ils exigent de vous que, comme la Divinité, vous habitiez dans la lumière, afin d’engager tous les hommes à vous honorer et à vous aimer. Écoutez-les seulement, et ils vous distribueront leurs conseils sans demander ni louange ni salaire. »

 

(… ‘tain, on dirait de la fantasy !)

 

 Un opuscule intéressant, donc, témoignage éclairant, si j’ose dire, de l’Aufklärung confrontée à la Révolution française, et aperçu finalement assez original par certains aspects d’un certain libéralisme.

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